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Nous sommes tous des fils à papa

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Faut-il se joindre à la meute qui s’est lancée aux basques du jeune Sarkozy, au grand soulagement de Frédéric Mitterrand ? On peut, certes, s’offusquer de voir le fils du président de la République accéder à des fonctions habituellement réservées à des hommes politiques expérimentés. Conseiller général de Neuilly à 22 ans, président du groupe UMP à 23 ans et bientôt président de l’Etablissement public de la défense (EPAD) : une telle carrière n’aurait pas été possible si Jeannot s’était appelé Dugenou et encore moins Mohamed.

Nous sommes là devant un cas flagrant de népotisme politique au sommet qui nous ridiculise aux yeux du monde, et nous disqualifie pour faire la morale aux républiques bananières : la revue de presse internationale sur cette affaire est accablante. Même la télé chinoise se paie la fiole du fils à papa, un comble dans un pays où le comité central du PCC est composé de vieillards, têtes de lignée de familles qui accaparent les postes politiques et administratifs…

Mais examinons les arguments développés par les contempteurs du gendre à Darty : il est, selon eux, scandaleux que la présidence d’un établissement public brassant des sommes d’argent considérables soit confié à un jeune blanc-bec qui rame en deuxième année de Deug de droit à un âge où les brillants sujets terminent leur doctorat.

Si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, aucun poste politique – car la présidence de l’EPAD en est un – ne pourrait être confié à quelqu’un ne pouvant présenter moins de bac+8 sur son CV…
Il fut un temps où les partis de gauche et les syndicats faisaient office d’universités parallèles pour sélectionner des cadres politiques dans les classes défavorisées : on a connu des titulaires du certificat d’études dont les mérites gestionnaires valaient bien ceux des hyper- diplômés de la classe politique.

Il n’est pas besoin de citer Corneille, ni d’évoquer les généraux de l’an II pour réfuter l’argument de l’âge qui interdirait à un jeune homme ou une jeune femme d’accéder à des postes de responsabilités importantes. Comme dirait Brassens, l’âge ne fait rien à l’affaire et la seule question qui vaille est celle de la capacité politique à assumer les charges que l’on brigue.

En conséquence l’affaire Jean Sarkozy revient à juger de sa taille par rapport au costume qu’il prétend enfiler. Les électeurs de Neuilly, qui n’ont pas l’air d’être des veaux, si l’on considère le sort qu’ils ont réservé au candidat du président lors des municipales, ont élu Jean Sarkozy au poste de conseiller général. En 2014, ils seront amenés à valider ou sanctionner l’action de cet élu local. Entretemps, il est pour le moins prématuré de le démolir au seul motif qu’il est le fils de son père.

Il semble, sous réserve d’inventaire, que Sarko junior soit moins brêle en politique qu’en droit. C’est après 2017 (ou 2012 si papa mord la poussière) que l’on verra à quel niveau il pourra se maintenir par son seul talent. Gilbert Mitterrand, Louis Giscard d’Estaing, Axel Poniatowski, Martine Aubry sont des fils et filles à papa à qui personne, aujourd’hui ne vient reprocher leurs origines, car ils ont gagné leur légitimité par eux-mêmes après le « coup de pouce » initial.

Reste la grave question du népotisme, cette maladie bien française. La Révolution de 1789 a eu beau abolir solennellement les corporations et promouvoir le mérite comme seul critère d’accession aux postes prestigieux de la République, ce népotisme s’insinue par toutes les brèches de l’édifice de nos institutions.

Les fils et filles de… se retrouvent, comme par hasard, aux premiers rangs des nouvelles générations, dans le show-biz, la littérature, le journalisme ou la politique. Les exemples viendront à l’esprit de chacun, chez les gens célèbres comme dans le voisinage. Les classes populaires ne sont pas épargnées par ce phénomène : j’ai conservé d’une vie professionnelle antérieure le souvenir que le Syndicat du Livre, qui jouissait du monopole de l’embauche dans la presse quotidienne ne traitait pas mal les enfants de ses membres…

Le fromage alto-séquanais a une forte tendance à se déguster en famille : Ceccaldi-Raynaud, Balkany et Sarkozy en sont les actuels parrains et marraines. Parfois, des drames cornéliens déchirent ces familles, pour la plus grande joie des gazettes. Ce n’est pas pire que dans le Paris de Jacques Chirac ou le Languedoc-Roussillon de Georges Frêche.

Dans un pays où les Tanguy se multiplient par temps de crise, saluons la belle énergie d’un rejeton de la bourgeoisie francilienne pour se dégager des délices du cocon familial et se plonger dans le monde de brutes des Hauts-de-Seine.

Arabes, pédés : tous ensemble !

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Fernard Cormon, <em>Le Harem</em>, 1877.
Fernard Cormon, Le Harem, 1877.

Si j’acceptais d’apparaître en public en short satiné, maillot bariolé et chaussettes montantes, si je passais mes loisirs à courir dans des stades en portant les couleurs de Castorama ou de William Saurin et si j’avais renoncé à envisager sexuellement l’autre moitié de l’humanité pour préférer l’amour de mes semblables, en deux mots, si j’étais footballeur homosexuel, j’avoue que j’éprouverais une certaine réticence à disputer un match contre une équipe de musulmans pratiquants.

Le dimanche 4 octobre dernier, une rencontre qui devait opposer le Paris foot gay au Créteil Bébel a été annulée. Les gays parisiens, dont on dit un peu vite qu’ils n’aiment pas les femmes alors qu’ils s’attachent à leur épargner toute forme d’enfer conjugal, qu’ils ne les voilent ni ne les violent et nulle part dans le monde ne les lapident, ont appris par courriel que le match n’aurait pas lieu, le nom de leur équipe ayant incommodé les mahométans de banlieue.

Je m’étonne que les plus gênés de l’histoire soient les musulmans car au risque de passer pour islamophobe, si j’étais homosexuel, j’aurais quelques raisons d’hésiter à jouer avec des hommes qui, par leur croyance, n’ont pour moi pas le moindre respect. Je crois bien que le sort réservé aux gays en terre d’islam, les persécutions et les exécutions publiques devant des foules réjouies, les prêches d’imams me comparant à des animaux répugnants gâcheraient mon plaisir à pratiquer un sport avec des partenaires attachés à cette culture-là.

Si j’étais homosexuel et footballeur, l’histoire récente de ces deux jeunes filles lesbiennes d’Epinay sous Sénart, chassées de leur quartier par les injures, les crachats et les coups, contraintes de fuir une de ces cités transformée en enclave islamique dans notre République laïque, m’inviterait à réfléchir avant de consentir à jouer au ballon avec ceux qui cautionnent de telles discriminations. Le calvaire des gays en banlieues, de ces hommes et femmes obligés de vivre cachés, de raser les murs pour éviter les ennuis ne m’aiderait pas à rentrer dans le jeu avec ceux qui pratiquent et revendiquent une telle intolérance à la diversité.

Si j’appartenais à un club de football gay, j’aurais peut être eu du mal ce dimanche matin du 4 octobre, à respecter un engagement sportif plutôt que de rester au lit avec mon amoureux. Je me demande si je n’aurais pas été tenté de renvoyer à mon entraineur ma carte de membre actif ou passif pour avoir eu l’idée de m’envoyer jouer dans un quartier où le Moyen Âge règne sur les esprits mais pas celui de l’amour courtois, et où les Porsches des mâles dominants côtoient sur les parkings les Clios calcinées des gens sans défense.

Je dois le reconnaître, je ne suis pas aussi confiant que les footballeurs homosexuels dans les vertus de l’échange, du dialogue et de la politique de la main tendue pour abolir les préjugés ou surmonter les croyances qui font que les uns refusent aux autres le droit d’exister.

Je n’ai pas cette générosité, cette grandeur d’âme et cet amour de mon prochain pour croire qu’une rencontre avec celui qui a priori ne vous respecte pas est de nature à le convaincre que vous pouvez être respectable et même aimable. Voilà pourquoi j’éprouve une profonde estime pour les membres du football club gay de Paris qui ont su mobiliser leurs sentiments les plus élevés et faire taire leur méfiance quand ils ont acceptés de rencontrer ceux du Bébel Créteil.

Je pense à leur amertume quand ils ont appris que ces derniers, en tant que musulmans pratiquants selon les termes du responsable du club, refusaient un échange que leur religion interdit. « Désolé, mais par rapport au nom de votre équipe et conformément aux principes de notre équipe, qui est une équipe de musulmans pratiquants, nous ne pouvons jouer contre vous, nos convictions sont de loin plus importantes qu’un simple match de foot. »

Les réactions qui ont accueillies cette décision ont été diverses et variées. La Halde marche sur des œufs pour ne stigmatiser personne et s’étonne que des discriminés puissent être discriminants. Le responsable du club musulman a d’abord défendu sa position au nom de la liberté de penser, déploré qu’une fois de plus les musulmans passent pour les méchants et reconnu qu’il avait réagi un peu vite et qu’il aurait du demander leur avis aux imams. Imams qui sont restés prudemment silencieux comme souvent quand il s’agit de trancher entre les usages français et les commandements de leur religion de paix et de tolérance.

Mais ça, c’était avant. Aux dernières nouvelles, face à la réprobation générale et devant la menace de la fédération de football d’exclure les mauvais joueurs, le responsable du Créteil Bébel parle aujourd’hui de malentendu. « Nous avions renoncé à cette rencontre, non pas par homophobie, comme il nous est reproché, mais tout simplement parce que le nom de ce club ne nous semblait pas refléter notre vision du sport, qui est pour nous exempte de toute revendication communautariste, ethnique ou religieuse, ou liée à une quelconque orientation sexuelle. » Zahir Belgharbi explique donc que ses membres n’ont pas la phobie de l’homo mais du communautarisme, et rajoute que finalement, pour le match, c’est d’accord.

Pour résumer cette histoire, on avait d’abord cru que les stigmatisés de banlieue ne parlaient pas aux enculés de la capitale. C’était une méprise, voire un procès d’intention. En réalité, ce qui choque les footballeurs de ce club musulman, ce n’est pas l’homosexualité, c’est le communautarisme dans le sport et on peut supposer que si l’équipe proposée pour une rencontre avait été composée de femmes, de juifs ou de croisés, la réponse aurait été la même. Français et puis c’est tout !

