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Au secours, les eighties reviennent

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Conscients que leur ralliement bidon au revival rock n’roll ne tiendra pas plus d’une saison, les créatifs de mode fatigués fourbissent leur arme secrète pour l’horizon 2011 : le retour aux eighties. Les magazines pour dames nous parlent déjà de look Alexis Carrington. Certes, celle-ci, divinement incarnée par Joan Collins dans Dynasty, peut raisonnablement nous faire rêver, de même qu’on peut sans déchoir partager la fascination de Nanni Moretti pour Jennifer Beals, l’héroïne de Flashdance, telle qu’il l’a contée dans Aprile. OK, OK, je veux bien tout ça ; mais la vérité des prix pour les eighties, ces années oubliées par le goût » selon l’expression inspirée d’un journaliste anglais, c’est les brushings au fer à souder, les épaulettes de déménageurs stéroïdés, les imprimés qui font peur aux enfants. On en trouvera une illustration chimiquement pure dans la photo officielle actant la prise de pouvoir de Francis Bouygues à TF1 (circa 1986) starring Mmes Sinclair, Ockrent et Cotta. Il ne manque plus que Jean-Luc Lahaye ou Phil Collins pour la bande son, mais bon, on peut aimer…

Colum McCann après

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La lecture de cet article, comme je l’ai évoqué dans son pendant, est rigoureusement réservée à ceux qui ont déjà lu Et que le vaste monde poursuive sa course folle de Colum McCann. Elle gâcherait aux autres un très grand plaisir et bien des surprises.

Et que le vaste monde poursuive sa course folle est composé d’un prologue et de douze récits. Onze voix se succèdent : Ciaran, Claire Soderberg, Lara Liveman, le funambule, Fernando Yunqué Marcano, Sam, Tillie, le funambule, Solomon Soderberg, Adelita, Gloria, Jaslyn. Six récits à la première personne ; cinq récits à la troisième personne, mais livrant toutes les perceptions et les pensées du personnage (parmi eux, les deux magnifiques récits du funambule, double romanesque anonyme du funambule français Philippe Petit) ; un récit, enfin, balançant entre la première et la troisième personne (celui de Claire). Une voix irlandaise et neuf voix new-yorkaises convergeant toutes vers un seul point, décrivant leurs spirales autour d’un point unique : la journée du 7 août 1974.
Ce jour-là, au matin, le funambule dansa sur un câble tendu entre les deux tours du World Trade Center. La mort ne le saisit pas. Elle attendit la nuit et en emporta un autre : Corrigan, l’autre personnage central du roman. Le concert de ces dix voix de l’année 1974 est couronné par une dernière voix new-yorkaise, celle de Jaslyn, qui résonne trente deux ans plus tard, en 2006.

Onze vies. Onze douleurs. Onze joies. Mais un seul monde. Eclairé par deux étoiles tremblantes : le funambule et Corrigan.

Corrigan meurt.

Il meurt dès la fin du premier des douze récits, qui fait entendre la voix de Ciaran, son frère. Mais il ressuscite plus tard, à de multiples reprises, à la croisée d’autres vies. La plus grande partie du roman est ainsi baignée dans l’eau de l’irrésistible mortalité de Corrigan. Nous qui le savons mort, chaque nouvel instant de sa vie nous en devient infiniment précieux. Corrigan est mortel. Merveilleusement mortel. Comme nous tous. En sa présence, nous devenons enfin qui nous sommes. Nous devenons nous autres mortels. Nous découvrons notre Commun authentique, la mortalité. Sans elle, comment pourrions-nous nous supporter les uns les autres une seule seconde ? Sans sa grâce sur nous tombée, comment pourrions-nous, parfois, nous aimer ? Comment le mot amour pourrait-il avoir le moindre sens pour nous ?

Colum McCann tend le fil de son roman entre Corrigan et le funambule. Des traits communs les relient l’un à l’autre : l’amour de l’instant présent, le désir d’atteindre l’absolu du présent, de le porter à incandescence ; la quête de la beauté, qui est sans pourquoi ; l’absence de peur de la mort, le consentement à la mortalité. Mais d’autres traits relient aussi secrètement le funambule avec les hommes qui ont précipité des avions contre ces mêmes tours du World Trade Center : l’hybris, le sentiment d’élection, le sentiment d’appartenir à une humanité supérieure. Une certaine indifférence à l’égard des simples mortels. Sur ce point, le funambule diverge de Corrigan.

La grandeur de Et que le vaste monde poursuive sa course folle tient aussi à son amour pour ce qui est petit. Et réel. Tout près du sol. Colum McCann n’est jamais général. Il entre perpétuellement dans les détails. Au pied du World Trade Center, il aperçoit par exemple « une femme avec un chandail vert, tout contre l’édifice, qui se baissait sans cesse pour lacer ses chaussures. De petites pluies de plumes s’échappaient de ses mains. Elle ramassait les oiseaux morts qu’elle mettait dans des sacs plastique. Des passereaux, dont beaucoup de pinsons à gorge blanche. » Beaucoup de motifs infimes reviennent à travers le roman, avec une maîtrise et une précision admirables, faisant résonner leurs échos, déployant leur richesse métaphorique : ainsi des vieux costumes du père de Corrigan, de la grève des éboueurs ou encore du coyote solitaire. Et cette petite prouesse narrative, enfin : le sixième récit, celui de Sam, n’est relié au reste du roman, outre son évocation du funambule, que par un détail minuscule qui surgit bien plus tard : une cabine téléphonique sonnant dans le vide aux abords du Word Trade Center…

La rencontre de l’espérance et de l’art du roman est une chose très rare. Elle advient pourtant de façon authentique dans Et que le vaste monde poursuive sa course folle.

Pour échapper à l’espérance, il existe deux voies royales. La première consiste à nier l’existence du mal et de la mort. C’est la voie du kitsch, de la « positive attitude« , qui jusqu’à l’écœurement prétendent ne voir partout que du bien, que lumière, que vie. À nous tous qui tâtonnons avec angoisse, avec joie, sur le fil ténu de notre existence, le kitsch proclame ce mensonge tonitruant : « Il est certain que tu ne tomberas pas ! »

L’autre voie royale est celle du désespoir. Le désespoir est aussi aveugle que le kitsch : il ne voit que le mal, la mort et tout ce qui s’achève. Il proclame un autre mensonge : « Il est certain que tu tomberas ! Le pire est toujours certain ! » En pariant toujours sur le pire, il aspire à une maîtrise illusoire sur la vie humaine. Sa « lucidité » est cécité.

La vérité est du côté de l’espérance. Elle affirme : « Rien n’est certain, pas même le pire ! » Elle affirme : « Il est possible que tu tombes ou que tu ne tombes pas. Je n’en sais rien. » Cette incertitude est la condition de possibilité de l’espérance.

L’espérance ne fait disparaître du monde ni le mal ni la mort. Ancrée obscurément dans nos corps, elle est seulement une transfiguration du regard, un arrachement au désespoir, qui ne voit que le mal et partout ce qui finit. Qui éprouve de la jalousie et de la haine pour ce qui commence, ailleurs ou en moi. Qui désire l’écraser, en nier l’existence. L’espérance est simultanément un arrachement au kitsch, qui ne voit partout que le bien et ce qui commence. L’espérance voit ce qui commence et ce qui finit. Elle voit tout.

Et prononce un amen que rien ne justifie. Sinon sa tenace folie printanière.

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Kissinger et moi

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Henry Kissinger

Henri Kissinger, d’abord, je le voyais nettement plus grand. C’est vrai qu’à force de le présenter comme un géant je m’étais imaginé une stature. Or c’est un petit bonhomme ventripotent qui entre dans le salon du Ritz, palace où il a ses habitudes lorsqu’il passe par Paris. Oui, Kissinger ne se refuse rien, il a donné quelques conférences à un million de dollars et à l’occasion conseille encore nombre de puissants, y compris Obama. Kissinger a été secrétaire d’Etat de deux présidents américains républicains, Nixon et Ford. S’il n’était pas né en Allemagne et naturalisé américain avec ses parents – la famille a fui le nazisme après la « Nuit de Cristal » -, il aurait eu toutes ses chances d’être élu Président. Il a dû se contenter des affaires étrangères et du prix Nobel de la Paix pour ses efforts au Vietnam, ce qui n’est pas si mal, comme disait Mitterrand à propos de Rocard.

