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Et le peuple du RN, on en fait quoi, Monsieur Faure?

L’attitude moralisatrice et condescendante de nombreux responsables progressistes à l’égard du parti de Jordan Bardella et Marine Le Pen — sans jamais tenter de comprendre ni de répondre aux attentes de ses électeurs — ne fait, selon notre chroniqueur, que contribuer à le renforcer. Olivier Faure parle haut, mais écoute peu.


Entendant Olivier Faure, lundi 3 novembre, à la matinale de France Inter (voir ci-dessous), répondre à une auditrice lui enjoignant de tout faire pour empêcher l’arrivée au pouvoir du RN, que c’était effectivement son intention, je n’ai pas été surpris. La gauche et l’extrême gauche confirment, chaque fois qu’elles sont questionnées, et avant même de parler du fond de leur programme, que leur adversaire principal est le RN, et sur un ton tel qu’on pourrait le croire exclusif.

Opprobre un peu ridicule

Encore un exemple caricatural de ce clivage grotesque : LFI, le PS, les écologistes et les communistes ont refusé de participer aux réunions de négociation budgétaire au ministère chargé des relations avec le Parlement, en raison de la présence de la droite nationale ! Voilà ce qui s’appelle un comportement civique adulte !

Je comprends bien que la position dominante, actuellement, de ce parti dans les enquêtes d’opinion préoccupe ses opposants socialistes ou extrémistes de LFI, Jordan Bardella étant même légèrement mieux évalué que Marine Le Pen.

Pourtant, à chaque dénonciation, à chaque indignation, proférées au nom de la République, je ne peux jamais m’empêcher de songer à la multitude des citoyens qui font confiance à ce parti honni, à cette part considérable du peuple de France qui adhère aujourd’hui à un discours de moins en moins protestataire et de plus en plus empreint d’une contestation classique, civilisée et parfois difficilement lisible. Un parti doté, de surcroît, d’un groupe parlementaire qui ne fait pas honte à ceux qui l’ont élu.

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Il est évident que l’opprobre jeté, par un verbe fulminant, contre le RN n’aura pas la moindre incidence ni la moindre influence sur sa baisse, pourtant souhaitée. Les politiques qui abusent de ces facilités partisanes n’ont aucun doute sur l’inefficacité de leur procès mais ils s’en donnent ainsi bonne conscience. Pourtant, à l’écoute d’Olivier Faure, j’avais envie de lui demander : « Mais le peuple du RN, on en fait quoi ? » On a en effet l’impression que le contentement idéologique des responsables de ces partis du bon côté de la bienséance démocratique leur suffit, et qu’ils n’ont que faire de la masse de ceux qui n’ont pas encore, selon eux, l’esprit et les yeux dessillés.

Mépris

Ce n’est pas parce que ce formidable vivier est d’abord à la disposition de LR, si l’on s’accorde avec la stratégie de Bruno Retailleau, que les forces de gauche et d’extrême gauche doivent s’en désintéresser au point de donner l’impression de le mépriser. Jamais en effet – pas plus Olivier Faure que Manuel Bompard et encore moins Jean-Luc Mélenchon – ne semblent envisager la question de ces citoyens, selon eux égarés, ni la manière, éventuellement, de répondre à leurs attentes, à leur désespoir, pour qu’ils se détournent du RN et regagnent la voie « républicaine ».

Derrière cette indifférence, il y a du mépris : non seulement pour ces sinistrés de la politique, pour ces abandonnés en nombre d’une démocratie qu’ils récusent comme n’étant plus faite par et pour eux, mais aussi pour ce qu’ils pensent, désirent et refusent – et d’abord, pour leur exigence de sûreté et de tranquillité, à la fois personnelles et publiques.

On en fait quoi de ce peuple du RN ? Je crains que le progressisme, allant au bout de son indifférence et porté par les vents de l’Histoire admissible, ne réponde : « Rien », et qu’il s’en moque ! Olivier Faure, ce matin du 3 novembre, c’était cela : se sentir moral mais sans la moindre pollution ni promiscuité avec ce peuple du RN !

Il y a main rouge et main rouge

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Faut-il voir dans les récentes affiches du rappeur Rilès une référence antisémite à l’épisode sanglant du lynchage de juifs à Ramallah en octobre 2000, ou une malheureuse polysémie ?


Je l’avoue, l’existence de Rilès m’avait échappé jusqu’à ce que l’amie Sabine Prokhoris m’adresse la photo, prise au métro Parmentier vendredi, de l’affiche de promotion de la prochaine tournée de ce « rappeur franco-algérien » Télérama dixit. Désolée, il parait que c’est complet. La moitié de l’affiche représente une main rouge, qui ressemble furieusement à celles qui avaient été taguées sur le mur du Mémorial de la Shoah, lesquelles ressemblaient furieusement à celles qu’arboraient certains étudiants de Sciences Po pendant leurs manifestations pro-Palestine ou plutôt pro-Hamas, sous l’œil énamouré de je ne sais plus quels députés LFistes. En clair, l’affiche de Rilès me fait immédiatement penser aux mains ensanglantées qu’Aziz Salah a tendues vers la foule enthousiaste, le 12 octobre 2000, depuis la fenêtre d’un commissariat de Ramallah où il venait de participer au lynchage de deux réservistes israéliens. Je revois ces deux mains dégoulinantes dessinées à la « Une » du Wall Street Journal. Depuis, cette image qui ne peut que saisir d’effroi tout être humain doué d’un sens moral minimum a été stylisée pour devenir l’étendard graphique des défenseurs les plus fanatiques de la cause palestinienne – ceux qui brâment From the River to the sea ou se glorifient de ne pas condamner le 7-Octobre car il parait qu’éventrer des femmes enceintes et enlever des enfants est un acte de résistance. La main rouge est un signe de ralliement par lequel des millions d’initiés applaudissent au lynchage de deux jeunes hommes et communient dans la haine d’Israël et des juifs. Pardon pour le point Godwin mais, mutatis mutandis, c’est l’équivalent moyen-oriental et contemporain de la croix gammée.

Le 12 octobre 2000 à Ramallah, deux réservistes israéliens sont lynchés par la foule palestinienne. DR.

Bon sang, mais c’est bien sûr

Découvrir que ce symbole chargé d’effroi est placardé dans le métro parisien me glace le sang. Il y a quelques jours, la RATP a refusé une campagne pour le film Sacré-Cœur, au motif que l’affiche était prosélyte et confessionnelle – Jonathan Siksou me fait remarquer que la même RATP, très à cheval sur la laïcité, célèbre Halloween avec force bruits et animations (par exemple avec ces annonces faites par de supposées voix de monstres dans la nuit de vendredi à samedi). Alexandra Lafay, la dircom de Médiatransports, la société qui gère les campagnes d’affichage, précise aimablement que, non, il n’y a jamais eu de rejet. En effet : consultée par le distributeur du film sur la possibilité d’acheter des espaces publicitaires sur le réseau parisien, Médiatransports a fait savoir qu’elle ne pourrait répondre favorablement. Il n’y a jamais eu de demande officielle donc pas de refus ! De même, la RATP et la SNCF refusent de promouvoir le livre de Jordan Bardella pour cause de message politique. Admettons, mais on comprend mal pourquoi les déontologues sourcilleux chargés de vérifier la conformité des campagnes d’affichages à notre beau principe de neutralité ne trouvent rien à redire à la main rouge, symbole politique lesté de sous-entendus religieux.

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La réponse est simple. Je n’ai rien compris. Ou alors j’ai l’esprit mal tourné comme ces juifs susceptibles qui voient l’antisémitisme partout. Martin Pimentel, notre envoyé spécial permanent aux pays des jeunes, me met en garde. Les mains rouges, devenues le thème obsessionnel de Rilès qui a réalisé à la main peinturlurée les milliers de pochettes de son album au cours d’une performance de 24 heures diffusée sur YouTube, ne sont pas du tout une allusion au crime sordide de Ramallah, mais un hommage à l’empreinte de main que les Sumo japonais laissent en signature. Bon sang mais c’est bien sûr. Le gars s’est pointé à Quotidien avec un T-shirt sur lequel Free Palestine était écrit en anglais et en hébreu, ce qui revient à dire gentiment aux Israéliens qu’ils sont priés de fermer boutique. Mais il a choisi la main rouge par un pur hasard, aussi malencontreux que celui qui a conduit deux jeunes Tunisiens à s’en prendre à un arbre qui, manque de chance, était un hommage à Ilan Halimi. Pourquoi rouge plutôt que bleue ou rose, on ne sait pas (j’avoue ne pas m’être infligé les 24 heures de vidéo pour le découvrir). Mais rien à voir avec le « dog whistle », expression désignant un message compris seulement par les initiés, anodin pour les autres – juste une fâcheuse polysémie. À ce sujet, les commentateurs de mon tweet sur cette affiche sont partagés : les uns expliquent que je raconte n’importe quoi et que la main rouge de Rilès n’a rien à voir avec celle de Ramallah, les autres que celle de Ramallah ne glorifie pas un lynchage mais « la neutralisation de deux soldats d’une armée d’occupation ». Faudrait savoir. Remarquez, on l’a échappé belle. Rilès aurait pu peindre des croix celtiques par amour de la culture irlandaise, ou pourquoi pas des croix gammées en plaidant l’inspiration hindoue. Je me demande si Télérama aurait trouvé ça aussi ébouriffant que les mains rouges.

Chichis

Admettons cependant pour la beauté du raisonnement qu’il y a là une fâcheuse coïncidence et que notre rappeur n’a jamais entendu parler de cette main rouge. Sinon, par délicatesse pour ceux qui n’y voient pas un symbole sumo mais un logo antisémite, il aurait certainement trouvé une autre culture à honorer. Il faut croire qu’à la RATP, en l’occurrence à Médiatransports, non plus, on ne connaît pas tous ces chichis moyen-orientaux. D’ailleurs, Alexandra Lafay a un argument implacable : « Dans la presse, personne n’a rien trouvé à redire à sa performance. Donc, pour nous, il s’agit de liberté artistique. » De fait, nombre de confrères se sont ébaubis devant le geste artistique répété des milliers de fois, et pas seulement Télérama et Ouest France.

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Les Bulgares qui ont été condamnés à des peines de deux à quatre ans de prison par le Tribunal de Paris pour avoir tagué le mémorial de la Shoah à Paris avec les mêmes mains rouges ne doivent pas lire Télérama. Sinon, ils auraient expliqué aux juges qu’ils vénéraient les lutteurs sumo. Détail assez tordant quand on aime l’humour noir (ou juif), l’un des prévenus, qui arbore une croix gammée tatouée sur le torse, a récusé l’accusation d’antisémitisme en assurant que ses œuvres n’avaient rien à voir avec la haine contre les juifs, mais visaient simplement à « faire peur à [s]es ennemis : les Roms ». Tout en estimant que la question n’est pas de savoir si le prévenu ou la main rouge sont antisémites, les magistrats décrivent dans leur jugement une action hostile coordonnée depuis l’étranger pour «agiter l’opinion publique, appuyer sur des clivages existants et fragmenter un peu plus la société française». Je me demande à quels clivages ils pensent.

En conclusion de mon tweet, je me demandais si les gens qui ont validé l’affiche de Rilès étaient des salopards ou des abrutis. « Abrutis » était excessif. Après tout, il est tout à fait possible que, dans les rédactions qui se sont enthousiasmées pour les mains rouges de Rilès, comme à Mediatransports, personne n’ait fait le lien entre la performance du rappeur et la cause palestinienne parce que personne n’avait jamais vu la fichue main rouge ni entendu parler d’elle. Auquel cas cette navrante affaire démontrerait surtout que les juifs, les arabes et leurs tourments ne sont pas le nombril du monde culturel. Ce qui, finalement, serait une bonne nouvelle.

Mamdani: comment l’élection d’un «socialiste» à New-York pourrait profiter à Trump

Ce 4 novembre, une large partie des Américains sont appelés aux urnes, notamment à New-York, dans le cadre d’une élection municipale. Celle-ci, marquée par la radicalité du candidat démocrate, pourrait servir d’épouvantail rhétorique aux Républicains. Enjeux.


Le prétendant démocrate à la mairie de New York, Zohran Mamdani, est devenu un sujet de préoccupation nationale. Clivant tant les partis entre eux qu’en leur sein, l’étiquette de « socialiste démocrate » qu’il revendique suscite nombre d’inquiétudes dans la première place financière mondiale. Mais outre sa campagne largement axée sur les difficultés économiques rencontrées par les New-Yorkais, ce sont de régulières accusations en antisémitisme qui ont compliqué les relations entre M. Mamdani et l’establishment démocrate. Pour autant, son élection semble des plus probables. Entrave au bipartisme, son opposant le plus crédible est un indépendant, le centriste Andrew Cuomo. Il n’a toujours pas obtenu le retrait de la course du troisième prétendant, le candidat républicain. Or, celui-ci ne réunissant que 10 % des intentions de vote selon différents sondages, il est loin de pouvoir espérer une victoire ; son seul rôle est d’empêcher M. Cuomo de battre son concurrent démocrate.

Le « savant de Tiktok »

Pourquoi le tableau politique est-il aussi compliqué ? D’abord parce que la nomination de Zohran Mamdani en tant que candidat démocrate, au cours d’une primaire en juin dernier, était des plus inattendues. Les premiers sondages donnaient en effet une large avance à Andrew Cuomo, ancien gouverneur de l’État de New York – jusqu’en 2021 où il avait dû démissionner de ses fonctions, en marge d’accusations de harcèlement sexuel pour lesquels il n’a finalement jamais été ne serait-ce qu’inculpé. Le projet de Zohran Mamdani, lui, semblait loufoque dans l’univers politique américain : promesse de construction massive de logements sociaux, réduction des crédits aux forces de police, gratuité des infrastructures de garde d’enfants, fiscalité spéciale pour les revenus supérieurs à un million de dollars annuels (bien que le candidat n’ait jamais su expliquer s’il s’agissait d’une taxe marginale sur les gains réalisés au-delà d’un million de dollars ou si elle devait s’appliquer à toute personne aux revenus supérieurs ou égaux à un million).

En face, Andrew Cuomo entendait s’inscrire dans une continuité de la politique du maire sortant, Eric Adams, qui s’est d’ailleurs rallié à lui, avec d’importantes promesses sécuritaires, de lutte contre l’antisémitisme et en faveur de la mobilité financière des New-Yorkais. Or M. Mamdani a su très habilement mobiliser la part la plus jeune de l’électorat démocrate grâce à une intense campagne sur les réseaux sociaux – le New York Times est allé jusqu’à le qualifier de « savant de TikTok ». Et outre sa focalisation sur la vie chère, c’est notamment en se montrant des plus virulents sur la situation au Proche-Orient qu’il a pu se démarquer. Mais également diviser les Démocrates. Il a ainsi promis de déployer la police new-yorkaise pour arrêter Netanyahou si celui-ci se rendait dans la ville (où se situe l’Assemblée générale des Nations Unies) et, bénéficiant d’un large soutien des instituions musulmanes du comté, a refusé de condamner les appels à « mondialiser la révolte palestinienne » (« globalize the intifada »), en vertu desquels nombre d’actes antijuifs ont été commis depuis le 7-Octobre aux États-Unis.

Déclarations problématiques

Mamdani est donc parvenu à déjouer les sondages, au dernier moment, en remportant l’investiture démocrate. Et si une primaire suppose que tous les perdants se rallient derrière la figure finalement désignée par les électeurs, Cuomo a argué du caractère problématique de nombre de déclarations de son ex-opposant pour maintenir sa candidature, en tant qu’indépendant. Les caciques du Parti démocrate, eux, se sont également montrés des plus timides. La quasi-totalité d’entre eux a cherché à se distancer de Mamdani. Le président du groupe démocrate à la Chambre des Représentants, par exemple, a attendu le 24 octobre (quatre mois après sa victoire à la primaire et moins de deux semaines avant l’élection) pour officiellement le soutenir, tandis que son homologue au Sénat, Chuck Schumer — lui-même New-yorkais —, refuse toujours de dire pour qui il votera.

