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Taillandier, en trois mystères

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C’est en 2005, il y a six ans, que François Taillandier se lançait dans l’aventure de La Grande Intrigue, imposante suite romanesque en cinq tomes retraçant l’histoire d’une famille française de Vernery-sur-Arre entre 1955 et 2010. Cet ensemble, comportant aussi des incursions plongeant beaucoup plus loin dans le passé, permet à Taillandier de déployer son art de l’observation des métamorphoses de la vie concrète – un art qui suscitait la vive admiration de Philippe Muray. Après Option Paradis en 2005, Telling en 2006 et Il n’y a personne dans les tombes en 2007, François Taillandier publie coup sur coup les deux derniers tomes : Les romans vont où ils veulent et Time to Turn[1. J’aborderai ici le quatrième tome et me pencherai prochainement sur Time to Turn].

Le temps, le langage, le récit

L’œuvre romanesque de François Taillandier, inaugurée en 1992 avec Les Nuits Racine, est une méditation profonde et personnelle, inlassablement poursuivie, sur trois thèmes : le temps, le langage et le récit. Le mystère de la personne humaine tient pour lui à ces trois énigmes : qu’on le veuille ou non, l’humain, ça tempore, ça parle, ça raconte. Taillandier explore ces faits anthropologiques fondamentaux que fuient obstinément les modernes et autres winners. Il dévoile ainsi le manque absolu de réalisme et de sérieux des mystiques utilitaristes et pragmatistes qui tiennent depuis plus d’un siècle et pour quelques jours encore le haut du pavé. Pour Taillandier, ces trois mystères en forment un seul, qui est le mystère du Dieu de la révélation. La Grande Intrigue est là pour nous rappeler que ces trois mystères, nous ne les possédons pas : ils nous possèdent.

Les romans vont où ils veulent comptent deux personnages de romanciers catholiques aux culs résolument non-bénis : Sobel, romancier africain ayant échappé au massacre du peuple bantama, en 1993 et Taillandier lui-même. Tous deux partagent, outre le goût de triturer avec amour la langue française de l’intérieur, le dessein de « rouvrir et redéployer le temps – le temps généalogique, le temps historique ». Tous deux tiennent à graver la trace de mondes et de formes de vie disparus pour la confronter au présent, pour qu’elle agisse dans le présent. « L’homme classique de Vernery-sur-Arre tel que nous l’avons évoqué a été happé dans l’anéantissement historique en même temps que le Bantama classique, lequel ne survivra, s’il survit, qu’en devenant le figurant de son propre pays. » Ce monde défunt, sombré dans l’oubli, Taillandier en décrit, sans dévotion ni idéalisation, les grandeurs et les misères.
« Des conquêtes, des guerres, pour donner contentement à l’homme de Vernery-sur-Arre ! Pour que des Maudon, des La Ronzière, des Salambert croient que c’est quelque chose, être français ! De loin, d’ailleurs. De loin. Dans ce monde-là, on croit de loin, on adhère de loin. […] La vraie religion. Les belles-lettres. Notre belle langue. Tout le toutim. Parfait – à bonne distance. […] Pour le chrétien vénéricois, le Christ est très bien – là où il est. »

Taillandier écrit encore que « le temps circule dans le sens qu’il veut, pas dans le sens que nous croyons ». Si ses romans vont où ils veulent, si leur narration ne peut être linéaire, c’est par fidélité à la vérité du temps. Explorant la circulation du temps au sein d’une famille française, Taillandier observe : « Il n’en reste pas moins que tout ce que les êtres emportent dans le silence de la tombe demeure là, dans le présent, comme une latence, une imminence. […] Tout l’inabouti, tout le douloureux, tous les rhumatismes et les entorses de l’âme, les coinçages de vertèbres et les nodosités musculaires, toutes ces pages inconnues, toutes celles arrachées du livre par des mains pieuses ou que guide le remords, tout ça demeure quelque part, entassé, formant pesée sur les destins qui sortent de là… »

Unilog, langue marchandise

Puis il y a le mystère du langage. Les mots en sauront toujours davantage sur nous que nous n’en saurons jamais sur eux. Les romans vont où ils veulent mêle avec violence les mots du présent et ceux de jadis. Dans un chapitre aussi terrifiant qu’hilarant, il nous dévoile tous les secrets d’Unilog, la langue universelle inventée par Fou-Fou, homme d’affaires chinois n°1 des rencontres sur Internet. Unilog, la première langue qui est intégralement une marchandise. Sans avoir versé mon obole à Fou-Fou, je me suis permis d’utiliser Unilog dans mon sous-titre[2. Oui, mais la rédac chef a refusé le sous-titre. Alors, dans sa clémence, elle laisse l’allusion….EL ]. Script process taiãdié (NR)  +++ signifie : « Le roman de Taillandier est très beau. » On retiendra, parmi tant de réjouissantes horreurs, la traduction en Unilog de « Tu enfanteras dans la douleur » : Deal : H kid process et celle de « Eloï, lamma sabactani ? », l’admirable : Genitor ??? turn  ?

Les cent premières pages des Romans vont où ils veulent ont moins de force et de densité que les deux cents suivantes, qui sont d’une grande beauté. Celle-ci culmine dans les toutes dernières pages avec trois secrets bouleversants, montés des profondeurs de l’enfance. Je me permettrai de dévoiler le deuxième, celui qui concerne la vérité du langage : « On bredouillait, je m’en aperçus très vite. Et moi le premier. Moi je pressentais, je crois l’avoir toujours pressenti, que Dieu était en nous par le langage – mais que c’était un Dieu perdu. […] Que nous étions tombés de là aussi, qu’il fallait y remonter avec effort ; que je parlais, que nous parlons dans ce qui reste du langage après la Chute. »

Enfin, vient le troisième mystère de la personne humaine : le parlant-temporant ne peut pas faire autrement que de se raconter, et de raconter aux autres, des histoires. Et le réel, toujours, échappe : il fait son boulot de réel. Le réel est semblable à l’un des ancêtres de la famille Rubien, le vieil Etienne Maudon, qui plongea dans les dernières années de sa vie dans un mutisme buté et définitif. Taillandier prête l’oreille à cette bouche close, et il entend : « De toute façon, quoi que tu fasses, tu seras sûr d’être passé à côté, tu n’auras pas compris, tu ne peux pas savoir, c’est toujours à côté, c’est toujours autre chose, c’est toujours plus compliqué (ou plus simple). […] Laisse les morts enterrer leurs mots. »

Raconter, pour Taillandier, est toujours aussi impossible que nécessaire. La Grande Intrigue répète jusqu’à la fin cette litanie véridique : « C’est à peine commencé. On n’a rien dit. On n’a rien dit du tout. A peu près rien. » « Tout récit, écrit encore Taillandier, est un champ d’affrontement entre le teller, qui veut trouver du sens, et le réel, qui n’en a peut-être pas (mais qui en a peut-être). » Le vrai Dieu de la révélation, par définition, est celui qui, en un certain sens, ne révèle rien. « Quand donc nous donnerez-vous la clef, mon Dieu ? Vous voyez bien qu’on est là à se raconter des histoires, à bricoler, à supposer… Indéfiniment… »

La théorie des contreforts

Et moi non plus, cela va de soi, je n’ai encore rien dit des Romans vont où ils veulent. Absolument rien. Allez y voir vous-mêmes, vous verrez bien que c’est tout autre chose… Je n’ai rien dit de l’étrange Immola, ni du prophète « Charlemagne ». Je n’ai pas dit un mot du très beau chapitre sur le père Jean Noirac, arrivé en 1967 à Vernery-sur-Arre et succédant au vieux curé Bordessoule, ni du singulier et touchant abbé Audelys.
Pas un mot non plus sur Jean et Robert de La Ronzière, les deux ancêtres colonisateurs. « Ces deux hommes, ces deux frères que tout sépare, le caractère, l’activité, le style d’existence, représentent deux universalités qui furent complémentaires ou complices, et sans doute n’auraient pas dû l’être : celle du christianisme, d’une part, et d’autre part celle du capitalisme productiviste et conquérant. » Je n’ai pas écrit un traitre mot, enfin, sur les pages splendides consacrées à l’aqueduc d’Arausio, à la théorie des contreforts de Nicolas Rubien, à l’alliance invincible, enfin, de Taillandier avec son enfance. « Ce petit garçon veille comme une sentinelle sur mes sommeils, sur mes réveils. Et moi je veille aussi sur lui. Je n’en dirais pas autant de celui que j’étais à vingt ans, par exemple, ou à trente. Non. C’est en deçà, et au-delà. C’est avant quinze ans, c’est après quarante : là, on se tend la main. Ayez quinze ans, ayez quarante ans. C’est là qu’on est ! »

Je n’ai absolument rien dit, enfin, d’une phrase que j’ai écrite sur un post-it daté, conformément à une vieille tradition, il y a plusieurs années, retranscription fidèle d’une parole prononcée un soir d’ivresse par le poète Basile de Koch, mon très cher ami : « C’est quand même dommage d’être l’animal le plus fragile de la création et de ne pas en profiter ! ». L’art de Taillandier, précisément, est une invitation à profiter de la grâce d’être fêlés.

LES ROMANS VONT OU ILS VEULENT

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Jules Verne, ou l’épopée modeste

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Jules Verne
Jules Verne.

Depuis que Michel Serres et Michel Butor se sont intéressés à lui, on sait que Jules Verne, c’est beaucoup plus que Jules Verne. L’époque où notre cher Lagarde et Michard ne le mentionnait même pas semble révolue. L’auteur pour enfants est devenu une manière de sorcier qui a jonglé sans trop le savoir lui-même avec tous les archétypes de l’inconscient collectif. Il se croyait un bon papy, positiviste républicain, épris de progrès scientifique émancipateur et le voilà plus proche du visionnaire rimbaldien qui donne à l’enfance ce pouvoir magique de transformer le monde simplement en le décrivant d’un regard neuf.

Désormais, quand Jules Verne est réédité, comme c’est le cas pour cette Île mystérieuse en Folio, c’est dans la collection classique et le texte est accompagné d’une préface et d’un appareil critique, comme pour ses illustres contemporains. Ici, l’appareil critique en question est volumineux mais passionnant. On le doit à Jacques Noiray, qui nous gratifie même d’un lexique des termes de marine qui est, à lui seul, une invitation au voyage.

[access capability= »lire_inedits »]Bien plus qu’une robinsonnade

L’Île mystérieuse a longtemps été considérée comme une simple robinsonnade. La robinsonnade était, dans la littérature pour la jeunesse du XIXe siècle, un genre littéraire en soi. Jules Verne en a lui-même écrit plusieurs, comme Deux ans de vacances. La robinsonnade, c’est le bonheur d’être seul au monde, de le refaire aux couleurs qui nous plaisent. C’est l’utopie à la portée des tout-petits. On aura beau faire, l’homme ne se contentera jamais du monde tel qu’il ne va pas. Et tant pis s’il faut pour cela que tout commence par une révolution ou, en l’occurrence, un naufrage qui n’est jamais qu’une révolution en miniature.

