Accueil Site Page 2882

Facebook, réseau antisocial ?

29
Photo : Spencer E Holtaway

La sortie du film The social network[1. Qui m’a l’air d’être un sacré navet si j’en crois David Abiker à qui j’ai tendance à faire confiance] a donné lieu à des tonnes de chroniques et débats à propos du réseau Facebook. Et j’ai pu mesurer à quel point je me trouvais éloigné de certains de mes amis sur le sujet.

J’ai ainsi pu entendre Elisabeth Lévy et Eric Zemmour dire tout le mal qu’ils pensent du réseau sur l’antenne de RTL. Quant au camarade-compagnon Jérôme Leroy, il en fait l’un des symboles de ce « monde d’après » qu’il exècre et moque. Big Brother pour Jérôme ! Espace de délation pour Elisabeth ! Instrument de la dictature de la transparence pour Eric ! Mazette ! Et dire que je participe à tout cela…

Puis-je, mes chers amis, vous faire part de ma modeste expérience ? Voilà à peu près deux ans que j’ai un profil Facebook. Je compte 386 contacts. Pourquoi ai-je écrit « contacts » et pas « amis » ? Parce que – évidemment – l’amitié, c’est autre chose. Non pas que parmi les 386, il n’y en ait pas de véritables, mais ils constituent évidemment une minorité. Facebook me sert principalement à promouvoir ma modeste production éditoriale et à faire partager à tout mon réseau tous les liens que d’autres m’ont signalés et auxquels je trouve de l’intérêt. C’est ainsi qu’il m’est arrivé de faire profiter à tous mes contacts d’un texte d’Elisabeth Lévy sur Causeur, une chronique d’Eric Zemmour en vidéo ou d’un billet de Jérôme Leroy sur Causeur ou Feu sur le quartier général. Parfois, je me laisse aussi aller à des considérations sur l’actualité, une émission télé ou radio ou sur le match de la veille. En vue du présent billet, j’ai regardé si j’avais donné des éléments de vie privée à mes contacts. Il est vrai que j’ai retrouvé quelques petites choses, faute avouée à moitié pardonnée ! Ainsi, je dois vous le confesser, j’ai pu dire en juillet dernier que j’étais « en mode cartons », parce que je préparais mon déménagement ou que je partais faire une sortie en vélo par ce si beau temps[2. En ajoutant à mon retour, le chronométrage de ma performance sportive, ce qui ajoute à ma faute egotico-exhibitionniste]. A part ça, rien du tout. Mais je suis certain que vous pensez que c’est déjà trop !

En vrai, Facebook est comme le téléphone, la plume d’oie ou le pigeon voyageur, ce que l’on en fait. Parmi mes contacts, il n’y a qu’une infime minorité – cela doit se compter sur les doigts d’une main – qui fait part de considérations vraiment privées et intimes. Je dois reconnaître que ce genre de débordement était plus fréquent il y a deux ans. Mais les gens finissent par apprivoiser le médium. Ils ont, pour la plupart, compris ce que vous pointiez du doigt. Vous me direz que je choisis certainement bien mes contacts. C’est une remarque de bon sens et je vous remercie par avance de la formuler. Car, vous répondrai-je, qu’est ce qui vous empêche d’en faire autant?

Le problème, c’est le cerveau, pas le serveur !

Comme toute technologie nouvelle, Internet en général et Facebook en particulier nécessitent un cerveau en bon état de marche pour être utilisés à bon escient. Un cerveau en bon état de marche réclame maturité, me répondrez-vous, attirant mon attention sur les enfants et adolescents, les plus présents sur le réseau. Ce n’est pas le moindre des arguments que vous pourriez avancer. Mais là encore, Facebook et son utilisation demeurent à l’image de tout le reste. Il revient aux parents d’expliquer à leurs enfants quels risques ils prennent en faisant n’importe quoi. On leur explique bien qu’il faut regarder à droite et à gauche avant de traverser, que le respect des règles grammaticales reste important en 2010, que Secret Story est une émission de merde ou qu’il vaut mieux appeler ses parents à trois heures du matin que de revenir dans la voiture d’un pote aviné. Je ne vois pas pourquoi il serait plus difficile de démontrer qu’il est très sot de faire savoir ses moindres faits et gestes à la moitié de son collège.

Comme le disait, toujours sur RTL, Rodolphe Bosselut à Elisabeth mercredi soir, nous n’avons pas d’autre choix que de faire avec ce genre de technologie. Et il importe de la connaître au mieux pour faire adopter un comportement responsable à ceux dont nous avons la charge. Et, voyez-vous, mes amis amoureux du « monde d’avant », Facebook n’a pas que des inconvénients. Sans Facebook, François Miclo et moi ne nous serions pas retrouvés. Sans Facebook, donc, pas de David Desgouilles dans Causeur ! Vous n’avez pas tort d’avancer que cela peut bouleverser des vies. La mienne a bien changé. Pour le meilleur.

Y’a pas le feu au lac, mais…

13
Michel Houellebecq
Michel Houellebecq.

Fréquentant actuellement d’autres lacs et d’autres sommets que ceux servant ordinairement d’écrin à ma précieuse existence, la lecture me rappelle que je ne suis pas d’ici. La similitude géologique et morphologique entre les Alpes et les Rocheuses dément la théorie qui voudrait que le terroir façonne les hommes. Le montagnard européen et son homologue américain sont aussi éloignés l’un de l’autre dans l’espace qu’ils le sont dans leur Weltanschauung. On en reparlera, c’est promis.

À propos de terroir, c’est la lecture du dernier Houellebecq, La Carte et le territoire, qui m’a ramené en France le temps de deux insomnies nocturnes. Je ne me joindrai pas au chœur des dithyrambes qui a accueilli ce livre avant même sa mise en librairie. Il est, paraît-il, voué au Goncourt comme le cochon à l’abattoir. Simplement, je l’ai aimé, comme un insomniaque qui peut se consoler de son infirmité en constatant, voyant l’aube poindre et tournant la dernière page du livre, que cette nuit fut exceptionnellement agréable.[access capability= »lire_inedits »]

Mais comme le bonheur n’est jamais aussi intense que lorsqu’il est pimenté de colère, c’est vers l’éditeur de Houellebecq que la mienne va se déchaîner. Comment peut-on avoir laissé passer, dans un bouquin porteur d’une immense ambition littéraire, des énormités de détail qui salissent l’ensemble comme une tache de vin sur une chemise blanche ? Appeler par exemple une chaudière « chauffe-eau », alors que cet appareil ménager joue un rôle non négligeable dans la vie du héros ? Comment peut-on, dans un livre où l’on porte aux nues l’esthétique de la carte Michelin, écrire que le péage d’entrée de l’autoroute du Sud, dite « du soleil », se situe à Saint-Arnoult-en-Yvelines ? Que la nationale 10 vous conduit dans le Loiret ? On est où, là ?

Comment un éditeur digne de ce nom peut-il laisser écrire à son auteur vedette, et peut-être promis à une glorieuse postérité, qu’un rapport médical a été rédigé à Zurich en suisse allemand. ? Chacun devrait savoir que le « Schwyzerdütsch » se parle mais ne s’écrit pas, le Hochdeutsch, l’allemand classique, faisant office de langue commune dans la presse, la littérature et la publicité germano-helvétique.

On ne demande pas à la littérature de nous gaver de connaissances, mais on peut au moins exiger d’elle qu’elle ne nous enfume pas lorsque cela n’est pas esthétiquement nécessaire.

Je m’en tiendrai là, mais ces bourdes sont loin d’être les seules.

La maison Flammarion tient-elle son tiroir-caisse Houellebecq en telle révérence (ou en telle crainte ?) qu’elle n’ose pas, de peur de le voir fuir vers d’autres cieux éditoriaux, lui suggérer, avec tous les ménagements possibles, qu’un petit coup de chiffon, par-ci par là, ne serait pas inutile ?