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Reconnaissons que Mamdani n’a pas cherché à apaiser les accusations en antisémitisme qui lui sont adressées, allant fin septembre jusqu’à exprimer sa sympathie pour Siraj Wahhaj, imam de Brooklyn ultra-conservateur et mentionné par la justice pour son appui aux attentats islamistes de 1993 contre le World Trade Center. Quelques jours plus tard, au cours d’un meeting dans le Bronx, il est allé jusqu’à déclarer : « Ma tante a dû arrêter de prendre le métro après les attentats du 11 septembre, car elle ne s’y sentait plus en sécurité avec son hijab », blâmant les Américains pour leur comportement à l’égard de leurs compatriotes de confession musulmane après 2001. Une affirmation peu consensuelle, rapidement accusée d’alimenter un communautarisme aux visées purement électoralistes, après que le New York Post a identifié les réseaux sociaux de la tante en question, sur lesquelles elle publie « des photos d’elle apparaissant sans hijab » et apprenant « qu’elle vivait en Tanzanie le 11 septembre. » Face à la polémique, Mamdani a finalement précisé qu’il évoquait une lointaine cousine qu’il considérait « comme sa tante »…

Inquiétudes sécuritaires

Mais les opposants à Mamdani sont eux aussi loin d’être parfaits. Cuomo paraît des plus déconnectés : malgré les accusations de harcèlement qui l’ont ciblé, il ne cesse de mentionner Bill Clinton parmi ses modèles en politique… Ce, tandis que la campagne de Curtis Sliwa, candidat républicain, est d’une insignifiance cruelle. Nombre de figures de la droite, à l’instar du très influent donateur Bill Ackman, vont jusqu’à encourager le retrait de sa candidature. Le conservateur New York Post relayait l’appel de ce milliardaire « à Silva à quitter la course pour mettre “toutes les chances” du côté de Cuomo ». Mais l’intéressé ne flanche pas, y voyant le projet de sa vie et allant jusqu’à dénoncer, dans une récente interview à NBC News, les pressions qu’il recevrait en vue d’obtenir son abandon : « Chers milliardaires, vous continuez à m’offrir des millions. Je vais commencer à enregistrer ces conversations (…) Ce n’est pas éthique. C’est illégal. Ce sont des pots-de-vin », a-t-il dénoncé.

Il faut dire que, d’un point de vue rhétorique, la victoire de M. Mamdani serait une aubaine pour les Républicains. Ses positions radicales, notamment sur la police de la ville, qu’il souhaite largement démanteler, pourraient rapidement modifier le climat sécuritaire new-yorkais. Celui-ci est pourtant exemplaire : en 2024, New York enregistrait par exemple un taux d’homicide près de cinq fois inférieur à celui de Chicago. Ce alors que sa taille, couplée à ses importantes disparités économiques, fait de la « Big Apple » une municipalité susceptible à une criminalité des plus fortes – comme elle a pu l’expérimenter au cours de son histoire.

Or, à un an des élections de mi-mandat, Donald Trump se satisferait tout particulièrement d’une insécurité croissante à New York, vitrine des États-Unis, s’il pouvait les imputer à un maire symptomatique des divisions profondes du Parti démocrate…

Quand la question algérienne rassemble les droites

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Le RN fédère une majorité de députés autour de la remise en question des accords franco-algériens. Déjà fragilisée par les tensions avec Alger, la macronie observe le glissement de la droite vers le RN et d’une partie de l’opinion qui se met à rêver de « remigration ».


La question algérienne aura réussi à rassembler les droites. Un premier pas historique vers leur union a été franchi, jeudi à l’Assemblée, avec l’adoption d’une résolution du RN, défendue par Guillaume Bigot, dénonçant l’accord léonin de 1968 au profit d’Alger. Aux voix du RN et de l’UDR se sont joint celles de 26 députés LR (sur 50 présents) et de 17 députés Horizons (sur 34 présents).

Coupez le cordon ?

Le texte est passé à une voix près. Il n’aura aucun effet diplomatique immédiat. Cependant, le vote a rompu le cordon sanitaire avec la formation de Marine Le Pen. Il a exprimé également l’exaspération contre les provocations algériennes. Selon un sondage CSA pour CNews du 31 octobre, 74% des Français seraient favorables à la suppression des accords contestés, qui offrent unilatéralement des facilités de séjour, de circulation et d’emploi pour une immigration devenue problématique. Dimanche, sur BFMTV, Éric Zemmour a accusé Alger « d’organiser l’invasion » et d’entretenir, chez les Algériens en France, une revanche coloniale appuyée par « des armées d’occupation » représentées par les jeunes fauteurs de troubles. Ce lundi matin, sur Europe 1, Xavier Driencourt, ancien ambassadeur en Algérie, a dénoncé « le discours anti-français, carburant du régime algérien ». Dans les prisons françaises, les Algériens sont la première nationalité. Ils forment 43% des occupants des Centres de rétention administrative (Le Figaro, 24 mars). Plus généralement, les musulmans représentent dans certaines maisons d’arrêt, comme à Fresnes, 70 à 80% des détenus. Avant d’être incarcéré à la Santé, l’entourage de Nicolas Sarkozy a fait connaître la liste des accessoires autorisés. Parmi eux, la djellaba et le tapis de prière.

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Après Retailleau, Nuñez parie sur l’apaisement pour faire libérer nos compatriotes

Les agitations guerrières d’Emmanuel Macron contre la Russie ne peuvent dissimuler ses lâchetés vis-à-vis d’Alger, qui détient Boualem Sansal et le journaliste Christophe Gleizes. Hier, dans Le Parisien, Laurent Nuñez a défendu à nouveau la position de la soumission, en plaidant pour une « coopération apaisée » avec Alger et en critiquant à demi-mots la stratégie du bras de fer de Bruno Retailleau, son prédécesseur à l’Intérieur.

Mais cette pusillanimité officielle devant un régime soviétoïde et son immigration de masse (environ 7 millions d’Algériens ou Franco-Algériens) achève de décrédibiliser le chef de l’Etat. D’autant qu’un rapport du 15 octobre du député macroniste Charles Rodwell (EPR) estime à 2 milliards d’euros par an, minimum, le coût du statut dérogatoire des accords de 68 ; une source d’économies.

En attendant, le RN engrange les dividendes des capitulations élyséennes. Un sondage (Viavoice), publié par Libération vendredi, montre que 54% des électeurs seraient prêts à voter pour le RN. Dans ce contexte d’une colère contre Alger et l’Elysée, Renaud Camus fait paraître un essai (1) qui met les pieds dans le plat.

L’écrivain, paria des médias, réclame la remigration. Il écrit : « Si les actuels occupants coloniaux sont aussi sincèrement décoloniaux qu’ils le prétendent, qu’ils mettent leurs actions en accord avec leurs propos et qu’ils rentrent chez eux (…) ». Les Français d’Algérie ont, en 1962, été chassés en quelques mois par le FLN. La réciprocité dans la violence n’est pas concevable. Mais s’installe l’idée d’un rapatriement des indésirables.

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Xavier Bertrand, l’étoile mystérieuse

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Isolé sur l’échiquier politique, le président de la région Hauts-de-France continue de croire en sa bonne étoile et en son destin national. Convaincu qu’il accédera un jour à la présidence de la République, il nourrit cette ambition avec une ténacité intacte. Sa préoccupation du moment ? Dénoncer les « ambiguïtés » qu’il perçoit entre certains responsables de son propre camp, Les Républicains, et le redouté Rassemblement national. Portrait.


Les saisons passent et se ressemblent. L’automne revient, l’heure d’hiver, les débats budgétaires et, inévitablement, l’annonce de la candidature présidentielle de Xavier Bertrand. À le voir se déclarer, encore, en croisade pour l’Élysée, il a fini par nous convaincre qu’il était devenu un personnage indispensable de la Ve République.

C’est l’histoire, ou le complexe, de celui qui n’a jamais vraiment brillé, et qui garde en lui la frustration du quatrième : celui qui ne monte jamais sur le podium quand les lions sont là, mais reste persuadé de toucher au but lorsqu’ils sont morts.

Ce que l’on disait des émigrés aristocrates revenus dans les « fourgons de l’étranger » lors de la Restauration des Bourbons en 1815 vaut aussi pour Xavier Bertrand : « Rien appris, rien compris. » Les années passent et Bertrand use de la même stratégie, éculée et usée. Lorsqu’il parle de cette élection qui l’obsède avec un laconique « Je m’y prépare », il ne fait guère plus que le citoyen lambda annonçant qu’il ira faire ses courses au marché du vendredi.

L’aventurier de la présidentielle perdue

Le début de ses grandes ambitions remonte à loin. À l’issue de la défaite de Sarkozy en 2012, l’UMP était en fâcheuse posture, plus encore après la lutte entre ses successeurs, Copé et Fillon, qui a forcé l’ancien président à revenir. Face à ce spectacle, Bertrand, qui s’est toujours fait une certaine idée de la France, commence à laisser entendre qu’il sera candidat en 2017. Il en a, pense-t-il, l’étoffe, et la France l’attend. Face aux vieux lions Sarkozy, Juppé et Fillon, il comprend vite qu’il doit choisir une autre voie pour ne pas finir englouti comme Hervé Mariton ou défait, plus platement encore, que Bruno Le Maire à la primaire LR.

Il se tourne alors vers la présidence de sa région, les Hauts-de-France, qu’il conquiert brillamment contre Marine Le Pen en 2015. Cette victoire est son bâton de maréchal. C’est Desaix surgissant à Marengo pour renverser la bataille et le destin du consul Bonaparte. Il fait de cette élection son épopée personnelle et de sa présidence une place forte de la droite républicaine contre les extrêmes, de gauche comme de droite. Ce qui revient à dire que tous les autres, sauf lui, sont dangereux. Une forme de macronisme qui ne dit pas son nom.

A lire aussi, Isabelle Marchandier: Non, Ségolène Royal, les citoyens ne sont pas des petits enfants!

Après l’élection « imperdable » de 2017, Bertrand annonce, dans un moment d’intense exaltation, qu’il sera candidat en 2022, à condition d’être réélu. Rien ne doit l’empêcher de se présenter : son rendez-vous est, croit-il, non pas avec les militants LR, mais avec les Français et l’Histoire. Il fonce bille en tête, mais face aux risques, plutôt que de rester dans l’attitude d’un de Gaulle ou d’un Napoléon, seuls à croire en leur destin jusqu’à le réaliser, il recule. Il reprend sa carte du parti pour participer au congrès de 2021 et termine quatrième. Un échec majeur, qui aurait dû mettre fin à ses prétentions présidentielles.

Que nenni. Retranché dans le Nord, habité par la conviction d’être l’élu du Destin, il se voit encore comme celui qui sauvera la France. Son livre, tout juste paru, doit réveiller les consciences de millions de citoyens à ce sujet. Sans succès, puisqu’il plafonne à 5,5% dans le dernier sondage présidentiel.

L’opposant au macronisme est probablement macroniste

Xavier Bertrand se dit de droite, milite dans un parti de droite, mais l’est-il vraiment ?

Dernier exemple en date lorsqu’il demande à LR de clarifier sa ligne face au RN. Oui, Retailleau doit clarifier sa position quant à une éventuelle alliance avec ce parti. Mais Bertrand, lui, reproche à la droite d’être trop à droite. Il estime que la ligne droitière, sécuritaire et identitaire de Retailleau serait une trahison du gaullisme. Or, à relire le Général dans C’était de Gaulle, on mesure combien l’identité française et sa continuité sont au cœur même de la nation.

Pourquoi, alors, être revenu dans un parti qu’il avait quitté avec fracas ? Après 2017, il avait eu le courage de partir, estimant ne plus s’y reconnaître. Mais il s’est renié en revenant, lorsqu’il a compris qu’il ne pourrait pas faire campagne sans argent ni appareil. C’est ce jour-là qu’il a perdu toute sa crédibilité.

Trop éloigné des socialistes pour être de gauche, trop distant de Ciotti, Fillon ou Retailleau pour être de droite, il incarne un macronisme qui s’ignore, au point d’avoir failli devenir Premier ministre du président. Mais, pour citer Mitterrand, “l’opposant doit s’opposer sans cesse” : une leçon que Bertrand n’a jamais comprise.    

Il brandit sa présidence régionale comme modèle, mais cela ne suffit pas. Quand il promet de ne plus refaire les mêmes erreurs, il se trompe car il les répète déjà. En politique, mieux vaut être un Mélenchon théoricien, cohérent et craint, qu’un Bertrand sans cap ni boussole.

Idéologiquement hors-jeu

L’autre problème de Bertrand est qu’il reste englué dans un logiciel chiraquien daté, décomposé face au FN/RN, une sorte d’UDF bis dont il est l’avatar. Lorsqu’il déclare : « Je débusquerai toutes celles et ceux qui sont ambigus », puis ajoute : « La vocation d’une famille politique issue du gaullisme n’est pas de monter sur le porte-bagage de l’extrême droite sous prétexte qu’il faudrait aller avec les vainqueurs », il démontre qu’il n’a pas saisi que la droite RPR, fondée sur le gaullisme et l’héritage de la Résistance, n’existe plus.   

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Liberté, retiens nos bras vengeurs

De souveraine et gaulliste, elle est devenue européiste et centriste. Les électeurs de droite déçus par Chirac et Sarkozy se sont désormais recentrés sur les questions d’identité, de nation, de fiscalité et de sécurité. Bertrand mène en 2025 le combat avec les armes idéologiques de la campagne de Chirac en 2002.

Un symbole du déclassement de la droite

Xavier Bertrand fait partie de ces figures qui, sous Chirac et Sarkozy, furent un temps présentées comme les grands espoirs de la droite. Citons Laurent Wauquiez, Valérie Pécresse, François Baroin, François Fillon, Alain Juppé, Jean-François Copé, Bruno Le Maire ou Nathalie Kosciusko-Morizet. Tous ont incarné, à un moment, la promesse d’un renouveau qui n’est jamais venu.

En quête de reconnaissance et d’un destin présidentiel, Bertrand appartient à cette génération de quinquagénaires issus de l’UMP qui ont manqué tous les rendez-vous. Lorsqu’il s’est lancé, les barons tenaient encore les manettes ; lorsqu’il les a crus déchus, il a pensé pouvoir s’emparer des postes, des partis, des victoires. Manque de chance, c’était précisément le moment du grand déclin de la droite et de la raréfaction des opportunités. Sur le plan idéologique, la droite a muté sans qu’il n’ait su suivre cette évolution. Et, sur le plan tactique, il n’a pas été aussi opportuniste que ses rivaux Édouard Philippe ou Sébastien Lecornu.

Accordons-lui au moins le mérite de continuer à croire en sa destinée présidentielle, même s’il semble clair que le destin de ce dauphin de la droite UMP/LR est de s’échouer sur le rivage de 2027. Sa dernière croisade… avant 2032.

Rien n'est jamais écrit

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La petite croisade de Sophie Bessis

Avant qu’Éric Zemmour ne caracole en tête des ventes avec son dernier livre La messe n’est pas dite: Pour un sursaut judéo-chrétien, la chercheuse Sophie Bessis a occupé le terrain pendant des mois en dénonçant l’imposture de la notion de «civilisation judéo-chrétienne». Selon elle, l’adjectif ne serait qu’une trouvaille sémantique très récente, utilement employée par les penseurs de droite pour exclure les musulmans et cacher d’un voile pudique l’histoire de l’antisémitisme en Occident. On fait le point.


Depuis mars cette année, et avec une intensité accrue depuis un mois, un petit livre a attiré l’attention des médias bien-pensants. Il s’agit de La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture,de l’ancienne chercheuse associée de l’IRIS, Sophie Bessis.[1] Cette dernière a été interviewée par Arte, France 24, France Culture, RFI, Ouest-France et La Croix, son livre encensé par Le Monde, Attac et Blast. Tout ce beau monde est d’accord pour proclamer que son essai a atteint son objectif consistant à pourfendre un mythe, celui de l’existence d’une « tradition judéo-chrétienne ». Ce mythe aurait été créé par l’extrême-droite afin de stigmatiser les musulmans dans les sociétés occidentales et de les présenter comme cet Autre qui ne peut ni s’assimiler ni être assimilé. Selon Mme Bessis, l’adjectif « judéo-chrétien » est « une trouvaille sémantique et idéologique » qui est devenue rien de moins qu’« une arme redoutable aux mains d’extrêmes droites cherchant à devenir hégémoniques des deux côtés de l’Atlantique ».