Mais L’Île mystérieuse dépasse assez vite ce cadre. Le naufrage y est, pour commencer, un naufrage aérien. Pour un peu, on se croirait dans la série Lost, dont le succès mondial montre que rien ne change jamais dans notre désir de catastrophe comme moyen de mieux renaître. C’est exactement le cas des naufragés de L’Île mystérieuse qui cherchaient à fuir la ville de Richmond, assiégée pendant la guerre de Sécession. Si toutes les figures obligées de la robinsonnade sont encore là, comme la lutte contre une nature sauvage, le roman se double d’une interrogation des plus ambiguës sur ce qui fonde la notion d’humanité. Un bagnard solitaire sur une île voisine – « Malheur à l’homme seul ! » – apparaît beaucoup moins humain qu’un orang-outang, Jup, qui devient un personnage à part entière. Quant au capitaine Nemo, dont on découvre qu’il est celui qui a protégé de manière occulte les naufragés, il n’est plus le surhomme de Vingt mille lieues sous les mers mais un guerrier fatigué, agonisant même, sur le point de perdre la foi en ses combats.

On voit pourquoi relire L’Île Mystérieuse, aujourd’hui, peut se révéler des plus salubres. D’abord, il est toujours agréable de renouer avec ses émotions d’enfance, avec un certain goût pour le grand air dans ce monde climatisé et rapetissé. Mais surtout, dans ce roman, Jules Verne nous invite à relativiser nos fantasmes prométhéens de post-humanité. Et, comme les personnages de L’Île mystérieuse, à conserver jusque dans l’épopée le sens de la modestie.[/access]

Nos amis les hommes : le ronfleur

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La cohorte innombrable des femmes mariées, accompagnées, pacsées, bref, de celles qui partagent leur quotidien avec un homme, se répartit, en gros en deux catégories : celles dont le mari ronfle et celles dont le mari a des insomnies.

Laquelle est la plus enviable ? A chacune de voir.

Tenter de dormir avec un tracto pelle à ses côtés, c’est pénible. Vous pouvez essayer de faire basculer l’élu de votre cœur sur le côté, il y en a chez qui ça marche et le ronron redescend au niveau, somme toute supportable, de 80 décibels. Autre tendance, vachement in, pour lutter contre les ronflettes : disposer dans la chambre nuptiale des bols d’eau chaude contenant des goûtes d’eucalyptus. C’est très naturel. Et naturellement, ça ne marche pas.

Non, le mieux, c’est encore de faire un usage massif de boules quiès. Inconvénient, vous n’entendrez pas votre puînée rentrer de sa teuf. Et vous serrez bien obligée de la croire, le lendemain au petit-déjeuner où, à la question de savoir à quelle heure elle est rentrée, elle vous répondra, ses beaux grands yeux cernés des résidus de mascara : « Ben, à minuit et demi ! »

Mais après tout, vous voulez vraiment savoir ?

NB : demain nous parlerons des insomniaques. D’ici là, faites une bonne nuit…

No tricks

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Photo : PinkMoose

Débutant, le premier tome (sur neuf à venir) des œuvres complètes de Raymond Carver vient d’être publié aux Editions de l’Olivier. C’est pour la première fois la version authentique de Parlez-moi d’amour que son éditeur de l’époque, Gordon Lish corrigea au hachoir. Si vous ne connaissez pas encore Carver, vous avez peut-être vu Short Cuts, le très beau film de Robert Altman tiré de quelques-unes de ses nouvelles.

L’essentiel de son œuvre tient en une soixantaine de nouvelles. C’est peu, même pour un auteur mort à 49 ans. Pourtant ces soixante titres furent autant de chocs qui, dès les années 1970, ont influencé radicalement les jeunes écrivains américains, Richard Ford ou Jay Mac Inerney entre autres. Depuis, ça « carvérise » à fond outre-Atlantique et chez nous ! Le plus souvent sans grand succès, il faut bien le dire.
Quand il y a plus de 20 ans, la vie me fit cadeau de la rencontre avec Carver et Tess sa femme, je sus que quelque chose d’énorme m’arrivait. Un « énorme changement de dernière minute », pour reprendre les mots de la grande Grace Paley. Ray Carver mourut l’année suivante. Il me resta la fréquentation permanente de son œuvre et l’amitié qui me lie à sa femme. Tess Gallagher, femme extraordinaire et poétesse renommée. Il me resta surtout l’empreinte indélébile de ce que doit être l’exigence littéraire. Au risque de ne pas publier. Et de bannir les trois quarts de nos romanciers actuels de ma bibliothèque.

Je ne vais pas raconter ici cette rencontre fulgurante, mais juste évoquer l’inoubliable leçon d’écriture que Carver me fit un soir, chez eux, à Port Angeles face au Pacifique du nord-ouest, dans leur Skyhouse. La seule leçon qui mériterait d’être enfoncée dans le crane de nos écrivains prétentieux et bavards, ceux qui ont trouvé « le truc » et qui en usent.
Cette leçon tient en deux mots : « No tricks ». Pas de trucs.

Loin de la sophistication, du chic, de l’ironie

À l’origine, Carver avait entendu son ami G. Wolff dire à un groupe d’étudiants : « Pas de trucs à deux sous ». Carver le réduisit à : « Pas de trucs ». Tout Carver est dans ce détail, cette économie.
Qu’est-ce à dire ? Il détestait « la prose chichiteuse excessivement intelligente ou nigaude » qui le faisait dormir. Chez lui, l’ordinaire règne. Ses personnages ne se prennent pas la tête dans des dilemmes idéologiques mais affrontent l’ordinaire : le chômage, la mort, le divorce. Ils vont pêcher et reviennent saouls. Ils se tapent dessus. Ils mentent. Ils font les mauvais choix. Ce sont des perdants. Ils ne s’analysent pas, mais donnent des détails crus et disparates. Au lecteur d’assembler. Avec Carver, on est loin de la sophistication, du chic, de l’ironie. On est loin de New York et de la côte Est. On est dans l’Amérique des pauvres, des laissés pour compte, des parents nuls et paumés, des alcooliques.

Carver sait de quoi il parle, quand il écrit. Il est né dans l’Oregon, et cette Amérique-là, c’est la sienne. Ses personnages, il les connaît de l’intérieur. L’alcool compris, qui a fait de toute sa vie une catastrophe et dont il parviendra à se soigner, victoire dont il se disait le plus fier.

Un écrivain doit dire son monde

L’écriture l’a sauvé. Lui a redonné sa dignité. Sa joie. Alors il ne triche pas. Il travaille, sans relâche. Je revois son dos immense penché sur le bureau, relisant les suggestions de Tess. Ces deux-là étaient toujours ensemble et participent de la vision mythique du couple littéraire américain. Carver rabotait son texte, gommait un mot trop descriptif, ajoutait une virgule, et reprenait le tout, encore et encore. Et, de sa voix si douce pour un tel géant, il osait enfin avouer : « Not so bad ! ».
« No tricks », parce qu’« un écrivain doit dire son monde et pas un autre. » répète-t-il.
L’exactitude foncière, seule et unique morale de l’écriture dont parlait Ezra Pound. « No tricks » veut dire pas de débraillé. Chez Carver, de la tenue et aucun ornement inutile. Juste l’essentiel dans la phrase qui, en se cognant à une autre et sans couture apparente, va créer cette tension inouïe.
J’ai toujours pensé qu’il y avait deux sortes d’écrivains : ceux qui ont été formatés par l’université (chez nous Normale Sup) et les autres. Carver fait partie des autres. Ses personnages aussi, qui n’ont jamais aucun rapport avec la littérature ou le monde littéraire. D’ailleurs ils ne lisent pas !

« No tricks » c’est le contraire de cette insupportable « petite musique » expression bien de chez nous et fourre-tout qui sert aujourd’hui à commenter un récit, quand on n’a rien à en tirer. Pas de petite musique chez Carver. Un grand silence plutôt. Celui qui aide à reconstruire le chaos ordinaire de l’existence, sans mode d’emploi.
C’est à ce silence qui transpire d’un texte qu’on reconnaît une grande œuvre.
Flannery O’Connor dans son magnifique Le Mystère et les Mœurs résume ainsi les qualités d’une grande œuvre : « L’une est le sens du mystère, l’autre celui des mœurs ». Ce qu’elle veut dire, c’est que la pitié n’est pas créée par la pitié, l’émotion par l’émotion ni la pensée par la pensée mais qu’il faut leur donner un corps, un ancrage social et émotionnel.
C’est ce que Carver enseigne en deux tout petits mots : « No tricks. »
Not so bad ?

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La croix et la manière

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Des hommes et des dieux, reconstitution historique du processus qui a amené au massacre des moines du monastère de l’Atlas pendant la guerre civile qui déchirait l’Algérie en 1996, fait entrevoir, à travers l’esthétisme épuré de la vie monacale et l’harmonie du clair-obscur qui reflète parfaitement la présence invisible de Dieu, le dépassement des limites de la condition humaine. Cette démarche ne va pas sans souffrance, sans une mise à l’épreuve continue de la foi parce qu’aussi grande et forte soit celle-ci, elle reste précaire.

Ecoute silencieuse

La caméra de Xavier Beauvois filme avec délicatesse ces moines qui la vivent, au début du film, dans la pleine sérénité. Dans l’écoute silencieuse de la salle de prière, éclairée par la chaude lumière des bougies, qui n’est pas sans rappeler certains tableaux de George de la Tour, leurs voix chantent gloire à Dieu. L’enchaînement des plans fixes montre les moines de dos et invite le spectateur à rentrer en communion avec eux, à oublier l’épuisant tumulte extérieur et à faire taire le vain bavardage intérieur pour se tourner vers quelque chose d’incommensurable qui le dépasse infiniment.

Xavier Beauvois filme l’invisible. Il filme cet appel à écouter des paroles et à voir des visages qui éveillent notre intériorité crispée par trop d’impatience et de reconnaissance. Les moines nous précèdent pour nous montrer le chemin de la grâce sur lequel notre sensibilité se convertit en s’ouvrant à une signification qui excède la réalité sensible.

La vie monacale vue par Xavier Beauvois est bien cette vie sublime où la transcendance est lovée dans l’immanence, où le quotidien est béni par le Verbe divin et où la lumière oriente le regard des moines, mais également le nôtre, sur la beauté de la nature comme sur la misère humaine.
Chaque moine assume un rôle bien précis au sein de la communauté, du travail de la terre à l’aide médicale et administrative apportée à cette population locale démunie et vivant dans la peur des représailles.

Explosion de violence

Or, cette vie rythmée par le silence de la méditation et le dynamisme du dévouement, est bouleversée par l’irruption du Mal. Sans transition, le spectateur est projeté dans la violence qui se déchaîne par une véritable agression sonore et visuelle. Xavier Beauvois filme avec les mêmes plans saccadés les attaques des terroristes et les interventions de l’armée.