Quand on vous dit que l’immigration, c’est une chance pour la France. L’honneur est sauf, la cohésion nationale et l’avenir du club aussi. On respire.

Alain Crombecque sort de la coulisse

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Alain Crombecque est brusquement décédé d’un arrêt cardiaque à l’âge de 70 ans. Il dirigeait le festival d’automne de Paris, et avait été pendant sept ans à la tête du festival d’Avignon à une époque où il s’y passait encore des choses intéressantes. J’aimais bien Alain depuis le temps où nous fréquentions ensemble assidûment l’estaminet « Le Caveau », place Antonin-Poncet, à Lyon, antre enfumée des étudiants, peintres et théâtreux de la capitale des Gaules dans les années 1960. Vice-président de l’UNEF chargé de la culture quelques années avant mai 1968, il s’arrangeait toujours pour aller pisser au moment des votes cruciaux, où il fallait choisir son camp. Sa discrétion n’avait d’égale que son opiniâtreté à défendre le spectacle vivant, sans exclusive esthétique ni politique. Dans la coulisse, il était le plus fort.

Neuilly son père

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Voici donc le petit Jean Sarkozy, 23 ans, promis à la présidence de l’EPAD, Etablissement Public d’Aménagement de la Défense, premier quartier d’affaire d’Europe et gigantesque pompe à fric, s’il en est. Lorsque la plupart de ses congénères en appellent à leur parentèle pour les aider à trouver un premier stage en entreprise, l’élu du canton de Neuilly-sur-Seine-sud, lui, va se trouver propulsé au sommet du World Trade Center français. CDI, limite d’âge 65 ans, ce qui lui permet de voir venir.

Pistonné ? Vous rigolez, s’écrie Xavier Bertrand. Il s’est toujours fait tout seul, Jean… plus jeune conseiller général de France grâce au seul suffrage des Neuilléens. C’est vrai que personne n’est obligé de voter Sarkozy, même à Neuilly. Puis, au moment de choisir un président de groupe UMP au conseil du département le plus riche de France, là encore ça n’a pas fait un pli. C’était tellement évident que tous les vieux briscards du 9-2, connus pour leur sens du sacrifice, se sont spontanément désistés en faveur de leur benjamin. Faudrait vraiment avoir mauvais esprit pour penser que son père y est pour quoi que ce soit !

Pour l’Epad, c’est pareil. Dans les Hauts-de-Seine, tout le monde vous le dira : Jean, il est encore plus doué que son père au même âge. Nicolas, lui, avait dû attendre 27 ans pour s’emparer de la mairie de Neuilly, le nul ! Faudrait être con pour se passer d’un Sarko comme ça sans même réfléchir.

Evidemment, cette carrière éclair qu’il ne doit qu’à son mérite, ça n’a pas manqué de faire des jaloux. On est en France. La gauche raille son « incompétence ». Le Parisien s’est même cru autorisé à rappeler qu’il n’avait obtenu que 12,5/20 aux examens de première année de droit, mention passable, avant d’interrompre provisoirement ses études… pour cause d’entrée précoce en politique. Entrée brillante, aux municipales de Neuilly, dont se souvient parfaitement David Martinon. Il lui doit son poste de consul de France à Los Angeles, où il monte des concerts de rock, de quoi se plaint-il ?

C’est qu’avant de trouver sa voie Jean Sarkozy s’est beaucoup cherché, il ne voulait surtout rien devoir à ses parents, ce qui a sans doute un peu retardé son cursus universitaire. Lorsque Villepin croyait tenir les Nagy Bosca pour de supposés comptes Clearstream, petit Jean pensait faire carrière sur les planches. Le metteur en scène Philippe Hersant affirme l’avoir choisi à l’aveugle pour un rôle dans la pièce Oscar. Le jeune homme s’était présenté à une audition sous le nom de sa mère, Marie Cuglioli. Il lui avait trouvé, dit-il, « un charisme énorme, une très bonne diction, et le sens de l’improvisation ». Toutes choses qui, même si elles ne sont pas enseignées à Science po, font merveille en politique. Jean ne tardera pas à s’en rendre compte, déclinera finalement le rôle et se lancera dans la carrière à Neuilly-sur-Seine. Mais cette fois, bien sûr, en se présentant sous le pseudonyme de son père.

Face au procès en « népotisme » instruit par les bien-pensants, Jean Sarkozy reste de marbre, droit dans ses bottes. Pour bien montrer qu’il ne s’attend pas à hériter de l’Elysée pour son trentième anniversaire, il a courageusement repris ses études à la Sorbonne, malgré un emploi du temps bien rempli. Comme l’a magnifiquement expliqué son amie Isabelle Balkany, si un jour il veut faire autre chose que de la politique (!), il doit avoir un bagage universitaire. Le jeune président du groupe UMP des Hauts-de-Seine a donc passé ses partiels de février. Avec ses nouvelles responsabilités, trouvera-t-il encore le temps de continuer à bucher jusqu’au CAPA ? Il serait le premier étudiant-Pdg de France. Classe, non ?

Dater sa tristesse

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Nina Hagen
Nina Hagen.

Pierre-Louis Basse aime la gauche du monde d’avant, le football et l’histoire. Au point, parfois, de rendre ces trois passions consubstantielles, ce qui donne chez ce grand journaliste des livres d’écrivain, chose pas forcément évidente. Des livres d’écrivain, c’est-à-dire des livres qui ont toujours tendance à déborder leur sujet, comme dans son Séville 82[1. Séville 82, La Table ronde, Petite Vermillon.], où il raconte un des combats les plus tragiques du onze tricolore, quand la France perdit le « match du siècle » avec un héroïsme surhumain en demi-finale de la Coupe du monde, face à une équipe d’Allemagne d’une brutalité peu commune. De même, bien avant l’OPA sarkozyste, il avait donné un essai biographique sur Guy Môquet[2. Une Enfance fusillée, Stock.] qui était aussi une histoire de famille : sa mère, Esther, militante communiste, avait été chargée de récupérer les lettres et les planches sur lesquelles les fusillés de Chateaubriand avaient écrit leurs adieux.

[access capability= »lire_inedits »]Chroniqueur de la ligne 13[3. Ma ligne 13, Le Serpent à plumes.], celle qui l’emmène de Saint-Ouen aux locaux d’Europe 1, où il officie tous les week-ends à midi, il est un observateur lucide, généreux et aimablement désespéré de cette France que l’on défigure à grandes giclées de vitriol communautariste. Est-ce pour cela que, pour son premier roman, Comme un garçon, il se réfugie en 1979, l’année de ses 20 ans ? Ce lecteur de Nizan sait pourtant qu’il ne faut laisser dire à personne que c’est le plus bel âge de la vie.

Que faisait donc Pierre Garçon, le vrai nom de Basse, l’année où commençait le deuxième choc pétrolier ? Comme il a un peu de mal à s’en souvenir, l’homme de 50 ans s’installe dans un hôtel de Clichy, dans le quartier où lui et sa bande s’accrochaient à des rêves de lendemains qui chantaient d’une voix de plus en plus inaudible dans la France du plan Barre. Alors, pour retrouver la mémoire, dans cette chambre anonyme des dortoirs modernes au confort mondialisé, il branche un vieux pick-up acheté en RDA, ceux dont les fils se branchaient directement dans la prise, et il écoute des disques de Zappa, Gainsbourg, Nina Hagen qu’il volait au nom de la reprise individuelle. Et c’est comme si tout recommençait : le corps des amours perdues, les films de Jacques Bral, la silhouette de Christine Boisson et une inoubliable séance de ski sur les pentes enneigées de Montmartre.

Pierre-Louis Basse, ou Pierre Garçon, comme vous voudrez, fait pour ce premier roman un travail aussi essentiel que sans espoir. Bien au-delà d’une simple autofiction, d’un catalogue sentimental, d’une panoplie dérisoire et émouvante qui va de la couleur jaune des tickets de métro à l’haleine mentholée des filles qui fumaient des Kool, il cherche le moment, l’instant peut-être où l’on a basculé d’une époque à une autre. De cette année 1979 à ce temps où « jamais le pays dans lequel il vivait n’avait exhibé autant de preuves d’asservissement à ceux qui dominent et qui détiennent le pouvoir par l’argent ».

Baudelaire, dans Mon cœur mis à nu, parlait de « dater sa tristesse ». C’est ce que fait Pierre-Louis Basse dans Comme un garçon. Et il le fait vraiment bien, les larmes aux yeux, le sourire aux lèvres.[/access]

Juste des gens bien

Anne Wiazemsky
Anne Wiazemsky.

De l’admiration. De l’amour. De l’héroïsme. Enfin ! Selon l’idée reçue que les familles heureuses se ressemblent toutes et n’ont pas d’histoire (cette imposture colportée depuis la naissance du romantisme), jamais le malheur n’avait autant marché en librairie. Les sujets qui ont bonne presse, ces temps-ci, ce sont les misery memoirs, entendez par là je vous raconte − avec talent, c’est ça le pire − ma souffrance, mon histoire, ma rupture, mon bébé, ma dépression, mon cancer. Le stade au-dessus, c’est la souffrance par génération interposée : ma mère était méchante, mon oncle me violait, mon grand-père était collabo. Le stade ultime, c’est la psychanalyse opérée sur le dos de l’Histoire : des guerres de religion à la guerre d’Algérie en passant par Vichy, la révocation de l’édit de Nantes et l’affaire Dreyfus, y’a pas à tortiller, on est tous des salauds.

[access capability= »lire_inedits »]Et voici quelqu’un qui ne dit pas de mal de ses parents, ni de leur époque, ni d’elle-même, ne révèle aucun scoop scabreux, ne divulgue aucune petitesse propre à rassurer le lecteur et à le conforter dans sa bonne conscience. C’est même l’inverse : elle convoque des individus formidables, qu’elle aime, qu’elle admire et qui lui manquent. Elle leur rend grâce et hommage, comme elle l’a déjà fait, entre autres, avec une élégance infinie, pour Robert Bresson (Jeune fille, Gallimard, 2007) et pour ses arrière-grands-parents (Une poignée de gens, Gallimard, 1998). Tout devrait donc, logiquement concourir à l’échec public et critique. Eh bien, non ! Au contraire, et c’est une bonne nouvelle sous le soleil de la rentrée littéraire. Il faut croire que certains ont compris qu’il n’y a pas de honte à préférer le bonheur.