Quand un consensus autour d’un livre est établi de manière aussi hâtive qu’unanime, on peut être sûr qu’il y a anguille sous roche. Le fait que ce soient des commentateurs de gauche et de centre gauche qui se ruent sur le livre et acceptent ses prémisses sans distance critique suggère que, pour eux, décrédibiliser la tradition en question est plus urgent que de mener une réflexion sur les possibles bases historiques d’une telle tradition. On peut dire qu’au « mythe », apparemment cher à la droite, de l’existence d’une civilisation judéo-chrétienne correspond le mythe, désormais cher à la gauche, de sa non-existence.

Expertise ou activisme ?

Au début de son livre, Mme Bessis pose une question parfaitement légitime : comment est née l’expression « civilisation judéo-chrétienne » ? Le problème, c’est qu’elle n’y répond pas. Son ouvrage est beaucoup moins une enquête historique qu’un tract polémique. Elle ignore superbement les origines du terme, qui se trouvent dans les mondes anglophone et germanophone au XIXe siècle, et quand elle aborde l’histoire récente, elle affirme que « c’est au tournant des années 1980 que le terme de judéo-chrétien devient d’usage courant ». Or, invoquer une « tradition judéo-chrétienne » est courant aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale, et dans des contextes où, jusqu’à une date relativement récente, l’islam n’était nullement en jeu.

Mais au-delà du mot, il y a les choses qu’il pourrait désigner. Ces choses sont certes multiples et souvent vagues, mais elles ne sont pas nécessairement sans réalité. Il y a d’abord les liens étroits entre, d’un côté, le christianisme et, de l’autre, le judaïsme de l’époque juste avant et après Jésus. Le christianisme et le judaïsme sont des religions monothéistes et ils partagent un certain nombre des mêmes textes, malgré les présentations et les usages bien différents de ces textes. On pourrait objecter que l’islam fait partie de la même tradition : c’est également une religion monothéiste et qui comprend suffisamment de références positives aux deux autres pour faire partie des trois religions dites « abrahamiques ». Mme Bessis voit dans le judéo-christianisme un mécanisme pour écarter les musulmans et elle va jusqu’à qualifier l’islam de « tiers exclu de la révélation abrahamique ». Pourtant, les liens entre l’islam et les deux autres monothéismes sont moins forts. L’Ancien Testament des chrétiens reprend des livres mêmes des juifs (en dépit de la question complexe des sélections de textes et de leur traduction). A partir de la Renaissance, les érudits chrétiens désirant approfondir leur compréhension de leurs propres textes sacrés se trouvent obligés d’apprendre l’hébreu, non l’arabe.

Malgré toute l’histoire tragique que nous connaissons, des communautés juives ont existé pendant des siècles au sein de sociétés chrétiennes dans une grande partie de l’Europe et de l’Amérique du Nord, ce qui n’était pas le cas de communautés musulmanes. Au-delà des questions strictement religieuses, le développement en Occident des notions de démocratie, d’État de droit et d’éthique universelle est en partie redevable au christianisme et au judaïsme. Ce développement est également redevable à une pensée de « sortie » de ces religions, selon le concept de Marcel Gauchet, promue par des philosophes et des politiques nés au sein de communautés juives et chrétiennes.

Religion ou culture ?

C’est ainsi que, outre-Atlantique, l’illustre rabbin orthodoxe, Joseph B. Soloveitchik a pu affirmer en 1964 que, s’il n’était pas légitime de parler d’une « tradition judéo-chrétienne » sur le plan religieux, il l’était sur le plan culturel. L’année suivante, un autre rabbin éminent, Robert Gordis a conclu que, malgré les différences profondes entre les deux religions, la proximité entre le christianisme et judaïsme était suffisante pour évoquer une tradition.

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En 2012, le grand rabbin britannique, membre de la Chambre des lords, Jonathan Sacks invoque justement une telle tradition morale et culturelle qu’il fallait défendre, selon lui, contre un certain immoralisme contemporain, surtout dans le domaine économique : « Si l’Europe perd l’héritage judéo-chrétien qui lui a donné son identité historique et ses plus grandes réalisations dans la littérature, l’art, la musique, l’éducation, la politique et l’économie, elle perdra son identité et sa grandeur ».

Ces cas qui concernent le côté juif du « judéo-christianisme » montrent que, si les discussions du concept au XIXe siècle étaient du côté chrétien, au XXe siècle une plus grande réciprocité se développe. Selon Mme Bessis, évoquer cette tradition aujourd’hui est une façon pour les Occidentaux d’escamoter l’histoire de l’antisémitisme. Cependant, cette histoire est telle qu’on ne peut pas l’escamoter, et la notion d’une certaine continuité et d’une certaine complicité, quoique limitées, nous aide dans le présent à consigner l’antisémitisme au passé. Si la référence à une tradition judéo-chrétienne est devenue l’apanage de la droite, c’est parce que la gauche a largement abandonné une vision positive de la religion – sauf de l’islam, considéré comme la foi des vaincus et des colonisés. L’autre motivation du rejet par la gauche du judéo-christianisme, est son refus d’accepter sérieusement l’existence d’un antisémitisme musulman.

Ne pas parler de ce qui fâche

Tout au long de son livre, Mme Bessis évite soigneusement de se demander ce qui, surtout pas à l’époque contemporaine, aurait pu servir à rapprocher juifs et chrétiens. L’idée que l’islam puisse être autre chose qu’une religion de la paix lui échappe. Elle n’évoque que brièvement et indirectement l’impérialisme des musulmans qui, dans les premiers siècles, a conduit à des périodes de persécution de juifs et chrétiens dans les terres conquises. Elle effleure à peine l’occupation islamique de la péninsule ibérique, présentée par un certain courant historique comme la création d’une utopie de tolérance interreligieuse – très à tort.[2] Rien sur la conquête de Constantinople et des Balkans par les Ottomans qui ont menacé l’Europe jusqu’aux portes de Vienne en 1683. Rien sur les opérations esclavagistes des pirates barbaresques. Soyons clair : il ne s’agit pas ici de jeter l’opprobre sur les musulmans pour des actions commises au cours des siècles. A cette même époque, les royaumes chrétiens n’étaient pas plus pacifistes. Il s’agit de ne pas ignorer des événements qui ont pu créer les conditions d’une méfiance vis-à-vis de l’islam.

Quand on se tourne vers l’époque contemporaine, on voit que ces conditions sont propres justement à rapprocher chrétiens et juifs dans les sociétés occidentales. Mme Bessis prétend qu’elle ne veut pas minimiser le problème de la salafisation de l’islam. Pourtant, c’est exactement ce qu’elle fait dans ce volume. Elle tire un voile sur les difficultés des chrétiens au Moyen Orient ou les massacres de chrétiens en Afrique subsaharienne. Elle ne dit rien sur les actes terroristes en Occident, dont certains ont pour objectif explicite de tuer les juifs ; et rien sur l’infiltration frériste dont le but ultime est de transformer le monde occidental en califat. Elle se réfère à une étude publiée par Institut Montaigne en 2016, « Un islam français est possible » qui cite les couvertures de newsmagazines français accusés de présenter une image négative de l’islam. Aucune mention n’est faite par elle de l’inquiétude publique inspirée par la série d’attentats, allant de Charlie Hebdo au Bataclan, inquiétude qui aurait pu trouver un reflet dans les unes des journaux. Mme Bessis va jusqu’à déclarer que l’expansion de l’islamisme « apporte un précieux concours à cette exclusion », comme si c’était le seul tort de l’extrémisme musulman. Toutes les fautes sans exception ne peuvent exister que du côté des juifs et des chrétiens.

A la fin, elle prétend renvoyer dos à dos les activistes de droite et les islamistes, c’est-à-dire ceux qu’elle appelle « tous les entrepreneurs identitaires du Nord et du Sud ». Mais elle reste obstinément incapable d’envisager la possibilité que la montée des formes radicales de l’islam et leur guerre contre les sociétés et les valeurs occidentales aient quelque chose à voir avec le succès électoral des populistes de la droite radicale. Son livre nous propose, moins l’anatomie que la construction d’une imposture.

124 pages

La civilisation judéo-chrétienne: Anatomie d'une imposture

Price: 10,00 €

5 used & new available from 10,00 €


[1] Sophie Bessis, La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture (Les Liens qui libèrent, 2025).

[2] Voir Dario Fernandez-Moresa, Chrétiens, juifs et musulmans dans al-Andalus. Mythes et réalités de l’Espagne islamique (Jean-Cyrille Godefroy, 2020).

Paul Biya, l’éternel retour du «sphinx» camerounais

À 92 ans, le président du Cameroun entame un huitième mandat. Le dernier dinosaure de la Françafrique défie le temps et l’histoire. Qui est-il? Son fils pourrait-il vraiment lui succéder dans sept ans?


C’est une pièce de théâtre tragique dont les Camerounais semblent condamnés à rejouer sans fin les mêmes actes. Les protagonistes ne changent pas, seuls les décors se modernisent.

Le 27 octobre 2025, le Conseil constitutionnel a validé, sans surprise, la réélection de Paul Biya à la tête du pays. À 92 ans, le plus vieux chef d’État en exercice du monde, figure tutélaire de la Françafrique, s’offre un huitième mandat.

Pour ses partisans, il reste un symbole de stabilité ; pour ses opposants, un monarque indéboulonnable et figé dans une époque révolue.

Un destin à l’ombre de la France coloniale

Paul Biya, c’est d’abord une trajectoire singulière. Né en 1933 dans une famille modeste du Sud-Cameroun, destiné à la prêtrise, il prend une autre voie : celle des études parisiennes. Pensionnaire du prestigieux lycée Louis-le-Grand, il se forge dans la rigueur académique et poursuit un cursus juridique sans faute.

Le Cameroun, sous tutelle française après avoir été colonie allemande, est alors en proie à une rébellion sanglante. L’Union des populations du Cameroun (UPC) mène une lutte armée contre la présence coloniale. La répression, implacable, laisse des cicatrices encore palpables de nos jours dans le subconscient local. Dans cette atmosphère, Biya incarne l’élève modèle. L’administration française le perçoit comme le prototype du « cadre assimilé » : docile, cultivé, loyal. C’est Louis-Paul Aujoulat, un pied-noir influent et député du Cameroun (1945 et 1955) qui a repéré ce jeune prodige et qui voit en lui le visage d’un futur que le Général De Gaulle dessinera plus tard… 

Il le recommande à Ahmadou Ahidjo, premier président du Cameroun indépendant (1960), qui l’intègre à la présidence de la République comme chargé de mission. Paul Biya gravit les échelons à une vitesse fulgurante. L’administration française, qui garde la main sur nombre d’affaires africaines, observe en lui un homme de continuité, un relais du gaullisme en Afrique centrale. Ministre, puis Premier ministre en 1975, il devient la pièce maîtresse du dispositif d’Ahidjo, avant d’en devenir le rival silencieux. Le 4 novembre 1982, coup de théâtre : Ahmadou Ahidjo démissionne subitement, dans des conditions controversées, laissant les pleins pouvoirs à son dauphin constitutionnel qui ne tarde pas à se débarrasser de son mentor. Le Cameroun bascule sans violence dans une ère nouvelle. Le jeune président, froid, méthodique, calculateur, s’installe au palais d’Etoudi. Il n’en sortira plus.

Une dernière candidature, un doigt d’honneur à l’opposition

Depuis plus de quarante ans, Paul Biya règne sur le Cameroun comme un monarque républicain. Les scrutins se succèdent, les résultats ne varient guère : des scores quasi nord-coréens, des opposants neutralisés, un parti unique — le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) — qui sature l’appareil d’État.

Soutenu par Paris, le président a su bâtir un système politique où chaque pièce dépend de lui. Les chefferies traditionnelles, humiliées sous Ahidjo, retrouvent leur place et leur prestige. L’opposition, muselée, est cantonnée au rôle d’ornement démocratique. Dans les années 1990, sous la pression de la rue et de la communauté internationale, Biya cède au multipartisme, sans jamais lâcher le contrôle. Aujourd’hui, plus de 300 partis sont enregistrés : une forêt politique où chaque arbre pousse à l’ombre du RDPC, nourri par les subsides de l’État.

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Sa nouvelle candidature n’a surpris personne. En 2022 déjà, lors de la visite du président français Emmanuel Macron à Yaoundé, Paul Biya avait esquissé les contours d’un nouveau mandat tout en laissant planer le doute sur sa volonté d’en découdre une dernière fois. Paris, cette fois encore, a préféré le silence. Aucun mot sur la longévité de ce règne, ni sur l’affaire des « biens mal acquis » qui vise le clan présidentiel, ni sur les soupçons de fraude électorale.

Le principal candidat de l’opposition, Issa Tchiroma Bakary, ancien ministre et ex-cacique du RDPC, a tenté de contester les résultats, allant jusqu’à se proclamer vainqueur. En vain. Officiellement « en lieu sûr » sous la garde de militaires loyalistes — ce que dément le gouvernement —, il a appelé les Camerounais à la grève et à la fermeture des commerces. Il est probable que cet appel sera peu suivi. La peur, comme souvent, va étouffer la colère populaire.

Réélu avec 54 % des voix — un score modeste pour un autocrate habitué aux plébiscites —, Paul Biya a su mettre en avant ses succès économiques : une croissance en hausse depuis 2023, une inflation maîtrisée, un taux de chômage officiellement inférieur à 4 %. Sous pression du FMI et des créanciers européens, son gouvernement a entrepris de sévères réformes budgétaires. Dans le secteur agro-industriel, moteur de l’économie, quelques réformes ont même permis de renforcer la coopération entre public et privé. Le vieux lion a su préserver la paix civile dans un pays fracturé par la question du séparatisme anglophone. Ses gouvernements dits d’« unité nationale » ont évité le pire : une guerre ouverte entre les régions anglophones et francophones.

Mais le revers du tableau est moins flatteur : corruption endémique, recul des libertés, dépendance accrue à la Chine. Les relations avec la France se sont refroidies, en dépit des gestes de bienveillance de l’Élysée, notamment la réouverture du dossier sur les crimes coloniaux au Cameroun — une initiative que M. Biya n’avait pourtant jamais demandée et qui a eu l’effet contraire attendu au renouveau des relations franco-africaines. Face à la Russie tapie dans l’ombre, l’Hexagone, à force de plier genoux pour un oui, un non, n’apparait plus comme un partenaire fiable dans un continent ou seule l’autorité du chef prime sur tout le reste.

Depuis des années, le pays vit également dans une étrange léthargie. C’est un nonagénaire Paul Biya qui semble plus que jamais absent, multipliant les séjours médicaux en Suisse. L’homme ne gouverne plus, il préside à distance, par délégation, par silence. Ses rares apparitions publiques, chorégraphiées, donnent l’image d’un vieillard fatigué, tenu debout par la mythologie du pouvoir. Les Camerounais, eux, oscillent entre résignation et peur du vide. L’idée d’un Cameroun « après Biya » reste taboue, presque impensable. Pour beaucoup, le sphinx d’Etoudi est un highlander qui défie le temps.

Dans les cercles du pouvoir, chacun se prépare pourtant à l’inévitable : dans un jeu d’ombres et de successions (certains avancent que son fils aîné, Emmanuel Franck Biya, pourrait lui succéder), l’armée pourrait avoir finalement le dernier mot à ce qui reste finalement qu’une énième commedia d’ell’arte tropicale.  

Schopenhauer et le monde comme il va: pourquoi il faut lire «Le Monde comme volonté et représentation» en 2025

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Philosophie. Quatre raisons de lire l’ouvrage le plus important du « Bouddha de Francfort ».


« Connaissez-vous Schopenhauer ? » Lorsqu’il pose cette question à Edma Roger des Genettes en 1879, Flaubert ne se doutait pas de l’étonnante pérennité de son interrogation.

Et nous, connaissons-nous Schopenhauer ?

Pareil à l’arbre qui se juge à ses fruits, on ne peut juger d’un philosophe qu’à travers son œuvre. Dans le cas de Schopenhauer, quelle meilleure porte d’entrée à sa philosophie que la lecture du Monde comme volonté et représentation ?

« Je suis l’auteur du Monde », déclare-t-il. Il fallait donc une occasion solide pour ouvrir ce monument de la pensée du XIXe siècle. En effet, dans un monde où tout va vite, où tout est fini avant même d’avoir commencé, les quelque 1500 pages du grand œuvre du « Bouddha de Francfort » ont de quoi rebuter jusqu’aux esprits les plus consciencieux. La Pléiade nous offre d’allier l’utile à l’agréable en (re)découvrant le livre dans une superbe édition qui reprend la traduction en deux volumes parus en Folio Essais, augmentée de notes abondantes, d’une préface et d’une notice, qui situeront dans la trajectoire personnelle de l’auteur et dans l’histoire de la philosophie occidentale sa genèse, ses conditions de rédaction et de réception.