Mais c’est justement à partir de cette explosion de violence que le film révèle toute sa grandeur. Une question se pose. Comment rester fidèle à l’engagement envers Dieu et à la pratique de l’enseignement du Christ, l’amour du prochain, lorsque sa propre vie est menacée ?

Ces moines sont confrontés à un dilemme qui met en présence deux amours, qui vont s’avérer inconciliables parce que de nature opposée. Ils sont tiraillés entre l’amour de soi, qui se concentre sur la préservation de sa vie et de sa personne, et l’amour de Dieu qui s’offre dans le don inconditionné de soi à l’autre. En réalité, cet antagonisme découle de la nature complexe et contradictoire de l’homme, ontologiquement hétérogène, composé d’un corps, habité par des désirs et des intérêts, et d’une âme, capable de penser et d’aimer universellement. Par leur refus de la présence de l’armée dans le monastère comme par leur décision finale d’y rester, en dépit des avertissements du gouvernement algérien, ces moines luttent contre la tentation irrésistible de sauver leurs vies pour conserver l’intégrité de leur foi.

Plus le Mal se propage et plus le doute s’immisce dans les cœurs, plus la tentation de retourner à leurs vies passées, de revoir leurs familles aimées et délaissées, et donc d’échapper à la mort, se fait sentir et tend à éclipser la présence du divin en eux.

On est saisi par la détresse de Frère Christophe, interprété par Olivier Rabourdin, qui rappelle celle de Jésus sur la Croix, et de son cri d’effroi adressé à son Père « Mon dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? ». La foi, comme dit Pascal, d’ailleurs cité dans le film, c’est « Dieu sensible au cœur ». Mais lorsque la peur de la mort s’accapare de ce cœur, trop humain, la parole divine se retire, l’amour de Dieu finit par être éclipsé par l’amour de soi. Plongé dans la pénombre de sa cellule, Frère Christophe verse des larmes de désespoir et crie son angoisse, lui dont le visage était illuminé, au début du film, par la joie éprouvée devant le spectacle de la nature cultivée par ses mains.

Dieu n’est pas interventionniste

Alors, d’où viendra le salut par lequel la foi bannit toute peur et prive la mort de sens ?
De l’appel du prochain. De cette vulnérabilité désarmante des habitants du village, menacés comme eux par la violence terroriste, qui oblige les moines à se demander ce qui leur adviendra s’ils font défection. Comme leur fait remarquer l’une des femmes du village, les moines sont la branche sur laquelle les villageois se posent comme des oiseaux. À travers cette image, résonne le commandement divin d’être le gardien de son frère. Parce que Dieu, lui, ne le fait pas. Dieu n’est pas interventionniste. Il ne sauve pas les bons et ne punit pas les méchants. Il laisse les hommes libres pour qu’ils puissent assumer leur responsabilité.

Tous les moines répondent finalement présents à cet appel et restent. Parce que fuir, comme dit l’un des Frères, c’est mourir, c’est renoncer à être à l’image de Dieu, c’est-à-dire à faire descendre l’amour, la justice et la paix sur terre. Devant cette vulnérabilité, les moines ressentent de nouveau l’Infini qui les habite. La scène où ils se mettent à chanter, au moment où l’hélicoptère de l’armée survole le monastère, souligne, de façon éclatante, l’immense puissance de l’amour de Dieu qui les unit au-delà de toute crainte.

On comprend, alors, le sens du titre. Comme Jésus-Christ, Homme-Dieu, les moines sont hommes et dieux, hommes par leur chair et Dieu par leur foi, par cet amour inconditionné, du frère comme de l’ennemi dont ils soignent les corps et prient pour les âmes.

Ce n’est pas pour faire du remplissage si Xavier Beauvois filme Frère Christian (Lambert Wilson) faisant une longue marche dans les montagnes. Dans la Bible, le chemin est, à la fois, le chemin des révélations et celui de la mise à l’épreuve. Alors, comme Abraham, Frère Christian marche au-devant de lui-même, face à Dieu, parce que ce n’est que dans le mouvement que la séparation avec tout ce qui retient s’accomplit et que la parole divine se révèle.

La foi religieuse est cette confiance en Dieu, fondée sur l’absence de preuves empiriques, qui se vit, non pas dans la sécurité, à l’abri dans les murs du monastère, mais bien dans le risque de l’ouverture vers l’autre. Voilà ce que ce film rappelle.

Quant à la fin, au-delà du parallélisme un peu trop évident entre la Cène et le dernier repas des moines, on regrettera l’utilisation du Lac des Cygnes qui joue sur un dolorisme sentimental inutile, alors que Xavier Beauvois a pourtant compris le scandale de la Croix en choisissant de ne pas représenter la mort tragique des moines. Comme il a compris que les moines se font massacrer non pas parce que les négociations n’ont pas abouti, mais plutôt parce que leur modèle de bonté est devenu insupportable aux yeux des terroristes.
Leur amour inconditionné dénonce ainsi indirectement l’incapacité des islamistes à entrer en relation avec le peuple algérien, ce que ces moines, eux, ont su pleinement mettre en œuvre.

Chérèque redneck ?

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Plutôt que de tympaniser son cortège avec des slogans traine-savate ou du Manu chao, la CFDT d’Ile-de-France avait eu l’heureuse idée, hier après-midi, de sonoriser la manif pour les retraites avec des classiques du rock. La playlist témoignait d’un honnête penchant pour le badaboum mainstream qui met de bonne humeur et qui s’écoute fort. Bref c’était pas la playlist la plus pointue du siècle, mais on y trouvait rien que des bonnes choses, genre I Love Rock n’ Roll de Joan Jett ou We Will Rock You de Queen. N’empêche, même si le camarade DJ connaît la musique, il devrait s’intéresser aussi aux paroles, ou au moins à l’histoire du rock. Cela l’aurait sans doute dissuadé de diffuser plein tube Sweet Home Alabama de Lynyrd Skynyrd qui, pour être un chef d’œuvre musical, n’en n’est pas moins le chant de ralliement de toute l’extrême droite sudiste.

Historiquement, il s’agit en fait d’une réponse survoltée, écrite en 1974, au non moins excellent Alabama paru deux ans plus tôt dans l’album Harvest, où Sa Splendeur Neil Young –qui était de gauche à l’époque- s’en prenait rudement au gouverneur ségrégationniste George Wallace, ce qui avait un rien crispé nombre d’Alabama natives, y compris les membres de Lynyrd Skynyrd.

Bref diffuser Sweet Home Alabama dans un cortège de la très pointilleuse CFDT, c’est à peu aussi raccord que de passer du Pierre Perret dans une manif pour l’école libre. Mais c’est tellement plus agréable à écouter…

Castro, Freud et Sarkozy

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Photo : Gueorgui Tcherednitchenko

Autrefois la psychiatrisation de l’adversaire politique était une spécialité communiste. Confronté aux critiques, le socialisme scientifique voyait dans l’opposant un fou qu’il fallait enfermer et que le Parti avait ainsi toutes les raisons de faire taire, ou tout au moins d’ignorer. Aujourd’hui, l’usage de ce que le philosophe allemand Peter Sloterdijk appelle la « calomnie éclairée » s’est généralisé à un point tel que l’on ne paraît même plus en percevoir la saloperie. S’affublant des oripeaux de la raison triomphante, et détournant à son profit un peu de l’aura des maitres du soupçon, c’est en toute bonne conscience que chacun est désormais en mesure de diagnostiquer chez son voisin, parfois même chez un ami ou un proche avec lequel il a un différend ou une simple divergence d’opinion, une tare psychologique quelconque susceptible de le disqualifier aux yeux de tous. En l’absence de toute instance transcendante sur laquelle il serait possible de fonder l’autorité de nos jugements, nous sommes pris dans l’insupportable indécidabilité des échanges d’arguments. Dans ce contexte, le recours à la psychanalyse sauvage procure un avantage qu’on espère décisif. Une camisole de force intellectuelle dont on affuble l’interlocuteur. Il est givré, donc j’ai raison, fin du débat.

Plus généralement, c’est la notion d’inconscient qui est instrumentalisée dans nos débats idéologiques. Souverainement indifférent à ses propres limites, chacun s’improvise maître de l’inconscient d’autrui. Sous l’emprise d’une pulsion qu’on pourrait appeler, en y cédant, la pulsion du petit prof, on rend compte de façon qu’on imagine magistrale de ce qui anime notre contradicteur à son insu. Comme le souligne Olivier Rey dans un ouvrage lumineux, « l’inconscient échappant, par définition, à une appréhension directe, la difficulté à fonder les interprétations devrait inciter à la prudence. En pratique, cependant, la difficulté à les réfuter favorise l’imprudence, et l’impudence. »[1. Olivier Rey, Une folle solitude, le fantasme de l’homme auto-construit, Seuil, 2006, p.202]

Cette épidémie de surplombite aigue a contaminé depuis quelques années déjà le champ politique de notre pays. Chacun tente de s’abstraire du débat public en prenant la pose de l’expert. « Cet homme est fou » : surplombants et plombant ainsi dans un même mouvement les débats, c’est ce que les adversaires de Sarkozy ne cessent d’affirmer depuis quelques années à son propos substituant ainsi la disqualification psychiatrique à l’argument politique. Plusieurs rivaux du Président, et non des moindres (Bayrou, Villepin) ont ainsi eu recours à l’argument du « déséquilibre » ou de la folie sarkozyenne, révélant ainsi plutôt la vacuité de leur propre offre politique qu’autre chose. Et manifestant au passage la terrible régression de la qualité formelle du débat politique dans notre pays.

J’imagine et j’espère que les politiques et les médiatiques qui vivent sous l’emprise de cette surplombite aigüe ont été saisis par un certain malaise quand ils ont entendu Fidel Castro émettre lui aussi l’hypothèse de la folie de Sarkozy. Qu’un dictateur au très long cours, à la tête de l’un des pays les moins démocratiques du monde, qui, pendant la crise des missiles en 1962, s’était préparé tranquillement à la disparition complète de sa propre population sous les bombes américaines en poussant Khrouchtchev à user de l’arme nucléaire, vienne poser, à peu près dans les mêmes termes que Jean-François Kahn, le diagnostic de la folie du président, il faut espérer que cela calme un peu l’ardeur des experts autoproclamés de la psyché présidentielle, même si, si vous vouliez mon propre avis d’expert autoproclamé de la psyché collective, je vous dirais que je n’en suis pas si sûr.
Mais quoiqu’il en soit, j’avoue que la sortie du vieux Fidel m’a enchanté : elle a permis de rendre évidente l’inanité conceptuelle et la dégueulasserie morale des Dr Freud au petit pied.

In memoriam Love Parade

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Spécimens d'Homo festivus pratiquant le french kiss à la Love Parade
Spécimens d'Homo festivus pratiquant le french kiss à la Love Parade.