Mais cessons de ne louer ce livre que par des négatives : il n’est point mesquin, il n’est point souffrant. Certes. Il est surtout porté par la voix unique, vibrante de justesse et d’épure, d’Anne Wiazemsky. Et tout n’est pas rose, loin de là, dans l’histoire de cette rencontre, puisqu’elle a pour arrière-plan l’une des périodes les plus sombres de notre siècle : l’après-guerre, à Berlin. Claire (la mère d’Anne), fille du « grantécrivain » François Mauriac, y est partie en tant qu’ambulancière pour la Croix-Rouge. Elle a laissé derrière elle une France grise, où l’attendait un fiancé bien sous tous rapports, pour sauver des vies dans une Allemagne en ruines. Jean, dit « Wia », descendant d’un prince russe (ce que papa Mauriac prendra soin de vérifier après avoir confié l’enquête à Henri Troyat), négocie avec les Soviétiques les libérations des prisonniers. Sur le point de l’épouser, Claire écrit à ses parents : « Je ne suis pas sûre de faire une princesse bien présentable. » Partout, autour d’eux, misère et souffrance, mais ils sont jeunes, ils s’aiment, tout les sépare, ça paraît trop mais ça fonctionne parce que c’est vrai. D’autant plus vrai qu’Anne Wiazemsky a rythmé son roman des lettres de Claire, dont elle n’a rien retiré ni modifié. Miracle de l’écriture, la mère et la fille finissent par faire entendre une même voix : bon sang ne saurait mentir. Comme Anne sans doute, Claire est fragile, mais elle est forte ; percluse de migraines, elle refuse de s’écouter, et elle s’éloigne de ses chers parents pour mieux les aimer de loin. Montherlant (ennemi juré de Mauriac par ailleurs, mais tant pis) a dit quelque part : « Annoncez une bonne nouvelle, vous vous rendez agréable ; annoncez en une mauvaise, vous vous rendez intéressant : choisissez. » Anne Wiazemsky a choisi la première option. Heureusement : on avait presque oublié que l’amour existait.

Mon enfant de Berlin

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Deuil, j’y travaille

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Prague, ancien cimetière juif
Prague, ancien cimetière juif.

Les femmes de ma vie vous le diront : je peux toujours faire illusion en écrivant dans Causeur, j’ai beau pérorer sur des sujets de société, des choses importantes de la vie, je ne connais presque rien. Il y a des régions entières de l’âme et du cœur pour lesquelles je reste un étranger, un touriste tout au plus. Par exemple, la mort des autres me laisse totalement désemparé. Le deuil, je n’y comprends rien.

Avant de partager mon canapé avec le couillon tombé dans les filets de la SPA, j’ai eu un premier chien. Je ne voulais pas faire entrer dans la famille un de ces animaux fidèles ou policiers, mais ma fille m’a eu à l’usure. Le harcèlement fut long et acharné.

[access capability= »lire_inedits »]J’ai commencé par lui faire remarquer que le hamster et les trois chats devaient suffire à combler le manque d’amour inconditionnel que son père tardait à lui témoigner, mais les chats, ça ne vient pas se coucher au pied quand on les siffle. J’ai continué en lui expliquant qu’elle ressemblait de plus en plus à sa mère et que, le temps des garçons venant, elle ne tarderait pas à être comblée, mais rien n’y fit.

Après avoir conclu nos conversations pendant des années en lui répétant que, moi vivant, aucun cabot ne viendrait habiter sous mon toit, nous sommes un jour revenus d’un refuge avec une espèce d’épagneul noir et blanc.

Ce corniaud ne m’a attiré que des ennuis. Moins d’une semaine après avoir fait sa place dans la maison entre ma fille et moi, le clébard pointait sa truffe avec, dans la gueule, la cuisse d’une poule, laissant le reste de la volaille vivante et unijambiste dans le poulailler du voisin. Quelques jours plus tard, il tentait de renouveler la prédation sur le facteur avec moins de succès, ce qui me valut une lettre carabinée de la Poste.

Pourtant, quand ce salaud est mort, je n’ai jamais eu autant de chagrin de toute ma vie et il m’a fallu une bonne semaine de pleurs pour pouvoir penser à ce compagnon canin avec regret mais sans douleur.

En revanche, quand ma grand-mère nous a quittés, je n’ai pas versé une larme. Allez comprendre ! Quelques années après avoir perdu cette grand-mère juive chez qui j’avais passé beaucoup de mon enfance, j’ai emmené mon fils en voyage en Israël. Notre visite de Jérusalem nous a menés devant ce qu’on appelait, quand j’étais petit, le mur des Lamentations.

Je dois l’avouer : les vestiges de l’histoire et de la religion des Hébreux m’impressionnent beaucoup moins que les Israéliens. Devant les pierres du Temple, je reste de marbre et, si je suis sioniste, c’est plus par Moshe Dayan que par le roi David. Pourtant, ce jour-là, au pied du Mur, une émotion inattendue est venue me saisir. J’ai été cueilli par le souvenir du judaïsme tendre de ma grand-mère comme si j’avais cinq ans. J’ai peut être été, comme on dit pour les simplets, bercé trop près du mur et, à un moment de ma vie où je ne m’y attendais plus, sans pouvoir m’arrêter, j’ai pleuré ma grand-mère.

Les années ont passé et je me suis trouvé, alors que j’étais invité, un été, dans une maison de famille, devant une photo de famille. Il faut dire que je ne suis héritier ni de l’une ni de l’autre. L’histoire de France m’en a privé et je n’en garde aucune amertume : au moins, je ne passe pas mes vacances à tondre la pelouse et à repeindre les volets.

La photo était celle d’une grand-mère, alors jeune, dans les noirs et blancs d’avant, endimanchée et posant sur un sofa, un bouquet de roses à la main.

Cette image où tout ce qui est donné à voir a disparu, cette mise en scène un peu désuète, qui fait sourire, a libéré et ma peine et des larmes que j’ai eu du mal à endiguer.

Sur la photo encadrée de cette grand-mère inconnue, j’ai pleuré la mienne.

Combien de temps faudra-t-il à mon cœur pour comprendre que jamais plus, je ne reverrai ma grand-mère adorée ? Combien d’événements comme ceux-ci, auxquels s’ajoute l’écriture de ce texte, seront-ils nécessaires à l’accomplissement de ce qu’on appelle le travail de deuil ?

Je n’en sais rien et, à vrai dire, je ne suis pas pressé de le savoir.[/access]

Le régime est en crise

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Il y a quelques jours, le rédacteur en chef de Brigitte, le plus lu des féminins d’outre-Rhin, annonçait son intention de boycotter, à partir de 2010, les mannequins filiformes sur ses couvertures, pour laisser la place à des « vraies » femmes avec des formes. Une décision unanimement saluée là-bas comme dans le reste du monde, au nom, bien sûr, de la lutte contre ces fléaux planétaires que seraient l’anorexie et autres troubles liés à l’obsession de maigrir chez nous autres les dames. Enfin, une quasi-unanimité dont il faut exclure un certain Karl Lagerfeld qui lui, n’est pas tout à fait d’accord. Il vient de le faire savoir dans l’hebdo allemand Focus. Comme d’hab’, c’est assez drôle, et plutôt bien senti : « La mode a toujours reposé sur le rêve et l’illusion, personne n’a envie de voir des rondouillardes, à l’exception des mémères qui passent leurs journées devant la télé avec un paquet de chips. » Karl sera-t-il entendu? On peut en douter, car, comme nous le savons, dans la presse plus c’est gros, plus ça passe.

Inhibons-nous !

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Ordinateur
Penser le dispositif des commentaires sur les sites Internet.

Les commentaires sur les sites internet constituent un dispositif qui mérite d’être pensé. Voici quelques éléments.

La première question est celle du destinataire. À qui nous adressons-nous ? Parfois à l’auteur d’un texte – cyber-aristocrate local particulièrement antipathique –, parfois à un ou plusieurs autres commentateurs. Mais, simultanément, tous ces échanges sont destinés à un public imaginaire, à l’ensemble abstrait des visiteurs inconnus du site. Il s’agit donc d’échanges écrits présentant l’apparence d’échanges personnels, intimes, mais fondamentalement mis en spectacle, exhibés à une multitude de tiers inconnus. Comme si nous ne pouvions désormais parler à notre voisin que lorsque nous avons la certitude que tout le voisinage est perché à ses fenêtres pour épier nos paroles. Comme si nous nous sentions seuls lorsque nous sommes seulement deux. Ce dispositif a une vocation manifeste à attiser notre tendance à « faire le malin », dans laquelle Charles Péguy voyait le vice cardinal des Modernes – et qui n’a certes pas attendu ce dispositif pour prospérer dans nos pauvres âmes.

[access capability= »lire_inedits »]À l’intérieur de ce dispositif, nous accomplissons nos prouesses sous couvert d’un enivrant anonymat. Nous nous exposons aux insultes et à la dérision des autres commentateurs, mais l’inhibition liée à la présence réelle d’un autre être humain – à la possibilité de se faire casser la gueule, en somme –, qui nous inspire le plus souvent une belle retenue, est levée par le dispositif. Le peuple des commentateurs ne se recrute nullement parmi les plus haineux d’entre nous. C’est le dispositif lui-même qui porte la méchanceté humaine triviale à incandescence, à des intensités de haine inusitées.

L’usage des pseudonymes instaure une dimension ludique, un jeu de masques. Simultanément, nos pseudonymes produisent un effet d’abstraction. Ils irréalisent les commentateurs. Les commentateurs ne cessent pas une seconde d’être réels. Mais le sentiment de réalité que nous avons les uns des autres, lui, s’étiole passablement. La désinhibition produite par le dispositif tient en second lieu à cet affaiblissement du sentiment de la réalité des autres. Quand deux personnes se connaissent par leur nom, leur propension à l’insulte est beaucoup plus modérée. Insulter un pseudonyme, en revanche, ne semble pas prêter à conséquences. Le diktat ludique imposé par le dispositif me fournit une justification supplémentaire pour m’autoriser à déverser sur des inconnus l’agressivité que je n’ai pas laissé s’exprimer dans ma vie réelle.