Depuis sa première publication en 1818 par un jeune philosophe même pas trentenaire, jusqu’aux derniers commentaires parus dans un deuxième tome en 1844, le livre est, à l’instar des Essais de Montaigne, l’œuvre d’une vie. Le philosophe y postule un retour à une honnêteté intellectuelle basée sur une distinction franche entre le mot et la chose. Profondément critique, la philosophie schopenhauerienne délaisse la question scientifique du « pourquoi » des choses, pour un retour au fondement des phénomènes. L’architectonique de l’ouvrage tente d’apporter une vue globale du monde selon quatre volets : métaphysique, esthétique, éthique, et épistémologique.

La philosophie de Schopenhauer est personnelle, et ne vaut que comme constat. Œuvre du temps, Le Monde se nourrit d’une acuité d’observation, de lectures, de jugements personnels. C’est ce primat donné à l’individualité, transcendant les âges et les frontières, qui fait du Monde un ouvrage essentiel et atemporel, et offre au lecteur de 2025 de multiples raisons de le lire. 

1- Parce qu’il place l’homme au centre de ses questionnements

    Dans la cosmologie schopenhauerienne, l’homme fait figure d’exception.

    Contrairement à l’animal, tout individu est doué de raison, et ce faisant, dispose d’une capacité de réflexion suffisante pour prendre le monde comme objet de ses réflexions. « L’homme est un animal métaphysique », capable de prétendre à « une connaissance dépassant l’expérience, c’est-à-dire les phénomènes donnés » (ch. 17 des Suppléments) ou la « représentation », pour reprendre les mots de son grand œuvre. De ce fait, par sa capacité à accéder à « ce qu’il y a derrière la nature et qui la rend possible », l’homme est conditionné à réfléchir sur son sort, et à accepter la réponse qu’il trouve à ce besoin, aussi cruelle soit-elle. Là où l’animal jouit de toute « la quiétude » de son regard, l’homme est condamné à une inquiétude, une angoisse existentielle. Voilà que l’homme, qui se croyait au sommet de l’ordre naturel, se trouve être le jouet, mais conscient (d’où la douleur) d’une force dont il ignore tout, mais ne peut que voir ses désastres à l’œuvre dans le « pire des mondes possibles »

    Dès lors, comment articuler ces deux points centraux ? Sont-ils seulement conciliables ? En usant d’une audacieuse capacité de spéculation, Schopenhauer répond par l’affirmative : par la voie de ses sens, l’homme est capable de se forger une image voilée du monde environnant, mais il ne faut pas oublier que cette réalité (ou représentation) prend sa source dans une volonté, qui l’anime autant qu’elle anime l’homme.

    2- Parce que le livre est étrangement d’actualité

      Découlant directement de la notion de volonté entendue comme vouloir-vivre, la question du mal est centrale dans le Monde. L’origine de cette conviction du mal supérieur au bien prend racine dans une expérience douloureuse sur laquelle revient longuement la préface de Christian Sommer : en 1804, alors adolescent, Schopenhauer visite la France. À Toulon, le spectacle de galériens enchaînés le frappe d’horreur et de consternation. Le constat édifiant n’aura de cesse de le pousser à aller aux origines du mal et de la souffrance des hommes, guettant les aspects multiples de cette volonté, qu’elle soit haine, ou capacité à écraser l’autre pour établir son propre intérêt. 

      Le combat est sans fin, et résonne encore de nos jours d’une façon si particulière. Du Moyen-Orient à l’Ukraine, du Vénézuéla au Népal en passant par le Mali ou le Darfour, la brutalité des hommes n’a pas de frontières. Les causes ne manquent pas de s’entretuer, et de raviver l’éternelle question de la présence du mal sur terre.

      Depuis le XVIIIe siècle, les tentatives de réponse sont nombreuses : Leibniz a composé une passionnante Théodicée (1710), subtil mélange de philosophie et de théologie. Schopenhauer, lui, reprend cette question en la soustrayant à l’aspect théologique. Délivré de la fable religieuse, l’homme est condamné à une lucidité. « Le meilleur des mondes possibles » de Leibniz n’existe plus devant tant d’atrocités. Aussi, s’il attend un quelconque secours, il ne peut venir que de lui seul.

      3 – Parce que la voie du salut est possible

        Trop souvent réduite au pessimisme, la philosophie morale de Schopenhauer ne suppose pas que le bonheur est impossible. Cependant, il s’agit de ne pas conclure à une inversion trompeuse des valeurs : si elle est présente, la joie abolit la souffrance et l’ennui comme normes d’existence, non l’inverse.  

        Pour sortir de cet emprisonnement du principe d’individuation, l’homme doit s’élever à une noblesse d’âme, et reconnaître chez l’autre le même principe destructeur qui le pousse à vivre dans la recherche perpétuelle de l’assouvissement afin qu’il n’aille pas nier la volonté d’autrui. L’empathie, autant que la pitié, la douceur et la générosité, débusquent le jeu funeste auquel nous contraint le vouloir-vivre, et acte le triomphe de la connaissance : « seule cette vision, en supprimant toute différence entre mon individu et celui d’autrui, rend possible et explique l’intention parfaitement bonne, même quand elle va jusqu’à la tendresse désintéressée et jusqu’à l’abnégation la plus magnanime. » (§ 68)

        Par une connaissance intuitive, l’homme peut et doit canaliser le vouloir-vivre. Trois attitudes transforment l’homme de l’intérieur : en refusant les modes d’expression des pulsions, le saint trouve cette force qui lui permet de prendre la pente opposée à celle de ses désirs ; la pratique de l’ascèse permet à l’homme d’accueillir avec joie les offenses d’autrui, car, sans le contraindre au mal, elles lui sont un rappel salutaire de sa victoire sur le vouloir-vivre.

        Mais c’est à travers l’art que l’homme renoue avec la quintessence du monde.

        4 – Parce qu’il postule que l’art est un refuge

        Comment éteindre les fracas de ce monde ? Comment fuir la guerre perpétuelle des hommes ? La solution est simple, peut-on penser, il faut annihiler la volonté. C’est penser un peu rapidement, répond Schopenhauer. La volonté est un principe dont on ne voit que la représentation à l’œuvre dans le monde. Reste la voie du suicide. Inutile, répond Schopenhauer, car en me supprimant, je ne supprime qu’une représentation de la volonté. La volonté est une vérité philosophique, et échappe aux formes de l’espace et du temps, ainsi que le rappelle le paragraphe 23 du Monde : « La volonté désigne la chose en soi de tout ce qui apparaît en ce monde, la forme de tous les phénomènes. »

        Une piste réside dans le bannissement des trois formes de l’intuition humaine : le besoin, le désir et l’envie. Ne peuvent y parvenir que ceux capables d’une élévation de la conscience au-dessus du theatrum mundi. L’art, en dépersonnalisant l’individu, lui offre la possibilité de devenir une « conscience meilleure », digne de contempler les Idées qui président aux choses de ce bas monde.

        La position esthétique est la plus élevée car elle suggère une reconnaissance lucide du mal dans la volonté. En parler, c’est déjà la combattre. (À cet égard, l’éthique philosophique poursuit doublement cet affranchissement de la volonté, car non seulement elle offre au philosophe une voie de salut, mais elle le contraint à forger autour de lui une communauté d’hommes, eux aussi disposés à propager l’idéologie.) « [À] l’instant même où, détachés du vouloir, nous nous adonnons à la connaissance pure et dénuée de volonté, nous pénétrons pour ainsi dire un autre monde dans lequel tout ce qui meut notre volonté, et par là même ébranle avec tant d’intensité, n’est plus. » (III, §38)

        Philosophie du vécu plus que de l’enseignement (Nietzsche ne s’était pas trompé !), la doctrine de Schopenhauer s’impose donc par toute la force de l’expérience qui lui préexiste, et en laquelle chacun est appelé, non à adhérer, mais à tirer de son substrat toute la force de résilience : « D’un tel homme qui, après de longues luttes contre sa propre nature, l’a enfin dépassée, il ne reste plus qu’un être de pure connaissance, un miroir imperturbable du monde. » (IV, § 68)

        1728 pages

        Le Monde comme volonté et représentation

        Price: 72,00 €

        4 used & new available from 68,96 €

        Le jaune de la discorde

        Virginie Efira projetée dans la France périphérique, cela vous tente? La crise des gilets jaunes précipitera-t-elle la fin de son couple? Ce suspense, loin d’être haletant, est à découvrir au cinéma mercredi. Ou à la télévision dans quelques mois…


        Votre serviteur l’avoue, il y allait un peu refroidi, voir Les Braises. Virginie Efira affublée d’un gilet jaune ? Karine turbine à l’usine quand elle ne milite pas au milieu de ses potes activistes, tandis que Jimmy, son jules, a (secrètement) des problèmes de trésorerie avec Bouvier, la petite entreprise de transport routier qu’il a mise sur pied et à laquelle il se consacre sans compter ses heures. Leur fils Enzo passe son bac, leur fille adolescente pratique le judo. Le couple a le projet de retaper la maison, entre autres pour lui installer un tatami. Ce n’est pas la lutte finale, mais c’est tout de même le combat pour les deux bouts. Tout baignerait dans le petit ménage sans cette révolte qui s’agrège sur les ronds-points : elle accapare Karine hors des heures de taf, ce qui a le don d’excéder Jimmy.  « Je fais ça pour la France », assure-t-elle. « Tu te prends pour Jeanne d’Arc ? La France ne t’a rien demandée ! », rétorque l’époux.  

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        Le film somnole ainsi pendant pas loin de deux heures, alternant conciliabules entre « gilets jaunes », débats du couple à portée du liquide vaisselle, échanges acerbes qui finissent par tourner court quand Karine, ha mais, décide toute seule de céder à l’appel du devoir : courir manifester dans la capitale, pour faire masse de gilets jaunes contre Macron. Assumant le risque de se retrouver prise en étau entre casseurs et CRS. Inévitable – vous étiez pourtant prévenus !

        Même si le dîner de Noël en famille a sauvé les apparences, la crise est bien là, entre Karine et Jimmy. Gilet jaune n’est pas gilet de sauvetage. Les Braises ? Un film éteint.   

        Les Braises. Film de Thomas Kruithof. Avec Virginie Efira, Arieh Worthalter. France, couleur, 2025. Durée: 1h42

        En salles le 5 novembre

        Camus, Orwell, un déjeuner de soleil

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        Dans son roman, Alexis Lager imagine la rencontre et les échanges intellectuels entre Camus et Orwell dans le Paris de l’après-guerre…


        Le roman d’Alexis Lager, secrétaire de la Société des Études camusiennes, débute par le repos forcé d’Albert Camus, victime d’une rechute de tuberculose. Nous sommes le 25 janvier 1950, dans une villa près de Cabris, la neige est tombée d’un coup et Camus a froid. Il vient d’apprendre la mort de George Orwell, l’auteur de La Ferme des animaux et surtout de 1984. Cet antistalinien acharné, ami d’Arthur Koestler, est décédé dans un hôpital londonien, le 21 janvier, terrassé par la tuberculose. La maladie a emporté le célèbre journaliste qui avait couvert la guerre d’Espagne, n’hésitant pas à troquer la plume pour le fusil, combattant avec les républicains contre les troupes de Franco soutenues par les nazis. Il fut gravement touché à la gorge, cette blessure l’obligeant à s’exprimer avec une étrange voix métallique. Camus se souvient alors que dans un Paris en proie à l’épuration sauvage, les deux hommes étaient convenus de déjeuner aux Deux Magots.

        Embarqués dans la galère du temps

        Alexis Lager, à partir de nombreux textes des deux écrivains engagés dans le siècle, imagine leur échange qu’il situe le dimanche 25 février 1945. Camus, fatigué par la tuberculose qui ne le lâche pas, épuisé par ses articles à Combat, et surtout la rédaction compliquée de La Peste, consent à rencontrer Orwell qui arrive le premier au rendez-vous. Après quelques phrases de présentation convenues, la discussion commence. Elle nous replonge dans la période troublée de la fin de la guerre, des trahisons, des vengeances, des incertitudes quant à l’avenir de la France et de la paix à construire en Europe. Orwell, dans ses démonstrations, apparait pragmatique. La guerre l’a rendu catégorique : l’ennemi, désormais, c’est le stalinisme. Pour la France, c’est le parti communiste, dont la patrie est l’URSS. Il a vu à l’œuvre les communistes espagnols qui ont empêché « qu’une révolution sociale se fasse en Espagne en supprimant tous ceux qui la portaient : « le P.O.U.M, auquel il appartenait, les différents groupes anarchistes. » Camus n’est pas loin de penser la même chose, même s’il n’a pas combattu en Espagne, comme le fit Malraux, lequel n’est pas épargné par Orwell, ce dernier le trouvant trop lyrique et suspect son héroïsme. Camus, malgré la force politique que représente le PCF, et qu’il craint, ne tombe pas du côté des gaullistes. « Je crains que le gaullisme qui s’impose ne soit qu’un retour à l’ordre, à un conservatisme bourgeois ». Orwell confirme qu’il est un homme de terrain et Camus tente de préserver sa liberté de pensée dans un monde où faire un choix devient pourtant une nécessité. Les deux intellectuels sont du reste d’accord sur le rôle de l’écrivain au cœur de la cité. Il doit s’engager au nom « de l’injustice et de la misère du monde. » Un écrivain ne peut pas avoir une « attitude purement esthétique envers la vie. » Camus rejoint Orwell et emploie le terme « embarqué » emprunté à Pascal. « L’artiste est embarqué dans la galère de son temps, souligne Camus. Et il doit s’y résigner. » C’est assez stimulant de lire cela alors que la production littéraire nous ensevelit sous les récits autocentrés et familiaux.

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        Un récit convaincant

        Les plats sont chauds malgré les restrictions. La conversation se poursuit, chacun affute ses arguments, le ton reste courtois, les deux écrivains s’estiment. Ils évoquent encore l’Europe à reconstruire, lorsque l’Allemagne sera définitivement vaincue ; le processus de décolonisation qu’ils lient à la réussite de la nouvelle Europe. Orwell, plus lucide que jamais, déclare : « La France, de son côté, devrait préparer l’autonomie de l’Algérie, du Maroc et de l’Indochine. » Il n’est pas convaincu que de Gaulle aille dans la bonne direction. Camus se tait. L’Algérie, c’est un sujet sensible chez l’intellectuel, né à Mondovi. Et puis il y a le sujet de la peine de mort. Robert Brasillach vient d’être fusillé le 6 février 1945. Camus détestait l’écrivain collaborateur, qu’il juge piètre romancier, mais il a signé la pétition en faveur de sa grâce refusée par l’homme du 18-juin. Camus est abolitionniste, dans la lignée de Victor Hugo. Orwell, plus direct, plus incisif que l’auteur de L’Étranger, affirme : « À vrai dire, on ne se venge jamais. On veut se venger lorsque l’on est impuissant, et qu’on a conscience de l’être : dès que ce sentiment d’impuissance disparaît, le désir de vengeance s’évanouit avec lui. » L’actualité récente ne lui donne pas tort.

        Le dernier chapitre réserve une chute étonnante qui rend le roman particulièrement réussi.

        Alexis Lager, Le songe des esprits libres : Camus – Orwell 1945, Le Passeur éditeur. 208 pages

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        Et le peuple du RN, on en fait quoi, Monsieur Faure?

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        Olivier Faure au micro de France inter, à Paris, le 3 novembre 2025. Capture YT.

        L’attitude moralisatrice et condescendante de nombreux responsables progressistes à l’égard du parti de Jordan Bardella et Marine Le Pen — sans jamais tenter de comprendre ni de répondre aux attentes de ses électeurs — ne fait, selon notre chroniqueur, que contribuer à le renforcer. Olivier Faure parle haut, mais écoute peu.


        Entendant Olivier Faure, lundi 3 novembre, à la matinale de France Inter (voir ci-dessous), répondre à une auditrice lui enjoignant de tout faire pour empêcher l’arrivée au pouvoir du RN, que c’était effectivement son intention, je n’ai pas été surpris. La gauche et l’extrême gauche confirment, chaque fois qu’elles sont questionnées, et avant même de parler du fond de leur programme, que leur adversaire principal est le RN, et sur un ton tel qu’on pourrait le croire exclusif.