Dans les coulisses de la dernière Love Parade de l’histoire de la post-humanité s’est déroulé un combat de titans, mettant aux prises deux impératifs aussi catégoriques qu’ils sont contradictoires : d’une part, le respect du droit incontestable d’Homo festivus de faire la fête, où il veut, quand il veut, et d’autre part le respect du droit du même Homo festivus de ne pas mourir à cette occasion. Les consultations ont été nombreuses et les autorités allemandes, inquiètes, ont multiplié les études et les simulations. Une fois encore, donc, c’est la fête qui a gagné. « Le festif, écrivait Muray, est une fiction qui ne se discute pas. »

Raver sans entraves

C’est ainsi que le maire de Duisbourg, cette vieille cité industrielle sur le déclin, s’est beaucoup battu pour que sa ville puisse organiser l’événement, malgré les risques que, semble-t-il, chacun connaissait. Pour cela, il a fallu mobiliser, le jour J, 4 000 policiers et 1 000 membres d’un service de sécurité indéterminé. On veut raver sans entraves, mais en la présence rassurante de plusieurs dizaines de milliers de policiers-nounous, pas moins. En conséquence de cette coupable carence du care, 21 fêtards sont morts piétinés, le 24 juillet, au cours de cette parade de l’amour universel.

[access capability= »lire_inedits »]Un carnage sans auteur, sans intention, sans culpabilité

Duisbourg donc, fatiguée de son destin industriel, avait décidé de se réinventer un avenir touristico-ludique grâce à la tenue de la Love Parade. Cruelle subtilité idéologique, la fête devait se tenir sur les lieux mêmes où subsistent des traces de ce passé, un peu à la façon dont les églises chrétiennes étaient construites sur d’anciens temples païens. C’est donc dans des friches industrielles, et au cœur d’une gare de marchandises désaffectée, que furent organisés les concerts, accessibles via un seul tunnel à l’entrée duquel la foule bien trop importante s’est progressivement massée, provoquant la tragédie que l’on sait.

La gigantesque procession en l’honneur du culte que l’humanité se rend à elle-même qu’est la Love Parade procède d’une vision postchrétienne de l’humanité, c’est-à-dire d’une vision posthumaine de ce que fut la chrétienté : l’homme est bon par nature et rien, nul péché originel, aucune entrave institutionnelle, aucune règle de sécurité même ne doit s’opposer à l’expression de sa bonté totalitaire dans la fusion universelle de tout avec tout. Les foules sont innocentes : tel est le dogme, plus audacieux que celui de la Trinité ou même de l’Immaculée conception.

Les organisateurs des premières Love Parade, à l’orée des années 1990, portés par une ardente ferveur « réunificationiste », avec aux lèvres leur sourire de ravi du village, semblaient oublier que le mur de Berlin avait été construit, en 1961, non pas pour séparer le peuple allemand − il l’était déjà depuis plus d’une décennie − mais pour empêcher qu’une vaste partie de ce peuple foute le camp le plus loin possible de l’amour du prochain obligatoire instauré par le régime policier communiste est-allemand. Le Mur, c’était l’union forcée du peuple au peuple, un peu comme une fête des voisins. Car c’est de cette propagande en faveur de la réunification non seulement de l’Allemagne, mais de l’humanité tout entière que sont nées ces fêtes gentiment totalitaires où rien, aucune institution, aucun objet ne vient tenir les hommes à distance des hommes. Jusqu’à ce qu’ils finissent par se piétiner les uns les autres, comme dans l’apocalypse de cette Love Parade 2010.

Le festif a gagné sur l’imprévisible

À propos du télescopage de la mort et de la fête, Muray écrivait ceci : « Le pire des malheurs n’est pas de mourir, ni même de mourir en plein Mardi-Gras, mais de ne même plus avoir les moyens de s’étonner de cette funeste conjonction parce qu’il est impossible de la discerner. » Il est possible, sur Internet, de voir les images atroces de cette foule acéphale de visages terrifiés et épuisés qui, au ralenti, piétine la foule, sans intention mauvaise, sans pouvoir s’empêcher de le faire. Un carnage collectif sans intention, sans auteur, sans culpabilité.

La Love Parade n’a jamais été particulièrement pacifique. À Berlin, elle occasionnait, semble-t-il, la mort de deux à trois personnes par an, le saccage de la végétation du Tiergarten, le jardin du zoo de la ville où elle a longtemps été organisée, et, paraît-il, des diarrhées chez la moitié des animaux du zoo, contraints de subir le cauchemardesque déferlement sonore produit par une foule hilare et une théorie de chars hurlants. Mais jusqu’au décès tragique de 21 personnes à Duisbourg, le 24 juillet, l’accointance avec la mort de ces Love Parade avait été soigneusement niée : « Le festif est une fiction qui ne se discute pas. »

Une jeune femme, qui a dansé plusieurs heures avant de se rendre compte, au moment où elle revenait sur ses pas, que l’accès au terre-plein sur lequel se tenait la fête était jonché de cadavres, en voulait à l’organisation de ne pas avoir su empêcher la tragédie et, surtout peut-être, de ne pas avoir su cacher les corps à ses yeux innocents, alors qu’elle n’était là que pour s’éclater.

Une autre trouve dans le déni de la réalité le moyen de sauvegarder l’essentiel : la fête, c’est-à-dire le déni de la réalité. « C’était un cauchemar, s’exclame-t-elle, ce n’était pas la Love Parade. » Dont acte. « Le festif ne fait pas le poids face à l’imprévisible », a écrit Muray. Il faut croire que si : le festif a gagné sur l’imprévisible.[/access]

Un réactionnaire nouveau: Lindenberg !

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L’émission Du grain à moudre de Julie Clarini et Brice Couturier propose sur les ondes de France Culture un excellent débat sur Philippe Muray. Outre les analyses très justes et passionnantes de Damien Le Guay et du murayien de gauche Laurent Bouvet, l’émission nous fait un présent plus délectable encore : le coming out pro-Muray de Daniel Lindenberg !

L’auteur du Rappel à l’ordre, qui suggérait en 2002 que Muray était un dangereux fasciste, déclare avoir depuis « découvert en Muray un personnage plus complexe [qu’il] ne pensait », qu’il lit « avec beaucoup de plaisir » et qui le fait rire. Frôlant la dérive droitière, il admet même désormais que « ce n’est pas un mal d’être réactionnaire » et convient avec les autres intervenants que le génie de Muray dépasse amplement la décourageante distinction droite/gauche. Et Lindenberg de citer abondamment et véridiquement toutes les influences gauchistes de Muray. Il faut croire que même un progressiste peut faire des progrès.

« Apocalypse » très orientée

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Bosch, La Tentation de saint Antoine
Bosch, La Tentation de saint Antoine.

Invitée à quitter Paris quelques jours pour les plages de Normandie, je décidai de m’offrir un voyage complet, avec sandwich, bouteille d’eau et roman de gare, magiquement installée dans un wagon à compartiments – charme désuet d’une époque presque révolue. L’actualité internationale et son lot de nouvelles sordides resteraient à quai. Enfin, c’est ce que je pensais…

Je m’offris avec la naïveté de l’enfant devant le sapin de Noël un best-seller du genre « thriller ésotérique », tellement à la mode aujourd’hui qu’il monopolise les tourniquets des Relais H. Il s’agissait d’Apocalypse, d’Eric Giacometti et Jacques Ravenne, publié en poche par les éditions Pocket (Fleuve noir à l’origine) et tellement mis en avant sur les présentoirs qu’il semblait difficile d’y échapper.
Je n’avais jamais lu ces auteurs, dont une citation extraite du Point, en quatrième de couverture, m’apprenait qu’ils confirment « leur hégémonie sur un genre dont ils ont la paternité : celui du polar franc-maçon ». On pouvait également y lire : « Notre imaginaire est d’abord celui de la jeunesse, ce monde perdu où tout semblait possible. Nous avons tous besoin de retrouver, au détour d’une lecture, cette part mythique d’enfance et ce goût vital pour le merveilleux. »

[access capability= »lire_inedits »]Alléchée par la perspective de m’endormir doucettement sur la banquette, bercée par les paysages défilants, en dévorant un conte cruel né de la passion adolescente des deux auteurs pour le mystère de Rennes-le-Château – haut lieu du tourisme ésotérique en France −, j’espérais faire un grand voyage, sinon initiatique, du moins imaginaire au pays des brumes audoises, des démons sur les gargouilles d’églises désaffectées, des archanges de plâtre en prière muette sur d’antiques tombes et des secrets parcheminés qui traversent valeureusement les siècles.

Programme intrigant que ce « polar franc-maçon », doublé de la présence d’un personnage central, le commissaire Antoine Marcas, sympathique frère pétri d’idéalisme qui pérégrine de Jérusalem à Rennes-le-Château en vue d’empêcher la fin du monde dont le secret est tapi dans une esquisse de Poussin. Deux camps opposés se l’arrachent depuis des millénaires à grand renfort d’assassinats et Marcas doit la remettre à la survivante d’une famille juive spoliée pendant la Seconde Guerre mondiale, sa dernière propriétaire. Ce polar s’annonçait mieux écrit que les dialogues en corps 14 de Dan Brown, et plus rafraîchissant que les délires de ce maître des blockbusters conspirationnistes.

Poncifs anti-israéliens et manichéisme primaire

Las ! « Si tu ne viens pas à la politique, la politique viendra à toi », me souffla le Malin une fois le livre refermé. Qu’on en juge : deux confréries secrètes s’affrontent. Celle du Bien, héritière de Marie-Madeleine et de Jésus, abrite des hommes et femmes de bonne volonté, qui refusent toute discrimination fondée sur la race, la religion ou la culture et dont la vocation est de favoriser le retour du Messie. Celle du Mal, héritière de Judas, est incarnée par une minorité malveillante forte de ses prérogatives millénaristes et de son identité singulière, dont le but ultime est de provoquer une guerre nucléaire mondiale afin que son Dieu reconnaisse les siens.

J’ai navigué dans le flou organisé des discours anti-israéliens pour lesquels le nationalisme juif est un péché originel menaçant l’équilibre international. Que les amateurs de suspense me pardonnent de manger le morceau, mais à la fin du livre, la guerre mondiale menace, l’Iran ayant vitrifié Haïfa et Israël une bonne partie de Téhéran. Heureusement, Obama est là, le dernier des messies de l’Histoire, que ces criminels de Judéens (yehoudi en arabe, judio en espagnol, juifs en français, car historiquement descendants du royaume de Judas/Judée) n’auront pas eu.

Pas question pour autant d’attribuer aux auteurs un carton rouge pour antisémitisme ou antisionisme inconscients : l’un des membres de la confrérie magdalénienne est juif, mais pas Judéen, voyez-vous. Et quand Marcas atterrit à l’aéroport Ben-Gourion, il est juste surpris par les barbelés et la rudesse du commandant Steiner, personnage un peu brusque et nerveux à l’humour brut de décoffrage. Mais il est très bien reçu par ailleurs.