La littérature, comme l’art, est aussi un artisanat, ce thème traversant d’ailleurs le livre en question. Le vrai maître est celui qui sait soumettre son chef-d’œuvre, pour polissage, à quelque tâcheron(ne) aussi dévoué que modeste.[/access]

On reparlera bientôt du Hezbollah

46

L’Iran vient de mettre sur orbite un nouveau satellite: le Liban. On savait déjà que le pays du Cèdre constituait une base arrière de Téhéran, par Hezbollah interposé. En faisant le déplacement jusqu’à Beyrouth puis à Kana et à Bint Jebel, à moins de 4 km de la frontière avec Israël, Mahmoud Ahmadinejad remet en œuvre la stratégie de l’ayatollah Khomeiny : utiliser les populations chiites de la région comme le fer de lance de la révolution islamique. La volonté d’hégémonie régionale du président iranien n’est plus à démontrer ; l’axe Téhéran-Damas-Beyrouth change déjà la donne dans la région. Sans parler du rapprochement entre l’Iran et la Turquie qui a pris au dépourvu tant les Israéliens et les Américains qui ne l’avaient pas vu venir.

Le moment choisi par Ahmadinejad pour marquer son emprise sur le Liban, au grand dam de plusieurs membres de la classe dirigeante locale, n’est pas fortuit. Les Iraniens cherchent par tous les moyens à détourner l’attention de la communauté internationale du dossier nucléaire en créant de nouvelles zones de tensions.

Ahmadinejad est donc venu passer les troupes chiites en revue, leur remonter le moral en rabâchant que la fin de l’Etat juif était proche et s’assurer de la parfaite servilité du chef de la milice chiite Hassan Nasrallah. En 2006, celui-ci s’était fait tirer les oreilles par ses mentors: en sous-estimant la réplique israélienne à la pluie de roquettes lancées sur le nord du pays, celui-ci avait obligé l’Iran à reconstituer le stock d’armement du Hezbollah.

Depuis, Nasrallah vit dans un bunker souterrain à l’abri des satellites et des canons israéliens et ne s’exprime plus que sur grand écran panoramique. Ahmadinejad lui a signifié qu’il se devait d’obéir au doigt et à l’oeil à son parrain iranien. Le Hezbollah ne pourra donc déclencher une attaque contre l’ennemi sioniste qu’au moment voulu par l’Iran qui coïncidera probablement avec le paroxysme des pressions économiques internationales.

Autant dire que ce n’est plus qu’une question de temps. À en croire Les Echos, qui font état d’un rapport confidentiel adressé fin septembre à l’ayatollah Ali Khamenei, l’Iran pourrait s’effondrer économiquement dans un an, asphyxié par le blocus sur les denrées de première nécessité, secoué par des manifestations d’opposants, et paralysé par le rationnement de l’essence dont il importe un tiers de sa consommation.

Le 23 octobre, le régime cessera de subventionner l’essence et des denrées alimentaires, ce qui aura pour effet immédiat de faire bondir les prix, déjà inabordables pour un nombre grandissant d’Iraniens. Les Gardiens de la Révolution ont déjà fait savoir qu’ils ne tolèreraient aucune manifestation en réaction à ces mesures de crise.

Un autre dossier influence Téhéran, celui des pourparlers de paix entre Israël et les Palestiniens. La visite-éclair d’Ahmadinejad au Sud-Liban et l’agressivité de son discours anti-israélien traduisent aussi sa volonté d’apparaître comme un défenseur des musulmans, face aux Palestiniens modérés, à l’Arabie saoudite, à l’Egypte, alliés des Etats-Unis. Mais il s’agit surtout de détourner l’attention des Iraniens de ce qui les préoccupe au premier chef : la pauvreté grandissante, le chômage en hausse et la répression de toute expression démocratique.

T’as faim ? T’es Africain !

262

Il y a quelques années, un président occidental et blanc avait fait un célèbre discours à Dakar pour expliquer que les Africains feraient bien de bouger leurs fesses noires et de « rentrer dans l’histoire ». Quand bien même il était étrange de voir ce président appeler un continent à « rentrer dans l’histoire » quand le sien, de continent, en sortait tranquillement pour s’oublier dans le présent perpétuel de la marchandise. On pouvait donc s’interroger sur les raisons de cette inappétence pour un destin historique de la part des hommes noirs.

On nous permettra d’émettre une hypothèse à l’occasion de journée mondiale de l’alimentation, organisée à Rome, par la FAO. Cette trentième édition indique que 21 des 30 pays en état d’urgence alimentaire (euphémisme pour dire «qui crèvent la dalle») se trouvent en Afrique. Rentrer dans l’histoire en mourant de faim, c’est toujours plus compliqué. Avec le ventre vide, on peut encore prendre des palais d’hiver mais il faut tout de même avoir un minimum de calories pour y arriver. Sinon, la FAO nous donne une bonne nouvelle. En 2010, avec seulement 925 millions d’êtres humains réduits à la famine, le capitalisme financiarisé n’a pas réédité son exploit de 2010 où il avait dépassé le milliard. Petite forme dans les salles des marchés, dites donc…

Les maladroits ont des droits !

5

Ane

« Tout s’excuse ici-bas, hormis la maladresse. » Depuis ce vibrant cri de haine lancé en 1849 par Musset dans Louison, la situation faite en France aux personnes à adresse différente n’a, hélas, connu aucun progrès.

Il est vrai que la prise de conscience de la communauté des personnes à inadresse atypique est elle-même lente et difficile. La marche vers la fierté et l’affirmation des droits des maladroits est longue et semée d’embûches. Et nous autres maladroits ne savons, hélas, que trop bien que nous n’avons du reste pas même besoin d’obstacles pour trébucher. Les rares initiatives communautaires de personnes maladroites qui ont réussi jusque-là à aller très loin sans heurts ni glissades, nous le savons, étaient toutes parties, hélas, dans une mauvaise direction.[access capability= »lire_inedits »]

Forts de tous ces échecs, qui doivent être notre fierté et le signe précieux de notre singularité, nous n’avons pas le droit de baisser les bras (et ce d’autant moins que nous risquerions de blesser quelqu’un). Nous devons marcher fièrement et bras en l’air, en espérant que, cette fois, ce sera véritablement de l’avant. Depuis que les timides sont sortis du bois, les personnes à adresse alternative ne sont plus les mêmes. Galvanisés par la flamboyante lutte des timides, ils ont enfin pris conscience qu’ils avaient eux aussi droit aux droits et à la reconnaissance.

Les personnes à habileté insolite veulent à présent mettre un point d’arrêt – et sans déraper, s’ils le peuvent – aux innombrables discriminations dont ils sont l’objet, à commencer par toutes celles qui leur interdisent arbitrairement l’accès à un très grand nombre de métiers. Elles réclament à l’horizon de 2011 l’instauration d’un quota obligatoire de personnes à habileté insolite parmi les grutiers, les dentistes, les équilibristes, les chirurgiens, les relieurs, ainsi évidemment que dans les domaines de la restauration d’œuvres d’art, de la restauration humaine, de l’horlogerie, de l’orfèvrerie et des nanotechnologies.

Enfin, nous ne voyons pas au nom de quelle fantaisie ostracisante les personnes à adresse aléatoire devraient être maintenues à l’écart de la police et se voir éternellement refuser leur droit légitime au port d’armes à feu. Sur ce dernier point, il n’est pas difficile de reconnaître dans le refus obstiné de la société une manifestation aveuglante de la peur de la différence et de l’altérité souvent dérangeante des personnes à adresse glissante. Un grand pas sera franchi, également, lorsque l’Etat remboursera enfin systématiquement tous les objets cassés par les personnes à tactilité savonneuse.