        Opprobre un peu ridicule

        Encore un exemple caricatural de ce clivage grotesque : LFI, le PS, les écologistes et les communistes ont refusé de participer aux réunions de négociation budgétaire au ministère chargé des relations avec le Parlement, en raison de la présence de la droite nationale ! Voilà ce qui s’appelle un comportement civique adulte !

        Je comprends bien que la position dominante, actuellement, de ce parti dans les enquêtes d’opinion préoccupe ses opposants socialistes ou extrémistes de LFI, Jordan Bardella étant même légèrement mieux évalué que Marine Le Pen.

        Pourtant, à chaque dénonciation, à chaque indignation, proférées au nom de la République, je ne peux jamais m’empêcher de songer à la multitude des citoyens qui font confiance à ce parti honni, à cette part considérable du peuple de France qui adhère aujourd’hui à un discours de moins en moins protestataire et de plus en plus empreint d’une contestation classique, civilisée et parfois difficilement lisible. Un parti doté, de surcroît, d’un groupe parlementaire qui ne fait pas honte à ceux qui l’ont élu.

        A ne pas manquer: Causeur: 2027, la der des ders?

        Il est évident que l’opprobre jeté, par un verbe fulminant, contre le RN n’aura pas la moindre incidence ni la moindre influence sur sa baisse, pourtant souhaitée. Les politiques qui abusent de ces facilités partisanes n’ont aucun doute sur l’inefficacité de leur procès mais ils s’en donnent ainsi bonne conscience. Pourtant, à l’écoute d’Olivier Faure, j’avais envie de lui demander : « Mais le peuple du RN, on en fait quoi ? » On a en effet l’impression que le contentement idéologique des responsables de ces partis du bon côté de la bienséance démocratique leur suffit, et qu’ils n’ont que faire de la masse de ceux qui n’ont pas encore, selon eux, l’esprit et les yeux dessillés.

        Mépris

        Ce n’est pas parce que ce formidable vivier est d’abord à la disposition de LR, si l’on s’accorde avec la stratégie de Bruno Retailleau, que les forces de gauche et d’extrême gauche doivent s’en désintéresser au point de donner l’impression de le mépriser. Jamais en effet – pas plus Olivier Faure que Manuel Bompard et encore moins Jean-Luc Mélenchon – ne semblent envisager la question de ces citoyens, selon eux égarés, ni la manière, éventuellement, de répondre à leurs attentes, à leur désespoir, pour qu’ils se détournent du RN et regagnent la voie « républicaine ».

        Derrière cette indifférence, il y a du mépris : non seulement pour ces sinistrés de la politique, pour ces abandonnés en nombre d’une démocratie qu’ils récusent comme n’étant plus faite par et pour eux, mais aussi pour ce qu’ils pensent, désirent et refusent – et d’abord, pour leur exigence de sûreté et de tranquillité, à la fois personnelles et publiques.

        On en fait quoi de ce peuple du RN ? Je crains que le progressisme, allant au bout de son indifférence et porté par les vents de l’Histoire admissible, ne réponde : « Rien », et qu’il s’en moque ! Olivier Faure, ce matin du 3 novembre, c’était cela : se sentir moral mais sans la moindre pollution ni promiscuité avec ce peuple du RN !

        Il y a main rouge et main rouge

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        DR

        Faut-il voir dans les récentes affiches du rappeur Rilès une référence antisémite à l’épisode sanglant du lynchage de juifs à Ramallah en octobre 2000, ou une malheureuse polysémie ?


        Je l’avoue, l’existence de Rilès m’avait échappé jusqu’à ce que l’amie Sabine Prokhoris m’adresse la photo, prise au métro Parmentier vendredi, de l’affiche de promotion de la prochaine tournée de ce « rappeur franco-algérien » Télérama dixit. Désolée, il parait que c’est complet. La moitié de l’affiche représente une main rouge, qui ressemble furieusement à celles qui avaient été taguées sur le mur du Mémorial de la Shoah, lesquelles ressemblaient furieusement à celles qu’arboraient certains étudiants de Sciences Po pendant leurs manifestations pro-Palestine ou plutôt pro-Hamas, sous l’œil énamouré de je ne sais plus quels députés LFistes. En clair, l’affiche de Rilès me fait immédiatement penser aux mains ensanglantées qu’Aziz Salah a tendues vers la foule enthousiaste, le 12 octobre 2000, depuis la fenêtre d’un commissariat de Ramallah où il venait de participer au lynchage de deux réservistes israéliens. Je revois ces deux mains dégoulinantes dessinées à la « Une » du Wall Street Journal. Depuis, cette image qui ne peut que saisir d’effroi tout être humain doué d’un sens moral minimum a été stylisée pour devenir l’étendard graphique des défenseurs les plus fanatiques de la cause palestinienne – ceux qui brâment From the River to the sea ou se glorifient de ne pas condamner le 7-Octobre car il parait qu’éventrer des femmes enceintes et enlever des enfants est un acte de résistance. La main rouge est un signe de ralliement par lequel des millions d’initiés applaudissent au lynchage de deux jeunes hommes et communient dans la haine d’Israël et des juifs. Pardon pour le point Godwin mais, mutatis mutandis, c’est l’équivalent moyen-oriental et contemporain de la croix gammée.

        Le 12 octobre 2000 à Ramallah, deux réservistes israéliens sont lynchés par la foule palestinienne. DR.

        Bon sang, mais c’est bien sûr

        Découvrir que ce symbole chargé d’effroi est placardé dans le métro parisien me glace le sang. Il y a quelques jours, la RATP a refusé une campagne pour le film Sacré-Cœur, au motif que l’affiche était prosélyte et confessionnelle – Jonathan Siksou me fait remarquer que la même RATP, très à cheval sur la laïcité, célèbre Halloween avec force bruits et animations (par exemple avec ces annonces faites par de supposées voix de monstres dans la nuit de vendredi à samedi). Alexandra Lafay, la dircom de Médiatransports, la société qui gère les campagnes d’affichage, précise aimablement que, non, il n’y a jamais eu de rejet. En effet : consultée par le distributeur du film sur la possibilité d’acheter des espaces publicitaires sur le réseau parisien, Médiatransports a fait savoir qu’elle ne pourrait répondre favorablement. Il n’y a jamais eu de demande officielle donc pas de refus ! De même, la RATP et la SNCF refusent de promouvoir le livre de Jordan Bardella pour cause de message politique. Admettons, mais on comprend mal pourquoi les déontologues sourcilleux chargés de vérifier la conformité des campagnes d’affichages à notre beau principe de neutralité ne trouvent rien à redire à la main rouge, symbole politique lesté de sous-entendus religieux.

        A lire aussi: De quoi le drapeau palestinien est-il vraiment le nom?

        La réponse est simple. Je n’ai rien compris. Ou alors j’ai l’esprit mal tourné comme ces juifs susceptibles qui voient l’antisémitisme partout. Martin Pimentel, notre envoyé spécial permanent aux pays des jeunes, me met en garde. Les mains rouges, devenues le thème obsessionnel de Rilès qui a réalisé à la main peinturlurée les milliers de pochettes de son album au cours d’une performance de 24 heures diffusée sur YouTube, ne sont pas du tout une allusion au crime sordide de Ramallah, mais un hommage à l’empreinte de main que les Sumo japonais laissent en signature. Bon sang mais c’est bien sûr. Le gars s’est pointé à Quotidien avec un T-shirt sur lequel Free Palestine était écrit en anglais et en hébreu, ce qui revient à dire gentiment aux Israéliens qu’ils sont priés de fermer boutique. Mais il a choisi la main rouge par un pur hasard, aussi malencontreux que celui qui a conduit deux jeunes Tunisiens à s’en prendre à un arbre qui, manque de chance, était un hommage à Ilan Halimi. Pourquoi rouge plutôt que bleue ou rose, on ne sait pas (j’avoue ne pas m’être infligé les 24 heures de vidéo pour le découvrir). Mais rien à voir avec le « dog whistle », expression désignant un message compris seulement par les initiés, anodin pour les autres – juste une fâcheuse polysémie. À ce sujet, les commentateurs de mon tweet sur cette affiche sont partagés : les uns expliquent que je raconte n’importe quoi et que la main rouge de Rilès n’a rien à voir avec celle de Ramallah, les autres que celle de Ramallah ne glorifie pas un lynchage mais « la neutralisation de deux soldats d’une armée d’occupation ». Faudrait savoir. Remarquez, on l’a échappé belle. Rilès aurait pu peindre des croix celtiques par amour de la culture irlandaise, ou pourquoi pas des croix gammées en plaidant l’inspiration hindoue. Je me demande si Télérama aurait trouvé ça aussi ébouriffant que les mains rouges.

        Chichis

        Admettons cependant pour la beauté du raisonnement qu’il y a là une fâcheuse coïncidence et que notre rappeur n’a jamais entendu parler de cette main rouge. Sinon, par délicatesse pour ceux qui n’y voient pas un symbole sumo mais un logo antisémite, il aurait certainement trouvé une autre culture à honorer. Il faut croire qu’à la RATP, en l’occurrence à Médiatransports, non plus, on ne connaît pas tous ces chichis moyen-orientaux. D’ailleurs, Alexandra Lafay a un argument implacable : « Dans la presse, personne n’a rien trouvé à redire à sa performance. Donc, pour nous, il s’agit de liberté artistique. » De fait, nombre de confrères se sont ébaubis devant le geste artistique répété des milliers de fois, et pas seulement Télérama et Ouest France.

        A lire aussi: Liberté, retiens nos bras vengeurs

        Les Bulgares qui ont été condamnés à des peines de deux à quatre ans de prison par le Tribunal de Paris pour avoir tagué le mémorial de la Shoah à Paris avec les mêmes mains rouges ne doivent pas lire Télérama. Sinon, ils auraient expliqué aux juges qu’ils vénéraient les lutteurs sumo. Détail assez tordant quand on aime l’humour noir (ou juif), l’un des prévenus, qui arbore une croix gammée tatouée sur le torse, a récusé l’accusation d’antisémitisme en assurant que ses œuvres n’avaient rien à voir avec la haine contre les juifs, mais visaient simplement à « faire peur à [s]es ennemis : les Roms ». Tout en estimant que la question n’est pas de savoir si le prévenu ou la main rouge sont antisémites, les magistrats décrivent dans leur jugement une action hostile coordonnée depuis l’étranger pour «agiter l’opinion publique, appuyer sur des clivages existants et fragmenter un peu plus la société française». Je me demande à quels clivages ils pensent.

        En conclusion de mon tweet, je me demandais si les gens qui ont validé l’affiche de Rilès étaient des salopards ou des abrutis. « Abrutis » était excessif. Après tout, il est tout à fait possible que, dans les rédactions qui se sont enthousiasmées pour les mains rouges de Rilès, comme à Mediatransports, personne n’ait fait le lien entre la performance du rappeur et la cause palestinienne parce que personne n’avait jamais vu la fichue main rouge ni entendu parler d’elle. Auquel cas cette navrante affaire démontrerait surtout que les juifs, les arabes et leurs tourments ne sont pas le nombril du monde culturel. Ce qui, finalement, serait une bonne nouvelle.

        Mamdani: comment l’élection d’un «socialiste» à New-York pourrait profiter à Trump

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        Zohran Mamdani, candidat de la gauche dans la course à la mairie de New York, s’adresse à la presse devant un Centre culturel islamique, dans l’arrondissement du Bronx à New York, le 24 octobre 2025. M. Mamdani évoque l’"islamophobie" et réagit aux commentaires de son adversaire M. Cuomo lors d’un débat télévisé jeudi, selon lesquels Mamdani applaudirait si les attentats du 11-septembre se reproduisaient... © Anthony Behar/Sipa USA/SIPA

        Ce 4 novembre, une large partie des Américains sont appelés aux urnes, notamment à New-York, dans le cadre d’une élection municipale. Celle-ci, marquée par la radicalité du candidat démocrate, pourrait servir d’épouvantail rhétorique aux Républicains. Enjeux.


        Le prétendant démocrate à la mairie de New York, Zohran Mamdani, est devenu un sujet de préoccupation nationale. Clivant tant les partis entre eux qu’en leur sein, l’étiquette de « socialiste démocrate » qu’il revendique suscite nombre d’inquiétudes dans la première place financière mondiale. Mais outre sa campagne largement axée sur les difficultés économiques rencontrées par les New-Yorkais, ce sont de régulières accusations en antisémitisme qui ont compliqué les relations entre M. Mamdani et l’establishment démocrate. Pour autant, son élection semble des plus probables. Entrave au bipartisme, son opposant le plus crédible est un indépendant, le centriste Andrew Cuomo. Il n’a toujours pas obtenu le retrait de la course du troisième prétendant, le candidat républicain. Or, celui-ci ne réunissant que 10 % des intentions de vote selon différents sondages, il est loin de pouvoir espérer une victoire ; son seul rôle est d’empêcher M. Cuomo de battre son concurrent démocrate.

        Le « savant de Tiktok »

        Pourquoi le tableau politique est-il aussi compliqué ? D’abord parce que la nomination de Zohran Mamdani en tant que candidat démocrate, au cours d’une primaire en juin dernier, était des plus inattendues. Les premiers sondages donnaient en effet une large avance à Andrew Cuomo, ancien gouverneur de l’État de New York – jusqu’en 2021 où il avait dû démissionner de ses fonctions, en marge d’accusations de harcèlement sexuel pour lesquels il n’a finalement jamais été ne serait-ce qu’inculpé. Le projet de Zohran Mamdani, lui, semblait loufoque dans l’univers politique américain : promesse de construction massive de logements sociaux, réduction des crédits aux forces de police, gratuité des infrastructures de garde d’enfants, fiscalité spéciale pour les revenus supérieurs à un million de dollars annuels (bien que le candidat n’ait jamais su expliquer s’il s’agissait d’une taxe marginale sur les gains réalisés au-delà d’un million de dollars ou si elle devait s’appliquer à toute personne aux revenus supérieurs ou égaux à un million).

        En face, Andrew Cuomo entendait s’inscrire dans une continuité de la politique du maire sortant, Eric Adams, qui s’est d’ailleurs rallié à lui, avec d’importantes promesses sécuritaires, de lutte contre l’antisémitisme et en faveur de la mobilité financière des New-Yorkais. Or M. Mamdani a su très habilement mobiliser la part la plus jeune de l’électorat démocrate grâce à une intense campagne sur les réseaux sociaux – le New York Times est allé jusqu’à le qualifier de « savant de TikTok ». Et outre sa focalisation sur la vie chère, c’est notamment en se montrant des plus virulents sur la situation au Proche-Orient qu’il a pu se démarquer. Mais également diviser les Démocrates. Il a ainsi promis de déployer la police new-yorkaise pour arrêter Netanyahou si celui-ci se rendait dans la ville (où se situe l’Assemblée générale des Nations Unies) et, bénéficiant d’un large soutien des instituions musulmanes du comté, a refusé de condamner les appels à « mondialiser la révolte palestinienne » (« globalize the intifada »), en vertu desquels nombre d’actes antijuifs ont été commis depuis le 7-Octobre aux États-Unis.

        Déclarations problématiques

        Mamdani est donc parvenu à déjouer les sondages, au dernier moment, en remportant l’investiture démocrate. Et si une primaire suppose que tous les perdants se rallient derrière la figure finalement désignée par les électeurs, Cuomo a argué du caractère problématique de nombre de déclarations de son ex-opposant pour maintenir sa candidature, en tant qu’indépendant. Les caciques du Parti démocrate, eux, se sont également montrés des plus timides. La quasi-totalité d’entre eux a cherché à se distancer de Mamdani. Le président du groupe démocrate à la Chambre des Représentants, par exemple, a attendu le 24 octobre (quatre mois après sa victoire à la primaire et moins de deux semaines avant l’élection) pour officiellement le soutenir, tandis que son homologue au Sénat, Chuck Schumer — lui-même New-yorkais —, refuse toujours de dire pour qui il votera.

        A lire aussi: 🎙️ Podcast: Élection à New York – grand retour du progressisme en Amérique?