Ma conclusion est que les auteurs de polars les mieux intentionnés peuvent en transmettre les paradigmes les plus crapuleux indépendamment de leur volonté. À moins que je ne sois paranoïaque ?[/access]

Taillandier, en trois mystères

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C’est en 2005, il y a six ans, que François Taillandier se lançait dans l’aventure de La Grande Intrigue, imposante suite romanesque en cinq tomes retraçant l’histoire d’une famille française de Vernery-sur-Arre entre 1955 et 2010. Cet ensemble, comportant aussi des incursions plongeant beaucoup plus loin dans le passé, permet à Taillandier de déployer son art de l’observation des métamorphoses de la vie concrète – un art qui suscitait la vive admiration de Philippe Muray. Après Option Paradis en 2005, Telling en 2006 et Il n’y a personne dans les tombes en 2007, François Taillandier publie coup sur coup les deux derniers tomes : Les romans vont où ils veulent et Time to Turn[1. J’aborderai ici le quatrième tome et me pencherai prochainement sur Time to Turn].

Le temps, le langage, le récit

L’œuvre romanesque de François Taillandier, inaugurée en 1992 avec Les Nuits Racine, est une méditation profonde et personnelle, inlassablement poursuivie, sur trois thèmes : le temps, le langage et le récit. Le mystère de la personne humaine tient pour lui à ces trois énigmes : qu’on le veuille ou non, l’humain, ça tempore, ça parle, ça raconte. Taillandier explore ces faits anthropologiques fondamentaux que fuient obstinément les modernes et autres winners. Il dévoile ainsi le manque absolu de réalisme et de sérieux des mystiques utilitaristes et pragmatistes qui tiennent depuis plus d’un siècle et pour quelques jours encore le haut du pavé. Pour Taillandier, ces trois mystères en forment un seul, qui est le mystère du Dieu de la révélation. La Grande Intrigue est là pour nous rappeler que ces trois mystères, nous ne les possédons pas : ils nous possèdent.

Les romans vont où ils veulent comptent deux personnages de romanciers catholiques aux culs résolument non-bénis : Sobel, romancier africain ayant échappé au massacre du peuple bantama, en 1993 et Taillandier lui-même. Tous deux partagent, outre le goût de triturer avec amour la langue française de l’intérieur, le dessein de « rouvrir et redéployer le temps – le temps généalogique, le temps historique ». Tous deux tiennent à graver la trace de mondes et de formes de vie disparus pour la confronter au présent, pour qu’elle agisse dans le présent. « L’homme classique de Vernery-sur-Arre tel que nous l’avons évoqué a été happé dans l’anéantissement historique en même temps que le Bantama classique, lequel ne survivra, s’il survit, qu’en devenant le figurant de son propre pays. » Ce monde défunt, sombré dans l’oubli, Taillandier en décrit, sans dévotion ni idéalisation, les grandeurs et les misères.
« Des conquêtes, des guerres, pour donner contentement à l’homme de Vernery-sur-Arre ! Pour que des Maudon, des La Ronzière, des Salambert croient que c’est quelque chose, être français ! De loin, d’ailleurs. De loin. Dans ce monde-là, on croit de loin, on adhère de loin. […] La vraie religion. Les belles-lettres. Notre belle langue. Tout le toutim. Parfait – à bonne distance. […] Pour le chrétien vénéricois, le Christ est très bien – là où il est. »

Taillandier écrit encore que « le temps circule dans le sens qu’il veut, pas dans le sens que nous croyons ». Si ses romans vont où ils veulent, si leur narration ne peut être linéaire, c’est par fidélité à la vérité du temps. Explorant la circulation du temps au sein d’une famille française, Taillandier observe : « Il n’en reste pas moins que tout ce que les êtres emportent dans le silence de la tombe demeure là, dans le présent, comme une latence, une imminence. […] Tout l’inabouti, tout le douloureux, tous les rhumatismes et les entorses de l’âme, les coinçages de vertèbres et les nodosités musculaires, toutes ces pages inconnues, toutes celles arrachées du livre par des mains pieuses ou que guide le remords, tout ça demeure quelque part, entassé, formant pesée sur les destins qui sortent de là… »

Unilog, langue marchandise

Puis il y a le mystère du langage. Les mots en sauront toujours davantage sur nous que nous n’en saurons jamais sur eux. Les romans vont où ils veulent mêle avec violence les mots du présent et ceux de jadis. Dans un chapitre aussi terrifiant qu’hilarant, il nous dévoile tous les secrets d’Unilog, la langue universelle inventée par Fou-Fou, homme d’affaires chinois n°1 des rencontres sur Internet. Unilog, la première langue qui est intégralement une marchandise. Sans avoir versé mon obole à Fou-Fou, je me suis permis d’utiliser Unilog dans mon sous-titre[2. Oui, mais la rédac chef a refusé le sous-titre. Alors, dans sa clémence, elle laisse l’allusion….EL ]. Script process taiãdié (NR)  +++ signifie : « Le roman de Taillandier est très beau. » On retiendra, parmi tant de réjouissantes horreurs, la traduction en Unilog de « Tu enfanteras dans la douleur » : Deal : H kid process et celle de « Eloï, lamma sabactani ? », l’admirable : Genitor ??? turn  ?

Les cent premières pages des Romans vont où ils veulent ont moins de force et de densité que les deux cents suivantes, qui sont d’une grande beauté. Celle-ci culmine dans les toutes dernières pages avec trois secrets bouleversants, montés des profondeurs de l’enfance. Je me permettrai de dévoiler le deuxième, celui qui concerne la vérité du langage : « On bredouillait, je m’en aperçus très vite. Et moi le premier. Moi je pressentais, je crois l’avoir toujours pressenti, que Dieu était en nous par le langage – mais que c’était un Dieu perdu. […] Que nous étions tombés de là aussi, qu’il fallait y remonter avec effort ; que je parlais, que nous parlons dans ce qui reste du langage après la Chute. »

Enfin, vient le troisième mystère de la personne humaine : le parlant-temporant ne peut pas faire autrement que de se raconter, et de raconter aux autres, des histoires. Et le réel, toujours, échappe : il fait son boulot de réel. Le réel est semblable à l’un des ancêtres de la famille Rubien, le vieil Etienne Maudon, qui plongea dans les dernières années de sa vie dans un mutisme buté et définitif. Taillandier prête l’oreille à cette bouche close, et il entend : « De toute façon, quoi que tu fasses, tu seras sûr d’être passé à côté, tu n’auras pas compris, tu ne peux pas savoir, c’est toujours à côté, c’est toujours autre chose, c’est toujours plus compliqué (ou plus simple). […] Laisse les morts enterrer leurs mots. »

Raconter, pour Taillandier, est toujours aussi impossible que nécessaire. La Grande Intrigue répète jusqu’à la fin cette litanie véridique : « C’est à peine commencé. On n’a rien dit. On n’a rien dit du tout. A peu près rien. » « Tout récit, écrit encore Taillandier, est un champ d’affrontement entre le teller, qui veut trouver du sens, et le réel, qui n’en a peut-être pas (mais qui en a peut-être). » Le vrai Dieu de la révélation, par définition, est celui qui, en un certain sens, ne révèle rien. « Quand donc nous donnerez-vous la clef, mon Dieu ? Vous voyez bien qu’on est là à se raconter des histoires, à bricoler, à supposer… Indéfiniment… »

La théorie des contreforts

Et moi non plus, cela va de soi, je n’ai encore rien dit des Romans vont où ils veulent. Absolument rien. Allez y voir vous-mêmes, vous verrez bien que c’est tout autre chose… Je n’ai rien dit de l’étrange Immola, ni du prophète « Charlemagne ». Je n’ai pas dit un mot du très beau chapitre sur le père Jean Noirac, arrivé en 1967 à Vernery-sur-Arre et succédant au vieux curé Bordessoule, ni du singulier et touchant abbé Audelys.
Pas un mot non plus sur Jean et Robert de La Ronzière, les deux ancêtres colonisateurs. « Ces deux hommes, ces deux frères que tout sépare, le caractère, l’activité, le style d’existence, représentent deux universalités qui furent complémentaires ou complices, et sans doute n’auraient pas dû l’être : celle du christianisme, d’une part, et d’autre part celle du capitalisme productiviste et conquérant. » Je n’ai pas écrit un traitre mot, enfin, sur les pages splendides consacrées à l’aqueduc d’Arausio, à la théorie des contreforts de Nicolas Rubien, à l’alliance invincible, enfin, de Taillandier avec son enfance. « Ce petit garçon veille comme une sentinelle sur mes sommeils, sur mes réveils. Et moi je veille aussi sur lui. Je n’en dirais pas autant de celui que j’étais à vingt ans, par exemple, ou à trente. Non. C’est en deçà, et au-delà. C’est avant quinze ans, c’est après quarante : là, on se tend la main. Ayez quinze ans, ayez quarante ans. C’est là qu’on est ! »

Je n’ai absolument rien dit, enfin, d’une phrase que j’ai écrite sur un post-it daté, conformément à une vieille tradition, il y a plusieurs années, retranscription fidèle d’une parole prononcée un soir d’ivresse par le poète Basile de Koch, mon très cher ami : « C’est quand même dommage d’être l’animal le plus fragile de la création et de ne pas en profiter ! ». L’art de Taillandier, précisément, est une invitation à profiter de la grâce d’être fêlés.

LES ROMANS VONT OU ILS VEULENT

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Jules Verne, ou l’épopée modeste

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Jules Verne
Jules Verne.
Jules Verne
Jules Verne.

Depuis que Michel Serres et Michel Butor se sont intéressés à lui, on sait que Jules Verne, c’est beaucoup plus que Jules Verne. L’époque où notre cher Lagarde et Michard ne le mentionnait même pas semble révolue. L’auteur pour enfants est devenu une manière de sorcier qui a jonglé sans trop le savoir lui-même avec tous les archétypes de l’inconscient collectif. Il se croyait un bon papy, positiviste républicain, épris de progrès scientifique émancipateur et le voilà plus proche du visionnaire rimbaldien qui donne à l’enfance ce pouvoir magique de transformer le monde simplement en le décrivant d’un regard neuf.

Désormais, quand Jules Verne est réédité, comme c’est le cas pour cette Île mystérieuse en Folio, c’est dans la collection classique et le texte est accompagné d’une préface et d’un appareil critique, comme pour ses illustres contemporains. Ici, l’appareil critique en question est volumineux mais passionnant. On le doit à Jacques Noiray, qui nous gratifie même d’un lexique des termes de marine qui est, à lui seul, une invitation au voyage.

[access capability= »lire_inedits »]Bien plus qu’une robinsonnade

L’Île mystérieuse a longtemps été considérée comme une simple robinsonnade. La robinsonnade était, dans la littérature pour la jeunesse du XIXe siècle, un genre littéraire en soi. Jules Verne en a lui-même écrit plusieurs, comme Deux ans de vacances. La robinsonnade, c’est le bonheur d’être seul au monde, de le refaire aux couleurs qui nous plaisent. C’est l’utopie à la portée des tout-petits. On aura beau faire, l’homme ne se contentera jamais du monde tel qu’il ne va pas. Et tant pis s’il faut pour cela que tout commence par une révolution ou, en l’occurrence, un naufrage qui n’est jamais qu’une révolution en miniature.