Pourtant, évoquez cette rencontre, la plupart de vos collègues ne vous regardent pas avec envie mais comme si vous aviez rendez-vous avec Méphisto : on vous parle des bombardements contre le Vietcong et de leurs innombrables victimes civiles et, bien sûr, de l’opération Condor, dans laquelle Kissinger est soupçonné d’avoir trempé dans les années 1970. Condor est cette opération secrète d’élimination d’opposants de gauche latino-américains dans les pays ou ils s’étaient réfugiés, y compris aux Etats Unis. Kissinger est obligé de limiter ses déplacements à l’étranger car plusieurs ONG essaient de l’envoyer devant la Cour Pénale internationale. Peu de chance qu’ils y arrivent mais dès fois qu’un petit juge ambitieux veuille se faire de la pub en l’envoyant au trou comme Polanski, je vous laisse imaginer…

Donc je rencontre cet homme, digne continuateur de Bismarck dans la realpolitik moderne et oracle diplomatique. Je le trouve au Ritz en compagnie d’Hubert Védrine qui faisait partie des rares personnes dans la confidence. Normal, Védrine c’est un peu notre Kissinger à nous. Un pro. Pour lui aussi la diplomatie n’est affaire ni de droite ni de gauche, mais de réalités incontournables. Aucun principe aussi noble soit-il, (comme par exemple les droits de l’homme) ne saurait s’y substituer. C’est ainsi que tout anti-communiste viscéral qu’il fût, Kissinger devint un symbole de la détente et de la fameuse méthode des « petits pas » puis de la « shuttle diplomatie » qui fit beaucoup d’émules avec les progrès de l’aviation. Car Kissinger est tout sauf un néo-con. Il parle beaucoup par understatement, par litote. Mais tâchons de résumer sa pensée:

Il pense qu’il faut parler avec tout le monde et approuve par exemple la main tendue d’Obama aux Iraniens. Ce qui le chagrine ce n’est pas qu’il y ait une carotte, mais qu’on ne voie pas le bâton. Autrement dit que les Américains ne paraissent pas crédibles dans leurs menaces de rétorsion au cas où les négociations avec Téhéran sur le nucléaire échouaient. Préoccupation qu’il résume ainsi: « Il ne faut jamais que votre interlocuteur sente que vous êtes disposé à accepter finalement ce que vous qualifiez dès le départ d’inacceptable ». Et prend ça M. le prix Nobel à crédit !

Deuxième question : l’Afghanistan est-elle un nouveau Vietnam? Peut-être bien. D’une part, Kissinger pense qu’Obama n’a pas d’autre choix que d’écouter le commandant qu’il a lui-même nommé sur place, le général Mc Chrystal, et d’envoyer des renforts importants, à défaut de quoi les talibans interprèteront cette irrésolution comme un signe de faiblesse voire de défaitisme. D’autre part, il sait que la victoire militaire n’est rien sans l’appui de l’opinion publique. Au Vietnam nous avions presque gagné, dit-il, mais l’opinion ne soutenait plus l’effort réclamé. Le Watergate a fini de tout ficher par terre et a précipité la débâcle. Cette fois-ci les alliés des Américains ne se bousculent pas non plus pour les appuyer militairement (Sarkozy vient d’annoncer qu’il n’y aurait pas un soldat français de plus).
Conclusion: Obama a toutes les chances de se planter.

Mais Kissinger est aussi un grand conteur. Allez tonton Henry (86 ans) une anecdote pour finir sur la fin du mur de Berlin, il y a 20 ans déjà: « J’étais en Chine, ou je m’entretenais avec Deng Xiaoping. Tout semblait calme, mais Deng m’explique que le bloc communiste en Europe de l’Est est condamné parce que Gorbatchev a fait la glasnost (ouverture démocratique) avant la perestroïka (modernisation économique et sociale), et que les Chinois ne feront jamais la même erreur. Là-dessus je m’envole pour Hawaï, ou j’atterris quelques heures plus tard. Et j’apprends que le mur n’existe plus ! Il faut toujours faire très attention à ce que disent les Chinois. »

FAO contre FMI

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Dominique Straus-Khan, actuel Grand Argentier de l’Univers et futur président socialiste de droite en 2012 s’est déclaré ce samedi « d’un optimisme prudent » pour l’économie mondiale. C’est beau, tout de même, une litote la nuit. Il a également ajouté : « Des réponses politiques de grande ampleur dans le monde entier ont stabilisé les marchés financiers et atténué le ralentissement de l’activité ». Tant mieux alors, on est bien content, et avec nous le milliardième être humain souffrant de malnutrition chronique que la FAO (organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation) vient de comptabiliser à l’occasion de la Journée Mondiale contre la Faim. Ils n’étaient, ces pouilleux du Sud, que 963 millions en janvier 2009. Bien entendu, toute tentative d’établir un lien logique entre ces deux informations ne pourrait être que malveillante, voire absurde. Il est bien connu que le banquier est un humaniste bienveillant et l’Africain un anorexique capricieux.

Jean Sarkozy : pas de défense possible

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Flickr, Carlos Seo
Flickr, Carlos Seo

Légal ? Sans doute. Légitime ? Là, ça coince. Quant au principe d’égalité, je vous laisse répondre. La candidature de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad soulève des problèmes qui sont au cœur de la culture politique française. Au-delà de la dimension personnelle – le clan qui pousse son dauphin – l’enjeu est le processus démocratique lui-même. Comme l’ont dit et répété le principal intéressé et ses partisans, il n’est nullement question d’une nomination mais bien d’une élection.

La question de la compétence des élus est un terrain difficile voire dangereux. En principe, le suffrage universel confère une légitimité qui ne dépend ni des compétences ni de l’expérience. À 28 ans, Nicolas Sarkozy a été élu maire de Neuilly alors que son CV l’aurait écarté d’emblée d’un appel à candidature pour un poste subalterne dans l’administration de cette même ville. Le principe selon lequel un homme peut être président de la République même s’il n’a aucune des qualités requises pour devenir son directeur de cabinet est une condition sine qua non de l’existence d’une démocratie saine. Les postes considérés comme politiques et occupés par des élus sont, par définition, ouverts à chaque citoyen adulte possédant un casier judiciaire vierge, et c’est très bien comme ça. Sinon, les conditions préliminaires pour une candidature deviendraient tôt ou tard un moyen de restreindre davantage l’accès déjà limité à la classe politique. Contrairement aux usages dans le service public ou privé, une candidature politique comme celle de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad n’exige aucune compétence objective du candidat et ses qualités n’entrent en jeu que dans un deuxième temps, au moment de la campagne électorale.

Le problème, c’est que la culture politique française avec ses élites – dont la classe politique – majoritairement formées par d’excellentes écoles, entretient une dangereuse ambiguïté entre les techniciens et les hauts fonctionnaires d’un côté et les politiques de l’autre. Tous sortent des mêmes écoles – du même moule, pense l’opinion. La réputation désastreuse des hommes politiques et celle, tout de même meilleure, des hauts fonctionnaires font penser à beaucoup que l’on serait mieux gouverné par des experts recrutés sur concours que par des politiciens élus sur des promesses « qui n’engagent que ceux qui les écoutent ». Et d’ailleurs, certains pensent même que les promesses électorales devraient avoir le statut d’engagements contractuels. Le bonheur serait donc d’être gouverné par de brillants PDG avec lesquels on signerait un contrat avec à la clé, pourquoi pas, des bonus et des malus. Seulement, on a vu que ces techniciens de haut niveau et autres PDG expérimentés n’en menaient pas large quand le système financier mondial menaçait de s’effondrer.
Retour à la case départ : impossible d’échapper au politique ni à la politique, et donc à une définition assez vague de la compétence – de ce point de vue, Jean Sarkozy commet une erreur quand il dit qu’il fait ce « métier » par passion. Car justement, la politique n’est pas un métier.

Après avoir brossé le fond du décor, il est temps de passer aux pinceaux fins pour introduire quelques nuances. Dans une démocratie, il y a élections et élections. Si le suffrage universel a le dernier mot, par le jeu des cascades d’élections par les élus, plus on s’éloigne du peuple souverain et plus on perd en légitimité. C’est pour cette raison que le Sénat est inférieur à l’Assemblée nationale, et que celle-ci a en France un problème vis-à-vis du président de la République. Jean Sarkozy, quant à lui, a été élu par le canton de Neuilly-Sud pour siéger au Conseil général des Hauts-de-Seine : c’est la base de sa légitimité démocratique, qu’il ne faut ni négliger ni exagérer. Ce qui est étonnant, c’est que trois mois seulement après les élections cantonales de mars 2008, il a été élu par ses pairs à la tête du groupe UMP-Nouveau Centre-Divers droite. À 22 ans, et avec très peu d’expérience politique – du reste pas très brillante, vu la gestion de la campagne municipale à Neuilly – on peut se demander sur quels critères ses pairs ont décidé de le mettre à leur tête. Voilà le péché originel à partir duquel il commence à brûler les étapes. La suite est dans la même logique : un an seulement à la tête de leur groupe et le voilà propulsé de nouveau par ses pairs vers l’Epad, une structure lourde et compliquée.

