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No tricks


No tricks
Photo : PinkMoose
Photo : PinkMoose

Débutant, le premier tome (sur neuf à venir) des œuvres complètes de Raymond Carver vient d’être publié aux Editions de l’Olivier. C’est pour la première fois la version authentique de Parlez-moi d’amour que son éditeur de l’époque, Gordon Lish corrigea au hachoir. Si vous ne connaissez pas encore Carver, vous avez peut-être vu Short Cuts, le très beau film de Robert Altman tiré de quelques-unes de ses nouvelles.

L’essentiel de son œuvre tient en une soixantaine de nouvelles. C’est peu, même pour un auteur mort à 49 ans. Pourtant ces soixante titres furent autant de chocs qui, dès les années 1970, ont influencé radicalement les jeunes écrivains américains, Richard Ford ou Jay Mac Inerney entre autres. Depuis, ça « carvérise » à fond outre-Atlantique et chez nous ! Le plus souvent sans grand succès, il faut bien le dire.
Quand il y a plus de 20 ans, la vie me fit cadeau de la rencontre avec Carver et Tess sa femme, je sus que quelque chose d’énorme m’arrivait. Un « énorme changement de dernière minute », pour reprendre les mots de la grande Grace Paley. Ray Carver mourut l’année suivante. Il me resta la fréquentation permanente de son œuvre et l’amitié qui me lie à sa femme. Tess Gallagher, femme extraordinaire et poétesse renommée. Il me resta surtout l’empreinte indélébile de ce que doit être l’exigence littéraire. Au risque de ne pas publier. Et de bannir les trois quarts de nos romanciers actuels de ma bibliothèque.

Je ne vais pas raconter ici cette rencontre fulgurante, mais juste évoquer l’inoubliable leçon d’écriture que Carver me fit un soir, chez eux, à Port Angeles face au Pacifique du nord-ouest, dans leur Skyhouse. La seule leçon qui mériterait d’être enfoncée dans le crane de nos écrivains prétentieux et bavards, ceux qui ont trouvé « le truc » et qui en usent.
Cette leçon tient en deux mots : « No tricks ». Pas de trucs.

Loin de la sophistication, du chic, de l’ironie

À l’origine, Carver avait entendu son ami G. Wolff dire à un groupe d’étudiants : « Pas de trucs à deux sous ». Carver le réduisit à : « Pas de trucs ». Tout Carver est dans ce détail, cette économie.
Qu’est-ce à dire ? Il détestait « la prose chichiteuse excessivement intelligente ou nigaude » qui le faisait dormir. Chez lui, l’ordinaire règne. Ses personnages ne se prennent pas la tête dans des dilemmes idéologiques mais affrontent l’ordinaire : le chômage, la mort, le divorce. Ils vont pêcher et reviennent saouls. Ils se tapent dessus. Ils mentent. Ils font les mauvais choix. Ce sont des perdants. Ils ne s’analysent pas, mais donnent des détails crus et disparates. Au lecteur d’assembler. Avec Carver, on est loin de la sophistication, du chic, de l’ironie. On est loin de New York et de la côte Est. On est dans l’Amérique des pauvres, des laissés pour compte, des parents nuls et paumés, des alcooliques.

Carver sait de quoi il parle, quand il écrit. Il est né dans l’Oregon, et cette Amérique-là, c’est la sienne. Ses personnages, il les connaît de l’intérieur. L’alcool compris, qui a fait de toute sa vie une catastrophe et dont il parviendra à se soigner, victoire dont il se disait le plus fier.

Un écrivain doit dire son monde

L’écriture l’a sauvé. Lui a redonné sa dignité. Sa joie. Alors il ne triche pas. Il travaille, sans relâche. Je revois son dos immense penché sur le bureau, relisant les suggestions de Tess. Ces deux-là étaient toujours ensemble et participent de la vision mythique du couple littéraire américain. Carver rabotait son texte, gommait un mot trop descriptif, ajoutait une virgule, et reprenait le tout, encore et encore. Et, de sa voix si douce pour un tel géant, il osait enfin avouer : « Not so bad ! ».
« No tricks », parce qu’« un écrivain doit dire son monde et pas un autre. » répète-t-il.
L’exactitude foncière, seule et unique morale de l’écriture dont parlait Ezra Pound. « No tricks » veut dire pas de débraillé. Chez Carver, de la tenue et aucun ornement inutile. Juste l’essentiel dans la phrase qui, en se cognant à une autre et sans couture apparente, va créer cette tension inouïe.
J’ai toujours pensé qu’il y avait deux sortes d’écrivains : ceux qui ont été formatés par l’université (chez nous Normale Sup) et les autres. Carver fait partie des autres. Ses personnages aussi, qui n’ont jamais aucun rapport avec la littérature ou le monde littéraire. D’ailleurs ils ne lisent pas !

« No tricks » c’est le contraire de cette insupportable « petite musique » expression bien de chez nous et fourre-tout qui sert aujourd’hui à commenter un récit, quand on n’a rien à en tirer. Pas de petite musique chez Carver. Un grand silence plutôt. Celui qui aide à reconstruire le chaos ordinaire de l’existence, sans mode d’emploi.
C’est à ce silence qui transpire d’un texte qu’on reconnaît une grande œuvre.
Flannery O’Connor dans son magnifique Le Mystère et les Mœurs résume ainsi les qualités d’une grande œuvre : « L’une est le sens du mystère, l’autre celui des mœurs ». Ce qu’elle veut dire, c’est que la pitié n’est pas créée par la pitié, l’émotion par l’émotion ni la pensée par la pensée mais qu’il faut leur donner un corps, un ancrage social et émotionnel.
C’est ce que Carver enseigne en deux tout petits mots : « No tricks. »
Not so bad ?

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Maya Nahum est auteur.

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