Mais L’Île mystérieuse dépasse assez vite ce cadre. Le naufrage y est, pour commencer, un naufrage aérien. Pour un peu, on se croirait dans la série Lost, dont le succès mondial montre que rien ne change jamais dans notre désir de catastrophe comme moyen de mieux renaître. C’est exactement le cas des naufragés de L’Île mystérieuse qui cherchaient à fuir la ville de Richmond, assiégée pendant la guerre de Sécession. Si toutes les figures obligées de la robinsonnade sont encore là, comme la lutte contre une nature sauvage, le roman se double d’une interrogation des plus ambiguës sur ce qui fonde la notion d’humanité. Un bagnard solitaire sur une île voisine – « Malheur à l’homme seul ! » – apparaît beaucoup moins humain qu’un orang-outang, Jup, qui devient un personnage à part entière. Quant au capitaine Nemo, dont on découvre qu’il est celui qui a protégé de manière occulte les naufragés, il n’est plus le surhomme de Vingt mille lieues sous les mers mais un guerrier fatigué, agonisant même, sur le point de perdre la foi en ses combats.

On voit pourquoi relire L’Île Mystérieuse, aujourd’hui, peut se révéler des plus salubres. D’abord, il est toujours agréable de renouer avec ses émotions d’enfance, avec un certain goût pour le grand air dans ce monde climatisé et rapetissé. Mais surtout, dans ce roman, Jules Verne nous invite à relativiser nos fantasmes prométhéens de post-humanité. Et, comme les personnages de L’Île mystérieuse, à conserver jusque dans l’épopée le sens de la modestie.[/access]

Nos amis les hommes : le ronfleur

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La cohorte innombrable des femmes mariées, accompagnées, pacsées, bref, de celles qui partagent leur quotidien avec un homme, se répartit, en gros en deux catégories : celles dont le mari ronfle et celles dont le mari a des insomnies.

Laquelle est la plus enviable ? A chacune de voir.

Tenter de dormir avec un tracto pelle à ses côtés, c’est pénible. Vous pouvez essayer de faire basculer l’élu de votre cœur sur le côté, il y en a chez qui ça marche et le ronron redescend au niveau, somme toute supportable, de 80 décibels. Autre tendance, vachement in, pour lutter contre les ronflettes : disposer dans la chambre nuptiale des bols d’eau chaude contenant des goûtes d’eucalyptus. C’est très naturel. Et naturellement, ça ne marche pas.

Non, le mieux, c’est encore de faire un usage massif de boules quiès. Inconvénient, vous n’entendrez pas votre puînée rentrer de sa teuf. Et vous serrez bien obligée de la croire, le lendemain au petit-déjeuner où, à la question de savoir à quelle heure elle est rentrée, elle vous répondra, ses beaux grands yeux cernés des résidus de mascara : « Ben, à minuit et demi ! »

Mais après tout, vous voulez vraiment savoir ?

NB : demain nous parlerons des insomniaques. D’ici là, faites une bonne nuit…

No tricks

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Photo : PinkMoose
Photo : PinkMoose

Débutant, le premier tome (sur neuf à venir) des œuvres complètes de Raymond Carver vient d’être publié aux Editions de l’Olivier. C’est pour la première fois la version authentique de Parlez-moi d’amour que son éditeur de l’époque, Gordon Lish corrigea au hachoir. Si vous ne connaissez pas encore Carver, vous avez peut-être vu Short Cuts, le très beau film de Robert Altman tiré de quelques-unes de ses nouvelles.

L’essentiel de son œuvre tient en une soixantaine de nouvelles. C’est peu, même pour un auteur mort à 49 ans. Pourtant ces soixante titres furent autant de chocs qui, dès les années 1970, ont influencé radicalement les jeunes écrivains américains, Richard Ford ou Jay Mac Inerney entre autres. Depuis, ça « carvérise » à fond outre-Atlantique et chez nous ! Le plus souvent sans grand succès, il faut bien le dire.
Quand il y a plus de 20 ans, la vie me fit cadeau de la rencontre avec Carver et Tess sa femme, je sus que quelque chose d’énorme m’arrivait. Un « énorme changement de dernière minute », pour reprendre les mots de la grande Grace Paley. Ray Carver mourut l’année suivante. Il me resta la fréquentation permanente de son œuvre et l’amitié qui me lie à sa femme. Tess Gallagher, femme extraordinaire et poétesse renommée. Il me resta surtout l’empreinte indélébile de ce que doit être l’exigence littéraire. Au risque de ne pas publier. Et de bannir les trois quarts de nos romanciers actuels de ma bibliothèque.

Je ne vais pas raconter ici cette rencontre fulgurante, mais juste évoquer l’inoubliable leçon d’écriture que Carver me fit un soir, chez eux, à Port Angeles face au Pacifique du nord-ouest, dans leur Skyhouse. La seule leçon qui mériterait d’être enfoncée dans le crane de nos écrivains prétentieux et bavards, ceux qui ont trouvé « le truc » et qui en usent.
Cette leçon tient en deux mots : « No tricks ». Pas de trucs.

Loin de la sophistication, du chic, de l’ironie

À l’origine, Carver avait entendu son ami G. Wolff dire à un groupe d’étudiants : « Pas de trucs à deux sous ». Carver le réduisit à : « Pas de trucs ». Tout Carver est dans ce détail, cette économie.
Qu’est-ce à dire ? Il détestait « la prose chichiteuse excessivement intelligente ou nigaude » qui le faisait dormir. Chez lui, l’ordinaire règne. Ses personnages ne se prennent pas la tête dans des dilemmes idéologiques mais affrontent l’ordinaire : le chômage, la mort, le divorce. Ils vont pêcher et reviennent saouls. Ils se tapent dessus. Ils mentent. Ils font les mauvais choix. Ce sont des perdants. Ils ne s’analysent pas, mais donnent des détails crus et disparates. Au lecteur d’assembler. Avec Carver, on est loin de la sophistication, du chic, de l’ironie. On est loin de New York et de la côte Est. On est dans l’Amérique des pauvres, des laissés pour compte, des parents nuls et paumés, des alcooliques.

Carver sait de quoi il parle, quand il écrit. Il est né dans l’Oregon, et cette Amérique-là, c’est la sienne. Ses personnages, il les connaît de l’intérieur. L’alcool compris, qui a fait de toute sa vie une catastrophe et dont il parviendra à se soigner, victoire dont il se disait le plus fier.

Un écrivain doit dire son monde

L’écriture l’a sauvé. Lui a redonné sa dignité. Sa joie. Alors il ne triche pas. Il travaille, sans relâche. Je revois son dos immense penché sur le bureau, relisant les suggestions de Tess. Ces deux-là étaient toujours ensemble et participent de la vision mythique du couple littéraire américain. Carver rabotait son texte, gommait un mot trop descriptif, ajoutait une virgule, et reprenait le tout, encore et encore. Et, de sa voix si douce pour un tel géant, il osait enfin avouer : « Not so bad ! ».
« No tricks », parce qu’« un écrivain doit dire son monde et pas un autre. » répète-t-il.
L’exactitude foncière, seule et unique morale de l’écriture dont parlait Ezra Pound. « No tricks » veut dire pas de débraillé. Chez Carver, de la tenue et aucun ornement inutile. Juste l’essentiel dans la phrase qui, en se cognant à une autre et sans couture apparente, va créer cette tension inouïe.
J’ai toujours pensé qu’il y avait deux sortes d’écrivains : ceux qui ont été formatés par l’université (chez nous Normale Sup) et les autres. Carver fait partie des autres. Ses personnages aussi, qui n’ont jamais aucun rapport avec la littérature ou le monde littéraire. D’ailleurs ils ne lisent pas !

« No tricks » c’est le contraire de cette insupportable « petite musique » expression bien de chez nous et fourre-tout qui sert aujourd’hui à commenter un récit, quand on n’a rien à en tirer. Pas de petite musique chez Carver. Un grand silence plutôt. Celui qui aide à reconstruire le chaos ordinaire de l’existence, sans mode d’emploi.
C’est à ce silence qui transpire d’un texte qu’on reconnaît une grande œuvre.
Flannery O’Connor dans son magnifique Le Mystère et les Mœurs résume ainsi les qualités d’une grande œuvre : « L’une est le sens du mystère, l’autre celui des mœurs ». Ce qu’elle veut dire, c’est que la pitié n’est pas créée par la pitié, l’émotion par l’émotion ni la pensée par la pensée mais qu’il faut leur donner un corps, un ancrage social et émotionnel.
C’est ce que Carver enseigne en deux tout petits mots : « No tricks. »
Not so bad ?

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La croix et la manière

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Des hommes et des dieux, reconstitution historique du processus qui a amené au massacre des moines du monastère de l’Atlas pendant la guerre civile qui déchirait l’Algérie en 1996, fait entrevoir, à travers l’esthétisme épuré de la vie monacale et l’harmonie du clair-obscur qui reflète parfaitement la présence invisible de Dieu, le dépassement des limites de la condition humaine. Cette démarche ne va pas sans souffrance, sans une mise à l’épreuve continue de la foi parce qu’aussi grande et forte soit celle-ci, elle reste précaire.

Ecoute silencieuse

La caméra de Xavier Beauvois filme avec délicatesse ces moines qui la vivent, au début du film, dans la pleine sérénité. Dans l’écoute silencieuse de la salle de prière, éclairée par la chaude lumière des bougies, qui n’est pas sans rappeler certains tableaux de George de la Tour, leurs voix chantent gloire à Dieu. L’enchaînement des plans fixes montre les moines de dos et invite le spectateur à rentrer en communion avec eux, à oublier l’épuisant tumulte extérieur et à faire taire le vain bavardage intérieur pour se tourner vers quelque chose d’incommensurable qui le dépasse infiniment.

Xavier Beauvois filme l’invisible. Il filme cet appel à écouter des paroles et à voir des visages qui éveillent notre intériorité crispée par trop d’impatience et de reconnaissance. Les moines nous précèdent pour nous montrer le chemin de la grâce sur lequel notre sensibilité se convertit en s’ouvrant à une signification qui excède la réalité sensible.

La vie monacale vue par Xavier Beauvois est bien cette vie sublime où la transcendance est lovée dans l’immanence, où le quotidien est béni par le Verbe divin et où la lumière oriente le regard des moines, mais également le nôtre, sur la beauté de la nature comme sur la misère humaine.
Chaque moine assume un rôle bien précis au sein de la communauté, du travail de la terre à l’aide médicale et administrative apportée à cette population locale démunie et vivant dans la peur des représailles.

Explosion de violence

Or, cette vie rythmée par le silence de la méditation et le dynamisme du dévouement, est bouleversée par l’irruption du Mal. Sans transition, le spectateur est projeté dans la violence qui se déchaîne par une véritable agression sonore et visuelle. Xavier Beauvois filme avec les mêmes plans saccadés les attaques des terroristes et les interventions de l’armée.

Mais c’est justement à partir de cette explosion de violence que le film révèle toute sa grandeur. Une question se pose. Comment rester fidèle à l’engagement envers Dieu et à la pratique de l’enseignement du Christ, l’amour du prochain, lorsque sa propre vie est menacée ?