Les choix faits par le groupe UMP du Conseil général des Hauts-de-Seine sont donc plus que discutables, non pas à cause d’un manque de compétences techniques ou de diplômes comme l’a ironiquement observé Fabius, mais bien parce que le candidat manque cruellement de légitimité démocratique (l’effet de levier entre les Cantonales et l’Epad a trop dilué sa légitimité d’élu) et plus encore d’expérience politique ! On ne demande pas à l’administrateur de l’Epad d’être expert-comptable ni premier d’une promotion de l’ENA, mais peut-être d’être un politicien expérimenté doté d’une vision et ayant prouvé sa capacité à mener à bien des projets politiques, bref il doit inspirer confiance quant à son aptitude à définir et servir l’intérêt général. Il est tout à fait légitime d’être un élu cantonal à 22 ans, mais ce n’est que le début de ce que les Romains appelaient le Cursus Honorum, autrement dit la progression dans les emplois publics. Cette chronologie obligatoire avait l’avantage de tester les compétences et de n’avoir pour magistrats suprêmes que des hommes mûrs et expérimentés.

Il est impensable de légiférer pour imposer un tel Cursus Honorum, aussi incombe-t-il à l’opinion publique, par le débat et pourquoi pas le scandale, de définir la hauteur de la barre. L’impatience de Jean Sarkozy a sans doute poussé son père à commettre une erreur politique inutile, mais en même temps cette affaire permet d’établir des limites non écrites, ce que les Anglo-Saxons appellent it’s not done. Non, on ne peut pas diriger l’Epad à 23 ans et demi, quand on siège depuis à peine 20 mois au Conseil général et qu’on on n’a pas d’expérience politique ni dans les autres domaines de l’activité humaine.

Jean Sarkozy n’est pas payé en retour

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A Bobigny, on promet une cagnotte de fin d’année au lycéen qui aura eu la grandeur d’âme de venir assister à ses cours au lieu de jouer à Grand Theft Auto sur sa PSP. Résultat ? C’est l’indignation nationale. En Afghanistan, les Italiens rétribuent les talibans pour foutent la paix aux bersagliers et passent plutôt leurs nerfs sur d’autres troupes alliées, et donc parfois françaises. Là encore, c’est le tollé national. Chez nous, on n’aime pas que l’argent vienne s’immiscer dans des questions principielles telles que l’éducation ou le rétablissement des droits de l’homme. OK, je suis d’accord aussi. Mais alors, pourquoi tant de haine , pourquoi une telle « chasse à l’homme », comme dirait le subtil Luc Chatel, contre un jeune étudiant de 23 ans qui postule, au fin fond des Hauts de Seine, pour une fonction harassante et non rémunérée dans un obscur établissement public ? A l’heure où l’on n’a de cesse d’inciter nos ados à l’action humanitaire et au bénévolat, Jean Sarkozy ne fait que donner l’exemple à toute la jeunesse de France. Rien que pour ça, on devrait le payer.

Nobel : t’as le bonjour d’Alfred !

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Barack Obama n'a rien fait pour obtenir le prix Nobel de la paix. Et c'est déjà beaucoup.
Barack Obama n'a rien fait pour obtenir le prix Nobel de la paix. Et c'est déjà beaucoup.

Il était temps. Le monde se languissait d’attendre. Barack Obama était installé à la Maison Blanche depuis neuf longs mois déjà et il n’avait toujours pas de Nobel à poser sur la cheminée du bureau ovale. Lorsque, dans deux ou trois semaines, le temps aura fait son œuvre, les historiens nous expliqueront pourquoi cette distinction a été décernée aussi tardivement au président américain.

Ce n’est pas tous les jours qu’une belle âme est à la tête de la première puissance militaire mondiale. Cela aurait valu que, le lendemain même de son investiture, les jurés norvégiens se réunissent pour lui décerner le Nobel de la Paix. Il le méritait.

Certes, Barack Obama n’a rien fait. Mais il n’en pense pas moins. Son âme est emplie de bons sentiments, sa bouche de vœux pieux et son cœur de louables intentions.

Barack Obama l’a dit lui-même : il est pour la paix. Il est favorable au désarmement. Ce qui le révulse le plus, c’est la guerre et l’injustice sous toutes ses formes : les inégalités, le racisme, la mort, les maladies (y compris la grippe A).

S’il a renvoyé récemment 13 000 soldats en Afghanistan et qu’il s’apprête à y expédier de nouveaux renforts, s’il augmente de 30 % le budget 2010 des opérations extérieures, s’il poursuit la modernisation de l’armée américaine entamée sous George W. Bush, s’il continue à assumer presque la moitié des dépenses mondiales de défense, s’il ne reçoit pas le Dalaï Lama pour ne pas mettre en rogne les Chinois, c’est à son corps défendant qu’il le fait.

Pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui ne concerne pas la réalité de son action politique, Obama est nickel avec son Nobel. Et le comité norvégien n’a pas besoin de se fendre de longues explications pour justifier son choix : il a décidé d’attribuer le prix à Barack Obama pour « ses efforts extraordinaires en faveur du renforcement de la diplomatie et de la coopération internationale entre les peuples ».

En langage clair, cela signifie que Barack Obama est le cador incontesté de la paix dans le monde, car il n’a encore déclaré la guerre à personne et sait se tenir à table lorsqu’il est invité à l’étranger.

C’est un peu court pourtant. Les bonnes intentions et les lettres au Père Noël ne valent rien face à la réalité. Et la réalité est que le président américain n’est pas tant attaché à s’illustrer dans un irénisme sans frein qu’à faire honorablement sortir son pays de la pétaudière irakienne, tout en trouvant une solution militaire à l’ornière afghane. Il est vrai qu’il a peut-être trouvé la voie de la paix… avec l’Iran, en décidant de laisser les mollahs faire leur omelette nucléaire en regardant ailleurs.

Lorsque le comité norvégien décerna, en 1926, le prix Nobel de la paix à Gustav Stresemann et Aristide Briand, c’était pour encourager les « efforts extraordinaires » des deux hommes d’Etat en faveur du rapprochement franco-allemand. On connaît la suite : le succès du rapprochement fut tel que nos voisins nous occupèrent cinq ans durant. En matière de guerre et de paix, ce n’est pas l’intention ni l’effort qui comptent, mais l’action et la volonté.

Et si ces sottes histoires de guerre et de paix n’intéressaient pas le comité Nobel ? Composé de parlementaires norvégiens, dont les compétences en géopolitique sont aussi certaines que celles de Jean Sarkozy en aménagement urbain, le comité Nobel semble s’être résolu à sacrifier à l’obamania ambiante, sans se poser d’autres questions.

Mais qui trop embrasse peu étreint : il se pourrait bien que ce prix Nobel de la Paix soit très difficile à porter par le chef d’un Etat engagé dans deux opérations extérieures délicates et que la couronne faite aujourd’hui de lauriers se révèle être, dans les mois qui viennent, tressée entièrement d’épines. Bien loin d’encourager les « efforts extraordinaires » de Barack Obama, le comité Nobel lui a peut-être lié, définitivement, les mains.

Soyons pourtant optimistes : un autre prix Nobel attend bientôt Barack Obama. Celui de littérature, qu’on lui décernera en 2010 pour son œuvre littéraire en général et son discours de réception du prix Nobel de la paix 2009 en particulier.

Le nanisme ne passera pas !

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1 200 nains de jardin tout noirs faisant le salut nazi, œuvre de l’artiste Ottmar Hörl, ont fini par obtenir l’autorisation de parader sur la place principale de Straubing en Bavière. Cette performance destinée dans l’esprit de l’auteur à « ridiculiser le nazisme » ne s’est pas faite sans mal : la loi allemande interdisant le salut hitlérien. Hörl a finalement réussi à convaincre le tribunal de Nüremberg de la pureté de ses intentions. Pour 45 € (120 € avec signature) on peut continuer individuellement la lutte contre le Mal dans son potager en achetant un nain en ligne (41 cm de haut, existe en noir, feldgrau ou doré). On ignore cependant si cet accessoire arty fait aussi épouvantail, apte à repousser toute sorte de bête immonde

A l’ère de l’onanisme unanime

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Edgar Degas, Danseuses en rose, 1880
Edgar Degas, Danseuses en rose, 1880.

Alain Finkielkraut nous a donné avec Un Coeur intelligent, un magnifique exemple de lecture du monde contemporain à la lumière de la littérature. Je voudrais tenter ici le même exercice grâce à l’ouvrage publié il y a quelque mois par Benoît Duteurtre, Ballets roses, qui, en même temps qu’il retrace fidèlement un célèbre fait divers de la fin des années 1950 mettant en scène André Le Troquer, le faiseur de roi de la IVème République accusé au début de la Vème de pédophilie, se livre à une méditation aussi discrète que subtile sur la sombre nature du désir humain.
 