Fréquemment, les commentateurs échangent, dans un premier temps, des insultes ludiques. Le jeu monte peu à peu en intensité – excité par les regards des inconnus qui observent la joute dans les gradins invisibles – puis atteint soudain un seuil où le plaisir du jeu, parfois presque innocent, disparaît d’un seul coup pour céder la place à un déchaînement de haine froide, réelle, impitoyable. Ce basculement donne à penser que, précédemment, ils s’abusaient quant au caractère factice de leur haine. Ils s’abusaient en imaginant que le petit jeu de la désinhibition est insignifiant, inoffensif et que chacun en reste maître comme il veut. «  Ils faisaient semblant de faire semblant » de se haïr, selon la formule chère à Mehdi Belhaj Kacem.

Nous qui sommes parfois des commentateurs, nous qui devenons parfois des commentateurs, lisons Un Cœur intelligent. Dans le chapitre consacré à l’Histoire d’un Allemand de Sebastian Haffner, Alain Finkielkraut analyse le bref moment où Haffner, de son vrai nom Raimund Pretzel, succombe très provisoirement au pouvoir de séduction du nazisme. Finkielkraut écrit à propos de cet homme : « Ce n’est pas l’uniforme qui a été sa perte, c’est l’informe ; ce n’est pas le règlement, c’est la récréation ; ce n’est pas la contrainte, c’est le chahut ; ce n’est pas l’ordre disciplinaire, ce sont les vannes de dortoir. […] Pour désigner cette action insidieuse qui joue sur les deux registres du défoulement et du mimétisme », Haffner invente un verbe : « Nous avons, dit-il, été encamaradés. […] Avec l’encamaradement, Haffner a mis au jour un territoire très fréquenté de l’existence, une possibilité présente et bien vivante du monde humain. […] Et il faudrait être sourd pour ne pas entendre déferler aujourd’hui son grand rire avilissant et fusionnel. »

L’horreur du « sympa » n’est pas le fait de notre seule époque. Si une grande part de la jeunesse allemande a été séduite par le nazisme, c’est en partie parce qu’il a existé un sympa nazi. Un faux sentiment de Commun fondé sur l’avachissement des êtres dans la désinhibition collective. Pour se tenir chaud. Une camaraderie de l’abjection.

Cyber-camarades de tous les pays, allons un peu prendre l’air – soyons doux et réels ! Cyber-camarades de tous les pays, inhibons-nous ![/access]

Marre des Vikings !

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obama

Il est de bon ton, chez nous, de tresser des louanges aux gouvernements et aux populations des Etats scandinaves, Suède et Norvège essentiellement, le Danemark s’étant récemment signalé défavorablement à l’attention des belles âmes françaises par l’affaire des caricatures de Mahomet.

Ces pays nous font honte, paraît-il, lorsqu’on les compare au nôtre dans le domaine des inégalités sociales, de la place faite aux femmes en politique et dans la société. Ils représentent, pour nos moralistes hexagonaux, un modèle dont il urgerait que nous nous inspirions. Comme si les recettes qui marchent dans une société ethniquement et culturellement homogène, dont les valeurs se fondent sur l’éthique luthérienne, étaient transposables dans notre France faite de bric et de broc, et suivant des préceptes moraux situés à cent lieues des injonctions réformées…

Grâce à l’inventeur de la dynamite, Suédois et Norvégiens, se sont attribués le droit de procéder à une distribution annuelle des prix récompensant les élèves les plus méritants de la classe mondiale dans les sciences, la littérature et de l’action internationale en faveur de la paix.

Jusque là rien à dire, sinon bien joué, puisque tout le monde trouve tout à fait normal, par exemple, qu’un comité composé de cinq éminentes personnalités norvégiennes bien connues dans leur famille et dans leur pays natal se sentent habilitées à désigner le héros de la paix de l’année.

Dans le passé, ils ont pu faire des choix courageux, comme celui d’Andreï Sakharov en pleine glaciation brejnévienne ou de Desmond Tutu au temps de l’apartheid, mais on doit aussi reconnaître qu’ils ont parfois attribué leur prix de manière quelque peu hâtive, comme dans le cas du Nobel de la Paix 1994 à Itzhak Rabin, Yasser Arafat et Shimon Peres.

Le comble semble avoir été atteint cette année avec l’attribution du prix à Barack Obama moins d’un an après sa prise de fonction, alors que les GI sont toujours engagés en Irak et en Afghanistan, et que dans le deuxième cas, au moins, ils ne sont pas près de rentrer à la maison. C’est un prix Nobel à crédit, où l’on prête au récipiendaire en toute confiance, tant l’on est certain d’avance que ses actes seront en accord avec ses paroles. En matière de crédit politique, il faut aussi se méfier des subprime qui font gonfler la bulle jusqu’à ce qu’elle explose…

Cette affaire de Nobel Lucky Luke (attribué plus vite que son ombre) nous remet en mémoire quelques événements récents qui donnent des pays du Nobel une image nettement moins sympathique que celle que l’on cherche à nous vendre.

Commençons par la Suède. Le 17 août 2009, le quotidien Aftonbladet, le plus fort tirage des journaux du royaume, publie une « enquête » du journaliste Donald Bostrom qui affirme que l’armée israélienne aurait pratiqué le vol d’organes sur des cadavres de victimes palestiniennes tuées lors d’affrontement avec Tsahal. Ce papier fait un amalgame hasardeux avec un trafic d’organe découvert cet été dans la région de New York où seraient impliqués des rabbins d’une communauté ultra-orthodoxe du New Jersey. Pour toute preuve de l’implication de militaires israéliens, le journaliste apporte des témoignages, la plupart indirects, de familles de prétendues victimes de ces vols d’organes, mais aucune preuve tangible d’accusations aussi graves.

Cette publication suscite une vive émotion en Israël qui proteste officiellement en convoquant des l’ambassadrice du royaume de Suède au ministère des affaires étrangères, à Jérusalem,. Celle-ci fait valoir à ses interlocuteurs que la liberté de la presse est constitutionnellement garantie dans son pays, mais qu’à titre personnel elle trouvait cet article « choquant ». L’affaire aurait pu s’arrêter là si le ministre suédois des affaires étrangères, Carl Bildt, n’avait pas désavoué son ambassadrice et fait savoir qu’il n’était pas question que le gouvernement de Stockholm et a fortiori un de ses diplomates porte le moindre jugement sur un article publié dans un journal suédois. Comme les lois sur la presse en Suède rendent quasi impossible d’obtenir une condamnation pour diffamation, ce refus de se prononcer sur un article incontestablement malveillant pour un pays en principe ami vaut approbation des assertions mensongères.

Nul n’ignore que Carl Bildt, et plus généralement la classe politique suédoise ne porte pas l’actuel gouvernement israélien dans son cœur. De plus, les Suédois sont les premiers, au sein de l’UE, à avoir fait une brèche dans le boycottage politique du Hamas. C’est tout à fait leur droit, mais cela justifie-t-il que l’on cautionne des accusations aussi monstrueuses ? On pourrait penser, au contraire, qu’une prise de distance claire et nette par rapport à ces billevesées qui rappelle les vieilles accusations de meurtre rituel ajouterait du poids aux prises de positions de la Suède dans le conflit israélo-palestinien, en lui évitant d’apparaître exagérément partiale. Le prétexte du caractère sacro-saint de la liberté de la presse au pays de Bergman et d’Ikéa peut alors masquer le comble de l’hypocrisie : laisser publier tout et n’importe quoi n’empêche personne de formuler un avis sur ce qui est imprimé.

Les Norvégiens, maintenant. Voici une monarchie pétrolière et gazière dont les souverains ne viennent pas flamber leurs pétrodollars au casino de Monte-Carlo ou dévaliser les boutiques du faubourg Saint-Honoré. Dans une grande sagesse apprise des écureuils de la forêt boréale, le gouvernement d’Oslo a constitué un fonds de garantie des retraites alimenté par les bénéfices produits par l’exploitation et la vente des hydrocarbures. Ce fonds, judicieusement placé dans des valeurs solides et performantes, servira dans les prochaines décennies à payer les pensions de vieillesse d’une population dont le faible taux de natalité ne permet pas le renouvellement des générations, et qui est rétive à ouvrir toute grandes les portes du pays à l’immigration.

La richesse, dans l’éthique protestante est indissolublement liée à une conduite morale : elle récompense le travail et le talent, mais elle oblige aussi, comme la noblesse de notre Ancien régime. Les gouvernants norvégiens veulent, certes, que leurs picaillons fassent des petits, mais ils souhaitent également produire de la plus-value éthique en excluant de leur portefeuille les méchants fauteurs de guerre ou exploiteurs d’enfants. Jusque-là on peut considérer cette attitude respectable. Ainsi la ministre des finances norvégienne vient d’annoncer que le fonds souverain norvégien venait de se défaire des actions d’Elbit, le géant israélien de l’informatique, en raison de sa participation à la construction de la clôture de sécurité qui sépare Israël de la Cisjordanie. Pourquoi pas ? Même si l’on estime que cette clôture a permis une diminution drastique des attentats terroristes sur le territoire israélien, on est en droit d’en estimer le tracé illégal, ou de déplorer les inconvénients qu’elle implique pour une partie de la population palestinienne. On retrouvera tout de même la Norvège dans le club des faux-culs : pendant que la ministre des finances joue les vertueuse, son collègue de la défense fait l’acquisition de chasseurs bombardiers américains F35, dont l’avionique est fournie par…Elbit.

Jadis, les Vikings étaient brutaux et barbares. Avec le temps, ils se sont mis au pli de l’hypocrisie doucereuse, bien plus rémunératrice, en contrats d’exportation, que la razzia côtière à coup de massue.