Mais ce que la société française refuse de reconnaître, c’est que la maladresse est avant tout une danse, une danse libre et imprévisible, d’une enivrante beauté. Et cela, pourtant, chacun le sait déjà obscurément au fond de lui-même en entendant notre révolte : en entendant Buster qui tonne.[/access]

Attali : think sans tank

79

Nicolas Sarkozy sait ce qu’il fait en demandant à Jacques Attali des rapports sur la libération de la croissance. Jacques Attali fut en son temps conseiller du seul autre président de droite de la Cinquième, François Mitterrand. Le rapport Attali, le deuxième donc, ne prévoit pas encore le rétablissement de l’esclavage pour libérer la croissance mais il n’en est pas loin. C’est un plagiat (mais ça, la maison sait faire) des thèses ultralibérales de Milton Friedman revue par les Chicago Boys de Pinochet : déremboursement des médicaments, participation financière des malades de longue durée, poursuite de la politique du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux, gel des points d’indice, disparition de nombreuses prestations sociales. Tout ça limité à trois ans pour faire 75 milliards d’euros de coupes et désendetter le pays.
Un genre de période d’exception, d’état de siège, ou de loi martiale macroéconomique, si vous voulez… Le drame, pour Attali, c’est qu’il a les idées des économistes chiliens de 73 mais pas encore les chars qui vont avec.

Faut-il canoniser Lu Xiabo ?

45

La fin de semaine approchait. Quelques ondées sur le nord de l’Europe, un souvenir de soleil estival sur les côtes du sud, le fond de l’air restait frais. Tandis qu’octobre s’apprêtait à prendre sa revanche, vint le moment de passer à l’attaque : partant de Norvège et gagnant le cœur de tant d’âmes nobles, la bonne nouvelle commença à se répandre le vendredi 8 octobre. Elle avait pour nom Liu Xiaobo. Et c’était juste trop beau. Tout est bien, assura alors, dans chacun de ses éditoriaux, l’Infatigable Défenseur des Droits de l’Homme, avant de prendre un repos amplement mérité.

Nous vivons dans un monde certes perfectible mais qui possède déjà de beaux îlots d’humanité. Quelques récalcitrants, avec qui nous entretenons cependant les meilleurs relations qui soient, ont encore de la peine à comprendre ce que sont les droits et ce que sont les hommes, mais nous espérons qu’en aimant plus que tout leurs jouets, leurs pulls et leurs nems, ils finissent par entendre raison. L’Infatigable Défenseur des Droits de l’Homme est le dernier saint qui nous reste. Peu porté sur l’ascèse et l’effacement, il est vrai, il s’indigne sans jamais faiblir, et court de tribunes en parvis, reprenant tout juste haleine dans les salles de presse et les réseaux sociaux, ses ermitages. Qu’il blogue ou qu’il twitte, il n’a de cesse de réclamer ou d’acclamer, et lorsqu’il apprend que celui qu’il considère comme l’un des siens est en bonne position, il s’empresse (pétitions, ultimatums, lâchers de ballons rouges ou blancs, marches dignes).

Citoyen du monde, consommateur transnational et transgenre

Nous nous sommes contentés, il y a vingt ans, de frémir en découvrant ce jeune homme seul devant un char, mais lui a acheté le poster. Savoir que Liu Xiabo est en prison pour « subversion » nous interroge, mais cela le galvanise. Ainsi tout n’est-il pas joué ! Ainsi est-il encore possible d’être dissident (par procuration, bien sûr, mais qu’importe le flacon), et de transformer le cliquetis de clavier indigné en intimidants roulements de mécaniques. Nous nous contentons, en montrant nos fesses, en nous coiffant à l’envers ou en nous tatouant Non ! sur le cœur, de faire réagir les rois du système, mais lui, l’Infatigable, enrage d’être un prisonnier au milieu de gardiens indifférents. Quand nous gagnons au mieux un strapontin dans un panel pour nous insurger en direct, avant de nous faire amicalement raisonner, lui cloue courageusement au pilori ceux qui ne savent ni ce que sont les droits ni ce que sont les hommes. Nous espérons chaleureusement qu’un jour, tout le monde pourra écouter la musique qu’il souhaite avec le partenaire de jeu qu’il désire, mais lui se bat pour que plus rien, jamais, ne vienne s’interposer entre les hommes, et que tout un chacun accède enfin au salutaire statut de « citoyen du monde », consommateur transnational et transgenre, averti et débonnaire. D’ailleurs, Liu Xiaobo ne se contente pas de réclamer plus de démocratie, il veut aussi dénationaliser les services publics et laisser les promoteurs faire leur boulot ; pour cela aussi, pour son opposition à l’infâme patriotisme économique chinois, il doit être décoré (la sanctification n’aura lieu que dans un second temps).

Nous nous limitons à vouloir plus de McDo à Pékin, et plus de blogs Cuisine aussi, mais l’Infatigable défenseur des droits de l’homme voit plus loin : il voudrait que la Chine soit comme Hong-Kong, un pays enfin libéré. Allez faire comprendre cela à des tortionnaires !

Eloge de l’anecdotique

11

You will meet a beautiful dark stranger commence et se termine par une citation de Shakespeare : « The world is a story told by an idiot, full of sound on fury, and signifying nothing ». Jusque-là, rien de très original dans l’oeuvre du pessimiste joyeux qu’est Woody Allen. L’histoire en question, pleine de bruit et de fureur, enchevêtre les trajectoires de plusieurs personnages: Sally (Naomi Watts) et son galeriste de patron (Antonio Banderas), son père (Antony Hopkins), sa mère (Gemma Jones) et son mari écrivain Roy (Josh Brolin). Derrière ces intrigues, qui en effet ne signifient rien, il y a une manière de variation inconséquente sur l’Ecclésiaste.

Mécènes charmeurs et blondes plantureuses

Rien de nouveau, en effet, sous les projecteurs. Toujours les mêmes maris inconstants, les mêmes épouses rêveuses, les mêmes écrivains d’un seul succès, les mêmes mécènes charmeurs, les mêmes blondes plantureuses au bras de vieux messieurs. Ces stéréotypes sont joués jusqu’au bout, les clichés pleinement assumés: le vieux marche au viagra, le mari regarde l’herbe plus verte dans la pelouse du voisin, le galeriste fait mugir sa voiture de millionnaire et la vieille mère anglaise croit aux sciences occultes. Rien de nouveau non plus dans le cinéma de Woody Allen. On retrouve les éternelles engueulades de couple qui ont fait la réputation de l’auteur d’Annie Hall et des dialogues qui tournent toujours autour des mêmes obsessions: le désir, la vieillesse, le destin, la mort.

Alors, où est l’intérêt de You will meet a beautiful dark stranger ? Nulle part, puisque la conséquence à ce « rien de nouveau » est que, quoique l’on fasse sous le soleil, quoiqu’il se passe à l’écran, tout n’est que vanité. En les mettant en regard, en les imbriquant les uns dans les autres, Woody Allen sait comme nul autre donner à tous ces destins une certaine gratuité. La vue d’ensemble sur toutes ces vies ne peut que se résoudre en un « signifying nothing ». Ne reste que le point de vue amusant du narrateur et le regard amusé du spectateur.

La moue de Naomi Watts

Pourtant, quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que même sous le soleil de l’Ecclésiaste, la vanité est cette ombre qui crée un désir, et que ce désir est ce qui fait des personnages. C’est une évidence qu’a beaucoup célébrée le Woody Allen des années 2000, avec des films comme Match Point ou Le Rêve de Cassandre, où les aspirations sociales et le désir sexuel, questions de vie et de mort, se mêlaient jusque dans le crime.
Avec You will meet a beautiful dark stranger, la configuration n’est pas la même, mais il y a toujours cet espace du désir qui définit chaque personnage. Ainsi Roy qui regarde la fenêtre en vis-à-vis (Hitchcock, si tu nous entends) et ne pense plus qu’à sa guitariste aussi belle que lisse (Freida Pinto), ainsi Sally et ses sentiments inexprimés pour son boss, ainsi le père de Sally, prêt à se ruiner pour que lui soit présenté un reflet de jeunesse.
Un personnage ne se définit pas par ce qu’il est, mais par ce qu’il voudrait être. On voit ce que fait Woody Allen du stéréotype de l’écrivain angoissé : de charmeur indolent et frivole, Roy va devenir un imposteur. Il réussira un roman, mais ce ne sera pas le sien. Comme si tout être humain ne se résumait au fond qu’à une fable personnelle. Le tableau peut sembler tragique, mais il prend un tour comique et émerveillé quand notre vieille Anglaise au destin torturé s’imagine avoir vécu, dans une autre vie, une romance avec celui qui n’a pourtant pas grand-chose d’un « bel et sombre inconnu ».
De ce jeu d’ombres et de désirs, on retiendra un détail particulièrement bien trouvé : la moue de Sally (sublime Naomi Watts) essayant des boucles d’oreille à 50 000 livres pour la femme de son patron.
Et c’est le propre de ce film parfaitement anecdotique (et probablement voulu comme tel par Woody Allen), que de n’être que prétexte à de tels moments de tension comique et sensuelle.