De façon apparemment paradoxale, Benoît Duteurtre se met lui-même en scène dans le cadre d’un fait divers qui se produisit avant sa naissance. Ainsi, au cours de ses recherches, Duteurtre s’identifie implicitement à ces retraités « à la recherche de renseignements sur leurs trisaïeux (p.65) ». Lui aussi en effet est « à la recherche de renseignements » sur son trisaïeul, le Président René Coty, à l’occasion de la rédaction de son ouvrage. René Coty n’est pourtant dans l’histoire que raconte Benoît Duteurtre, et dans l’Histoire tout court, qu’un personnage secondaire, celui qui, par sens du devoir, et avec une pointe de ressentiment que Benoît Duteurtre n’élude pas, cède sa place à plus grand que lui. Le modèle de Benoît Duteutre, c’est donc un aïeul certes prestigieux, mais qui entre dans l’histoire par un geste politique paradoxal, puisque c’est celui de l’effacement. Il en va de même pour Benoît Duteurtre. L’auteur est absent de l’histoire qu’il raconte, puisqu’elle est consacrée à une époque qui précède sa naissance. Mais c’est ce douloureux sentiment d’absence, de ne pas être au cœur des choses, qui motive le récit.
 
Ainsi, l’auteur ne peut prendre une place dans son propre récit que de façon périphérique, en temps que simple observateur. C’est en effet par une « dérogation » (le titre du chapitre IV) que Benoît Duteurtre se voit accorder le droit « de plonger le nez dans une affaire un peu louche (p.70) ». Si, de façon significative, l’obtention de cette « fameuse « dérogation » est facilitée par son statut d’écrivain relativement connu que lui reconnait une commissaire de police cultivée, cette reconnaissance est signalée par l’auteur sur un modèle discrètement ironique. « Comment, vous ne connaissez par Benoît Duteurtre ? » s’exclame à l’attention d’un subordonné moins cultivé qu’elle la commissaire de police qui ouvrira les archives secrètes du dossier à l’auteur. Mais cette exclamation n’est pas sans rappeler celle, plus cocasse encore, de Mme Verdurin dans la Recherche, « Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot ? ». Ce n’est qu’accompagné par le sentiment de bénéficier d’une dérogation imméritée que l’on devrait éprouver celui de toucher au cœur des choses. Nous sommes des étrangers à notre propre histoire. L’humanité ne comprend pas ce qui lui arrive. C’est une illusion prétentieuse et mortifère propre à la néo-humanité contemporaine qui la pousse, à coup de googlelisation et de recherches approfondies (sur internet), à se croire dépositaire de la vérité des êtres et de la réalité des choses.
 
Benoît Duteurtre, lorsqu’il médite sur les turpitudes d’André le Troquer, fait appel à François Mauriac qui, lorsqu’il commentait lui-même ce fait divers, parlait de l’imagination comme du pire des crimes. La plupart d’entre nous n’ont heureusement pas les moyens de réaliser ce qu’ils imaginent. « Les ballets dont ils s’enchantent se déroulent sur un écran invisible », écrivait à ce propos l’écrivain catholique. Cet écran invisible est devenu par la grâce ou la disgrâce d’internet parfaitement visible. Voilà une différence avec l’époque dont nous parle Benoît Duteurtre. Nous avons aujourd’hui tout le loisir d’obtenir la confirmation des horreurs que nous prêtons à tort ou à raison aux puissants sur les innombrables pages stockées derrière les innombrables écrans qui nous sont devenus indispensables. Et c’est ainsi que ceux qui réalisent les désirs que nous nous contentons d’imaginer méritent notre opprobre deux fois : parce qu’ils réalisent ce que nous nous contentons d’imaginer, et parce qu’ils réalisent ce qui est interdit.
 
Il y a une horreur du voyeurisme dans le récit de Benoît Duteurtre, et pourtant ce voyeurisme constitue l’objet même du récit. Comment en serions-nous indemnes, nous qui commentons et disséquons les moindres paroles, les moindres écrits, et surtout les actes, réels ou supposés, des protagonistes des affaires qui nous occupent en ce moment, en nous érigeant, souvent en toute bonne conscience, en juges de nos semblables. « Qui t’a fait juge ? » Une ancienne et excellente question que plus personne ne veut entendre.
 
Du point de vue de la satisfaction de notre voyeurisme, l’ouvrage de Benoît Duteurtre est très décevant, et il faut lui préférer l’arène où sont mis en scène les faits divers du jour. Car ce ne sont pas les « crimes » eux-mêmes qui intéressent Benoît Duteurtre, « des moments sexuels ternes où le vieillard se donne du plaisir en observant les ébats des autres (p.121) », mais le regard que nous posons sur eux. Non seulement parce que, aujourd’hui comme hier, c’est ce qui motive l’intérêt des foules pour les turpitudes des puissants, mais aussi parce que, au fond, ce voyeurisme ne touche pas seulement les foules mais aussi les puissants eux-mêmes, et à ce titre, sans doute, révèle quelque chose sur l’essence même du désir. Le désir est le sentiment d’un manque. « Tout désir est désir d’être », tout désir est désir de résider au cœur des choses. Mais cette volonté d’habiter l’essence même des phénomènes est toujours déçue. La description « clinique » de l’affaire par le juge que retranscrit pour nous Benoît Duteurtre le prouve. Les turpitudes de Le Troquer, qui était celui qui résidait au cœur même du pouvoir, celui qui dominait la toute-puissante assemblée pendant la IVe République, celui qui faisait et défaisait les gouvernements, se réduisent à un voyeurisme masturbatoire de l’espèce la plus commune. Voilà le pauvre réel : le roi du monde est un « exclu » de la scène fondatrice, un pauvre être désirant, séparé des objets qu’il convoite. Avec cela, « tout est dit ou presque de la triste réalité (p.155) ». Cette « triste réalité », et le voile que l’on pose sur elle pour lui préférer des fables flamboyantes, c’est ce qui intéresse la littérature, mais c’est ce que refusent de voir les foules désinhibées de l’ère internet. Ce que la foule imagine des frasques sexuelles des puissants, ce n’est que cela, un voyeurisme redoublé, une façon d’épier les actes de d’autrui, de se masturber avec les obscénités que l’on a soi-même tracées sur l’écran.
 
Quand nous voudrions établir des frontières étanches entre ceux qui habitent pleinement la réalité, et qui pour cela sont l’objet de notre ressentiment et de notre vertueuse indignation, et ceux qui, pauvres gens du peuple séparés de leurs désirs, sont toujours en peine d’étreindre la réalité (par manque de moyens ou par soumission à la loi commune), Benoît Duteurtre nous révèle la réalité du désir pour ce qu’elle est, une excitation vaine de l’esprit, un « trouble déraisonnable de la conscience (p.168) ». Le désir est spirituel avant d’être corporel. Satan est un esprit, il n’a pas de corps; Merlu, l’âme damnée de Le Troquer est appelé un Mephisto (p.170). Il ne faut pas s’étonner que les sombres désirs de la modernité s’étalent aujourd’hui sur les écrans ectoplasmiques d’internet et de la télévision. Notre époque hypermoderne est aussi un abandon de la dimension charnelle de l’existence. Le Troquer est moins esclave de ses instincts corporels que de « l’abstraction de ses désirs » qui l’emportent dans un monde tyrannique, loin de la réalité et de la « présence réelle (p.177) » des nymphettes dont il se sert. C’est cela le crime au fond, l’oubli de la « présence réelle » des gens dont on use ou que l’on lynche sur internet. Ce n’est pas le corps le coupable, mais une désincarnation du désir, une pure imagination qui nous coupe de la matérialité du monde.
 
Lorsque nous nous laissons aller aux délices masturbatoires de la persécution collective en alimentant cette hargneuse machine à fantasmes virtuels qu’est devenu internet, nous sombrons exactement dans les mêmes péchés que Le Troquer il y a cinquante ans.

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Turquie, l’autre génocide

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Si le drame arménien est aujourd’hui connu de tous, il n’est hélas pas isolé, à cette époque et dans cette même région du monde. La Turquie s’est livrée dans les années 1920 à un nettoyage ethnique et à des pogroms contre ses habitants grecs. Ce constat n’est pas tiré d’un livre d’histoire mais plutôt d’un livre récent publié par le commandant en chef de l’OTAN, l’amiral américain James G. Stavridis, dont le grand-père a dû fuir son Anatolie natale après la mort de son frère tué par le Turcs. L’excellent Amir Oren, de Haaretz, lecteur infatigable et connaisseur hors pair des armées américaines à qui l’on doit cette petite découverte, précise que quand Stavridis a publié l’an dernier Destroyer Captain : Lessons of a First Command, livre consacré aux 28 mois (1993-1995) passés au commandement d’un bâtiment de guerre sophistiqué de la marine américaine en Méditerranée, il ne se doutait pas qu’il allait être bientôt nommé – à la surprise générale d’ailleurs – au poste hautement politique qu’il détient aujourd’hui et qui l’oblige à ménager, entre autres, les susceptibilités d’Ankara.