        Reconnaissons que Mamdani n’a pas cherché à apaiser les accusations en antisémitisme qui lui sont adressées, allant fin septembre jusqu’à exprimer sa sympathie pour Siraj Wahhaj, imam de Brooklyn ultra-conservateur et mentionné par la justice pour son appui aux attentats islamistes de 1993 contre le World Trade Center. Quelques jours plus tard, au cours d’un meeting dans le Bronx, il est allé jusqu’à déclarer : « Ma tante a dû arrêter de prendre le métro après les attentats du 11 septembre, car elle ne s’y sentait plus en sécurité avec son hijab », blâmant les Américains pour leur comportement à l’égard de leurs compatriotes de confession musulmane après 2001. Une affirmation peu consensuelle, rapidement accusée d’alimenter un communautarisme aux visées purement électoralistes, après que le New York Post a identifié les réseaux sociaux de la tante en question, sur lesquelles elle publie « des photos d’elle apparaissant sans hijab » et apprenant « qu’elle vivait en Tanzanie le 11 septembre. » Face à la polémique, Mamdani a finalement précisé qu’il évoquait une lointaine cousine qu’il considérait « comme sa tante »…

        Inquiétudes sécuritaires

        Mais les opposants à Mamdani sont eux aussi loin d’être parfaits. Cuomo paraît des plus déconnectés : malgré les accusations de harcèlement qui l’ont ciblé, il ne cesse de mentionner Bill Clinton parmi ses modèles en politique… Ce, tandis que la campagne de Curtis Sliwa, candidat républicain, est d’une insignifiance cruelle. Nombre de figures de la droite, à l’instar du très influent donateur Bill Ackman, vont jusqu’à encourager le retrait de sa candidature. Le conservateur New York Post relayait l’appel de ce milliardaire « à Silva à quitter la course pour mettre “toutes les chances” du côté de Cuomo ». Mais l’intéressé ne flanche pas, y voyant le projet de sa vie et allant jusqu’à dénoncer, dans une récente interview à NBC News, les pressions qu’il recevrait en vue d’obtenir son abandon : « Chers milliardaires, vous continuez à m’offrir des millions. Je vais commencer à enregistrer ces conversations (…) Ce n’est pas éthique. C’est illégal. Ce sont des pots-de-vin », a-t-il dénoncé.

        Il faut dire que, d’un point de vue rhétorique, la victoire de M. Mamdani serait une aubaine pour les Républicains. Ses positions radicales, notamment sur la police de la ville, qu’il souhaite largement démanteler, pourraient rapidement modifier le climat sécuritaire new-yorkais. Celui-ci est pourtant exemplaire : en 2024, New York enregistrait par exemple un taux d’homicide près de cinq fois inférieur à celui de Chicago. Ce alors que sa taille, couplée à ses importantes disparités économiques, fait de la « Big Apple » une municipalité susceptible à une criminalité des plus fortes – comme elle a pu l’expérimenter au cours de son histoire.

        Or, à un an des élections de mi-mandat, Donald Trump se satisferait tout particulièrement d’une insécurité croissante à New York, vitrine des États-Unis, s’il pouvait les imputer à un maire symptomatique des divisions profondes du Parti démocrate…

        Quand la question algérienne rassemble les droites

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        Le député du Territoire de Belfort (RN) Guillaume Bigot, à l'Assemblée le 30 octobre 2025 © NICOLAS MESSYASZ/SIPA

        Le RN fédère une majorité de députés autour de la remise en question des accords franco-algériens. Déjà fragilisée par les tensions avec Alger, la macronie observe le glissement de la droite vers le RN et d’une partie de l’opinion qui se met à rêver de « remigration ».


        La question algérienne aura réussi à rassembler les droites. Un premier pas historique vers leur union a été franchi, jeudi à l’Assemblée, avec l’adoption d’une résolution du RN, défendue par Guillaume Bigot, dénonçant l’accord léonin de 1968 au profit d’Alger. Aux voix du RN et de l’UDR se sont joint celles de 26 députés LR (sur 50 présents) et de 17 députés Horizons (sur 34 présents).

        Coupez le cordon ?

        Le texte est passé à une voix près. Il n’aura aucun effet diplomatique immédiat. Cependant, le vote a rompu le cordon sanitaire avec la formation de Marine Le Pen. Il a exprimé également l’exaspération contre les provocations algériennes. Selon un sondage CSA pour CNews du 31 octobre, 74% des Français seraient favorables à la suppression des accords contestés, qui offrent unilatéralement des facilités de séjour, de circulation et d’emploi pour une immigration devenue problématique. Dimanche, sur BFMTV, Éric Zemmour a accusé Alger « d’organiser l’invasion » et d’entretenir, chez les Algériens en France, une revanche coloniale appuyée par « des armées d’occupation » représentées par les jeunes fauteurs de troubles. Ce lundi matin, sur Europe 1, Xavier Driencourt, ancien ambassadeur en Algérie, a dénoncé « le discours anti-français, carburant du régime algérien ». Dans les prisons françaises, les Algériens sont la première nationalité. Ils forment 43% des occupants des Centres de rétention administrative (Le Figaro, 24 mars). Plus généralement, les musulmans représentent dans certaines maisons d’arrêt, comme à Fresnes, 70 à 80% des détenus. Avant d’être incarcéré à la Santé, l’entourage de Nicolas Sarkozy a fait connaître la liste des accessoires autorisés. Parmi eux, la djellaba et le tapis de prière.

        A lire aussi, Dominique Labarrière: RN gagnant

        Après Retailleau, Nuñez parie sur l’apaisement pour faire libérer nos compatriotes

        Les agitations guerrières d’Emmanuel Macron contre la Russie ne peuvent dissimuler ses lâchetés vis-à-vis d’Alger, qui détient Boualem Sansal et le journaliste Christophe Gleizes. Hier, dans Le Parisien, Laurent Nuñez a défendu à nouveau la position de la soumission, en plaidant pour une « coopération apaisée » avec Alger et en critiquant à demi-mots la stratégie du bras de fer de Bruno Retailleau, son prédécesseur à l’Intérieur.

        Mais cette pusillanimité officielle devant un régime soviétoïde et son immigration de masse (environ 7 millions d’Algériens ou Franco-Algériens) achève de décrédibiliser le chef de l’Etat. D’autant qu’un rapport du 15 octobre du député macroniste Charles Rodwell (EPR) estime à 2 milliards d’euros par an, minimum, le coût du statut dérogatoire des accords de 68 ; une source d’économies.

        En attendant, le RN engrange les dividendes des capitulations élyséennes. Un sondage (Viavoice), publié par Libération vendredi, montre que 54% des électeurs seraient prêts à voter pour le RN. Dans ce contexte d’une colère contre Alger et l’Elysée, Renaud Camus fait paraître un essai (1) qui met les pieds dans le plat.

        L’écrivain, paria des médias, réclame la remigration. Il écrit : « Si les actuels occupants coloniaux sont aussi sincèrement décoloniaux qu’ils le prétendent, qu’ils mettent leurs actions en accord avec leurs propos et qu’ils rentrent chez eux (…) ». Les Français d’Algérie ont, en 1962, été chassés en quelques mois par le FLN. La réciprocité dans la violence n’est pas concevable. Mais s’installe l’idée d’un rapatriement des indésirables.

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        Xavier Bertrand, l’étoile mystérieuse

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        Xavier Bertrand devant le siège des Républicains à Paris, 6 octobre 2025 © Stephane Lemouton/SIPA

        Isolé sur l’échiquier politique, le président de la région Hauts-de-France continue de croire en sa bonne étoile et en son destin national. Convaincu qu’il accédera un jour à la présidence de la République, il nourrit cette ambition avec une ténacité intacte. Sa préoccupation du moment ? Dénoncer les « ambiguïtés » qu’il perçoit entre certains responsables de son propre camp, Les Républicains, et le redouté Rassemblement national. Portrait.


        Les saisons passent et se ressemblent. L’automne revient, l’heure d’hiver, les débats budgétaires et, inévitablement, l’annonce de la candidature présidentielle de Xavier Bertrand. À le voir se déclarer, encore, en croisade pour l’Élysée, il a fini par nous convaincre qu’il était devenu un personnage indispensable de la Ve République.

        C’est l’histoire, ou le complexe, de celui qui n’a jamais vraiment brillé, et qui garde en lui la frustration du quatrième : celui qui ne monte jamais sur le podium quand les lions sont là, mais reste persuadé de toucher au but lorsqu’ils sont morts.

        Ce que l’on disait des émigrés aristocrates revenus dans les « fourgons de l’étranger » lors de la Restauration des Bourbons en 1815 vaut aussi pour Xavier Bertrand : « Rien appris, rien compris. » Les années passent et Bertrand use de la même stratégie, éculée et usée. Lorsqu’il parle de cette élection qui l’obsède avec un laconique « Je m’y prépare », il ne fait guère plus que le citoyen lambda annonçant qu’il ira faire ses courses au marché du vendredi.

        L’aventurier de la présidentielle perdue

        Le début de ses grandes ambitions remonte à loin. À l’issue de la défaite de Sarkozy en 2012, l’UMP était en fâcheuse posture, plus encore après la lutte entre ses successeurs, Copé et Fillon, qui a forcé l’ancien président à revenir. Face à ce spectacle, Bertrand, qui s’est toujours fait une certaine idée de la France, commence à laisser entendre qu’il sera candidat en 2017. Il en a, pense-t-il, l’étoffe, et la France l’attend. Face aux vieux lions Sarkozy, Juppé et Fillon, il comprend vite qu’il doit choisir une autre voie pour ne pas finir englouti comme Hervé Mariton ou défait, plus platement encore, que Bruno Le Maire à la primaire LR.

        Il se tourne alors vers la présidence de sa région, les Hauts-de-France, qu’il conquiert brillamment contre Marine Le Pen en 2015. Cette victoire est son bâton de maréchal. C’est Desaix surgissant à Marengo pour renverser la bataille et le destin du consul Bonaparte. Il fait de cette élection son épopée personnelle et de sa présidence une place forte de la droite républicaine contre les extrêmes, de gauche comme de droite. Ce qui revient à dire que tous les autres, sauf lui, sont dangereux. Une forme de macronisme qui ne dit pas son nom.

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        Après l’élection « imperdable » de 2017, Bertrand annonce, dans un moment d’intense exaltation, qu’il sera candidat en 2022, à condition d’être réélu. Rien ne doit l’empêcher de se présenter : son rendez-vous est, croit-il, non pas avec les militants LR, mais avec les Français et l’Histoire. Il fonce bille en tête, mais face aux risques, plutôt que de rester dans l’attitude d’un de Gaulle ou d’un Napoléon, seuls à croire en leur destin jusqu’à le réaliser, il recule. Il reprend sa carte du parti pour participer au congrès de 2021 et termine quatrième. Un échec majeur, qui aurait dû mettre fin à ses prétentions présidentielles.

        Que nenni. Retranché dans le Nord, habité par la conviction d’être l’élu du Destin, il se voit encore comme celui qui sauvera la France. Son livre, tout juste paru, doit réveiller les consciences de millions de citoyens à ce sujet. Sans succès, puisqu’il plafonne à 5,5% dans le dernier sondage présidentiel.

        L’opposant au macronisme est probablement macroniste

        Xavier Bertrand se dit de droite, milite dans un parti de droite, mais l’est-il vraiment ?

        Dernier exemple en date lorsqu’il demande à LR de clarifier sa ligne face au RN. Oui, Retailleau doit clarifier sa position quant à une éventuelle alliance avec ce parti. Mais Bertrand, lui, reproche à la droite d’être trop à droite. Il estime que la ligne droitière, sécuritaire et identitaire de Retailleau serait une trahison du gaullisme. Or, à relire le Général dans C’était de Gaulle, on mesure combien l’identité française et sa continuité sont au cœur même de la nation.

        Pourquoi, alors, être revenu dans un parti qu’il avait quitté avec fracas ? Après 2017, il avait eu le courage de partir, estimant ne plus s’y reconnaître. Mais il s’est renié en revenant, lorsqu’il a compris qu’il ne pourrait pas faire campagne sans argent ni appareil. C’est ce jour-là qu’il a perdu toute sa crédibilité.

        Trop éloigné des socialistes pour être de gauche, trop distant de Ciotti, Fillon ou Retailleau pour être de droite, il incarne un macronisme qui s’ignore, au point d’avoir failli devenir Premier ministre du président. Mais, pour citer Mitterrand, “l’opposant doit s’opposer sans cesse” : une leçon que Bertrand n’a jamais comprise.    

        Il brandit sa présidence régionale comme modèle, mais cela ne suffit pas. Quand il promet de ne plus refaire les mêmes erreurs, il se trompe car il les répète déjà. En politique, mieux vaut être un Mélenchon théoricien, cohérent et craint, qu’un Bertrand sans cap ni boussole.

        Idéologiquement hors-jeu

        L’autre problème de Bertrand est qu’il reste englué dans un logiciel chiraquien daté, décomposé face au FN/RN, une sorte d’UDF bis dont il est l’avatar. Lorsqu’il déclare : « Je débusquerai toutes celles et ceux qui sont ambigus », puis ajoute : « La vocation d’une famille politique issue du gaullisme n’est pas de monter sur le porte-bagage de l’extrême droite sous prétexte qu’il faudrait aller avec les vainqueurs », il démontre qu’il n’a pas saisi que la droite RPR, fondée sur le gaullisme et l’héritage de la Résistance, n’existe plus.   

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        De souveraine et gaulliste, elle est devenue européiste et centriste. Les électeurs de droite déçus par Chirac et Sarkozy se sont désormais recentrés sur les questions d’identité, de nation, de fiscalité et de sécurité. Bertrand mène en 2025 le combat avec les armes idéologiques de la campagne de Chirac en 2002.

        Un symbole du déclassement de la droite

        Xavier Bertrand fait partie de ces figures qui, sous Chirac et Sarkozy, furent un temps présentées comme les grands espoirs de la droite. Citons Laurent Wauquiez, Valérie Pécresse, François Baroin, François Fillon, Alain Juppé, Jean-François Copé, Bruno Le Maire ou Nathalie Kosciusko-Morizet. Tous ont incarné, à un moment, la promesse d’un renouveau qui n’est jamais venu.

        En quête de reconnaissance et d’un destin présidentiel, Bertrand appartient à cette génération de quinquagénaires issus de l’UMP qui ont manqué tous les rendez-vous. Lorsqu’il s’est lancé, les barons tenaient encore les manettes ; lorsqu’il les a crus déchus, il a pensé pouvoir s’emparer des postes, des partis, des victoires. Manque de chance, c’était précisément le moment du grand déclin de la droite et de la raréfaction des opportunités. Sur le plan idéologique, la droite a muté sans qu’il n’ait su suivre cette évolution. Et, sur le plan tactique, il n’a pas été aussi opportuniste que ses rivaux Édouard Philippe ou Sébastien Lecornu.

        Accordons-lui au moins le mérite de continuer à croire en sa destinée présidentielle, même s’il semble clair que le destin de ce dauphin de la droite UMP/LR est de s’échouer sur le rivage de 2027. Sa dernière croisade… avant 2032.

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        La petite croisade de Sophie Bessis

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        Sophie Bessis photographiée à Tunis le 18 avril 2025 © Mohamed Hammi/SIPA

        Avant qu’Éric Zemmour ne caracole en tête des ventes avec son dernier livre La messe n’est pas dite: Pour un sursaut judéo-chrétien, la chercheuse Sophie Bessis a occupé le terrain pendant des mois en dénonçant l’imposture de la notion de «civilisation judéo-chrétienne». Selon elle, l’adjectif ne serait qu’une trouvaille sémantique très récente, utilement employée par les penseurs de droite pour exclure les musulmans et cacher d’un voile pudique l’histoire de l’antisémitisme en Occident. On fait le point.


        Depuis mars cette année, et avec une intensité accrue depuis un mois, un petit livre a attiré l’attention des médias bien-pensants. Il s’agit de La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture,de l’ancienne chercheuse associée de l’IRIS, Sophie Bessis.[1] Cette dernière a été interviewée par Arte, France 24, France Culture, RFI, Ouest-France et La Croix, son livre encensé par Le Monde, Attac et Blast. Tout ce beau monde est d’accord pour proclamer que son essai a atteint son objectif consistant à pourfendre un mythe, celui de l’existence d’une « tradition judéo-chrétienne ». Ce mythe aurait été créé par l’extrême-droite afin de stigmatiser les musulmans dans les sociétés occidentales et de les présenter comme cet Autre qui ne peut ni s’assimiler ni être assimilé. Selon Mme Bessis, l’adjectif « judéo-chrétien » est « une trouvaille sémantique et idéologique » qui est devenue rien de moins qu’« une arme redoutable aux mains d’extrêmes droites cherchant à devenir hégémoniques des deux côtés de l’Atlantique ».