Certains l’aiment trouble

8

Tony Curtis

Je suis bien placé pour parler de Tony Curtis : j’ai été Danny Wilde pendant de nombreux mois à l’aube des années 1980. Le blouson court et les gants en simili cuir portés jusqu’en été me donnaient sans doute une allure étrange, mais le ridicule de mon accoutrement ne m’a jamais effleuré. Le séducteur tendre et retors qui donnait la réplique à Brett Sinclair (Roger Moore), dans Amicalement vôtre, était alors pour moi une sorte de mauvais génie délicieux, un Alcide sans gravité qui me corrompait doucement, me faisait croire à ma légèreté et à mon insouciance. C’est peu dire que je ne lui ai jamais complètement pardonné.

Tony Curtis a toutefois des circonstances atténuantes ; c’est justement grâce à son personnage de série télévisée que je suis entré en cinéphilie. Cherchant à retrouver sa fascinante désinvolture, je me mis en quête de quelques-uns de ses rôles comiques et le découvris dans les élégants navets de Richard Quine comme dans les farces enlevées de Blake Edwards. C’est là que le premier choc survint. Je compris rapidement que j’avais été avant tout séduit par les intonations ironiques et le timbre sautillant de Michel Roux, car la voix originale de Curtis, grave et presque monocorde, ne lui ressemblait décidément pas… Une voix d’ailleurs à la limite du désagréable, au point que celle-ci effraie Mia Farrow et perturbe le spectateur du Rosemary’ baby de Polanski. C’était un premier dessillement : il y en aurait d’autres.[access capability= »lire_inedits »]

Découvrant, au fil des années suivantes, sa filmographie chaotique, il m’apparut assez rapidement que ses choix se tournaient volontiers vers des personnages plus troubles qu’il n’y paraissait de prime abord, manipulateurs et ambivalents, joueurs avec la morale comme avec la vertu, qu’ils fussent travestis pour la bonne cause (Certains l’aiment chaud) ou corrompus sous le fard (Le Grand chantage). C’est d’ailleurs cette ambiguïté fondamentale, apanage des grands acteurs, qui constitue le ressort dramatique des beaux films de doute et de trahison que sont Trapèze ou Les Vikings. Une sorte de synthèse de son style se retrouve en quelque sorte dans l’amusant Roi des imposteurs, réalisé par Robert Mulligan en 1960, où il campe toute une série de personnages contradictoires avec une réjouissante amoralité.

L’étrangleur de Boston : un tournant

Et puis, il y eut la découverte de L’Etrangleur de Boston (Richard Fleischer, 1968), où il jouait le rôle du psychopathe bien avant que le fait de casser son image devînt le passage obligé de toute carrière hollywoodienne. Désormais, plus de plaisante ambivalence : juste le malaise insistant. Certes, d’autres rôles, plus tard, permirent à la noirceur de Mr Schwartz (son véritable patronyme hongrois) de continuer à se déployer, comme le gangster psychotique de Lepke (1975), remarquable thriller réalisé par le producteur Menahem Golan, pourtant bien peu inspiré par la suite, ou encore le vil sénateur McCarthy du déroutant film de Nicolas Roeg, Une Nuit de réflexion (1985), mais avec ce film-pivot, le cinéma enfin ne m’apparaissait plus uniquement comme la coexistence de saynètes aimablement variées, mais devenait cette longue coulée où le style épouse le propos.

En passant de Danny Wilde à l’étrangleur DeSalvo, du confortable découpage télévisuel à l’imprévisibilité du montage cinématographique (le film de Fleischer contient les plus beaux split-screens qu’il m’ait été donné de voir), je quittais le confort des fictions sans conséquence pour commencer à côtoyer l’incertitude des récits où, même si tout est faux − et surtout les diverses représentations du Vrai−, d’authentiques rencontres se nouent entre les images du monde transposé et celles que l’on garde de soi.

Quelques années plus tard, alors que je m’apprêtais définitivement à fétichiser le cinéma, c’est-à-dire à me laisser prendre à son vertige, ce fut à nouveau Tony Curtis, dont les rôles se délitaient dans d’invraisemblables nanars, qui m’en montra l’aspect le plus vain. Ainsi, grâce à un parcours d’acteur entre rôles extrêmement élaborés (le sens du mouvement chez Tony Curtis, la justesse de ses variations de rythme aussi bien dans le pas que la diction, sont largement sous-estimés) et caméos goguenards, le cinéma se révélait peu à peu comme à la fois dérisoire et lumineux, porteur d’un sens secret éparpillé dans la multitude des signes triviaux, emprise et participation inextricablement mêlées.

Tony Curtis est décédé le 29 septembre à l’époque des comédiens compassés et sérieux comme des papes ; il est évident qu’il ne laisse aucun héritier. Dans une scène de Certains l’aiment chaud, l’acteur, allongé de profil, a la jambe repliée tandis que Marilyn Monroe l’embrasse. Il expliqua plus tard que cette position (réclamée à Billy Wilder) lui permettait de dissimuler son érection à la caméra. Tony Curtis, c’était cela sans doute : la sensualité et la retenue également extrêmes, la maîtrise toujours plus ludique, un peu de poussière de Bronx et de Vieille Europe dans les signaux lumineux d’Hollywood ; de quoi désorienter pour longtemps les psychorigides comme les avachis.[/access]

Retraite : le grand soir des petits

Le mouvement contestataire qui ébranle la France depuis plusieurs semaines est en train de prendre un virage décisif. Après la large mobilisation des lycéens et collégiens cette semaine, on sent un frémissement social inattendu dans les écoles primaires et maternelles de France. Un tract syndical, qui est parvenu dans toutes les rédactions, le disait en ces termes : « Il fot ranversé Sarkozy kikoo lol ! Descendont dans les bacs à sable, les coures de récrés et les confiseurs poure fér enttendre no droit ! Vite fait ! La réforme dé retraite c pourri trop pas »

Le petit Kévin, 8 ans, scolarisé en CE2 au groupe scolaire René Goscinny de la Ferté-sous-Jouarre, qui est le leader de cette fronde enfantine a déclaré à l’AFP : « J’ai peut-être 8 ans mais je me sens concerné par la question des retraites. Avec les copains nous distribuons des tracts de mon papa qui est cheminot et qui a déjà trop travaillé dur à cause de la pénibilité ambiante ! »

La presse s’est vite enthousiasmée pour ce vaste élan de solidarité des culottes courtes pour leurs ainés syndicalistes chevronnés : Libé a titré « La fronde des bouts-de-chou » et l’Huma « La révoltes des totottes ». Une journaliste de France Info a même indiqué qu’un cortège de la CGT des 7-12 ans, est passé sous les fenêtres de la Crèche municipale Pierre Dac d’Ermont-Eaubonne en scandant : « Sarko t’es foutu, les mômes sont dans la rue ! Les bébés, avec nous ! Les bébés, avec nous ! Les bébés avec nous ! ».
Disons-le tout net : Nicolas Sarkozy n’est pas à l’abri, désormais, d’un camouflet des mouflets.

Facebook, réseau antisocial ?