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Au secours, les eighties reviennent

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Conscients que leur ralliement bidon au revival rock n’roll ne tiendra pas plus d’une saison, les créatifs de mode fatigués fourbissent leur arme secrète pour l’horizon 2011 : le retour aux eighties. Les magazines pour dames nous parlent déjà de look Alexis Carrington. Certes, celle-ci, divinement incarnée par Joan Collins dans Dynasty, peut raisonnablement nous faire rêver, de même qu’on peut sans déchoir partager la fascination de Nanni Moretti pour Jennifer Beals, l’héroïne de Flashdance, telle qu’il l’a contée dans Aprile. OK, OK, je veux bien tout ça ; mais la vérité des prix pour les eighties, ces années oubliées par le goût » selon l’expression inspirée d’un journaliste anglais, c’est les brushings au fer à souder, les épaulettes de déménageurs stéroïdés, les imprimés qui font peur aux enfants. On en trouvera une illustration chimiquement pure dans la photo officielle actant la prise de pouvoir de Francis Bouygues à TF1 (circa 1986) starring Mmes Sinclair, Ockrent et Cotta. Il ne manque plus que Jean-Luc Lahaye ou Phil Collins pour la bande son, mais bon, on peut aimer…

Colum McCann après

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La lecture de cet article, comme je l’ai évoqué dans son pendant, est rigoureusement réservée à ceux qui ont déjà lu Et que le vaste monde poursuive sa course folle de Colum McCann. Elle gâcherait aux autres un très grand plaisir et bien des surprises.

Et que le vaste monde poursuive sa course folle est composé d’un prologue et de douze récits. Onze voix se succèdent : Ciaran, Claire Soderberg, Lara Liveman, le funambule, Fernando Yunqué Marcano, Sam, Tillie, le funambule, Solomon Soderberg, Adelita, Gloria, Jaslyn. Six récits à la première personne ; cinq récits à la troisième personne, mais livrant toutes les perceptions et les pensées du personnage (parmi eux, les deux magnifiques récits du funambule, double romanesque anonyme du funambule français Philippe Petit) ; un récit, enfin, balançant entre la première et la troisième personne (celui de Claire). Une voix irlandaise et neuf voix new-yorkaises convergeant toutes vers un seul point, décrivant leurs spirales autour d’un point unique : la journée du 7 août 1974.
Ce jour-là, au matin, le funambule dansa sur un câble tendu entre les deux tours du World Trade Center. La mort ne le saisit pas. Elle attendit la nuit et en emporta un autre : Corrigan, l’autre personnage central du roman. Le concert de ces dix voix de l’année 1974 est couronné par une dernière voix new-yorkaise, celle de Jaslyn, qui résonne trente deux ans plus tard, en 2006.

Onze vies. Onze douleurs. Onze joies. Mais un seul monde. Eclairé par deux étoiles tremblantes : le funambule et Corrigan.

Corrigan meurt.

Il meurt dès la fin du premier des douze récits, qui fait entendre la voix de Ciaran, son frère. Mais il ressuscite plus tard, à de multiples reprises, à la croisée d’autres vies. La plus grande partie du roman est ainsi baignée dans l’eau de l’irrésistible mortalité de Corrigan. Nous qui le savons mort, chaque nouvel instant de sa vie nous en devient infiniment précieux. Corrigan est mortel. Merveilleusement mortel. Comme nous tous. En sa présence, nous devenons enfin qui nous sommes. Nous devenons nous autres mortels. Nous découvrons notre Commun authentique, la mortalité. Sans elle, comment pourrions-nous nous supporter les uns les autres une seule seconde ? Sans sa grâce sur nous tombée, comment pourrions-nous, parfois, nous aimer ? Comment le mot amour pourrait-il avoir le moindre sens pour nous ?

Colum McCann tend le fil de son roman entre Corrigan et le funambule. Des traits communs les relient l’un à l’autre : l’amour de l’instant présent, le désir d’atteindre l’absolu du présent, de le porter à incandescence ; la quête de la beauté, qui est sans pourquoi ; l’absence de peur de la mort, le consentement à la mortalité. Mais d’autres traits relient aussi secrètement le funambule avec les hommes qui ont précipité des avions contre ces mêmes tours du World Trade Center : l’hybris, le sentiment d’élection, le sentiment d’appartenir à une humanité supérieure. Une certaine indifférence à l’égard des simples mortels. Sur ce point, le funambule diverge de Corrigan.

La grandeur de Et que le vaste monde poursuive sa course folle tient aussi à son amour pour ce qui est petit. Et réel. Tout près du sol. Colum McCann n’est jamais général. Il entre perpétuellement dans les détails. Au pied du World Trade Center, il aperçoit par exemple « une femme avec un chandail vert, tout contre l’édifice, qui se baissait sans cesse pour lacer ses chaussures. De petites pluies de plumes s’échappaient de ses mains. Elle ramassait les oiseaux morts qu’elle mettait dans des sacs plastique. Des passereaux, dont beaucoup de pinsons à gorge blanche. » Beaucoup de motifs infimes reviennent à travers le roman, avec une maîtrise et une précision admirables, faisant résonner leurs échos, déployant leur richesse métaphorique : ainsi des vieux costumes du père de Corrigan, de la grève des éboueurs ou encore du coyote solitaire. Et cette petite prouesse narrative, enfin : le sixième récit, celui de Sam, n’est relié au reste du roman, outre son évocation du funambule, que par un détail minuscule qui surgit bien plus tard : une cabine téléphonique sonnant dans le vide aux abords du Word Trade Center…

La rencontre de l’espérance et de l’art du roman est une chose très rare. Elle advient pourtant de façon authentique dans Et que le vaste monde poursuive sa course folle.

Pour échapper à l’espérance, il existe deux voies royales. La première consiste à nier l’existence du mal et de la mort. C’est la voie du kitsch, de la « positive attitude« , qui jusqu’à l’écœurement prétendent ne voir partout que du bien, que lumière, que vie. À nous tous qui tâtonnons avec angoisse, avec joie, sur le fil ténu de notre existence, le kitsch proclame ce mensonge tonitruant : « Il est certain que tu ne tomberas pas ! »

L’autre voie royale est celle du désespoir. Le désespoir est aussi aveugle que le kitsch : il ne voit que le mal, la mort et tout ce qui s’achève. Il proclame un autre mensonge : « Il est certain que tu tomberas ! Le pire est toujours certain ! » En pariant toujours sur le pire, il aspire à une maîtrise illusoire sur la vie humaine. Sa « lucidité » est cécité.

La vérité est du côté de l’espérance. Elle affirme : « Rien n’est certain, pas même le pire ! » Elle affirme : « Il est possible que tu tombes ou que tu ne tombes pas. Je n’en sais rien. » Cette incertitude est la condition de possibilité de l’espérance.

L’espérance ne fait disparaître du monde ni le mal ni la mort. Ancrée obscurément dans nos corps, elle est seulement une transfiguration du regard, un arrachement au désespoir, qui ne voit que le mal et partout ce qui finit. Qui éprouve de la jalousie et de la haine pour ce qui commence, ailleurs ou en moi. Qui désire l’écraser, en nier l’existence. L’espérance est simultanément un arrachement au kitsch, qui ne voit partout que le bien et ce qui commence. L’espérance voit ce qui commence et ce qui finit. Elle voit tout.

Et prononce un amen que rien ne justifie. Sinon sa tenace folie printanière.

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Kissinger et moi

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Henry Kissinger

Henri Kissinger, d’abord, je le voyais nettement plus grand. C’est vrai qu’à force de le présenter comme un géant je m’étais imaginé une stature. Or c’est un petit bonhomme ventripotent qui entre dans le salon du Ritz, palace où il a ses habitudes lorsqu’il passe par Paris. Oui, Kissinger ne se refuse rien, il a donné quelques conférences à un million de dollars et à l’occasion conseille encore nombre de puissants, y compris Obama. Kissinger a été secrétaire d’Etat de deux présidents américains républicains, Nixon et Ford. S’il n’était pas né en Allemagne et naturalisé américain avec ses parents – la famille a fui le nazisme après la « Nuit de Cristal » -, il aurait eu toutes ses chances d’être élu Président. Il a dû se contenter des affaires étrangères et du prix Nobel de la Paix pour ses efforts au Vietnam, ce qui n’est pas si mal, comme disait Mitterrand à propos de Rocard.