        Quand un consensus autour d’un livre est établi de manière aussi hâtive qu’unanime, on peut être sûr qu’il y a anguille sous roche. Le fait que ce soient des commentateurs de gauche et de centre gauche qui se ruent sur le livre et acceptent ses prémisses sans distance critique suggère que, pour eux, décrédibiliser la tradition en question est plus urgent que de mener une réflexion sur les possibles bases historiques d’une telle tradition. On peut dire qu’au « mythe », apparemment cher à la droite, de l’existence d’une civilisation judéo-chrétienne correspond le mythe, désormais cher à la gauche, de sa non-existence.

        Expertise ou activisme ?

        Au début de son livre, Mme Bessis pose une question parfaitement légitime : comment est née l’expression « civilisation judéo-chrétienne » ? Le problème, c’est qu’elle n’y répond pas. Son ouvrage est beaucoup moins une enquête historique qu’un tract polémique. Elle ignore superbement les origines du terme, qui se trouvent dans les mondes anglophone et germanophone au XIXe siècle, et quand elle aborde l’histoire récente, elle affirme que « c’est au tournant des années 1980 que le terme de judéo-chrétien devient d’usage courant ». Or, invoquer une « tradition judéo-chrétienne » est courant aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale, et dans des contextes où, jusqu’à une date relativement récente, l’islam n’était nullement en jeu.

        Mais au-delà du mot, il y a les choses qu’il pourrait désigner. Ces choses sont certes multiples et souvent vagues, mais elles ne sont pas nécessairement sans réalité. Il y a d’abord les liens étroits entre, d’un côté, le christianisme et, de l’autre, le judaïsme de l’époque juste avant et après Jésus. Le christianisme et le judaïsme sont des religions monothéistes et ils partagent un certain nombre des mêmes textes, malgré les présentations et les usages bien différents de ces textes. On pourrait objecter que l’islam fait partie de la même tradition : c’est également une religion monothéiste et qui comprend suffisamment de références positives aux deux autres pour faire partie des trois religions dites « abrahamiques ». Mme Bessis voit dans le judéo-christianisme un mécanisme pour écarter les musulmans et elle va jusqu’à qualifier l’islam de « tiers exclu de la révélation abrahamique ». Pourtant, les liens entre l’islam et les deux autres monothéismes sont moins forts. L’Ancien Testament des chrétiens reprend des livres mêmes des juifs (en dépit de la question complexe des sélections de textes et de leur traduction). A partir de la Renaissance, les érudits chrétiens désirant approfondir leur compréhension de leurs propres textes sacrés se trouvent obligés d’apprendre l’hébreu, non l’arabe.

        Malgré toute l’histoire tragique que nous connaissons, des communautés juives ont existé pendant des siècles au sein de sociétés chrétiennes dans une grande partie de l’Europe et de l’Amérique du Nord, ce qui n’était pas le cas de communautés musulmanes. Au-delà des questions strictement religieuses, le développement en Occident des notions de démocratie, d’État de droit et d’éthique universelle est en partie redevable au christianisme et au judaïsme. Ce développement est également redevable à une pensée de « sortie » de ces religions, selon le concept de Marcel Gauchet, promue par des philosophes et des politiques nés au sein de communautés juives et chrétiennes.

        Religion ou culture ?

        C’est ainsi que, outre-Atlantique, l’illustre rabbin orthodoxe, Joseph B. Soloveitchik a pu affirmer en 1964 que, s’il n’était pas légitime de parler d’une « tradition judéo-chrétienne » sur le plan religieux, il l’était sur le plan culturel. L’année suivante, un autre rabbin éminent, Robert Gordis a conclu que, malgré les différences profondes entre les deux religions, la proximité entre le christianisme et judaïsme était suffisante pour évoquer une tradition.

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        En 2012, le grand rabbin britannique, membre de la Chambre des lords, Jonathan Sacks invoque justement une telle tradition morale et culturelle qu’il fallait défendre, selon lui, contre un certain immoralisme contemporain, surtout dans le domaine économique : « Si l’Europe perd l’héritage judéo-chrétien qui lui a donné son identité historique et ses plus grandes réalisations dans la littérature, l’art, la musique, l’éducation, la politique et l’économie, elle perdra son identité et sa grandeur ».

        Ces cas qui concernent le côté juif du « judéo-christianisme » montrent que, si les discussions du concept au XIXe siècle étaient du côté chrétien, au XXe siècle une plus grande réciprocité se développe. Selon Mme Bessis, évoquer cette tradition aujourd’hui est une façon pour les Occidentaux d’escamoter l’histoire de l’antisémitisme. Cependant, cette histoire est telle qu’on ne peut pas l’escamoter, et la notion d’une certaine continuité et d’une certaine complicité, quoique limitées, nous aide dans le présent à consigner l’antisémitisme au passé. Si la référence à une tradition judéo-chrétienne est devenue l’apanage de la droite, c’est parce que la gauche a largement abandonné une vision positive de la religion – sauf de l’islam, considéré comme la foi des vaincus et des colonisés. L’autre motivation du rejet par la gauche du judéo-christianisme, est son refus d’accepter sérieusement l’existence d’un antisémitisme musulman.

        Ne pas parler de ce qui fâche

        Tout au long de son livre, Mme Bessis évite soigneusement de se demander ce qui, surtout pas à l’époque contemporaine, aurait pu servir à rapprocher juifs et chrétiens. L’idée que l’islam puisse être autre chose qu’une religion de la paix lui échappe. Elle n’évoque que brièvement et indirectement l’impérialisme des musulmans qui, dans les premiers siècles, a conduit à des périodes de persécution de juifs et chrétiens dans les terres conquises. Elle effleure à peine l’occupation islamique de la péninsule ibérique, présentée par un certain courant historique comme la création d’une utopie de tolérance interreligieuse – très à tort.[2] Rien sur la conquête de Constantinople et des Balkans par les Ottomans qui ont menacé l’Europe jusqu’aux portes de Vienne en 1683. Rien sur les opérations esclavagistes des pirates barbaresques. Soyons clair : il ne s’agit pas ici de jeter l’opprobre sur les musulmans pour des actions commises au cours des siècles. A cette même époque, les royaumes chrétiens n’étaient pas plus pacifistes. Il s’agit de ne pas ignorer des événements qui ont pu créer les conditions d’une méfiance vis-à-vis de l’islam.

        Quand on se tourne vers l’époque contemporaine, on voit que ces conditions sont propres justement à rapprocher chrétiens et juifs dans les sociétés occidentales. Mme Bessis prétend qu’elle ne veut pas minimiser le problème de la salafisation de l’islam. Pourtant, c’est exactement ce qu’elle fait dans ce volume. Elle tire un voile sur les difficultés des chrétiens au Moyen Orient ou les massacres de chrétiens en Afrique subsaharienne. Elle ne dit rien sur les actes terroristes en Occident, dont certains ont pour objectif explicite de tuer les juifs ; et rien sur l’infiltration frériste dont le but ultime est de transformer le monde occidental en califat. Elle se réfère à une étude publiée par Institut Montaigne en 2016, « Un islam français est possible » qui cite les couvertures de newsmagazines français accusés de présenter une image négative de l’islam. Aucune mention n’est faite par elle de l’inquiétude publique inspirée par la série d’attentats, allant de Charlie Hebdo au Bataclan, inquiétude qui aurait pu trouver un reflet dans les unes des journaux. Mme Bessis va jusqu’à déclarer que l’expansion de l’islamisme « apporte un précieux concours à cette exclusion », comme si c’était le seul tort de l’extrémisme musulman. Toutes les fautes sans exception ne peuvent exister que du côté des juifs et des chrétiens.

        A la fin, elle prétend renvoyer dos à dos les activistes de droite et les islamistes, c’est-à-dire ceux qu’elle appelle « tous les entrepreneurs identitaires du Nord et du Sud ». Mais elle reste obstinément incapable d’envisager la possibilité que la montée des formes radicales de l’islam et leur guerre contre les sociétés et les valeurs occidentales aient quelque chose à voir avec le succès électoral des populistes de la droite radicale. Son livre nous propose, moins l’anatomie que la construction d’une imposture.

        124 pages

        La civilisation judéo-chrétienne: Anatomie d'une imposture

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        [1] Sophie Bessis, La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture (Les Liens qui libèrent, 2025).

        [2] Voir Dario Fernandez-Moresa, Chrétiens, juifs et musulmans dans al-Andalus. Mythes et réalités de l’Espagne islamique (Jean-Cyrille Godefroy, 2020).

        Paul Biya, l’éternel retour du «sphinx» camerounais

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        Yaoundé, Cameroun, septembre 2025 © Welba Yamo Pascal/AP/SIPA

        À 92 ans, le président du Cameroun entame un huitième mandat. Le dernier dinosaure de la Françafrique défie le temps et l’histoire. Qui est-il? Son fils pourrait-il vraiment lui succéder dans sept ans?


        C’est une pièce de théâtre tragique dont les Camerounais semblent condamnés à rejouer sans fin les mêmes actes. Les protagonistes ne changent pas, seuls les décors se modernisent.

        Le 27 octobre 2025, le Conseil constitutionnel a validé, sans surprise, la réélection de Paul Biya à la tête du pays. À 92 ans, le plus vieux chef d’État en exercice du monde, figure tutélaire de la Françafrique, s’offre un huitième mandat.

        Pour ses partisans, il reste un symbole de stabilité ; pour ses opposants, un monarque indéboulonnable et figé dans une époque révolue.

        Un destin à l’ombre de la France coloniale

        Paul Biya, c’est d’abord une trajectoire singulière. Né en 1933 dans une famille modeste du Sud-Cameroun, destiné à la prêtrise, il prend une autre voie : celle des études parisiennes. Pensionnaire du prestigieux lycée Louis-le-Grand, il se forge dans la rigueur académique et poursuit un cursus juridique sans faute.

        Le Cameroun, sous tutelle française après avoir été colonie allemande, est alors en proie à une rébellion sanglante. L’Union des populations du Cameroun (UPC) mène une lutte armée contre la présence coloniale. La répression, implacable, laisse des cicatrices encore palpables de nos jours dans le subconscient local. Dans cette atmosphère, Biya incarne l’élève modèle. L’administration française le perçoit comme le prototype du « cadre assimilé » : docile, cultivé, loyal. C’est Louis-Paul Aujoulat, un pied-noir influent et député du Cameroun (1945 et 1955) qui a repéré ce jeune prodige et qui voit en lui le visage d’un futur que le Général De Gaulle dessinera plus tard… 

        Il le recommande à Ahmadou Ahidjo, premier président du Cameroun indépendant (1960), qui l’intègre à la présidence de la République comme chargé de mission. Paul Biya gravit les échelons à une vitesse fulgurante. L’administration française, qui garde la main sur nombre d’affaires africaines, observe en lui un homme de continuité, un relais du gaullisme en Afrique centrale. Ministre, puis Premier ministre en 1975, il devient la pièce maîtresse du dispositif d’Ahidjo, avant d’en devenir le rival silencieux. Le 4 novembre 1982, coup de théâtre : Ahmadou Ahidjo démissionne subitement, dans des conditions controversées, laissant les pleins pouvoirs à son dauphin constitutionnel qui ne tarde pas à se débarrasser de son mentor. Le Cameroun bascule sans violence dans une ère nouvelle. Le jeune président, froid, méthodique, calculateur, s’installe au palais d’Etoudi. Il n’en sortira plus.

        Une dernière candidature, un doigt d’honneur à l’opposition

        Depuis plus de quarante ans, Paul Biya règne sur le Cameroun comme un monarque républicain. Les scrutins se succèdent, les résultats ne varient guère : des scores quasi nord-coréens, des opposants neutralisés, un parti unique — le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) — qui sature l’appareil d’État.

        Soutenu par Paris, le président a su bâtir un système politique où chaque pièce dépend de lui. Les chefferies traditionnelles, humiliées sous Ahidjo, retrouvent leur place et leur prestige. L’opposition, muselée, est cantonnée au rôle d’ornement démocratique. Dans les années 1990, sous la pression de la rue et de la communauté internationale, Biya cède au multipartisme, sans jamais lâcher le contrôle. Aujourd’hui, plus de 300 partis sont enregistrés : une forêt politique où chaque arbre pousse à l’ombre du RDPC, nourri par les subsides de l’État.

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        Sa nouvelle candidature n’a surpris personne. En 2022 déjà, lors de la visite du président français Emmanuel Macron à Yaoundé, Paul Biya avait esquissé les contours d’un nouveau mandat tout en laissant planer le doute sur sa volonté d’en découdre une dernière fois. Paris, cette fois encore, a préféré le silence. Aucun mot sur la longévité de ce règne, ni sur l’affaire des « biens mal acquis » qui vise le clan présidentiel, ni sur les soupçons de fraude électorale.

        Le principal candidat de l’opposition, Issa Tchiroma Bakary, ancien ministre et ex-cacique du RDPC, a tenté de contester les résultats, allant jusqu’à se proclamer vainqueur. En vain. Officiellement « en lieu sûr » sous la garde de militaires loyalistes — ce que dément le gouvernement —, il a appelé les Camerounais à la grève et à la fermeture des commerces. Il est probable que cet appel sera peu suivi. La peur, comme souvent, va étouffer la colère populaire.

        Réélu avec 54 % des voix — un score modeste pour un autocrate habitué aux plébiscites —, Paul Biya a su mettre en avant ses succès économiques : une croissance en hausse depuis 2023, une inflation maîtrisée, un taux de chômage officiellement inférieur à 4 %. Sous pression du FMI et des créanciers européens, son gouvernement a entrepris de sévères réformes budgétaires. Dans le secteur agro-industriel, moteur de l’économie, quelques réformes ont même permis de renforcer la coopération entre public et privé. Le vieux lion a su préserver la paix civile dans un pays fracturé par la question du séparatisme anglophone. Ses gouvernements dits d’« unité nationale » ont évité le pire : une guerre ouverte entre les régions anglophones et francophones.

        Mais le revers du tableau est moins flatteur : corruption endémique, recul des libertés, dépendance accrue à la Chine. Les relations avec la France se sont refroidies, en dépit des gestes de bienveillance de l’Élysée, notamment la réouverture du dossier sur les crimes coloniaux au Cameroun — une initiative que M. Biya n’avait pourtant jamais demandée et qui a eu l’effet contraire attendu au renouveau des relations franco-africaines. Face à la Russie tapie dans l’ombre, l’Hexagone, à force de plier genoux pour un oui, un non, n’apparait plus comme un partenaire fiable dans un continent ou seule l’autorité du chef prime sur tout le reste.

        Depuis des années, le pays vit également dans une étrange léthargie. C’est un nonagénaire Paul Biya qui semble plus que jamais absent, multipliant les séjours médicaux en Suisse. L’homme ne gouverne plus, il préside à distance, par délégation, par silence. Ses rares apparitions publiques, chorégraphiées, donnent l’image d’un vieillard fatigué, tenu debout par la mythologie du pouvoir. Les Camerounais, eux, oscillent entre résignation et peur du vide. L’idée d’un Cameroun « après Biya » reste taboue, presque impensable. Pour beaucoup, le sphinx d’Etoudi est un highlander qui défie le temps.

        Dans les cercles du pouvoir, chacun se prépare pourtant à l’inévitable : dans un jeu d’ombres et de successions (certains avancent que son fils aîné, Emmanuel Franck Biya, pourrait lui succéder), l’armée pourrait avoir finalement le dernier mot à ce qui reste finalement qu’une énième commedia d’ell’arte tropicale.  

        Schopenhauer et le monde comme il va: pourquoi il faut lire «Le Monde comme volonté et représentation» en 2025

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        arthur schopenhaeur gemma salem
        Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer (1821–1893). DR.

        Philosophie. Quatre raisons de lire l’ouvrage le plus important du « Bouddha de Francfort ».


        « Connaissez-vous Schopenhauer ? » Lorsqu’il pose cette question à Edma Roger des Genettes en 1879, Flaubert ne se doutait pas de l’étonnante pérennité de son interrogation.

        Et nous, connaissons-nous Schopenhauer ?