29
Photo : Spencer E Holtaway
Photo : Spencer E Holtaway

La sortie du film The social network[1. Qui m’a l’air d’être un sacré navet si j’en crois David Abiker à qui j’ai tendance à faire confiance] a donné lieu à des tonnes de chroniques et débats à propos du réseau Facebook. Et j’ai pu mesurer à quel point je me trouvais éloigné de certains de mes amis sur le sujet.

J’ai ainsi pu entendre Elisabeth Lévy et Eric Zemmour dire tout le mal qu’ils pensent du réseau sur l’antenne de RTL. Quant au camarade-compagnon Jérôme Leroy, il en fait l’un des symboles de ce « monde d’après » qu’il exècre et moque. Big Brother pour Jérôme ! Espace de délation pour Elisabeth ! Instrument de la dictature de la transparence pour Eric ! Mazette ! Et dire que je participe à tout cela…

Puis-je, mes chers amis, vous faire part de ma modeste expérience ? Voilà à peu près deux ans que j’ai un profil Facebook. Je compte 386 contacts. Pourquoi ai-je écrit « contacts » et pas « amis » ? Parce que – évidemment – l’amitié, c’est autre chose. Non pas que parmi les 386, il n’y en ait pas de véritables, mais ils constituent évidemment une minorité. Facebook me sert principalement à promouvoir ma modeste production éditoriale et à faire partager à tout mon réseau tous les liens que d’autres m’ont signalés et auxquels je trouve de l’intérêt. C’est ainsi qu’il m’est arrivé de faire profiter à tous mes contacts d’un texte d’Elisabeth Lévy sur Causeur, une chronique d’Eric Zemmour en vidéo ou d’un billet de Jérôme Leroy sur Causeur ou Feu sur le quartier général. Parfois, je me laisse aussi aller à des considérations sur l’actualité, une émission télé ou radio ou sur le match de la veille. En vue du présent billet, j’ai regardé si j’avais donné des éléments de vie privée à mes contacts. Il est vrai que j’ai retrouvé quelques petites choses, faute avouée à moitié pardonnée ! Ainsi, je dois vous le confesser, j’ai pu dire en juillet dernier que j’étais « en mode cartons », parce que je préparais mon déménagement ou que je partais faire une sortie en vélo par ce si beau temps[2. En ajoutant à mon retour, le chronométrage de ma performance sportive, ce qui ajoute à ma faute egotico-exhibitionniste]. A part ça, rien du tout. Mais je suis certain que vous pensez que c’est déjà trop !

En vrai, Facebook est comme le téléphone, la plume d’oie ou le pigeon voyageur, ce que l’on en fait. Parmi mes contacts, il n’y a qu’une infime minorité – cela doit se compter sur les doigts d’une main – qui fait part de considérations vraiment privées et intimes. Je dois reconnaître que ce genre de débordement était plus fréquent il y a deux ans. Mais les gens finissent par apprivoiser le médium. Ils ont, pour la plupart, compris ce que vous pointiez du doigt. Vous me direz que je choisis certainement bien mes contacts. C’est une remarque de bon sens et je vous remercie par avance de la formuler. Car, vous répondrai-je, qu’est ce qui vous empêche d’en faire autant?

Le problème, c’est le cerveau, pas le serveur !

Comme toute technologie nouvelle, Internet en général et Facebook en particulier nécessitent un cerveau en bon état de marche pour être utilisés à bon escient. Un cerveau en bon état de marche réclame maturité, me répondrez-vous, attirant mon attention sur les enfants et adolescents, les plus présents sur le réseau. Ce n’est pas le moindre des arguments que vous pourriez avancer. Mais là encore, Facebook et son utilisation demeurent à l’image de tout le reste. Il revient aux parents d’expliquer à leurs enfants quels risques ils prennent en faisant n’importe quoi. On leur explique bien qu’il faut regarder à droite et à gauche avant de traverser, que le respect des règles grammaticales reste important en 2010, que Secret Story est une émission de merde ou qu’il vaut mieux appeler ses parents à trois heures du matin que de revenir dans la voiture d’un pote aviné. Je ne vois pas pourquoi il serait plus difficile de démontrer qu’il est très sot de faire savoir ses moindres faits et gestes à la moitié de son collège.

Comme le disait, toujours sur RTL, Rodolphe Bosselut à Elisabeth mercredi soir, nous n’avons pas d’autre choix que de faire avec ce genre de technologie. Et il importe de la connaître au mieux pour faire adopter un comportement responsable à ceux dont nous avons la charge. Et, voyez-vous, mes amis amoureux du « monde d’avant », Facebook n’a pas que des inconvénients. Sans Facebook, François Miclo et moi ne nous serions pas retrouvés. Sans Facebook, donc, pas de David Desgouilles dans Causeur ! Vous n’avez pas tort d’avancer que cela peut bouleverser des vies. La mienne a bien changé. Pour le meilleur.

Y’a pas le feu au lac, mais…

13
Michel Houellebecq
Michel Houellebecq.
Michel Houellebecq
Michel Houellebecq.

Fréquentant actuellement d’autres lacs et d’autres sommets que ceux servant ordinairement d’écrin à ma précieuse existence, la lecture me rappelle que je ne suis pas d’ici. La similitude géologique et morphologique entre les Alpes et les Rocheuses dément la théorie qui voudrait que le terroir façonne les hommes. Le montagnard européen et son homologue américain sont aussi éloignés l’un de l’autre dans l’espace qu’ils le sont dans leur Weltanschauung. On en reparlera, c’est promis.

À propos de terroir, c’est la lecture du dernier Houellebecq, La Carte et le territoire, qui m’a ramené en France le temps de deux insomnies nocturnes. Je ne me joindrai pas au chœur des dithyrambes qui a accueilli ce livre avant même sa mise en librairie. Il est, paraît-il, voué au Goncourt comme le cochon à l’abattoir. Simplement, je l’ai aimé, comme un insomniaque qui peut se consoler de son infirmité en constatant, voyant l’aube poindre et tournant la dernière page du livre, que cette nuit fut exceptionnellement agréable.[access capability= »lire_inedits »]

Mais comme le bonheur n’est jamais aussi intense que lorsqu’il est pimenté de colère, c’est vers l’éditeur de Houellebecq que la mienne va se déchaîner. Comment peut-on avoir laissé passer, dans un bouquin porteur d’une immense ambition littéraire, des énormités de détail qui salissent l’ensemble comme une tache de vin sur une chemise blanche ? Appeler par exemple une chaudière « chauffe-eau », alors que cet appareil ménager joue un rôle non négligeable dans la vie du héros ? Comment peut-on, dans un livre où l’on porte aux nues l’esthétique de la carte Michelin, écrire que le péage d’entrée de l’autoroute du Sud, dite « du soleil », se situe à Saint-Arnoult-en-Yvelines ? Que la nationale 10 vous conduit dans le Loiret ? On est où, là ?

Comment un éditeur digne de ce nom peut-il laisser écrire à son auteur vedette, et peut-être promis à une glorieuse postérité, qu’un rapport médical a été rédigé à Zurich en suisse allemand. ? Chacun devrait savoir que le « Schwyzerdütsch » se parle mais ne s’écrit pas, le Hochdeutsch, l’allemand classique, faisant office de langue commune dans la presse, la littérature et la publicité germano-helvétique.

On ne demande pas à la littérature de nous gaver de connaissances, mais on peut au moins exiger d’elle qu’elle ne nous enfume pas lorsque cela n’est pas esthétiquement nécessaire.

Je m’en tiendrai là, mais ces bourdes sont loin d’être les seules.

La maison Flammarion tient-elle son tiroir-caisse Houellebecq en telle révérence (ou en telle crainte ?) qu’elle n’ose pas, de peur de le voir fuir vers d’autres cieux éditoriaux, lui suggérer, avec tous les ménagements possibles, qu’un petit coup de chiffon, par-ci par là, ne serait pas inutile ?