Ces moines sont confrontés à un dilemme qui met en présence deux amours, qui vont s’avérer inconciliables parce que de nature opposée. Ils sont tiraillés entre l’amour de soi, qui se concentre sur la préservation de sa vie et de sa personne, et l’amour de Dieu qui s’offre dans le don inconditionné de soi à l’autre. En réalité, cet antagonisme découle de la nature complexe et contradictoire de l’homme, ontologiquement hétérogène, composé d’un corps, habité par des désirs et des intérêts, et d’une âme, capable de penser et d’aimer universellement. Par leur refus de la présence de l’armée dans le monastère comme par leur décision finale d’y rester, en dépit des avertissements du gouvernement algérien, ces moines luttent contre la tentation irrésistible de sauver leurs vies pour conserver l’intégrité de leur foi.

Plus le Mal se propage et plus le doute s’immisce dans les cœurs, plus la tentation de retourner à leurs vies passées, de revoir leurs familles aimées et délaissées, et donc d’échapper à la mort, se fait sentir et tend à éclipser la présence du divin en eux.

On est saisi par la détresse de Frère Christophe, interprété par Olivier Rabourdin, qui rappelle celle de Jésus sur la Croix, et de son cri d’effroi adressé à son Père « Mon dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? ». La foi, comme dit Pascal, d’ailleurs cité dans le film, c’est « Dieu sensible au cœur ». Mais lorsque la peur de la mort s’accapare de ce cœur, trop humain, la parole divine se retire, l’amour de Dieu finit par être éclipsé par l’amour de soi. Plongé dans la pénombre de sa cellule, Frère Christophe verse des larmes de désespoir et crie son angoisse, lui dont le visage était illuminé, au début du film, par la joie éprouvée devant le spectacle de la nature cultivée par ses mains.

Dieu n’est pas interventionniste

Alors, d’où viendra le salut par lequel la foi bannit toute peur et prive la mort de sens ?
De l’appel du prochain. De cette vulnérabilité désarmante des habitants du village, menacés comme eux par la violence terroriste, qui oblige les moines à se demander ce qui leur adviendra s’ils font défection. Comme leur fait remarquer l’une des femmes du village, les moines sont la branche sur laquelle les villageois se posent comme des oiseaux. À travers cette image, résonne le commandement divin d’être le gardien de son frère. Parce que Dieu, lui, ne le fait pas. Dieu n’est pas interventionniste. Il ne sauve pas les bons et ne punit pas les méchants. Il laisse les hommes libres pour qu’ils puissent assumer leur responsabilité.

Tous les moines répondent finalement présents à cet appel et restent. Parce que fuir, comme dit l’un des Frères, c’est mourir, c’est renoncer à être à l’image de Dieu, c’est-à-dire à faire descendre l’amour, la justice et la paix sur terre. Devant cette vulnérabilité, les moines ressentent de nouveau l’Infini qui les habite. La scène où ils se mettent à chanter, au moment où l’hélicoptère de l’armée survole le monastère, souligne, de façon éclatante, l’immense puissance de l’amour de Dieu qui les unit au-delà de toute crainte.

On comprend, alors, le sens du titre. Comme Jésus-Christ, Homme-Dieu, les moines sont hommes et dieux, hommes par leur chair et Dieu par leur foi, par cet amour inconditionné, du frère comme de l’ennemi dont ils soignent les corps et prient pour les âmes.

Ce n’est pas pour faire du remplissage si Xavier Beauvois filme Frère Christian (Lambert Wilson) faisant une longue marche dans les montagnes. Dans la Bible, le chemin est, à la fois, le chemin des révélations et celui de la mise à l’épreuve. Alors, comme Abraham, Frère Christian marche au-devant de lui-même, face à Dieu, parce que ce n’est que dans le mouvement que la séparation avec tout ce qui retient s’accomplit et que la parole divine se révèle.

La foi religieuse est cette confiance en Dieu, fondée sur l’absence de preuves empiriques, qui se vit, non pas dans la sécurité, à l’abri dans les murs du monastère, mais bien dans le risque de l’ouverture vers l’autre. Voilà ce que ce film rappelle.

Quant à la fin, au-delà du parallélisme un peu trop évident entre la Cène et le dernier repas des moines, on regrettera l’utilisation du Lac des Cygnes qui joue sur un dolorisme sentimental inutile, alors que Xavier Beauvois a pourtant compris le scandale de la Croix en choisissant de ne pas représenter la mort tragique des moines. Comme il a compris que les moines se font massacrer non pas parce que les négociations n’ont pas abouti, mais plutôt parce que leur modèle de bonté est devenu insupportable aux yeux des terroristes.
Leur amour inconditionné dénonce ainsi indirectement l’incapacité des islamistes à entrer en relation avec le peuple algérien, ce que ces moines, eux, ont su pleinement mettre en œuvre.

Chérèque redneck ?

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Plutôt que de tympaniser son cortège avec des slogans traine-savate ou du Manu chao, la CFDT d’Ile-de-France avait eu l’heureuse idée, hier après-midi, de sonoriser la manif pour les retraites avec des classiques du rock. La playlist témoignait d’un honnête penchant pour le badaboum mainstream qui met de bonne humeur et qui s’écoute fort. Bref c’était pas la playlist la plus pointue du siècle, mais on y trouvait rien que des bonnes choses, genre I Love Rock n’ Roll de Joan Jett ou We Will Rock You de Queen. N’empêche, même si le camarade DJ connaît la musique, il devrait s’intéresser aussi aux paroles, ou au moins à l’histoire du rock. Cela l’aurait sans doute dissuadé de diffuser plein tube Sweet Home Alabama de Lynyrd Skynyrd qui, pour être un chef d’œuvre musical, n’en n’est pas moins le chant de ralliement de toute l’extrême droite sudiste.

Historiquement, il s’agit en fait d’une réponse survoltée, écrite en 1974, au non moins excellent Alabama paru deux ans plus tôt dans l’album Harvest, où Sa Splendeur Neil Young –qui était de gauche à l’époque- s’en prenait rudement au gouverneur ségrégationniste George Wallace, ce qui avait un rien crispé nombre d’Alabama natives, y compris les membres de Lynyrd Skynyrd.

Bref diffuser Sweet Home Alabama dans un cortège de la très pointilleuse CFDT, c’est à peu aussi raccord que de passer du Pierre Perret dans une manif pour l’école libre. Mais c’est tellement plus agréable à écouter…

Castro, Freud et Sarkozy

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Photo : Gueorgui Tcherednitchenko
Photo : Gueorgui Tcherednitchenko

Autrefois la psychiatrisation de l’adversaire politique était une spécialité communiste. Confronté aux critiques, le socialisme scientifique voyait dans l’opposant un fou qu’il fallait enfermer et que le Parti avait ainsi toutes les raisons de faire taire, ou tout au moins d’ignorer. Aujourd’hui, l’usage de ce que le philosophe allemand Peter Sloterdijk appelle la « calomnie éclairée » s’est généralisé à un point tel que l’on ne paraît même plus en percevoir la saloperie. S’affublant des oripeaux de la raison triomphante, et détournant à son profit un peu de l’aura des maitres du soupçon, c’est en toute bonne conscience que chacun est désormais en mesure de diagnostiquer chez son voisin, parfois même chez un ami ou un proche avec lequel il a un différend ou une simple divergence d’opinion, une tare psychologique quelconque susceptible de le disqualifier aux yeux de tous. En l’absence de toute instance transcendante sur laquelle il serait possible de fonder l’autorité de nos jugements, nous sommes pris dans l’insupportable indécidabilité des échanges d’arguments. Dans ce contexte, le recours à la psychanalyse sauvage procure un avantage qu’on espère décisif. Une camisole de force intellectuelle dont on affuble l’interlocuteur. Il est givré, donc j’ai raison, fin du débat.

Plus généralement, c’est la notion d’inconscient qui est instrumentalisée dans nos débats idéologiques. Souverainement indifférent à ses propres limites, chacun s’improvise maître de l’inconscient d’autrui. Sous l’emprise d’une pulsion qu’on pourrait appeler, en y cédant, la pulsion du petit prof, on rend compte de façon qu’on imagine magistrale de ce qui anime notre contradicteur à son insu. Comme le souligne Olivier Rey dans un ouvrage lumineux, « l’inconscient échappant, par définition, à une appréhension directe, la difficulté à fonder les interprétations devrait inciter à la prudence. En pratique, cependant, la difficulté à les réfuter favorise l’imprudence, et l’impudence. »[1. Olivier Rey, Une folle solitude, le fantasme de l’homme auto-construit, Seuil, 2006, p.202]

Cette épidémie de surplombite aigue a contaminé depuis quelques années déjà le champ politique de notre pays. Chacun tente de s’abstraire du débat public en prenant la pose de l’expert. « Cet homme est fou » : surplombants et plombant ainsi dans un même mouvement les débats, c’est ce que les adversaires de Sarkozy ne cessent d’affirmer depuis quelques années à son propos substituant ainsi la disqualification psychiatrique à l’argument politique. Plusieurs rivaux du Président, et non des moindres (Bayrou, Villepin) ont ainsi eu recours à l’argument du « déséquilibre » ou de la folie sarkozyenne, révélant ainsi plutôt la vacuité de leur propre offre politique qu’autre chose. Et manifestant au passage la terrible régression de la qualité formelle du débat politique dans notre pays.

J’imagine et j’espère que les politiques et les médiatiques qui vivent sous l’emprise de cette surplombite aigüe ont été saisis par un certain malaise quand ils ont entendu Fidel Castro émettre lui aussi l’hypothèse de la folie de Sarkozy. Qu’un dictateur au très long cours, à la tête de l’un des pays les moins démocratiques du monde, qui, pendant la crise des missiles en 1962, s’était préparé tranquillement à la disparition complète de sa propre population sous les bombes américaines en poussant Khrouchtchev à user de l’arme nucléaire, vienne poser, à peu près dans les mêmes termes que Jean-François Kahn, le diagnostic de la folie du président, il faut espérer que cela calme un peu l’ardeur des experts autoproclamés de la psyché présidentielle, même si, si vous vouliez mon propre avis d’expert autoproclamé de la psyché collective, je vous dirais que je n’en suis pas si sûr.
Mais quoiqu’il en soit, j’avoue que la sortie du vieux Fidel m’a enchanté : elle a permis de rendre évidente l’inanité conceptuelle et la dégueulasserie morale des Dr Freud au petit pied.

In memoriam Love Parade

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Spécimens d'Homo festivus pratiquant le french kiss à la Love Parade
Spécimens d'Homo festivus pratiquant le french kiss à la Love Parade.
Spécimens d'Homo festivus pratiquant le french kiss à la Love Parade
Spécimens d'Homo festivus pratiquant le french kiss à la Love Parade.