Pourtant, évoquez cette rencontre, la plupart de vos collègues ne vous regardent pas avec envie mais comme si vous aviez rendez-vous avec Méphisto : on vous parle des bombardements contre le Vietcong et de leurs innombrables victimes civiles et, bien sûr, de l’opération Condor, dans laquelle Kissinger est soupçonné d’avoir trempé dans les années 1970. Condor est cette opération secrète d’élimination d’opposants de gauche latino-américains dans les pays ou ils s’étaient réfugiés, y compris aux Etats Unis. Kissinger est obligé de limiter ses déplacements à l’étranger car plusieurs ONG essaient de l’envoyer devant la Cour Pénale internationale. Peu de chance qu’ils y arrivent mais dès fois qu’un petit juge ambitieux veuille se faire de la pub en l’envoyant au trou comme Polanski, je vous laisse imaginer…

Donc je rencontre cet homme, digne continuateur de Bismarck dans la realpolitik moderne et oracle diplomatique. Je le trouve au Ritz en compagnie d’Hubert Védrine qui faisait partie des rares personnes dans la confidence. Normal, Védrine c’est un peu notre Kissinger à nous. Un pro. Pour lui aussi la diplomatie n’est affaire ni de droite ni de gauche, mais de réalités incontournables. Aucun principe aussi noble soit-il, (comme par exemple les droits de l’homme) ne saurait s’y substituer. C’est ainsi que tout anti-communiste viscéral qu’il fût, Kissinger devint un symbole de la détente et de la fameuse méthode des « petits pas » puis de la « shuttle diplomatie » qui fit beaucoup d’émules avec les progrès de l’aviation. Car Kissinger est tout sauf un néo-con. Il parle beaucoup par understatement, par litote. Mais tâchons de résumer sa pensée:

Il pense qu’il faut parler avec tout le monde et approuve par exemple la main tendue d’Obama aux Iraniens. Ce qui le chagrine ce n’est pas qu’il y ait une carotte, mais qu’on ne voie pas le bâton. Autrement dit que les Américains ne paraissent pas crédibles dans leurs menaces de rétorsion au cas où les négociations avec Téhéran sur le nucléaire échouaient. Préoccupation qu’il résume ainsi: « Il ne faut jamais que votre interlocuteur sente que vous êtes disposé à accepter finalement ce que vous qualifiez dès le départ d’inacceptable ». Et prend ça M. le prix Nobel à crédit !

Deuxième question : l’Afghanistan est-elle un nouveau Vietnam? Peut-être bien. D’une part, Kissinger pense qu’Obama n’a pas d’autre choix que d’écouter le commandant qu’il a lui-même nommé sur place, le général Mc Chrystal, et d’envoyer des renforts importants, à défaut de quoi les talibans interprèteront cette irrésolution comme un signe de faiblesse voire de défaitisme. D’autre part, il sait que la victoire militaire n’est rien sans l’appui de l’opinion publique. Au Vietnam nous avions presque gagné, dit-il, mais l’opinion ne soutenait plus l’effort réclamé. Le Watergate a fini de tout ficher par terre et a précipité la débâcle. Cette fois-ci les alliés des Américains ne se bousculent pas non plus pour les appuyer militairement (Sarkozy vient d’annoncer qu’il n’y aurait pas un soldat français de plus).
Conclusion: Obama a toutes les chances de se planter.

Mais Kissinger est aussi un grand conteur. Allez tonton Henry (86 ans) une anecdote pour finir sur la fin du mur de Berlin, il y a 20 ans déjà: « J’étais en Chine, ou je m’entretenais avec Deng Xiaoping. Tout semblait calme, mais Deng m’explique que le bloc communiste en Europe de l’Est est condamné parce que Gorbatchev a fait la glasnost (ouverture démocratique) avant la perestroïka (modernisation économique et sociale), et que les Chinois ne feront jamais la même erreur. Là-dessus je m’envole pour Hawaï, ou j’atterris quelques heures plus tard. Et j’apprends que le mur n’existe plus ! Il faut toujours faire très attention à ce que disent les Chinois. »

FAO contre FMI

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Dominique Straus-Khan, actuel Grand Argentier de l’Univers et futur président socialiste de droite en 2012 s’est déclaré ce samedi « d’un optimisme prudent » pour l’économie mondiale. C’est beau, tout de même, une litote la nuit. Il a également ajouté : « Des réponses politiques de grande ampleur dans le monde entier ont stabilisé les marchés financiers et atténué le ralentissement de l’activité ». Tant mieux alors, on est bien content, et avec nous le milliardième être humain souffrant de malnutrition chronique que la FAO (organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation) vient de comptabiliser à l’occasion de la Journée Mondiale contre la Faim. Ils n’étaient, ces pouilleux du Sud, que 963 millions en janvier 2009. Bien entendu, toute tentative d’établir un lien logique entre ces deux informations ne pourrait être que malveillante, voire absurde. Il est bien connu que le banquier est un humaniste bienveillant et l’Africain un anorexique capricieux.

Jean Sarkozy : pas de défense possible

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Flickr, Carlos Seo
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Légal ? Sans doute. Légitime ? Là, ça coince. Quant au principe d’égalité, je vous laisse répondre. La candidature de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad soulève des problèmes qui sont au cœur de la culture politique française. Au-delà de la dimension personnelle – le clan qui pousse son dauphin – l’enjeu est le processus démocratique lui-même. Comme l’ont dit et répété le principal intéressé et ses partisans, il n’est nullement question d’une nomination mais bien d’une élection.

La question de la compétence des élus est un terrain difficile voire dangereux. En principe, le suffrage universel confère une légitimité qui ne dépend ni des compétences ni de l’expérience. À 28 ans, Nicolas Sarkozy a été élu maire de Neuilly alors que son CV l’aurait écarté d’emblée d’un appel à candidature pour un poste subalterne dans l’administration de cette même ville. Le principe selon lequel un homme peut être président de la République même s’il n’a aucune des qualités requises pour devenir son directeur de cabinet est une condition sine qua non de l’existence d’une démocratie saine. Les postes considérés comme politiques et occupés par des élus sont, par définition, ouverts à chaque citoyen adulte possédant un casier judiciaire vierge, et c’est très bien comme ça. Sinon, les conditions préliminaires pour une candidature deviendraient tôt ou tard un moyen de restreindre davantage l’accès déjà limité à la classe politique. Contrairement aux usages dans le service public ou privé, une candidature politique comme celle de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad n’exige aucune compétence objective du candidat et ses qualités n’entrent en jeu que dans un deuxième temps, au moment de la campagne électorale.

Le problème, c’est que la culture politique française avec ses élites – dont la classe politique – majoritairement formées par d’excellentes écoles, entretient une dangereuse ambiguïté entre les techniciens et les hauts fonctionnaires d’un côté et les politiques de l’autre. Tous sortent des mêmes écoles – du même moule, pense l’opinion. La réputation désastreuse des hommes politiques et celle, tout de même meilleure, des hauts fonctionnaires font penser à beaucoup que l’on serait mieux gouverné par des experts recrutés sur concours que par des politiciens élus sur des promesses « qui n’engagent que ceux qui les écoutent ». Et d’ailleurs, certains pensent même que les promesses électorales devraient avoir le statut d’engagements contractuels. Le bonheur serait donc d’être gouverné par de brillants PDG avec lesquels on signerait un contrat avec à la clé, pourquoi pas, des bonus et des malus. Seulement, on a vu que ces techniciens de haut niveau et autres PDG expérimentés n’en menaient pas large quand le système financier mondial menaçait de s’effondrer.
Retour à la case départ : impossible d’échapper au politique ni à la politique, et donc à une définition assez vague de la compétence – de ce point de vue, Jean Sarkozy commet une erreur quand il dit qu’il fait ce « métier » par passion. Car justement, la politique n’est pas un métier.

Après avoir brossé le fond du décor, il est temps de passer aux pinceaux fins pour introduire quelques nuances. Dans une démocratie, il y a élections et élections. Si le suffrage universel a le dernier mot, par le jeu des cascades d’élections par les élus, plus on s’éloigne du peuple souverain et plus on perd en légitimité. C’est pour cette raison que le Sénat est inférieur à l’Assemblée nationale, et que celle-ci a en France un problème vis-à-vis du président de la République. Jean Sarkozy, quant à lui, a été élu par le canton de Neuilly-Sud pour siéger au Conseil général des Hauts-de-Seine : c’est la base de sa légitimité démocratique, qu’il ne faut ni négliger ni exagérer. Ce qui est étonnant, c’est que trois mois seulement après les élections cantonales de mars 2008, il a été élu par ses pairs à la tête du groupe UMP-Nouveau Centre-Divers droite. À 22 ans, et avec très peu d’expérience politique – du reste pas très brillante, vu la gestion de la campagne municipale à Neuilly – on peut se demander sur quels critères ses pairs ont décidé de le mettre à leur tête. Voilà le péché originel à partir duquel il commence à brûler les étapes. La suite est dans la même logique : un an seulement à la tête de leur groupe et le voilà propulsé de nouveau par ses pairs vers l’Epad, une structure lourde et compliquée.