La littérature, comme l’art, est aussi un artisanat, ce thème traversant d’ailleurs le livre en question. Le vrai maître est celui qui sait soumettre son chef-d’œuvre, pour polissage, à quelque tâcheron(ne) aussi dévoué que modeste.[/access]

On reparlera bientôt du Hezbollah

46

L’Iran vient de mettre sur orbite un nouveau satellite: le Liban. On savait déjà que le pays du Cèdre constituait une base arrière de Téhéran, par Hezbollah interposé. En faisant le déplacement jusqu’à Beyrouth puis à Kana et à Bint Jebel, à moins de 4 km de la frontière avec Israël, Mahmoud Ahmadinejad remet en œuvre la stratégie de l’ayatollah Khomeiny : utiliser les populations chiites de la région comme le fer de lance de la révolution islamique. La volonté d’hégémonie régionale du président iranien n’est plus à démontrer ; l’axe Téhéran-Damas-Beyrouth change déjà la donne dans la région. Sans parler du rapprochement entre l’Iran et la Turquie qui a pris au dépourvu tant les Israéliens et les Américains qui ne l’avaient pas vu venir.

Le moment choisi par Ahmadinejad pour marquer son emprise sur le Liban, au grand dam de plusieurs membres de la classe dirigeante locale, n’est pas fortuit. Les Iraniens cherchent par tous les moyens à détourner l’attention de la communauté internationale du dossier nucléaire en créant de nouvelles zones de tensions.

Ahmadinejad est donc venu passer les troupes chiites en revue, leur remonter le moral en rabâchant que la fin de l’Etat juif était proche et s’assurer de la parfaite servilité du chef de la milice chiite Hassan Nasrallah. En 2006, celui-ci s’était fait tirer les oreilles par ses mentors: en sous-estimant la réplique israélienne à la pluie de roquettes lancées sur le nord du pays, celui-ci avait obligé l’Iran à reconstituer le stock d’armement du Hezbollah.

Depuis, Nasrallah vit dans un bunker souterrain à l’abri des satellites et des canons israéliens et ne s’exprime plus que sur grand écran panoramique. Ahmadinejad lui a signifié qu’il se devait d’obéir au doigt et à l’oeil à son parrain iranien. Le Hezbollah ne pourra donc déclencher une attaque contre l’ennemi sioniste qu’au moment voulu par l’Iran qui coïncidera probablement avec le paroxysme des pressions économiques internationales.

Autant dire que ce n’est plus qu’une question de temps. À en croire Les Echos, qui font état d’un rapport confidentiel adressé fin septembre à l’ayatollah Ali Khamenei, l’Iran pourrait s’effondrer économiquement dans un an, asphyxié par le blocus sur les denrées de première nécessité, secoué par des manifestations d’opposants, et paralysé par le rationnement de l’essence dont il importe un tiers de sa consommation.

Le 23 octobre, le régime cessera de subventionner l’essence et des denrées alimentaires, ce qui aura pour effet immédiat de faire bondir les prix, déjà inabordables pour un nombre grandissant d’Iraniens. Les Gardiens de la Révolution ont déjà fait savoir qu’ils ne tolèreraient aucune manifestation en réaction à ces mesures de crise.

Un autre dossier influence Téhéran, celui des pourparlers de paix entre Israël et les Palestiniens. La visite-éclair d’Ahmadinejad au Sud-Liban et l’agressivité de son discours anti-israélien traduisent aussi sa volonté d’apparaître comme un défenseur des musulmans, face aux Palestiniens modérés, à l’Arabie saoudite, à l’Egypte, alliés des Etats-Unis. Mais il s’agit surtout de détourner l’attention des Iraniens de ce qui les préoccupe au premier chef : la pauvreté grandissante, le chômage en hausse et la répression de toute expression démocratique.

T’as faim ? T’es Africain !

262

Il y a quelques années, un président occidental et blanc avait fait un célèbre discours à Dakar pour expliquer que les Africains feraient bien de bouger leurs fesses noires et de « rentrer dans l’histoire ». Quand bien même il était étrange de voir ce président appeler un continent à « rentrer dans l’histoire » quand le sien, de continent, en sortait tranquillement pour s’oublier dans le présent perpétuel de la marchandise. On pouvait donc s’interroger sur les raisons de cette inappétence pour un destin historique de la part des hommes noirs.

On nous permettra d’émettre une hypothèse à l’occasion de journée mondiale de l’alimentation, organisée à Rome, par la FAO. Cette trentième édition indique que 21 des 30 pays en état d’urgence alimentaire (euphémisme pour dire «qui crèvent la dalle») se trouvent en Afrique. Rentrer dans l’histoire en mourant de faim, c’est toujours plus compliqué. Avec le ventre vide, on peut encore prendre des palais d’hiver mais il faut tout de même avoir un minimum de calories pour y arriver. Sinon, la FAO nous donne une bonne nouvelle. En 2010, avec seulement 925 millions d’êtres humains réduits à la famine, le capitalisme financiarisé n’a pas réédité son exploit de 2010 où il avait dépassé le milliard. Petite forme dans les salles des marchés, dites donc…

Les maladroits ont des droits !

5
Ane

Ane

« Tout s’excuse ici-bas, hormis la maladresse. » Depuis ce vibrant cri de haine lancé en 1849 par Musset dans Louison, la situation faite en France aux personnes à adresse différente n’a, hélas, connu aucun progrès.

Il est vrai que la prise de conscience de la communauté des personnes à inadresse atypique est elle-même lente et difficile. La marche vers la fierté et l’affirmation des droits des maladroits est longue et semée d’embûches. Et nous autres maladroits ne savons, hélas, que trop bien que nous n’avons du reste pas même besoin d’obstacles pour trébucher. Les rares initiatives communautaires de personnes maladroites qui ont réussi jusque-là à aller très loin sans heurts ni glissades, nous le savons, étaient toutes parties, hélas, dans une mauvaise direction.[access capability= »lire_inedits »]

Forts de tous ces échecs, qui doivent être notre fierté et le signe précieux de notre singularité, nous n’avons pas le droit de baisser les bras (et ce d’autant moins que nous risquerions de blesser quelqu’un). Nous devons marcher fièrement et bras en l’air, en espérant que, cette fois, ce sera véritablement de l’avant. Depuis que les timides sont sortis du bois, les personnes à adresse alternative ne sont plus les mêmes. Galvanisés par la flamboyante lutte des timides, ils ont enfin pris conscience qu’ils avaient eux aussi droit aux droits et à la reconnaissance.

Les personnes à habileté insolite veulent à présent mettre un point d’arrêt – et sans déraper, s’ils le peuvent – aux innombrables discriminations dont ils sont l’objet, à commencer par toutes celles qui leur interdisent arbitrairement l’accès à un très grand nombre de métiers. Elles réclament à l’horizon de 2011 l’instauration d’un quota obligatoire de personnes à habileté insolite parmi les grutiers, les dentistes, les équilibristes, les chirurgiens, les relieurs, ainsi évidemment que dans les domaines de la restauration d’œuvres d’art, de la restauration humaine, de l’horlogerie, de l’orfèvrerie et des nanotechnologies.

Enfin, nous ne voyons pas au nom de quelle fantaisie ostracisante les personnes à adresse aléatoire devraient être maintenues à l’écart de la police et se voir éternellement refuser leur droit légitime au port d’armes à feu. Sur ce dernier point, il n’est pas difficile de reconnaître dans le refus obstiné de la société une manifestation aveuglante de la peur de la différence et de l’altérité souvent dérangeante des personnes à adresse glissante. Un grand pas sera franchi, également, lorsque l’Etat remboursera enfin systématiquement tous les objets cassés par les personnes à tactilité savonneuse.