Dans les coulisses de la dernière Love Parade de l’histoire de la post-humanité s’est déroulé un combat de titans, mettant aux prises deux impératifs aussi catégoriques qu’ils sont contradictoires : d’une part, le respect du droit incontestable d’Homo festivus de faire la fête, où il veut, quand il veut, et d’autre part le respect du droit du même Homo festivus de ne pas mourir à cette occasion. Les consultations ont été nombreuses et les autorités allemandes, inquiètes, ont multiplié les études et les simulations. Une fois encore, donc, c’est la fête qui a gagné. « Le festif, écrivait Muray, est une fiction qui ne se discute pas. »

Raver sans entraves

C’est ainsi que le maire de Duisbourg, cette vieille cité industrielle sur le déclin, s’est beaucoup battu pour que sa ville puisse organiser l’événement, malgré les risques que, semble-t-il, chacun connaissait. Pour cela, il a fallu mobiliser, le jour J, 4 000 policiers et 1 000 membres d’un service de sécurité indéterminé. On veut raver sans entraves, mais en la présence rassurante de plusieurs dizaines de milliers de policiers-nounous, pas moins. En conséquence de cette coupable carence du care, 21 fêtards sont morts piétinés, le 24 juillet, au cours de cette parade de l’amour universel.

[access capability= »lire_inedits »]Un carnage sans auteur, sans intention, sans culpabilité

Duisbourg donc, fatiguée de son destin industriel, avait décidé de se réinventer un avenir touristico-ludique grâce à la tenue de la Love Parade. Cruelle subtilité idéologique, la fête devait se tenir sur les lieux mêmes où subsistent des traces de ce passé, un peu à la façon dont les églises chrétiennes étaient construites sur d’anciens temples païens. C’est donc dans des friches industrielles, et au cœur d’une gare de marchandises désaffectée, que furent organisés les concerts, accessibles via un seul tunnel à l’entrée duquel la foule bien trop importante s’est progressivement massée, provoquant la tragédie que l’on sait.

La gigantesque procession en l’honneur du culte que l’humanité se rend à elle-même qu’est la Love Parade procède d’une vision postchrétienne de l’humanité, c’est-à-dire d’une vision posthumaine de ce que fut la chrétienté : l’homme est bon par nature et rien, nul péché originel, aucune entrave institutionnelle, aucune règle de sécurité même ne doit s’opposer à l’expression de sa bonté totalitaire dans la fusion universelle de tout avec tout. Les foules sont innocentes : tel est le dogme, plus audacieux que celui de la Trinité ou même de l’Immaculée conception.

Les organisateurs des premières Love Parade, à l’orée des années 1990, portés par une ardente ferveur « réunificationiste », avec aux lèvres leur sourire de ravi du village, semblaient oublier que le mur de Berlin avait été construit, en 1961, non pas pour séparer le peuple allemand − il l’était déjà depuis plus d’une décennie − mais pour empêcher qu’une vaste partie de ce peuple foute le camp le plus loin possible de l’amour du prochain obligatoire instauré par le régime policier communiste est-allemand. Le Mur, c’était l’union forcée du peuple au peuple, un peu comme une fête des voisins. Car c’est de cette propagande en faveur de la réunification non seulement de l’Allemagne, mais de l’humanité tout entière que sont nées ces fêtes gentiment totalitaires où rien, aucune institution, aucun objet ne vient tenir les hommes à distance des hommes. Jusqu’à ce qu’ils finissent par se piétiner les uns les autres, comme dans l’apocalypse de cette Love Parade 2010.

Le festif a gagné sur l’imprévisible

À propos du télescopage de la mort et de la fête, Muray écrivait ceci : « Le pire des malheurs n’est pas de mourir, ni même de mourir en plein Mardi-Gras, mais de ne même plus avoir les moyens de s’étonner de cette funeste conjonction parce qu’il est impossible de la discerner. » Il est possible, sur Internet, de voir les images atroces de cette foule acéphale de visages terrifiés et épuisés qui, au ralenti, piétine la foule, sans intention mauvaise, sans pouvoir s’empêcher de le faire. Un carnage collectif sans intention, sans auteur, sans culpabilité.

La Love Parade n’a jamais été particulièrement pacifique. À Berlin, elle occasionnait, semble-t-il, la mort de deux à trois personnes par an, le saccage de la végétation du Tiergarten, le jardin du zoo de la ville où elle a longtemps été organisée, et, paraît-il, des diarrhées chez la moitié des animaux du zoo, contraints de subir le cauchemardesque déferlement sonore produit par une foule hilare et une théorie de chars hurlants. Mais jusqu’au décès tragique de 21 personnes à Duisbourg, le 24 juillet, l’accointance avec la mort de ces Love Parade avait été soigneusement niée : « Le festif est une fiction qui ne se discute pas. »

Une jeune femme, qui a dansé plusieurs heures avant de se rendre compte, au moment où elle revenait sur ses pas, que l’accès au terre-plein sur lequel se tenait la fête était jonché de cadavres, en voulait à l’organisation de ne pas avoir su empêcher la tragédie et, surtout peut-être, de ne pas avoir su cacher les corps à ses yeux innocents, alors qu’elle n’était là que pour s’éclater.

Une autre trouve dans le déni de la réalité le moyen de sauvegarder l’essentiel : la fête, c’est-à-dire le déni de la réalité. « C’était un cauchemar, s’exclame-t-elle, ce n’était pas la Love Parade. » Dont acte. « Le festif ne fait pas le poids face à l’imprévisible », a écrit Muray. Il faut croire que si : le festif a gagné sur l’imprévisible.[/access]

Un réactionnaire nouveau: Lindenberg !

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L’émission Du grain à moudre de Julie Clarini et Brice Couturier propose sur les ondes de France Culture un excellent débat sur Philippe Muray. Outre les analyses très justes et passionnantes de Damien Le Guay et du murayien de gauche Laurent Bouvet, l’émission nous fait un présent plus délectable encore : le coming out pro-Muray de Daniel Lindenberg !

L’auteur du Rappel à l’ordre, qui suggérait en 2002 que Muray était un dangereux fasciste, déclare avoir depuis « découvert en Muray un personnage plus complexe [qu’il] ne pensait », qu’il lit « avec beaucoup de plaisir » et qui le fait rire. Frôlant la dérive droitière, il admet même désormais que « ce n’est pas un mal d’être réactionnaire » et convient avec les autres intervenants que le génie de Muray dépasse amplement la décourageante distinction droite/gauche. Et Lindenberg de citer abondamment et véridiquement toutes les influences gauchistes de Muray. Il faut croire que même un progressiste peut faire des progrès.

« Apocalypse » très orientée

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Bosch, La Tentation de saint Antoine
Bosch, La Tentation de saint Antoine.
Bosch, La Tentation de saint Antoine
Bosch, La Tentation de saint Antoine.

Invitée à quitter Paris quelques jours pour les plages de Normandie, je décidai de m’offrir un voyage complet, avec sandwich, bouteille d’eau et roman de gare, magiquement installée dans un wagon à compartiments – charme désuet d’une époque presque révolue. L’actualité internationale et son lot de nouvelles sordides resteraient à quai. Enfin, c’est ce que je pensais…

Je m’offris avec la naïveté de l’enfant devant le sapin de Noël un best-seller du genre « thriller ésotérique », tellement à la mode aujourd’hui qu’il monopolise les tourniquets des Relais H. Il s’agissait d’Apocalypse, d’Eric Giacometti et Jacques Ravenne, publié en poche par les éditions Pocket (Fleuve noir à l’origine) et tellement mis en avant sur les présentoirs qu’il semblait difficile d’y échapper.
Je n’avais jamais lu ces auteurs, dont une citation extraite du Point, en quatrième de couverture, m’apprenait qu’ils confirment « leur hégémonie sur un genre dont ils ont la paternité : celui du polar franc-maçon ». On pouvait également y lire : « Notre imaginaire est d’abord celui de la jeunesse, ce monde perdu où tout semblait possible. Nous avons tous besoin de retrouver, au détour d’une lecture, cette part mythique d’enfance et ce goût vital pour le merveilleux. »

[access capability= »lire_inedits »]Alléchée par la perspective de m’endormir doucettement sur la banquette, bercée par les paysages défilants, en dévorant un conte cruel né de la passion adolescente des deux auteurs pour le mystère de Rennes-le-Château – haut lieu du tourisme ésotérique en France −, j’espérais faire un grand voyage, sinon initiatique, du moins imaginaire au pays des brumes audoises, des démons sur les gargouilles d’églises désaffectées, des archanges de plâtre en prière muette sur d’antiques tombes et des secrets parcheminés qui traversent valeureusement les siècles.

Programme intrigant que ce « polar franc-maçon », doublé de la présence d’un personnage central, le commissaire Antoine Marcas, sympathique frère pétri d’idéalisme qui pérégrine de Jérusalem à Rennes-le-Château en vue d’empêcher la fin du monde dont le secret est tapi dans une esquisse de Poussin. Deux camps opposés se l’arrachent depuis des millénaires à grand renfort d’assassinats et Marcas doit la remettre à la survivante d’une famille juive spoliée pendant la Seconde Guerre mondiale, sa dernière propriétaire. Ce polar s’annonçait mieux écrit que les dialogues en corps 14 de Dan Brown, et plus rafraîchissant que les délires de ce maître des blockbusters conspirationnistes.

Poncifs anti-israéliens et manichéisme primaire

Las ! « Si tu ne viens pas à la politique, la politique viendra à toi », me souffla le Malin une fois le livre refermé. Qu’on en juge : deux confréries secrètes s’affrontent. Celle du Bien, héritière de Marie-Madeleine et de Jésus, abrite des hommes et femmes de bonne volonté, qui refusent toute discrimination fondée sur la race, la religion ou la culture et dont la vocation est de favoriser le retour du Messie. Celle du Mal, héritière de Judas, est incarnée par une minorité malveillante forte de ses prérogatives millénaristes et de son identité singulière, dont le but ultime est de provoquer une guerre nucléaire mondiale afin que son Dieu reconnaisse les siens.

J’ai navigué dans le flou organisé des discours anti-israéliens pour lesquels le nationalisme juif est un péché originel menaçant l’équilibre international. Que les amateurs de suspense me pardonnent de manger le morceau, mais à la fin du livre, la guerre mondiale menace, l’Iran ayant vitrifié Haïfa et Israël une bonne partie de Téhéran. Heureusement, Obama est là, le dernier des messies de l’Histoire, que ces criminels de Judéens (yehoudi en arabe, judio en espagnol, juifs en français, car historiquement descendants du royaume de Judas/Judée) n’auront pas eu.

Pas question pour autant d’attribuer aux auteurs un carton rouge pour antisémitisme ou antisionisme inconscients : l’un des membres de la confrérie magdalénienne est juif, mais pas Judéen, voyez-vous. Et quand Marcas atterrit à l’aéroport Ben-Gourion, il est juste surpris par les barbelés et la rudesse du commandant Steiner, personnage un peu brusque et nerveux à l’humour brut de décoffrage. Mais il est très bien reçu par ailleurs.

Ma conclusion est que les auteurs de polars les mieux intentionnés peuvent en transmettre les paradigmes les plus crapuleux indépendamment de leur volonté. À moins que je ne sois paranoïaque ?[/access]