Les choix faits par le groupe UMP du Conseil général des Hauts-de-Seine sont donc plus que discutables, non pas à cause d’un manque de compétences techniques ou de diplômes comme l’a ironiquement observé Fabius, mais bien parce que le candidat manque cruellement de légitimité démocratique (l’effet de levier entre les Cantonales et l’Epad a trop dilué sa légitimité d’élu) et plus encore d’expérience politique ! On ne demande pas à l’administrateur de l’Epad d’être expert-comptable ni premier d’une promotion de l’ENA, mais peut-être d’être un politicien expérimenté doté d’une vision et ayant prouvé sa capacité à mener à bien des projets politiques, bref il doit inspirer confiance quant à son aptitude à définir et servir l’intérêt général. Il est tout à fait légitime d’être un élu cantonal à 22 ans, mais ce n’est que le début de ce que les Romains appelaient le Cursus Honorum, autrement dit la progression dans les emplois publics. Cette chronologie obligatoire avait l’avantage de tester les compétences et de n’avoir pour magistrats suprêmes que des hommes mûrs et expérimentés.

Il est impensable de légiférer pour imposer un tel Cursus Honorum, aussi incombe-t-il à l’opinion publique, par le débat et pourquoi pas le scandale, de définir la hauteur de la barre. L’impatience de Jean Sarkozy a sans doute poussé son père à commettre une erreur politique inutile, mais en même temps cette affaire permet d’établir des limites non écrites, ce que les Anglo-Saxons appellent it’s not done. Non, on ne peut pas diriger l’Epad à 23 ans et demi, quand on siège depuis à peine 20 mois au Conseil général et qu’on on n’a pas d’expérience politique ni dans les autres domaines de l’activité humaine.

Jean Sarkozy n’est pas payé en retour

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A Bobigny, on promet une cagnotte de fin d’année au lycéen qui aura eu la grandeur d’âme de venir assister à ses cours au lieu de jouer à Grand Theft Auto sur sa PSP. Résultat ? C’est l’indignation nationale. En Afghanistan, les Italiens rétribuent les talibans pour foutent la paix aux bersagliers et passent plutôt leurs nerfs sur d’autres troupes alliées, et donc parfois françaises. Là encore, c’est le tollé national. Chez nous, on n’aime pas que l’argent vienne s’immiscer dans des questions principielles telles que l’éducation ou le rétablissement des droits de l’homme. OK, je suis d’accord aussi. Mais alors, pourquoi tant de haine , pourquoi une telle « chasse à l’homme », comme dirait le subtil Luc Chatel, contre un jeune étudiant de 23 ans qui postule, au fin fond des Hauts de Seine, pour une fonction harassante et non rémunérée dans un obscur établissement public ? A l’heure où l’on n’a de cesse d’inciter nos ados à l’action humanitaire et au bénévolat, Jean Sarkozy ne fait que donner l’exemple à toute la jeunesse de France. Rien que pour ça, on devrait le payer.

Nobel : t’as le bonjour d’Alfred !

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Barack Obama n'a rien fait pour obtenir le prix Nobel de la paix. Et c'est déjà beaucoup.
Barack Obama n'a rien fait pour obtenir le prix Nobel de la paix. Et c'est déjà beaucoup.
Barack Obama n'a rien fait pour obtenir le prix Nobel de la paix. Et c'est déjà beaucoup.

Il était temps. Le monde se languissait d’attendre. Barack Obama était installé à la Maison Blanche depuis neuf longs mois déjà et il n’avait toujours pas de Nobel à poser sur la cheminée du bureau ovale. Lorsque, dans deux ou trois semaines, le temps aura fait son œuvre, les historiens nous expliqueront pourquoi cette distinction a été décernée aussi tardivement au président américain.

Ce n’est pas tous les jours qu’une belle âme est à la tête de la première puissance militaire mondiale. Cela aurait valu que, le lendemain même de son investiture, les jurés norvégiens se réunissent pour lui décerner le Nobel de la Paix. Il le méritait.

Certes, Barack Obama n’a rien fait. Mais il n’en pense pas moins. Son âme est emplie de bons sentiments, sa bouche de vœux pieux et son cœur de louables intentions.

Barack Obama l’a dit lui-même : il est pour la paix. Il est favorable au désarmement. Ce qui le révulse le plus, c’est la guerre et l’injustice sous toutes ses formes : les inégalités, le racisme, la mort, les maladies (y compris la grippe A).

S’il a renvoyé récemment 13 000 soldats en Afghanistan et qu’il s’apprête à y expédier de nouveaux renforts, s’il augmente de 30 % le budget 2010 des opérations extérieures, s’il poursuit la modernisation de l’armée américaine entamée sous George W. Bush, s’il continue à assumer presque la moitié des dépenses mondiales de défense, s’il ne reçoit pas le Dalaï Lama pour ne pas mettre en rogne les Chinois, c’est à son corps défendant qu’il le fait.

Pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui ne concerne pas la réalité de son action politique, Obama est nickel avec son Nobel. Et le comité norvégien n’a pas besoin de se fendre de longues explications pour justifier son choix : il a décidé d’attribuer le prix à Barack Obama pour « ses efforts extraordinaires en faveur du renforcement de la diplomatie et de la coopération internationale entre les peuples ».

En langage clair, cela signifie que Barack Obama est le cador incontesté de la paix dans le monde, car il n’a encore déclaré la guerre à personne et sait se tenir à table lorsqu’il est invité à l’étranger.

C’est un peu court pourtant. Les bonnes intentions et les lettres au Père Noël ne valent rien face à la réalité. Et la réalité est que le président américain n’est pas tant attaché à s’illustrer dans un irénisme sans frein qu’à faire honorablement sortir son pays de la pétaudière irakienne, tout en trouvant une solution militaire à l’ornière afghane. Il est vrai qu’il a peut-être trouvé la voie de la paix… avec l’Iran, en décidant de laisser les mollahs faire leur omelette nucléaire en regardant ailleurs.

Lorsque le comité norvégien décerna, en 1926, le prix Nobel de la paix à Gustav Stresemann et Aristide Briand, c’était pour encourager les « efforts extraordinaires » des deux hommes d’Etat en faveur du rapprochement franco-allemand. On connaît la suite : le succès du rapprochement fut tel que nos voisins nous occupèrent cinq ans durant. En matière de guerre et de paix, ce n’est pas l’intention ni l’effort qui comptent, mais l’action et la volonté.

Et si ces sottes histoires de guerre et de paix n’intéressaient pas le comité Nobel ? Composé de parlementaires norvégiens, dont les compétences en géopolitique sont aussi certaines que celles de Jean Sarkozy en aménagement urbain, le comité Nobel semble s’être résolu à sacrifier à l’obamania ambiante, sans se poser d’autres questions.

Mais qui trop embrasse peu étreint : il se pourrait bien que ce prix Nobel de la Paix soit très difficile à porter par le chef d’un Etat engagé dans deux opérations extérieures délicates et que la couronne faite aujourd’hui de lauriers se révèle être, dans les mois qui viennent, tressée entièrement d’épines. Bien loin d’encourager les « efforts extraordinaires » de Barack Obama, le comité Nobel lui a peut-être lié, définitivement, les mains.

Soyons pourtant optimistes : un autre prix Nobel attend bientôt Barack Obama. Celui de littérature, qu’on lui décernera en 2010 pour son œuvre littéraire en général et son discours de réception du prix Nobel de la paix 2009 en particulier.

Le nanisme ne passera pas !

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nains-ottmar-horl

1 200 nains de jardin tout noirs faisant le salut nazi, œuvre de l’artiste Ottmar Hörl, ont fini par obtenir l’autorisation de parader sur la place principale de Straubing en Bavière. Cette performance destinée dans l’esprit de l’auteur à « ridiculiser le nazisme » ne s’est pas faite sans mal : la loi allemande interdisant le salut hitlérien. Hörl a finalement réussi à convaincre le tribunal de Nüremberg de la pureté de ses intentions. Pour 45 € (120 € avec signature) on peut continuer individuellement la lutte contre le Mal dans son potager en achetant un nain en ligne (41 cm de haut, existe en noir, feldgrau ou doré). On ignore cependant si cet accessoire arty fait aussi épouvantail, apte à repousser toute sorte de bête immonde

A l’ère de l’onanisme unanime

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Danseuses, Edgar Degas
Edgar Degas, Danseuses en rose, 1880
Edgar Degas, Danseuses en rose, 1880.

Alain Finkielkraut nous a donné avec Un Coeur intelligent, un magnifique exemple de lecture du monde contemporain à la lumière de la littérature. Je voudrais tenter ici le même exercice grâce à l’ouvrage publié il y a quelque mois par Benoît Duteurtre, Ballets roses, qui, en même temps qu’il retrace fidèlement un célèbre fait divers de la fin des années 1950 mettant en scène André Le Troquer, le faiseur de roi de la IVème République accusé au début de la Vème de pédophilie, se livre à une méditation aussi discrète que subtile sur la sombre nature du désir humain.
 