Mais ce que la société française refuse de reconnaître, c’est que la maladresse est avant tout une danse, une danse libre et imprévisible, d’une enivrante beauté. Et cela, pourtant, chacun le sait déjà obscurément au fond de lui-même en entendant notre révolte : en entendant Buster qui tonne.[/access]

Attali : think sans tank

79

Nicolas Sarkozy sait ce qu’il fait en demandant à Jacques Attali des rapports sur la libération de la croissance. Jacques Attali fut en son temps conseiller du seul autre président de droite de la Cinquième, François Mitterrand. Le rapport Attali, le deuxième donc, ne prévoit pas encore le rétablissement de l’esclavage pour libérer la croissance mais il n’en est pas loin. C’est un plagiat (mais ça, la maison sait faire) des thèses ultralibérales de Milton Friedman revue par les Chicago Boys de Pinochet : déremboursement des médicaments, participation financière des malades de longue durée, poursuite de la politique du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux, gel des points d’indice, disparition de nombreuses prestations sociales. Tout ça limité à trois ans pour faire 75 milliards d’euros de coupes et désendetter le pays.
Un genre de période d’exception, d’état de siège, ou de loi martiale macroéconomique, si vous voulez… Le drame, pour Attali, c’est qu’il a les idées des économistes chiliens de 73 mais pas encore les chars qui vont avec.

Faut-il canoniser Lu Xiabo ?

45

La fin de semaine approchait. Quelques ondées sur le nord de l’Europe, un souvenir de soleil estival sur les côtes du sud, le fond de l’air restait frais. Tandis qu’octobre s’apprêtait à prendre sa revanche, vint le moment de passer à l’attaque : partant de Norvège et gagnant le cœur de tant d’âmes nobles, la bonne nouvelle commença à se répandre le vendredi 8 octobre. Elle avait pour nom Liu Xiaobo. Et c’était juste trop beau. Tout est bien, assura alors, dans chacun de ses éditoriaux, l’Infatigable Défenseur des Droits de l’Homme, avant de prendre un repos amplement mérité.

Nous vivons dans un monde certes perfectible mais qui possède déjà de beaux îlots d’humanité. Quelques récalcitrants, avec qui nous entretenons cependant les meilleurs relations qui soient, ont encore de la peine à comprendre ce que sont les droits et ce que sont les hommes, mais nous espérons qu’en aimant plus que tout leurs jouets, leurs pulls et leurs nems, ils finissent par entendre raison. L’Infatigable Défenseur des Droits de l’Homme est le dernier saint qui nous reste. Peu porté sur l’ascèse et l’effacement, il est vrai, il s’indigne sans jamais faiblir, et court de tribunes en parvis, reprenant tout juste haleine dans les salles de presse et les réseaux sociaux, ses ermitages. Qu’il blogue ou qu’il twitte, il n’a de cesse de réclamer ou d’acclamer, et lorsqu’il apprend que celui qu’il considère comme l’un des siens est en bonne position, il s’empresse (pétitions, ultimatums, lâchers de ballons rouges ou blancs, marches dignes).

Citoyen du monde, consommateur transnational et transgenre

Nous nous sommes contentés, il y a vingt ans, de frémir en découvrant ce jeune homme seul devant un char, mais lui a acheté le poster. Savoir que Liu Xiabo est en prison pour « subversion » nous interroge, mais cela le galvanise. Ainsi tout n’est-il pas joué ! Ainsi est-il encore possible d’être dissident (par procuration, bien sûr, mais qu’importe le flacon), et de transformer le cliquetis de clavier indigné en intimidants roulements de mécaniques. Nous nous contentons, en montrant nos fesses, en nous coiffant à l’envers ou en nous tatouant Non ! sur le cœur, de faire réagir les rois du système, mais lui, l’Infatigable, enrage d’être un prisonnier au milieu de gardiens indifférents. Quand nous gagnons au mieux un strapontin dans un panel pour nous insurger en direct, avant de nous faire amicalement raisonner, lui cloue courageusement au pilori ceux qui ne savent ni ce que sont les droits ni ce que sont les hommes. Nous espérons chaleureusement qu’un jour, tout le monde pourra écouter la musique qu’il souhaite avec le partenaire de jeu qu’il désire, mais lui se bat pour que plus rien, jamais, ne vienne s’interposer entre les hommes, et que tout un chacun accède enfin au salutaire statut de « citoyen du monde », consommateur transnational et transgenre, averti et débonnaire. D’ailleurs, Liu Xiaobo ne se contente pas de réclamer plus de démocratie, il veut aussi dénationaliser les services publics et laisser les promoteurs faire leur boulot ; pour cela aussi, pour son opposition à l’infâme patriotisme économique chinois, il doit être décoré (la sanctification n’aura lieu que dans un second temps).

Nous nous limitons à vouloir plus de McDo à Pékin, et plus de blogs Cuisine aussi, mais l’Infatigable défenseur des droits de l’homme voit plus loin : il voudrait que la Chine soit comme Hong-Kong, un pays enfin libéré. Allez faire comprendre cela à des tortionnaires !

Eloge de l’anecdotique

11

You will meet a beautiful dark stranger commence et se termine par une citation de Shakespeare : « The world is a story told by an idiot, full of sound on fury, and signifying nothing ». Jusque-là, rien de très original dans l’oeuvre du pessimiste joyeux qu’est Woody Allen. L’histoire en question, pleine de bruit et de fureur, enchevêtre les trajectoires de plusieurs personnages: Sally (Naomi Watts) et son galeriste de patron (Antonio Banderas), son père (Antony Hopkins), sa mère (Gemma Jones) et son mari écrivain Roy (Josh Brolin). Derrière ces intrigues, qui en effet ne signifient rien, il y a une manière de variation inconséquente sur l’Ecclésiaste.

Mécènes charmeurs et blondes plantureuses

Rien de nouveau, en effet, sous les projecteurs. Toujours les mêmes maris inconstants, les mêmes épouses rêveuses, les mêmes écrivains d’un seul succès, les mêmes mécènes charmeurs, les mêmes blondes plantureuses au bras de vieux messieurs. Ces stéréotypes sont joués jusqu’au bout, les clichés pleinement assumés: le vieux marche au viagra, le mari regarde l’herbe plus verte dans la pelouse du voisin, le galeriste fait mugir sa voiture de millionnaire et la vieille mère anglaise croit aux sciences occultes. Rien de nouveau non plus dans le cinéma de Woody Allen. On retrouve les éternelles engueulades de couple qui ont fait la réputation de l’auteur d’Annie Hall et des dialogues qui tournent toujours autour des mêmes obsessions: le désir, la vieillesse, le destin, la mort.

Alors, où est l’intérêt de You will meet a beautiful dark stranger ? Nulle part, puisque la conséquence à ce « rien de nouveau » est que, quoique l’on fasse sous le soleil, quoiqu’il se passe à l’écran, tout n’est que vanité. En les mettant en regard, en les imbriquant les uns dans les autres, Woody Allen sait comme nul autre donner à tous ces destins une certaine gratuité. La vue d’ensemble sur toutes ces vies ne peut que se résoudre en un « signifying nothing ». Ne reste que le point de vue amusant du narrateur et le regard amusé du spectateur.

La moue de Naomi Watts

Pourtant, quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que même sous le soleil de l’Ecclésiaste, la vanité est cette ombre qui crée un désir, et que ce désir est ce qui fait des personnages. C’est une évidence qu’a beaucoup célébrée le Woody Allen des années 2000, avec des films comme Match Point ou Le Rêve de Cassandre, où les aspirations sociales et le désir sexuel, questions de vie et de mort, se mêlaient jusque dans le crime.
Avec You will meet a beautiful dark stranger, la configuration n’est pas la même, mais il y a toujours cet espace du désir qui définit chaque personnage. Ainsi Roy qui regarde la fenêtre en vis-à-vis (Hitchcock, si tu nous entends) et ne pense plus qu’à sa guitariste aussi belle que lisse (Freida Pinto), ainsi Sally et ses sentiments inexprimés pour son boss, ainsi le père de Sally, prêt à se ruiner pour que lui soit présenté un reflet de jeunesse.
Un personnage ne se définit pas par ce qu’il est, mais par ce qu’il voudrait être. On voit ce que fait Woody Allen du stéréotype de l’écrivain angoissé : de charmeur indolent et frivole, Roy va devenir un imposteur. Il réussira un roman, mais ce ne sera pas le sien. Comme si tout être humain ne se résumait au fond qu’à une fable personnelle. Le tableau peut sembler tragique, mais il prend un tour comique et émerveillé quand notre vieille Anglaise au destin torturé s’imagine avoir vécu, dans une autre vie, une romance avec celui qui n’a pourtant pas grand-chose d’un « bel et sombre inconnu ».
De ce jeu d’ombres et de désirs, on retiendra un détail particulièrement bien trouvé : la moue de Sally (sublime Naomi Watts) essayant des boucles d’oreille à 50 000 livres pour la femme de son patron.
Et c’est le propre de ce film parfaitement anecdotique (et probablement voulu comme tel par Woody Allen), que de n’être que prétexte à de tels moments de tension comique et sensuelle.