Nous sommes tous des fils à papa

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defense

Faut-il se joindre à la meute qui s’est lancée aux basques du jeune Sarkozy, au grand soulagement de Frédéric Mitterrand ? On peut, certes, s’offusquer de voir le fils du président de la République accéder à des fonctions habituellement réservées à des hommes politiques expérimentés. Conseiller général de Neuilly à 22 ans, président du groupe UMP à 23 ans et bientôt président de l’Etablissement public de la défense (EPAD) : une telle carrière n’aurait pas été possible si Jeannot s’était appelé Dugenou et encore moins Mohamed.

Nous sommes là devant un cas flagrant de népotisme politique au sommet qui nous ridiculise aux yeux du monde, et nous disqualifie pour faire la morale aux républiques bananières : la revue de presse internationale sur cette affaire est accablante. Même la télé chinoise se paie la fiole du fils à papa, un comble dans un pays où le comité central du PCC est composé de vieillards, têtes de lignée de familles qui accaparent les postes politiques et administratifs…

Mais examinons les arguments développés par les contempteurs du gendre à Darty : il est, selon eux, scandaleux que la présidence d’un établissement public brassant des sommes d’argent considérables soit confié à un jeune blanc-bec qui rame en deuxième année de Deug de droit à un âge où les brillants sujets terminent leur doctorat.

Si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, aucun poste politique – car la présidence de l’EPAD en est un – ne pourrait être confié à quelqu’un ne pouvant présenter moins de bac+8 sur son CV…
Il fut un temps où les partis de gauche et les syndicats faisaient office d’universités parallèles pour sélectionner des cadres politiques dans les classes défavorisées : on a connu des titulaires du certificat d’études dont les mérites gestionnaires valaient bien ceux des hyper- diplômés de la classe politique.

Il n’est pas besoin de citer Corneille, ni d’évoquer les généraux de l’an II pour réfuter l’argument de l’âge qui interdirait à un jeune homme ou une jeune femme d’accéder à des postes de responsabilités importantes. Comme dirait Brassens, l’âge ne fait rien à l’affaire et la seule question qui vaille est celle de la capacité politique à assumer les charges que l’on brigue.

En conséquence l’affaire Jean Sarkozy revient à juger de sa taille par rapport au costume qu’il prétend enfiler. Les électeurs de Neuilly, qui n’ont pas l’air d’être des veaux, si l’on considère le sort qu’ils ont réservé au candidat du président lors des municipales, ont élu Jean Sarkozy au poste de conseiller général. En 2014, ils seront amenés à valider ou sanctionner l’action de cet élu local. Entretemps, il est pour le moins prématuré de le démolir au seul motif qu’il est le fils de son père.

Il semble, sous réserve d’inventaire, que Sarko junior soit moins brêle en politique qu’en droit. C’est après 2017 (ou 2012 si papa mord la poussière) que l’on verra à quel niveau il pourra se maintenir par son seul talent. Gilbert Mitterrand, Louis Giscard d’Estaing, Axel Poniatowski, Martine Aubry sont des fils et filles à papa à qui personne, aujourd’hui ne vient reprocher leurs origines, car ils ont gagné leur légitimité par eux-mêmes après le « coup de pouce » initial.

Reste la grave question du népotisme, cette maladie bien française. La Révolution de 1789 a eu beau abolir solennellement les corporations et promouvoir le mérite comme seul critère d’accession aux postes prestigieux de la République, ce népotisme s’insinue par toutes les brèches de l’édifice de nos institutions.

Les fils et filles de… se retrouvent, comme par hasard, aux premiers rangs des nouvelles générations, dans le show-biz, la littérature, le journalisme ou la politique. Les exemples viendront à l’esprit de chacun, chez les gens célèbres comme dans le voisinage. Les classes populaires ne sont pas épargnées par ce phénomène : j’ai conservé d’une vie professionnelle antérieure le souvenir que le Syndicat du Livre, qui jouissait du monopole de l’embauche dans la presse quotidienne ne traitait pas mal les enfants de ses membres…

Le fromage alto-séquanais a une forte tendance à se déguster en famille : Ceccaldi-Raynaud, Balkany et Sarkozy en sont les actuels parrains et marraines. Parfois, des drames cornéliens déchirent ces familles, pour la plus grande joie des gazettes. Ce n’est pas pire que dans le Paris de Jacques Chirac ou le Languedoc-Roussillon de Georges Frêche.

Dans un pays où les Tanguy se multiplient par temps de crise, saluons la belle énergie d’un rejeton de la bourgeoisie francilienne pour se dégager des délices du cocon familial et se plonger dans le monde de brutes des Hauts-de-Seine.

Arabes, pédés : tous ensemble !

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Fernard Cormon, Le Harem, 1877.
Fernard Cormon, <em>Le Harem</em>, 1877.
Fernard Cormon, Le Harem, 1877.

Si j’acceptais d’apparaître en public en short satiné, maillot bariolé et chaussettes montantes, si je passais mes loisirs à courir dans des stades en portant les couleurs de Castorama ou de William Saurin et si j’avais renoncé à envisager sexuellement l’autre moitié de l’humanité pour préférer l’amour de mes semblables, en deux mots, si j’étais footballeur homosexuel, j’avoue que j’éprouverais une certaine réticence à disputer un match contre une équipe de musulmans pratiquants.

Le dimanche 4 octobre dernier, une rencontre qui devait opposer le Paris foot gay au Créteil Bébel a été annulée. Les gays parisiens, dont on dit un peu vite qu’ils n’aiment pas les femmes alors qu’ils s’attachent à leur épargner toute forme d’enfer conjugal, qu’ils ne les voilent ni ne les violent et nulle part dans le monde ne les lapident, ont appris par courriel que le match n’aurait pas lieu, le nom de leur équipe ayant incommodé les mahométans de banlieue.

Je m’étonne que les plus gênés de l’histoire soient les musulmans car au risque de passer pour islamophobe, si j’étais homosexuel, j’aurais quelques raisons d’hésiter à jouer avec des hommes qui, par leur croyance, n’ont pour moi pas le moindre respect. Je crois bien que le sort réservé aux gays en terre d’islam, les persécutions et les exécutions publiques devant des foules réjouies, les prêches d’imams me comparant à des animaux répugnants gâcheraient mon plaisir à pratiquer un sport avec des partenaires attachés à cette culture-là.

Si j’étais homosexuel et footballeur, l’histoire récente de ces deux jeunes filles lesbiennes d’Epinay sous Sénart, chassées de leur quartier par les injures, les crachats et les coups, contraintes de fuir une de ces cités transformée en enclave islamique dans notre République laïque, m’inviterait à réfléchir avant de consentir à jouer au ballon avec ceux qui cautionnent de telles discriminations. Le calvaire des gays en banlieues, de ces hommes et femmes obligés de vivre cachés, de raser les murs pour éviter les ennuis ne m’aiderait pas à rentrer dans le jeu avec ceux qui pratiquent et revendiquent une telle intolérance à la diversité.

Si j’appartenais à un club de football gay, j’aurais peut être eu du mal ce dimanche matin du 4 octobre, à respecter un engagement sportif plutôt que de rester au lit avec mon amoureux. Je me demande si je n’aurais pas été tenté de renvoyer à mon entraineur ma carte de membre actif ou passif pour avoir eu l’idée de m’envoyer jouer dans un quartier où le Moyen Âge règne sur les esprits mais pas celui de l’amour courtois, et où les Porsches des mâles dominants côtoient sur les parkings les Clios calcinées des gens sans défense.

Je dois le reconnaître, je ne suis pas aussi confiant que les footballeurs homosexuels dans les vertus de l’échange, du dialogue et de la politique de la main tendue pour abolir les préjugés ou surmonter les croyances qui font que les uns refusent aux autres le droit d’exister.

Je n’ai pas cette générosité, cette grandeur d’âme et cet amour de mon prochain pour croire qu’une rencontre avec celui qui a priori ne vous respecte pas est de nature à le convaincre que vous pouvez être respectable et même aimable. Voilà pourquoi j’éprouve une profonde estime pour les membres du football club gay de Paris qui ont su mobiliser leurs sentiments les plus élevés et faire taire leur méfiance quand ils ont acceptés de rencontrer ceux du Bébel Créteil.

Je pense à leur amertume quand ils ont appris que ces derniers, en tant que musulmans pratiquants selon les termes du responsable du club, refusaient un échange que leur religion interdit. « Désolé, mais par rapport au nom de votre équipe et conformément aux principes de notre équipe, qui est une équipe de musulmans pratiquants, nous ne pouvons jouer contre vous, nos convictions sont de loin plus importantes qu’un simple match de foot. »

Les réactions qui ont accueillies cette décision ont été diverses et variées. La Halde marche sur des œufs pour ne stigmatiser personne et s’étonne que des discriminés puissent être discriminants. Le responsable du club musulman a d’abord défendu sa position au nom de la liberté de penser, déploré qu’une fois de plus les musulmans passent pour les méchants et reconnu qu’il avait réagi un peu vite et qu’il aurait du demander leur avis aux imams. Imams qui sont restés prudemment silencieux comme souvent quand il s’agit de trancher entre les usages français et les commandements de leur religion de paix et de tolérance.

Mais ça, c’était avant. Aux dernières nouvelles, face à la réprobation générale et devant la menace de la fédération de football d’exclure les mauvais joueurs, le responsable du Créteil Bébel parle aujourd’hui de malentendu. « Nous avions renoncé à cette rencontre, non pas par homophobie, comme il nous est reproché, mais tout simplement parce que le nom de ce club ne nous semblait pas refléter notre vision du sport, qui est pour nous exempte de toute revendication communautariste, ethnique ou religieuse, ou liée à une quelconque orientation sexuelle. » Zahir Belgharbi explique donc que ses membres n’ont pas la phobie de l’homo mais du communautarisme, et rajoute que finalement, pour le match, c’est d’accord.

Pour résumer cette histoire, on avait d’abord cru que les stigmatisés de banlieue ne parlaient pas aux enculés de la capitale. C’était une méprise, voire un procès d’intention. En réalité, ce qui choque les footballeurs de ce club musulman, ce n’est pas l’homosexualité, c’est le communautarisme dans le sport et on peut supposer que si l’équipe proposée pour une rencontre avait été composée de femmes, de juifs ou de croisés, la réponse aurait été la même. Français et puis c’est tout !