De façon apparemment paradoxale, Benoît Duteurtre se met lui-même en scène dans le cadre d’un fait divers qui se produisit avant sa naissance. Ainsi, au cours de ses recherches, Duteurtre s’identifie implicitement à ces retraités « à la recherche de renseignements sur leurs trisaïeux (p.65) ». Lui aussi en effet est « à la recherche de renseignements » sur son trisaïeul, le Président René Coty, à l’occasion de la rédaction de son ouvrage. René Coty n’est pourtant dans l’histoire que raconte Benoît Duteurtre, et dans l’Histoire tout court, qu’un personnage secondaire, celui qui, par sens du devoir, et avec une pointe de ressentiment que Benoît Duteurtre n’élude pas, cède sa place à plus grand que lui. Le modèle de Benoît Duteutre, c’est donc un aïeul certes prestigieux, mais qui entre dans l’histoire par un geste politique paradoxal, puisque c’est celui de l’effacement. Il en va de même pour Benoît Duteurtre. L’auteur est absent de l’histoire qu’il raconte, puisqu’elle est consacrée à une époque qui précède sa naissance. Mais c’est ce douloureux sentiment d’absence, de ne pas être au cœur des choses, qui motive le récit.
 
Ainsi, l’auteur ne peut prendre une place dans son propre récit que de façon périphérique, en temps que simple observateur. C’est en effet par une « dérogation » (le titre du chapitre IV) que Benoît Duteurtre se voit accorder le droit « de plonger le nez dans une affaire un peu louche (p.70) ». Si, de façon significative, l’obtention de cette « fameuse « dérogation » est facilitée par son statut d’écrivain relativement connu que lui reconnait une commissaire de police cultivée, cette reconnaissance est signalée par l’auteur sur un modèle discrètement ironique. « Comment, vous ne connaissez par Benoît Duteurtre ? » s’exclame à l’attention d’un subordonné moins cultivé qu’elle la commissaire de police qui ouvrira les archives secrètes du dossier à l’auteur. Mais cette exclamation n’est pas sans rappeler celle, plus cocasse encore, de Mme Verdurin dans la Recherche, « Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot ? ». Ce n’est qu’accompagné par le sentiment de bénéficier d’une dérogation imméritée que l’on devrait éprouver celui de toucher au cœur des choses. Nous sommes des étrangers à notre propre histoire. L’humanité ne comprend pas ce qui lui arrive. C’est une illusion prétentieuse et mortifère propre à la néo-humanité contemporaine qui la pousse, à coup de googlelisation et de recherches approfondies (sur internet), à se croire dépositaire de la vérité des êtres et de la réalité des choses.
 
Benoît Duteurtre, lorsqu’il médite sur les turpitudes d’André le Troquer, fait appel à François Mauriac qui, lorsqu’il commentait lui-même ce fait divers, parlait de l’imagination comme du pire des crimes. La plupart d’entre nous n’ont heureusement pas les moyens de réaliser ce qu’ils imaginent. « Les ballets dont ils s’enchantent se déroulent sur un écran invisible », écrivait à ce propos l’écrivain catholique. Cet écran invisible est devenu par la grâce ou la disgrâce d’internet parfaitement visible. Voilà une différence avec l’époque dont nous parle Benoît Duteurtre. Nous avons aujourd’hui tout le loisir d’obtenir la confirmation des horreurs que nous prêtons à tort ou à raison aux puissants sur les innombrables pages stockées derrière les innombrables écrans qui nous sont devenus indispensables. Et c’est ainsi que ceux qui réalisent les désirs que nous nous contentons d’imaginer méritent notre opprobre deux fois : parce qu’ils réalisent ce que nous nous contentons d’imaginer, et parce qu’ils réalisent ce qui est interdit.
 
Il y a une horreur du voyeurisme dans le récit de Benoît Duteurtre, et pourtant ce voyeurisme constitue l’objet même du récit. Comment en serions-nous indemnes, nous qui commentons et disséquons les moindres paroles, les moindres écrits, et surtout les actes, réels ou supposés, des protagonistes des affaires qui nous occupent en ce moment, en nous érigeant, souvent en toute bonne conscience, en juges de nos semblables. « Qui t’a fait juge ? » Une ancienne et excellente question que plus personne ne veut entendre.
 
Du point de vue de la satisfaction de notre voyeurisme, l’ouvrage de Benoît Duteurtre est très décevant, et il faut lui préférer l’arène où sont mis en scène les faits divers du jour. Car ce ne sont pas les « crimes » eux-mêmes qui intéressent Benoît Duteurtre, « des moments sexuels ternes où le vieillard se donne du plaisir en observant les ébats des autres (p.121) », mais le regard que nous posons sur eux. Non seulement parce que, aujourd’hui comme hier, c’est ce qui motive l’intérêt des foules pour les turpitudes des puissants, mais aussi parce que, au fond, ce voyeurisme ne touche pas seulement les foules mais aussi les puissants eux-mêmes, et à ce titre, sans doute, révèle quelque chose sur l’essence même du désir. Le désir est le sentiment d’un manque. « Tout désir est désir d’être », tout désir est désir de résider au cœur des choses. Mais cette volonté d’habiter l’essence même des phénomènes est toujours déçue. La description « clinique » de l’affaire par le juge que retranscrit pour nous Benoît Duteurtre le prouve. Les turpitudes de Le Troquer, qui était celui qui résidait au cœur même du pouvoir, celui qui dominait la toute-puissante assemblée pendant la IVe République, celui qui faisait et défaisait les gouvernements, se réduisent à un voyeurisme masturbatoire de l’espèce la plus commune. Voilà le pauvre réel : le roi du monde est un « exclu » de la scène fondatrice, un pauvre être désirant, séparé des objets qu’il convoite. Avec cela, « tout est dit ou presque de la triste réalité (p.155) ». Cette « triste réalité », et le voile que l’on pose sur elle pour lui préférer des fables flamboyantes, c’est ce qui intéresse la littérature, mais c’est ce que refusent de voir les foules désinhibées de l’ère internet. Ce que la foule imagine des frasques sexuelles des puissants, ce n’est que cela, un voyeurisme redoublé, une façon d’épier les actes de d’autrui, de se masturber avec les obscénités que l’on a soi-même tracées sur l’écran.
 
Quand nous voudrions établir des frontières étanches entre ceux qui habitent pleinement la réalité, et qui pour cela sont l’objet de notre ressentiment et de notre vertueuse indignation, et ceux qui, pauvres gens du peuple séparés de leurs désirs, sont toujours en peine d’étreindre la réalité (par manque de moyens ou par soumission à la loi commune), Benoît Duteurtre nous révèle la réalité du désir pour ce qu’elle est, une excitation vaine de l’esprit, un « trouble déraisonnable de la conscience (p.168) ». Le désir est spirituel avant d’être corporel. Satan est un esprit, il n’a pas de corps; Merlu, l’âme damnée de Le Troquer est appelé un Mephisto (p.170). Il ne faut pas s’étonner que les sombres désirs de la modernité s’étalent aujourd’hui sur les écrans ectoplasmiques d’internet et de la télévision. Notre époque hypermoderne est aussi un abandon de la dimension charnelle de l’existence. Le Troquer est moins esclave de ses instincts corporels que de « l’abstraction de ses désirs » qui l’emportent dans un monde tyrannique, loin de la réalité et de la « présence réelle (p.177) » des nymphettes dont il se sert. C’est cela le crime au fond, l’oubli de la « présence réelle » des gens dont on use ou que l’on lynche sur internet. Ce n’est pas le corps le coupable, mais une désincarnation du désir, une pure imagination qui nous coupe de la matérialité du monde.
 
Lorsque nous nous laissons aller aux délices masturbatoires de la persécution collective en alimentant cette hargneuse machine à fantasmes virtuels qu’est devenu internet, nous sombrons exactement dans les mêmes péchés que Le Troquer il y a cinquante ans.

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Turquie, l’autre génocide

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Si le drame arménien est aujourd’hui connu de tous, il n’est hélas pas isolé, à cette époque et dans cette même région du monde. La Turquie s’est livrée dans les années 1920 à un nettoyage ethnique et à des pogroms contre ses habitants grecs. Ce constat n’est pas tiré d’un livre d’histoire mais plutôt d’un livre récent publié par le commandant en chef de l’OTAN, l’amiral américain James G. Stavridis, dont le grand-père a dû fuir son Anatolie natale après la mort de son frère tué par le Turcs. L’excellent Amir Oren, de Haaretz, lecteur infatigable et connaisseur hors pair des armées américaines à qui l’on doit cette petite découverte, précise que quand Stavridis a publié l’an dernier Destroyer Captain : Lessons of a First Command, livre consacré aux 28 mois (1993-1995) passés au commandement d’un bâtiment de guerre sophistiqué de la marine américaine en Méditerranée, il ne se doutait pas qu’il allait être bientôt nommé – à la surprise générale d’ailleurs – au poste hautement politique qu’il détient aujourd’hui et qui l’oblige à ménager, entre autres, les susceptibilités d’Ankara.

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