Certains l’aiment trouble

8
Tony Curtis

Tony Curtis

Je suis bien placé pour parler de Tony Curtis : j’ai été Danny Wilde pendant de nombreux mois à l’aube des années 1980. Le blouson court et les gants en simili cuir portés jusqu’en été me donnaient sans doute une allure étrange, mais le ridicule de mon accoutrement ne m’a jamais effleuré. Le séducteur tendre et retors qui donnait la réplique à Brett Sinclair (Roger Moore), dans Amicalement vôtre, était alors pour moi une sorte de mauvais génie délicieux, un Alcide sans gravité qui me corrompait doucement, me faisait croire à ma légèreté et à mon insouciance. C’est peu dire que je ne lui ai jamais complètement pardonné.

Tony Curtis a toutefois des circonstances atténuantes ; c’est justement grâce à son personnage de série télévisée que je suis entré en cinéphilie. Cherchant à retrouver sa fascinante désinvolture, je me mis en quête de quelques-uns de ses rôles comiques et le découvris dans les élégants navets de Richard Quine comme dans les farces enlevées de Blake Edwards. C’est là que le premier choc survint. Je compris rapidement que j’avais été avant tout séduit par les intonations ironiques et le timbre sautillant de Michel Roux, car la voix originale de Curtis, grave et presque monocorde, ne lui ressemblait décidément pas… Une voix d’ailleurs à la limite du désagréable, au point que celle-ci effraie Mia Farrow et perturbe le spectateur du Rosemary’ baby de Polanski. C’était un premier dessillement : il y en aurait d’autres.[access capability= »lire_inedits »]

Découvrant, au fil des années suivantes, sa filmographie chaotique, il m’apparut assez rapidement que ses choix se tournaient volontiers vers des personnages plus troubles qu’il n’y paraissait de prime abord, manipulateurs et ambivalents, joueurs avec la morale comme avec la vertu, qu’ils fussent travestis pour la bonne cause (Certains l’aiment chaud) ou corrompus sous le fard (Le Grand chantage). C’est d’ailleurs cette ambiguïté fondamentale, apanage des grands acteurs, qui constitue le ressort dramatique des beaux films de doute et de trahison que sont Trapèze ou Les Vikings. Une sorte de synthèse de son style se retrouve en quelque sorte dans l’amusant Roi des imposteurs, réalisé par Robert Mulligan en 1960, où il campe toute une série de personnages contradictoires avec une réjouissante amoralité.

L’étrangleur de Boston : un tournant

Et puis, il y eut la découverte de L’Etrangleur de Boston (Richard Fleischer, 1968), où il jouait le rôle du psychopathe bien avant que le fait de casser son image devînt le passage obligé de toute carrière hollywoodienne. Désormais, plus de plaisante ambivalence : juste le malaise insistant. Certes, d’autres rôles, plus tard, permirent à la noirceur de Mr Schwartz (son véritable patronyme hongrois) de continuer à se déployer, comme le gangster psychotique de Lepke (1975), remarquable thriller réalisé par le producteur Menahem Golan, pourtant bien peu inspiré par la suite, ou encore le vil sénateur McCarthy du déroutant film de Nicolas Roeg, Une Nuit de réflexion (1985), mais avec ce film-pivot, le cinéma enfin ne m’apparaissait plus uniquement comme la coexistence de saynètes aimablement variées, mais devenait cette longue coulée où le style épouse le propos.

En passant de Danny Wilde à l’étrangleur DeSalvo, du confortable découpage télévisuel à l’imprévisibilité du montage cinématographique (le film de Fleischer contient les plus beaux split-screens qu’il m’ait été donné de voir), je quittais le confort des fictions sans conséquence pour commencer à côtoyer l’incertitude des récits où, même si tout est faux − et surtout les diverses représentations du Vrai−, d’authentiques rencontres se nouent entre les images du monde transposé et celles que l’on garde de soi.

Quelques années plus tard, alors que je m’apprêtais définitivement à fétichiser le cinéma, c’est-à-dire à me laisser prendre à son vertige, ce fut à nouveau Tony Curtis, dont les rôles se délitaient dans d’invraisemblables nanars, qui m’en montra l’aspect le plus vain. Ainsi, grâce à un parcours d’acteur entre rôles extrêmement élaborés (le sens du mouvement chez Tony Curtis, la justesse de ses variations de rythme aussi bien dans le pas que la diction, sont largement sous-estimés) et caméos goguenards, le cinéma se révélait peu à peu comme à la fois dérisoire et lumineux, porteur d’un sens secret éparpillé dans la multitude des signes triviaux, emprise et participation inextricablement mêlées.

Tony Curtis est décédé le 29 septembre à l’époque des comédiens compassés et sérieux comme des papes ; il est évident qu’il ne laisse aucun héritier. Dans une scène de Certains l’aiment chaud, l’acteur, allongé de profil, a la jambe repliée tandis que Marilyn Monroe l’embrasse. Il expliqua plus tard que cette position (réclamée à Billy Wilder) lui permettait de dissimuler son érection à la caméra. Tony Curtis, c’était cela sans doute : la sensualité et la retenue également extrêmes, la maîtrise toujours plus ludique, un peu de poussière de Bronx et de Vieille Europe dans les signaux lumineux d’Hollywood ; de quoi désorienter pour longtemps les psychorigides comme les avachis.[/access]

Retraite : le grand soir des petits

54

Le mouvement contestataire qui ébranle la France depuis plusieurs semaines est en train de prendre un virage décisif. Après la large mobilisation des lycéens et collégiens cette semaine, on sent un frémissement social inattendu dans les écoles primaires et maternelles de France. Un tract syndical, qui est parvenu dans toutes les rédactions, le disait en ces termes : « Il fot ranversé Sarkozy kikoo lol ! Descendont dans les bacs à sable, les coures de récrés et les confiseurs poure fér enttendre no droit ! Vite fait ! La réforme dé retraite c pourri trop pas »

Le petit Kévin, 8 ans, scolarisé en CE2 au groupe scolaire René Goscinny de la Ferté-sous-Jouarre, qui est le leader de cette fronde enfantine a déclaré à l’AFP : « J’ai peut-être 8 ans mais je me sens concerné par la question des retraites. Avec les copains nous distribuons des tracts de mon papa qui est cheminot et qui a déjà trop travaillé dur à cause de la pénibilité ambiante ! »

La presse s’est vite enthousiasmée pour ce vaste élan de solidarité des culottes courtes pour leurs ainés syndicalistes chevronnés : Libé a titré « La fronde des bouts-de-chou » et l’Huma « La révoltes des totottes ». Une journaliste de France Info a même indiqué qu’un cortège de la CGT des 7-12 ans, est passé sous les fenêtres de la Crèche municipale Pierre Dac d’Ermont-Eaubonne en scandant : « Sarko t’es foutu, les mômes sont dans la rue ! Les bébés, avec nous ! Les bébés, avec nous ! Les bébés avec nous ! ».
Disons-le tout net : Nicolas Sarkozy n’est pas à l’abri, désormais, d’un camouflet des mouflets.