Quand on vous dit que l’immigration, c’est une chance pour la France. L’honneur est sauf, la cohésion nationale et l’avenir du club aussi. On respire.

Alain Crombecque sort de la coulisse

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Alain Crombecque est brusquement décédé d’un arrêt cardiaque à l’âge de 70 ans. Il dirigeait le festival d’automne de Paris, et avait été pendant sept ans à la tête du festival d’Avignon à une époque où il s’y passait encore des choses intéressantes. J’aimais bien Alain depuis le temps où nous fréquentions ensemble assidûment l’estaminet « Le Caveau », place Antonin-Poncet, à Lyon, antre enfumée des étudiants, peintres et théâtreux de la capitale des Gaules dans les années 1960. Vice-président de l’UNEF chargé de la culture quelques années avant mai 1968, il s’arrangeait toujours pour aller pisser au moment des votes cruciaux, où il fallait choisir son camp. Sa discrétion n’avait d’égale que son opiniâtreté à défendre le spectacle vivant, sans exclusive esthétique ni politique. Dans la coulisse, il était le plus fort.

Neuilly son père

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sarko

Voici donc le petit Jean Sarkozy, 23 ans, promis à la présidence de l’EPAD, Etablissement Public d’Aménagement de la Défense, premier quartier d’affaire d’Europe et gigantesque pompe à fric, s’il en est. Lorsque la plupart de ses congénères en appellent à leur parentèle pour les aider à trouver un premier stage en entreprise, l’élu du canton de Neuilly-sur-Seine-sud, lui, va se trouver propulsé au sommet du World Trade Center français. CDI, limite d’âge 65 ans, ce qui lui permet de voir venir.

Pistonné ? Vous rigolez, s’écrie Xavier Bertrand. Il s’est toujours fait tout seul, Jean… plus jeune conseiller général de France grâce au seul suffrage des Neuilléens. C’est vrai que personne n’est obligé de voter Sarkozy, même à Neuilly. Puis, au moment de choisir un président de groupe UMP au conseil du département le plus riche de France, là encore ça n’a pas fait un pli. C’était tellement évident que tous les vieux briscards du 9-2, connus pour leur sens du sacrifice, se sont spontanément désistés en faveur de leur benjamin. Faudrait vraiment avoir mauvais esprit pour penser que son père y est pour quoi que ce soit !

Pour l’Epad, c’est pareil. Dans les Hauts-de-Seine, tout le monde vous le dira : Jean, il est encore plus doué que son père au même âge. Nicolas, lui, avait dû attendre 27 ans pour s’emparer de la mairie de Neuilly, le nul ! Faudrait être con pour se passer d’un Sarko comme ça sans même réfléchir.

Evidemment, cette carrière éclair qu’il ne doit qu’à son mérite, ça n’a pas manqué de faire des jaloux. On est en France. La gauche raille son « incompétence ». Le Parisien s’est même cru autorisé à rappeler qu’il n’avait obtenu que 12,5/20 aux examens de première année de droit, mention passable, avant d’interrompre provisoirement ses études… pour cause d’entrée précoce en politique. Entrée brillante, aux municipales de Neuilly, dont se souvient parfaitement David Martinon. Il lui doit son poste de consul de France à Los Angeles, où il monte des concerts de rock, de quoi se plaint-il ?

C’est qu’avant de trouver sa voie Jean Sarkozy s’est beaucoup cherché, il ne voulait surtout rien devoir à ses parents, ce qui a sans doute un peu retardé son cursus universitaire. Lorsque Villepin croyait tenir les Nagy Bosca pour de supposés comptes Clearstream, petit Jean pensait faire carrière sur les planches. Le metteur en scène Philippe Hersant affirme l’avoir choisi à l’aveugle pour un rôle dans la pièce Oscar. Le jeune homme s’était présenté à une audition sous le nom de sa mère, Marie Cuglioli. Il lui avait trouvé, dit-il, « un charisme énorme, une très bonne diction, et le sens de l’improvisation ». Toutes choses qui, même si elles ne sont pas enseignées à Science po, font merveille en politique. Jean ne tardera pas à s’en rendre compte, déclinera finalement le rôle et se lancera dans la carrière à Neuilly-sur-Seine. Mais cette fois, bien sûr, en se présentant sous le pseudonyme de son père.

Face au procès en « népotisme » instruit par les bien-pensants, Jean Sarkozy reste de marbre, droit dans ses bottes. Pour bien montrer qu’il ne s’attend pas à hériter de l’Elysée pour son trentième anniversaire, il a courageusement repris ses études à la Sorbonne, malgré un emploi du temps bien rempli. Comme l’a magnifiquement expliqué son amie Isabelle Balkany, si un jour il veut faire autre chose que de la politique (!), il doit avoir un bagage universitaire. Le jeune président du groupe UMP des Hauts-de-Seine a donc passé ses partiels de février. Avec ses nouvelles responsabilités, trouvera-t-il encore le temps de continuer à bucher jusqu’au CAPA ? Il serait le premier étudiant-Pdg de France. Classe, non ?

Dater sa tristesse

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Nina Hagen
Nina Hagen.
Nina Hagen
Nina Hagen.

Pierre-Louis Basse aime la gauche du monde d’avant, le football et l’histoire. Au point, parfois, de rendre ces trois passions consubstantielles, ce qui donne chez ce grand journaliste des livres d’écrivain, chose pas forcément évidente. Des livres d’écrivain, c’est-à-dire des livres qui ont toujours tendance à déborder leur sujet, comme dans son Séville 82[1. Séville 82, La Table ronde, Petite Vermillon.], où il raconte un des combats les plus tragiques du onze tricolore, quand la France perdit le « match du siècle » avec un héroïsme surhumain en demi-finale de la Coupe du monde, face à une équipe d’Allemagne d’une brutalité peu commune. De même, bien avant l’OPA sarkozyste, il avait donné un essai biographique sur Guy Môquet[2. Une Enfance fusillée, Stock.] qui était aussi une histoire de famille : sa mère, Esther, militante communiste, avait été chargée de récupérer les lettres et les planches sur lesquelles les fusillés de Chateaubriand avaient écrit leurs adieux.

[access capability= »lire_inedits »]Chroniqueur de la ligne 13[3. Ma ligne 13, Le Serpent à plumes.], celle qui l’emmène de Saint-Ouen aux locaux d’Europe 1, où il officie tous les week-ends à midi, il est un observateur lucide, généreux et aimablement désespéré de cette France que l’on défigure à grandes giclées de vitriol communautariste. Est-ce pour cela que, pour son premier roman, Comme un garçon, il se réfugie en 1979, l’année de ses 20 ans ? Ce lecteur de Nizan sait pourtant qu’il ne faut laisser dire à personne que c’est le plus bel âge de la vie.

Que faisait donc Pierre Garçon, le vrai nom de Basse, l’année où commençait le deuxième choc pétrolier ? Comme il a un peu de mal à s’en souvenir, l’homme de 50 ans s’installe dans un hôtel de Clichy, dans le quartier où lui et sa bande s’accrochaient à des rêves de lendemains qui chantaient d’une voix de plus en plus inaudible dans la France du plan Barre. Alors, pour retrouver la mémoire, dans cette chambre anonyme des dortoirs modernes au confort mondialisé, il branche un vieux pick-up acheté en RDA, ceux dont les fils se branchaient directement dans la prise, et il écoute des disques de Zappa, Gainsbourg, Nina Hagen qu’il volait au nom de la reprise individuelle. Et c’est comme si tout recommençait : le corps des amours perdues, les films de Jacques Bral, la silhouette de Christine Boisson et une inoubliable séance de ski sur les pentes enneigées de Montmartre.

Pierre-Louis Basse, ou Pierre Garçon, comme vous voudrez, fait pour ce premier roman un travail aussi essentiel que sans espoir. Bien au-delà d’une simple autofiction, d’un catalogue sentimental, d’une panoplie dérisoire et émouvante qui va de la couleur jaune des tickets de métro à l’haleine mentholée des filles qui fumaient des Kool, il cherche le moment, l’instant peut-être où l’on a basculé d’une époque à une autre. De cette année 1979 à ce temps où « jamais le pays dans lequel il vivait n’avait exhibé autant de preuves d’asservissement à ceux qui dominent et qui détiennent le pouvoir par l’argent ».

Baudelaire, dans Mon cœur mis à nu, parlait de « dater sa tristesse ». C’est ce que fait Pierre-Louis Basse dans Comme un garçon. Et il le fait vraiment bien, les larmes aux yeux, le sourire aux lèvres.[/access]

Juste des gens bien

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Anne Wiazemsky
Anne Wiazemsky.
Anne Wiazemsky
Anne Wiazemsky.

De l’admiration. De l’amour. De l’héroïsme. Enfin ! Selon l’idée reçue que les familles heureuses se ressemblent toutes et n’ont pas d’histoire (cette imposture colportée depuis la naissance du romantisme), jamais le malheur n’avait autant marché en librairie. Les sujets qui ont bonne presse, ces temps-ci, ce sont les misery memoirs, entendez par là je vous raconte − avec talent, c’est ça le pire − ma souffrance, mon histoire, ma rupture, mon bébé, ma dépression, mon cancer. Le stade au-dessus, c’est la souffrance par génération interposée : ma mère était méchante, mon oncle me violait, mon grand-père était collabo. Le stade ultime, c’est la psychanalyse opérée sur le dos de l’Histoire : des guerres de religion à la guerre d’Algérie en passant par Vichy, la révocation de l’édit de Nantes et l’affaire Dreyfus, y’a pas à tortiller, on est tous des salauds.

[access capability= »lire_inedits »]Et voici quelqu’un qui ne dit pas de mal de ses parents, ni de leur époque, ni d’elle-même, ne révèle aucun scoop scabreux, ne divulgue aucune petitesse propre à rassurer le lecteur et à le conforter dans sa bonne conscience. C’est même l’inverse : elle convoque des individus formidables, qu’elle aime, qu’elle admire et qui lui manquent. Elle leur rend grâce et hommage, comme elle l’a déjà fait, entre autres, avec une élégance infinie, pour Robert Bresson (Jeune fille, Gallimard, 2007) et pour ses arrière-grands-parents (Une poignée de gens, Gallimard, 1998). Tout devrait donc, logiquement concourir à l’échec public et critique. Eh bien, non ! Au contraire, et c’est une bonne nouvelle sous le soleil de la rentrée littéraire. Il faut croire que certains ont compris qu’il n’y a pas de honte à préférer le bonheur.