        Pareil à l’arbre qui se juge à ses fruits, on ne peut juger d’un philosophe qu’à travers son œuvre. Dans le cas de Schopenhauer, quelle meilleure porte d’entrée à sa philosophie que la lecture du Monde comme volonté et représentation ?

        « Je suis l’auteur du Monde », déclare-t-il. Il fallait donc une occasion solide pour ouvrir ce monument de la pensée du XIXe siècle. En effet, dans un monde où tout va vite, où tout est fini avant même d’avoir commencé, les quelque 1500 pages du grand œuvre du « Bouddha de Francfort » ont de quoi rebuter jusqu’aux esprits les plus consciencieux. La Pléiade nous offre d’allier l’utile à l’agréable en (re)découvrant le livre dans une superbe édition qui reprend la traduction en deux volumes parus en Folio Essais, augmentée de notes abondantes, d’une préface et d’une notice, qui situeront dans la trajectoire personnelle de l’auteur et dans l’histoire de la philosophie occidentale sa genèse, ses conditions de rédaction et de réception.

        Depuis sa première publication en 1818 par un jeune philosophe même pas trentenaire, jusqu’aux derniers commentaires parus dans un deuxième tome en 1844, le livre est, à l’instar des Essais de Montaigne, l’œuvre d’une vie. Le philosophe y postule un retour à une honnêteté intellectuelle basée sur une distinction franche entre le mot et la chose. Profondément critique, la philosophie schopenhauerienne délaisse la question scientifique du « pourquoi » des choses, pour un retour au fondement des phénomènes. L’architectonique de l’ouvrage tente d’apporter une vue globale du monde selon quatre volets : métaphysique, esthétique, éthique, et épistémologique.

        La philosophie de Schopenhauer est personnelle, et ne vaut que comme constat. Œuvre du temps, Le Monde se nourrit d’une acuité d’observation, de lectures, de jugements personnels. C’est ce primat donné à l’individualité, transcendant les âges et les frontières, qui fait du Monde un ouvrage essentiel et atemporel, et offre au lecteur de 2025 de multiples raisons de le lire. 

        1- Parce qu’il place l’homme au centre de ses questionnements

          Dans la cosmologie schopenhauerienne, l’homme fait figure d’exception.

          Contrairement à l’animal, tout individu est doué de raison, et ce faisant, dispose d’une capacité de réflexion suffisante pour prendre le monde comme objet de ses réflexions. « L’homme est un animal métaphysique », capable de prétendre à « une connaissance dépassant l’expérience, c’est-à-dire les phénomènes donnés » (ch. 17 des Suppléments) ou la « représentation », pour reprendre les mots de son grand œuvre. De ce fait, par sa capacité à accéder à « ce qu’il y a derrière la nature et qui la rend possible », l’homme est conditionné à réfléchir sur son sort, et à accepter la réponse qu’il trouve à ce besoin, aussi cruelle soit-elle. Là où l’animal jouit de toute « la quiétude » de son regard, l’homme est condamné à une inquiétude, une angoisse existentielle. Voilà que l’homme, qui se croyait au sommet de l’ordre naturel, se trouve être le jouet, mais conscient (d’où la douleur) d’une force dont il ignore tout, mais ne peut que voir ses désastres à l’œuvre dans le « pire des mondes possibles »

          Dès lors, comment articuler ces deux points centraux ? Sont-ils seulement conciliables ? En usant d’une audacieuse capacité de spéculation, Schopenhauer répond par l’affirmative : par la voie de ses sens, l’homme est capable de se forger une image voilée du monde environnant, mais il ne faut pas oublier que cette réalité (ou représentation) prend sa source dans une volonté, qui l’anime autant qu’elle anime l’homme.

          2- Parce que le livre est étrangement d’actualité

            Découlant directement de la notion de volonté entendue comme vouloir-vivre, la question du mal est centrale dans le Monde. L’origine de cette conviction du mal supérieur au bien prend racine dans une expérience douloureuse sur laquelle revient longuement la préface de Christian Sommer : en 1804, alors adolescent, Schopenhauer visite la France. À Toulon, le spectacle de galériens enchaînés le frappe d’horreur et de consternation. Le constat édifiant n’aura de cesse de le pousser à aller aux origines du mal et de la souffrance des hommes, guettant les aspects multiples de cette volonté, qu’elle soit haine, ou capacité à écraser l’autre pour établir son propre intérêt. 

            Le combat est sans fin, et résonne encore de nos jours d’une façon si particulière. Du Moyen-Orient à l’Ukraine, du Vénézuéla au Népal en passant par le Mali ou le Darfour, la brutalité des hommes n’a pas de frontières. Les causes ne manquent pas de s’entretuer, et de raviver l’éternelle question de la présence du mal sur terre.

            Depuis le XVIIIe siècle, les tentatives de réponse sont nombreuses : Leibniz a composé une passionnante Théodicée (1710), subtil mélange de philosophie et de théologie. Schopenhauer, lui, reprend cette question en la soustrayant à l’aspect théologique. Délivré de la fable religieuse, l’homme est condamné à une lucidité. « Le meilleur des mondes possibles » de Leibniz n’existe plus devant tant d’atrocités. Aussi, s’il attend un quelconque secours, il ne peut venir que de lui seul.

            3 – Parce que la voie du salut est possible

              Trop souvent réduite au pessimisme, la philosophie morale de Schopenhauer ne suppose pas que le bonheur est impossible. Cependant, il s’agit de ne pas conclure à une inversion trompeuse des valeurs : si elle est présente, la joie abolit la souffrance et l’ennui comme normes d’existence, non l’inverse.  

              Pour sortir de cet emprisonnement du principe d’individuation, l’homme doit s’élever à une noblesse d’âme, et reconnaître chez l’autre le même principe destructeur qui le pousse à vivre dans la recherche perpétuelle de l’assouvissement afin qu’il n’aille pas nier la volonté d’autrui. L’empathie, autant que la pitié, la douceur et la générosité, débusquent le jeu funeste auquel nous contraint le vouloir-vivre, et acte le triomphe de la connaissance : « seule cette vision, en supprimant toute différence entre mon individu et celui d’autrui, rend possible et explique l’intention parfaitement bonne, même quand elle va jusqu’à la tendresse désintéressée et jusqu’à l’abnégation la plus magnanime. » (§ 68)

              Par une connaissance intuitive, l’homme peut et doit canaliser le vouloir-vivre. Trois attitudes transforment l’homme de l’intérieur : en refusant les modes d’expression des pulsions, le saint trouve cette force qui lui permet de prendre la pente opposée à celle de ses désirs ; la pratique de l’ascèse permet à l’homme d’accueillir avec joie les offenses d’autrui, car, sans le contraindre au mal, elles lui sont un rappel salutaire de sa victoire sur le vouloir-vivre.

              Mais c’est à travers l’art que l’homme renoue avec la quintessence du monde.

              4 – Parce qu’il postule que l’art est un refuge

              Comment éteindre les fracas de ce monde ? Comment fuir la guerre perpétuelle des hommes ? La solution est simple, peut-on penser, il faut annihiler la volonté. C’est penser un peu rapidement, répond Schopenhauer. La volonté est un principe dont on ne voit que la représentation à l’œuvre dans le monde. Reste la voie du suicide. Inutile, répond Schopenhauer, car en me supprimant, je ne supprime qu’une représentation de la volonté. La volonté est une vérité philosophique, et échappe aux formes de l’espace et du temps, ainsi que le rappelle le paragraphe 23 du Monde : « La volonté désigne la chose en soi de tout ce qui apparaît en ce monde, la forme de tous les phénomènes. »

              Une piste réside dans le bannissement des trois formes de l’intuition humaine : le besoin, le désir et l’envie. Ne peuvent y parvenir que ceux capables d’une élévation de la conscience au-dessus du theatrum mundi. L’art, en dépersonnalisant l’individu, lui offre la possibilité de devenir une « conscience meilleure », digne de contempler les Idées qui président aux choses de ce bas monde.

              La position esthétique est la plus élevée car elle suggère une reconnaissance lucide du mal dans la volonté. En parler, c’est déjà la combattre. (À cet égard, l’éthique philosophique poursuit doublement cet affranchissement de la volonté, car non seulement elle offre au philosophe une voie de salut, mais elle le contraint à forger autour de lui une communauté d’hommes, eux aussi disposés à propager l’idéologie.) « [À] l’instant même où, détachés du vouloir, nous nous adonnons à la connaissance pure et dénuée de volonté, nous pénétrons pour ainsi dire un autre monde dans lequel tout ce qui meut notre volonté, et par là même ébranle avec tant d’intensité, n’est plus. » (III, §38)

              Philosophie du vécu plus que de l’enseignement (Nietzsche ne s’était pas trompé !), la doctrine de Schopenhauer s’impose donc par toute la force de l’expérience qui lui préexiste, et en laquelle chacun est appelé, non à adhérer, mais à tirer de son substrat toute la force de résilience : « D’un tel homme qui, après de longues luttes contre sa propre nature, l’a enfin dépassée, il ne reste plus qu’un être de pure connaissance, un miroir imperturbable du monde. » (IV, § 68)

              1728 pages

              Le Monde comme volonté et représentation

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              Le jaune de la discorde

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              © WILD BUNCH - FRANCE 3 CINEMA - ATELIER DE PRODUCTION - KALLOUCHE CINÉMA - LES FILMS VELVET - SRAB FILMS

              Virginie Efira projetée dans la France périphérique, cela vous tente? La crise des gilets jaunes précipitera-t-elle la fin de son couple? Ce suspense, loin d’être haletant, est à découvrir au cinéma mercredi. Ou à la télévision dans quelques mois…


              Votre serviteur l’avoue, il y allait un peu refroidi, voir Les Braises. Virginie Efira affublée d’un gilet jaune ? Karine turbine à l’usine quand elle ne milite pas au milieu de ses potes activistes, tandis que Jimmy, son jules, a (secrètement) des problèmes de trésorerie avec Bouvier, la petite entreprise de transport routier qu’il a mise sur pied et à laquelle il se consacre sans compter ses heures. Leur fils Enzo passe son bac, leur fille adolescente pratique le judo. Le couple a le projet de retaper la maison, entre autres pour lui installer un tatami. Ce n’est pas la lutte finale, mais c’est tout de même le combat pour les deux bouts. Tout baignerait dans le petit ménage sans cette révolte qui s’agrège sur les ronds-points : elle accapare Karine hors des heures de taf, ce qui a le don d’excéder Jimmy.  « Je fais ça pour la France », assure-t-elle. « Tu te prends pour Jeanne d’Arc ? La France ne t’a rien demandée ! », rétorque l’époux.  

              A lire aussi: Arnaud Desplechin: secrets d’artistes

              Le film somnole ainsi pendant pas loin de deux heures, alternant conciliabules entre « gilets jaunes », débats du couple à portée du liquide vaisselle, échanges acerbes qui finissent par tourner court quand Karine, ha mais, décide toute seule de céder à l’appel du devoir : courir manifester dans la capitale, pour faire masse de gilets jaunes contre Macron. Assumant le risque de se retrouver prise en étau entre casseurs et CRS. Inévitable – vous étiez pourtant prévenus !

              Même si le dîner de Noël en famille a sauvé les apparences, la crise est bien là, entre Karine et Jimmy. Gilet jaune n’est pas gilet de sauvetage. Les Braises ? Un film éteint.   

              Les Braises. Film de Thomas Kruithof. Avec Virginie Efira, Arieh Worthalter. France, couleur, 2025. Durée: 1h42

              En salles le 5 novembre

              Camus, Orwell, un déjeuner de soleil

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              DR.

              Dans son roman, Alexis Lager imagine la rencontre et les échanges intellectuels entre Camus et Orwell dans le Paris de l’après-guerre…


              Le roman d’Alexis Lager, secrétaire de la Société des Études camusiennes, débute par le repos forcé d’Albert Camus, victime d’une rechute de tuberculose. Nous sommes le 25 janvier 1950, dans une villa près de Cabris, la neige est tombée d’un coup et Camus a froid. Il vient d’apprendre la mort de George Orwell, l’auteur de La Ferme des animaux et surtout de 1984. Cet antistalinien acharné, ami d’Arthur Koestler, est décédé dans un hôpital londonien, le 21 janvier, terrassé par la tuberculose. La maladie a emporté le célèbre journaliste qui avait couvert la guerre d’Espagne, n’hésitant pas à troquer la plume pour le fusil, combattant avec les républicains contre les troupes de Franco soutenues par les nazis. Il fut gravement touché à la gorge, cette blessure l’obligeant à s’exprimer avec une étrange voix métallique. Camus se souvient alors que dans un Paris en proie à l’épuration sauvage, les deux hommes étaient convenus de déjeuner aux Deux Magots.

              Embarqués dans la galère du temps

              Alexis Lager, à partir de nombreux textes des deux écrivains engagés dans le siècle, imagine leur échange qu’il situe le dimanche 25 février 1945. Camus, fatigué par la tuberculose qui ne le lâche pas, épuisé par ses articles à Combat, et surtout la rédaction compliquée de La Peste, consent à rencontrer Orwell qui arrive le premier au rendez-vous. Après quelques phrases de présentation convenues, la discussion commence. Elle nous replonge dans la période troublée de la fin de la guerre, des trahisons, des vengeances, des incertitudes quant à l’avenir de la France et de la paix à construire en Europe. Orwell, dans ses démonstrations, apparait pragmatique. La guerre l’a rendu catégorique : l’ennemi, désormais, c’est le stalinisme. Pour la France, c’est le parti communiste, dont la patrie est l’URSS. Il a vu à l’œuvre les communistes espagnols qui ont empêché « qu’une révolution sociale se fasse en Espagne en supprimant tous ceux qui la portaient : « le P.O.U.M, auquel il appartenait, les différents groupes anarchistes. » Camus n’est pas loin de penser la même chose, même s’il n’a pas combattu en Espagne, comme le fit Malraux, lequel n’est pas épargné par Orwell, ce dernier le trouvant trop lyrique et suspect son héroïsme. Camus, malgré la force politique que représente le PCF, et qu’il craint, ne tombe pas du côté des gaullistes. « Je crains que le gaullisme qui s’impose ne soit qu’un retour à l’ordre, à un conservatisme bourgeois ». Orwell confirme qu’il est un homme de terrain et Camus tente de préserver sa liberté de pensée dans un monde où faire un choix devient pourtant une nécessité. Les deux intellectuels sont du reste d’accord sur le rôle de l’écrivain au cœur de la cité. Il doit s’engager au nom « de l’injustice et de la misère du monde. » Un écrivain ne peut pas avoir une « attitude purement esthétique envers la vie. » Camus rejoint Orwell et emploie le terme « embarqué » emprunté à Pascal. « L’artiste est embarqué dans la galère de son temps, souligne Camus. Et il doit s’y résigner. » C’est assez stimulant de lire cela alors que la production littéraire nous ensevelit sous les récits autocentrés et familiaux.

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              Un récit convaincant

              Les plats sont chauds malgré les restrictions. La conversation se poursuit, chacun affute ses arguments, le ton reste courtois, les deux écrivains s’estiment. Ils évoquent encore l’Europe à reconstruire, lorsque l’Allemagne sera définitivement vaincue ; le processus de décolonisation qu’ils lient à la réussite de la nouvelle Europe. Orwell, plus lucide que jamais, déclare : « La France, de son côté, devrait préparer l’autonomie de l’Algérie, du Maroc et de l’Indochine. » Il n’est pas convaincu que de Gaulle aille dans la bonne direction. Camus se tait. L’Algérie, c’est un sujet sensible chez l’intellectuel, né à Mondovi. Et puis il y a le sujet de la peine de mort. Robert Brasillach vient d’être fusillé le 6 février 1945. Camus détestait l’écrivain collaborateur, qu’il juge piètre romancier, mais il a signé la pétition en faveur de sa grâce refusée par l’homme du 18-juin. Camus est abolitionniste, dans la lignée de Victor Hugo. Orwell, plus direct, plus incisif que l’auteur de L’Étranger, affirme : « À vrai dire, on ne se venge jamais. On veut se venger lorsque l’on est impuissant, et qu’on a conscience de l’être : dès que ce sentiment d’impuissance disparaît, le désir de vengeance s’évanouit avec lui. » L’actualité récente ne lui donne pas tort.

              Le dernier chapitre réserve une chute étonnante qui rend le roman particulièrement réussi.

              Alexis Lager, Le songe des esprits libres : Camus – Orwell 1945, Le Passeur éditeur. 208 pages

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