Mais cessons de ne louer ce livre que par des négatives : il n’est point mesquin, il n’est point souffrant. Certes. Il est surtout porté par la voix unique, vibrante de justesse et d’épure, d’Anne Wiazemsky. Et tout n’est pas rose, loin de là, dans l’histoire de cette rencontre, puisqu’elle a pour arrière-plan l’une des périodes les plus sombres de notre siècle : l’après-guerre, à Berlin. Claire (la mère d’Anne), fille du « grantécrivain » François Mauriac, y est partie en tant qu’ambulancière pour la Croix-Rouge. Elle a laissé derrière elle une France grise, où l’attendait un fiancé bien sous tous rapports, pour sauver des vies dans une Allemagne en ruines. Jean, dit « Wia », descendant d’un prince russe (ce que papa Mauriac prendra soin de vérifier après avoir confié l’enquête à Henri Troyat), négocie avec les Soviétiques les libérations des prisonniers. Sur le point de l’épouser, Claire écrit à ses parents : « Je ne suis pas sûre de faire une princesse bien présentable. » Partout, autour d’eux, misère et souffrance, mais ils sont jeunes, ils s’aiment, tout les sépare, ça paraît trop mais ça fonctionne parce que c’est vrai. D’autant plus vrai qu’Anne Wiazemsky a rythmé son roman des lettres de Claire, dont elle n’a rien retiré ni modifié. Miracle de l’écriture, la mère et la fille finissent par faire entendre une même voix : bon sang ne saurait mentir. Comme Anne sans doute, Claire est fragile, mais elle est forte ; percluse de migraines, elle refuse de s’écouter, et elle s’éloigne de ses chers parents pour mieux les aimer de loin. Montherlant (ennemi juré de Mauriac par ailleurs, mais tant pis) a dit quelque part : « Annoncez une bonne nouvelle, vous vous rendez agréable ; annoncez en une mauvaise, vous vous rendez intéressant : choisissez. » Anne Wiazemsky a choisi la première option. Heureusement : on avait presque oublié que l’amour existait.

Mon enfant de Berlin

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Deuil, j’y travaille

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Prague, ancien cimetière juif
Prague, ancien cimetière juif.
Prague, ancien cimetière juif
Prague, ancien cimetière juif.

Les femmes de ma vie vous le diront : je peux toujours faire illusion en écrivant dans Causeur, j’ai beau pérorer sur des sujets de société, des choses importantes de la vie, je ne connais presque rien. Il y a des régions entières de l’âme et du cœur pour lesquelles je reste un étranger, un touriste tout au plus. Par exemple, la mort des autres me laisse totalement désemparé. Le deuil, je n’y comprends rien.

Avant de partager mon canapé avec le couillon tombé dans les filets de la SPA, j’ai eu un premier chien. Je ne voulais pas faire entrer dans la famille un de ces animaux fidèles ou policiers, mais ma fille m’a eu à l’usure. Le harcèlement fut long et acharné.

[access capability= »lire_inedits »]J’ai commencé par lui faire remarquer que le hamster et les trois chats devaient suffire à combler le manque d’amour inconditionnel que son père tardait à lui témoigner, mais les chats, ça ne vient pas se coucher au pied quand on les siffle. J’ai continué en lui expliquant qu’elle ressemblait de plus en plus à sa mère et que, le temps des garçons venant, elle ne tarderait pas à être comblée, mais rien n’y fit.

Après avoir conclu nos conversations pendant des années en lui répétant que, moi vivant, aucun cabot ne viendrait habiter sous mon toit, nous sommes un jour revenus d’un refuge avec une espèce d’épagneul noir et blanc.

Ce corniaud ne m’a attiré que des ennuis. Moins d’une semaine après avoir fait sa place dans la maison entre ma fille et moi, le clébard pointait sa truffe avec, dans la gueule, la cuisse d’une poule, laissant le reste de la volaille vivante et unijambiste dans le poulailler du voisin. Quelques jours plus tard, il tentait de renouveler la prédation sur le facteur avec moins de succès, ce qui me valut une lettre carabinée de la Poste.

Pourtant, quand ce salaud est mort, je n’ai jamais eu autant de chagrin de toute ma vie et il m’a fallu une bonne semaine de pleurs pour pouvoir penser à ce compagnon canin avec regret mais sans douleur.

En revanche, quand ma grand-mère nous a quittés, je n’ai pas versé une larme. Allez comprendre ! Quelques années après avoir perdu cette grand-mère juive chez qui j’avais passé beaucoup de mon enfance, j’ai emmené mon fils en voyage en Israël. Notre visite de Jérusalem nous a menés devant ce qu’on appelait, quand j’étais petit, le mur des Lamentations.

Je dois l’avouer : les vestiges de l’histoire et de la religion des Hébreux m’impressionnent beaucoup moins que les Israéliens. Devant les pierres du Temple, je reste de marbre et, si je suis sioniste, c’est plus par Moshe Dayan que par le roi David. Pourtant, ce jour-là, au pied du Mur, une émotion inattendue est venue me saisir. J’ai été cueilli par le souvenir du judaïsme tendre de ma grand-mère comme si j’avais cinq ans. J’ai peut être été, comme on dit pour les simplets, bercé trop près du mur et, à un moment de ma vie où je ne m’y attendais plus, sans pouvoir m’arrêter, j’ai pleuré ma grand-mère.

Les années ont passé et je me suis trouvé, alors que j’étais invité, un été, dans une maison de famille, devant une photo de famille. Il faut dire que je ne suis héritier ni de l’une ni de l’autre. L’histoire de France m’en a privé et je n’en garde aucune amertume : au moins, je ne passe pas mes vacances à tondre la pelouse et à repeindre les volets.

La photo était celle d’une grand-mère, alors jeune, dans les noirs et blancs d’avant, endimanchée et posant sur un sofa, un bouquet de roses à la main.

Cette image où tout ce qui est donné à voir a disparu, cette mise en scène un peu désuète, qui fait sourire, a libéré et ma peine et des larmes que j’ai eu du mal à endiguer.

Sur la photo encadrée de cette grand-mère inconnue, j’ai pleuré la mienne.

Combien de temps faudra-t-il à mon cœur pour comprendre que jamais plus, je ne reverrai ma grand-mère adorée ? Combien d’événements comme ceux-ci, auxquels s’ajoute l’écriture de ce texte, seront-ils nécessaires à l’accomplissement de ce qu’on appelle le travail de deuil ?

Je n’en sais rien et, à vrai dire, je ne suis pas pressé de le savoir.[/access]

Le régime est en crise

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Il y a quelques jours, le rédacteur en chef de Brigitte, le plus lu des féminins d’outre-Rhin, annonçait son intention de boycotter, à partir de 2010, les mannequins filiformes sur ses couvertures, pour laisser la place à des « vraies » femmes avec des formes. Une décision unanimement saluée là-bas comme dans le reste du monde, au nom, bien sûr, de la lutte contre ces fléaux planétaires que seraient l’anorexie et autres troubles liés à l’obsession de maigrir chez nous autres les dames. Enfin, une quasi-unanimité dont il faut exclure un certain Karl Lagerfeld qui lui, n’est pas tout à fait d’accord. Il vient de le faire savoir dans l’hebdo allemand Focus. Comme d’hab’, c’est assez drôle, et plutôt bien senti : « La mode a toujours reposé sur le rêve et l’illusion, personne n’a envie de voir des rondouillardes, à l’exception des mémères qui passent leurs journées devant la télé avec un paquet de chips. » Karl sera-t-il entendu? On peut en douter, car, comme nous le savons, dans la presse plus c’est gros, plus ça passe.

Inhibons-nous !

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Ordinateur
Penser le dispositif des commentaires sur les sites Internet.
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Penser le dispositif des commentaires sur les sites Internet.

Les commentaires sur les sites internet constituent un dispositif qui mérite d’être pensé. Voici quelques éléments.

La première question est celle du destinataire. À qui nous adressons-nous ? Parfois à l’auteur d’un texte – cyber-aristocrate local particulièrement antipathique –, parfois à un ou plusieurs autres commentateurs. Mais, simultanément, tous ces échanges sont destinés à un public imaginaire, à l’ensemble abstrait des visiteurs inconnus du site. Il s’agit donc d’échanges écrits présentant l’apparence d’échanges personnels, intimes, mais fondamentalement mis en spectacle, exhibés à une multitude de tiers inconnus. Comme si nous ne pouvions désormais parler à notre voisin que lorsque nous avons la certitude que tout le voisinage est perché à ses fenêtres pour épier nos paroles. Comme si nous nous sentions seuls lorsque nous sommes seulement deux. Ce dispositif a une vocation manifeste à attiser notre tendance à « faire le malin », dans laquelle Charles Péguy voyait le vice cardinal des Modernes – et qui n’a certes pas attendu ce dispositif pour prospérer dans nos pauvres âmes.

[access capability= »lire_inedits »]À l’intérieur de ce dispositif, nous accomplissons nos prouesses sous couvert d’un enivrant anonymat. Nous nous exposons aux insultes et à la dérision des autres commentateurs, mais l’inhibition liée à la présence réelle d’un autre être humain – à la possibilité de se faire casser la gueule, en somme –, qui nous inspire le plus souvent une belle retenue, est levée par le dispositif. Le peuple des commentateurs ne se recrute nullement parmi les plus haineux d’entre nous. C’est le dispositif lui-même qui porte la méchanceté humaine triviale à incandescence, à des intensités de haine inusitées.

L’usage des pseudonymes instaure une dimension ludique, un jeu de masques. Simultanément, nos pseudonymes produisent un effet d’abstraction. Ils irréalisent les commentateurs. Les commentateurs ne cessent pas une seconde d’être réels. Mais le sentiment de réalité que nous avons les uns des autres, lui, s’étiole passablement. La désinhibition produite par le dispositif tient en second lieu à cet affaiblissement du sentiment de la réalité des autres. Quand deux personnes se connaissent par leur nom, leur propension à l’insulte est beaucoup plus modérée. Insulter un pseudonyme, en revanche, ne semble pas prêter à conséquences. Le diktat ludique imposé par le dispositif me fournit une justification supplémentaire pour m’autoriser à déverser sur des inconnus l’agressivité que je n’ai pas laissé s’exprimer dans ma vie réelle.

Fréquemment, les commentateurs échangent, dans un premier temps, des insultes ludiques. Le jeu monte peu à peu en intensité – excité par les regards des inconnus qui observent la joute dans les gradins invisibles – puis atteint soudain un seuil où le plaisir du jeu, parfois presque innocent, disparaît d’un seul coup pour céder la place à un déchaînement de haine froide, réelle, impitoyable. Ce basculement donne à penser que, précédemment, ils s’abusaient quant au caractère factice de leur haine. Ils s’abusaient en imaginant que le petit jeu de la désinhibition est insignifiant, inoffensif et que chacun en reste maître comme il veut. «  Ils faisaient semblant de faire semblant » de se haïr, selon la formule chère à Mehdi Belhaj Kacem.

Nous qui sommes parfois des commentateurs, nous qui devenons parfois des commentateurs, lisons Un Cœur intelligent. Dans le chapitre consacré à l’Histoire d’un Allemand de Sebastian Haffner, Alain Finkielkraut analyse le bref moment où Haffner, de son vrai nom Raimund Pretzel, succombe très provisoirement au pouvoir de séduction du nazisme. Finkielkraut écrit à propos de cet homme : « Ce n’est pas l’uniforme qui a été sa perte, c’est l’informe ; ce n’est pas le règlement, c’est la récréation ; ce n’est pas la contrainte, c’est le chahut ; ce n’est pas l’ordre disciplinaire, ce sont les vannes de dortoir. […] Pour désigner cette action insidieuse qui joue sur les deux registres du défoulement et du mimétisme », Haffner invente un verbe : « Nous avons, dit-il, été encamaradés. […] Avec l’encamaradement, Haffner a mis au jour un territoire très fréquenté de l’existence, une possibilité présente et bien vivante du monde humain. […] Et il faudrait être sourd pour ne pas entendre déferler aujourd’hui son grand rire avilissant et fusionnel. »

L’horreur du « sympa » n’est pas le fait de notre seule époque. Si une grande part de la jeunesse allemande a été séduite par le nazisme, c’est en partie parce qu’il a existé un sympa nazi. Un faux sentiment de Commun fondé sur l’avachissement des êtres dans la désinhibition collective. Pour se tenir chaud. Une camaraderie de l’abjection.

Cyber-camarades de tous les pays, allons un peu prendre l’air – soyons doux et réels ! Cyber-camarades de tous les pays, inhibons-nous ![/access]

Marre des Vikings !

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obama

Il est de bon ton, chez nous, de tresser des louanges aux gouvernements et aux populations des Etats scandinaves, Suède et Norvège essentiellement, le Danemark s’étant récemment signalé défavorablement à l’attention des belles âmes françaises par l’affaire des caricatures de Mahomet.

Ces pays nous font honte, paraît-il, lorsqu’on les compare au nôtre dans le domaine des inégalités sociales, de la place faite aux femmes en politique et dans la société. Ils représentent, pour nos moralistes hexagonaux, un modèle dont il urgerait que nous nous inspirions. Comme si les recettes qui marchent dans une société ethniquement et culturellement homogène, dont les valeurs se fondent sur l’éthique luthérienne, étaient transposables dans notre France faite de bric et de broc, et suivant des préceptes moraux situés à cent lieues des injonctions réformées…

Grâce à l’inventeur de la dynamite, Suédois et Norvégiens, se sont attribués le droit de procéder à une distribution annuelle des prix récompensant les élèves les plus méritants de la classe mondiale dans les sciences, la littérature et de l’action internationale en faveur de la paix.

Jusque là rien à dire, sinon bien joué, puisque tout le monde trouve tout à fait normal, par exemple, qu’un comité composé de cinq éminentes personnalités norvégiennes bien connues dans leur famille et dans leur pays natal se sentent habilitées à désigner le héros de la paix de l’année.

Dans le passé, ils ont pu faire des choix courageux, comme celui d’Andreï Sakharov en pleine glaciation brejnévienne ou de Desmond Tutu au temps de l’apartheid, mais on doit aussi reconnaître qu’ils ont parfois attribué leur prix de manière quelque peu hâtive, comme dans le cas du Nobel de la Paix 1994 à Itzhak Rabin, Yasser Arafat et Shimon Peres.

Le comble semble avoir été atteint cette année avec l’attribution du prix à Barack Obama moins d’un an après sa prise de fonction, alors que les GI sont toujours engagés en Irak et en Afghanistan, et que dans le deuxième cas, au moins, ils ne sont pas près de rentrer à la maison. C’est un prix Nobel à crédit, où l’on prête au récipiendaire en toute confiance, tant l’on est certain d’avance que ses actes seront en accord avec ses paroles. En matière de crédit politique, il faut aussi se méfier des subprime qui font gonfler la bulle jusqu’à ce qu’elle explose…

Cette affaire de Nobel Lucky Luke (attribué plus vite que son ombre) nous remet en mémoire quelques événements récents qui donnent des pays du Nobel une image nettement moins sympathique que celle que l’on cherche à nous vendre.

Commençons par la Suède. Le 17 août 2009, le quotidien Aftonbladet, le plus fort tirage des journaux du royaume, publie une « enquête » du journaliste Donald Bostrom qui affirme que l’armée israélienne aurait pratiqué le vol d’organes sur des cadavres de victimes palestiniennes tuées lors d’affrontement avec Tsahal. Ce papier fait un amalgame hasardeux avec un trafic d’organe découvert cet été dans la région de New York où seraient impliqués des rabbins d’une communauté ultra-orthodoxe du New Jersey. Pour toute preuve de l’implication de militaires israéliens, le journaliste apporte des témoignages, la plupart indirects, de familles de prétendues victimes de ces vols d’organes, mais aucune preuve tangible d’accusations aussi graves.

Cette publication suscite une vive émotion en Israël qui proteste officiellement en convoquant des l’ambassadrice du royaume de Suède au ministère des affaires étrangères, à Jérusalem,. Celle-ci fait valoir à ses interlocuteurs que la liberté de la presse est constitutionnellement garantie dans son pays, mais qu’à titre personnel elle trouvait cet article « choquant ». L’affaire aurait pu s’arrêter là si le ministre suédois des affaires étrangères, Carl Bildt, n’avait pas désavoué son ambassadrice et fait savoir qu’il n’était pas question que le gouvernement de Stockholm et a fortiori un de ses diplomates porte le moindre jugement sur un article publié dans un journal suédois. Comme les lois sur la presse en Suède rendent quasi impossible d’obtenir une condamnation pour diffamation, ce refus de se prononcer sur un article incontestablement malveillant pour un pays en principe ami vaut approbation des assertions mensongères.

Nul n’ignore que Carl Bildt, et plus généralement la classe politique suédoise ne porte pas l’actuel gouvernement israélien dans son cœur. De plus, les Suédois sont les premiers, au sein de l’UE, à avoir fait une brèche dans le boycottage politique du Hamas. C’est tout à fait leur droit, mais cela justifie-t-il que l’on cautionne des accusations aussi monstrueuses ? On pourrait penser, au contraire, qu’une prise de distance claire et nette par rapport à ces billevesées qui rappelle les vieilles accusations de meurtre rituel ajouterait du poids aux prises de positions de la Suède dans le conflit israélo-palestinien, en lui évitant d’apparaître exagérément partiale. Le prétexte du caractère sacro-saint de la liberté de la presse au pays de Bergman et d’Ikéa peut alors masquer le comble de l’hypocrisie : laisser publier tout et n’importe quoi n’empêche personne de formuler un avis sur ce qui est imprimé.

Les Norvégiens, maintenant. Voici une monarchie pétrolière et gazière dont les souverains ne viennent pas flamber leurs pétrodollars au casino de Monte-Carlo ou dévaliser les boutiques du faubourg Saint-Honoré. Dans une grande sagesse apprise des écureuils de la forêt boréale, le gouvernement d’Oslo a constitué un fonds de garantie des retraites alimenté par les bénéfices produits par l’exploitation et la vente des hydrocarbures. Ce fonds, judicieusement placé dans des valeurs solides et performantes, servira dans les prochaines décennies à payer les pensions de vieillesse d’une population dont le faible taux de natalité ne permet pas le renouvellement des générations, et qui est rétive à ouvrir toute grandes les portes du pays à l’immigration.

La richesse, dans l’éthique protestante est indissolublement liée à une conduite morale : elle récompense le travail et le talent, mais elle oblige aussi, comme la noblesse de notre Ancien régime. Les gouvernants norvégiens veulent, certes, que leurs picaillons fassent des petits, mais ils souhaitent également produire de la plus-value éthique en excluant de leur portefeuille les méchants fauteurs de guerre ou exploiteurs d’enfants. Jusque-là on peut considérer cette attitude respectable. Ainsi la ministre des finances norvégienne vient d’annoncer que le fonds souverain norvégien venait de se défaire des actions d’Elbit, le géant israélien de l’informatique, en raison de sa participation à la construction de la clôture de sécurité qui sépare Israël de la Cisjordanie. Pourquoi pas ? Même si l’on estime que cette clôture a permis une diminution drastique des attentats terroristes sur le territoire israélien, on est en droit d’en estimer le tracé illégal, ou de déplorer les inconvénients qu’elle implique pour une partie de la population palestinienne. On retrouvera tout de même la Norvège dans le club des faux-culs : pendant que la ministre des finances joue les vertueuse, son collègue de la défense fait l’acquisition de chasseurs bombardiers américains F35, dont l’avionique est fournie par…Elbit.

Jadis, les Vikings étaient brutaux et barbares. Avec le temps, ils se sont mis au pli de l’hypocrisie doucereuse, bien plus rémunératrice, en contrats d’exportation, que la razzia côtière à coup de massue.