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France Inter, l’islamophilie courageuse

L’après-midi, France Inter a troqué l’humour politique pour du wokisme à la carte. La radio s’est récemment indignée d’un testing sur les femmes voilées.


Bien des auditeurs naïfs pensaient s’être débarrassés des humoristes « de gauche » après la polémique liée à la blague à connotation antisémite de Guillaume Meurice sur Nétanyahou. Mais ce que France Inter a perdu en gauchisme avec Charline Vanhoenacker, elle le compense en wokisme avec Matthieu Noël. Son émission préfère analyser les grands enjeux « sociétaux » du moment que se moquer du personnel politique. On y discute par exemple « mentrification » (avec Titiou Lecoq), « paracolonialisme » (avec Françoise Vergès), ou encore démocratie sur Twitch (avec Jean Massiet).

Le 10 décembre, pas question de trop rigoler pour Cyril Lacarrière, le rédac’ chef de l’émission qui choisit tous ces thèmes magiques susmentionnés, alors qu’il s’agit de s’indigner des résultats catastrophiques d’une opération de « testing » révélant les terribles discriminations à l’embauche dont pâtiraient nos amies les musulmanes. Deux CV similaires sont envoyés pour un contrat d’apprentissage, l’un avec une femme tête nue, l’autre voilée.

Résultat ? La candidate voilée a 80 % de chances en moins d’être convoquée et 25 % de chances en plus de recevoir un refus. Un écart « édifiant », selon le journaliste, qui s’empresse de préciser que le voile n’est interdit au travail que si un règlement intérieur l’exige. Depuis les drames de Charlie Hebdo et Samuel Paty, France Inter évite soigneusement les accusations d’islamophobie, mais persiste donc à flatter une fibre victimaire chez les musulmans en considérant implicitement le voile comme un simple signe religieux, au même titre qu’une main de Fatma. Les problématiques liées à son port en entreprise – relations avec les clients, tensions entre collègues probables liées à une idéologie religieuse radicale – ne sont d’ailleurs pas abordées.

Enfin, un détail-clé du testing est passé sous silence : les recruteurs discriminent davantage une femme au nom français voilée qu’une femme au nom maghrébin non voilée. Mais cela, France Inter n’a pas estimé nécessaire de le relever.

Les médailles de Jean-Marie Le Pen

Jean-Marie Le Pen a collectionné les condamnations, quand d’autres sont passés entre les gouttes d’une justice à indignations variables. Certaines de ses « provocations » étaient pourtant prophétiques, rappelle cette tribune libre.


Charles Baudelaire, ce grand réactionnaire, était condamné en 1857 par le procureur Pinard pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs » — et condamné à 300 francs d’amende ainsi qu’à la censure des Fleurs du Mal. Pinard, des années plus tard, devait écoper d’un blâme pour avoir caché un poème érotique dans le prie-Dieu d’une veuve (vrai de vrai !) : c’est ce qu’on appelle le curé dans le bordel. Mais revenons à Baudelaire ; sitôt sa condamnation prononcée, le poète recevait une lettre du Monstre sacré du romantisme : Victor Hugo, en exil sur son roc. Ce dernier le félicitait : belle consolation ! « Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, écrivait-il, vous venez de la recevoir. » Et d’ajouter, à propos de l’Empire : « Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale. » On voit que dans les régimes où la morale (toute subjective, évidemment !) sert de rempart à l’assaut de la vérité, une condamnation, c’est une marque d’honneur. Triste époque ! semblable au règne du Petit, où sous des apparences de liberté on muselle l’opinion à grands coups de « provocation » et d’« incitation », où le courage s’achète à l’amende et au sursis.

Jean-Marie Le Pen n’aura jamais eu la Légion d’honneur : au diable son parcours politique exceptionnel, commencé sous la Quatrième — nul n’est prophète en son pays : il criait trop fort la vérité. Mais il aura gagné quelques jugements qui valent des médailles. Nécrologie oblige, je ne m’arrêterai pas sur les procès les plus embarrassants du patriarche ; seulement sur ceux qui méritent d’être rappelés, parce qu’ils sont des faits d’armes : in memoriam !

En 1984, à L’Heure de vérité (Antenne 2), Jean-Marie Le Pen fustigeait « la véritable invasion qui est en train de se produire dans notre pays, la constitution de villes étrangères ». Pour cette vérité dont on soulignera le caractère prophétique (1984 !) : 3 000 francs d’amende au correctionnel.

En 2003, dans Le Monde, Le Pen déclarait : « Le jour où nous aurons en France, non plus 5 millions mais 25 millions de musulmans, ce sont eux qui commanderont. Et les Français raseront les murs, descendront des trottoirs en baissant les yeux. » Vous en doutez ? Les juges, oui. Pour ces propos, 10 000 euros d’amende au correctionnel.

En 2013, il disait en parlant de la communauté rom qu’elle était « urticante » et « odorante ». Verdict : 5 000 euros d’amende. Si ces propos vous choquent, pensez aux saillies de Chirac sur les immigrés — mais lui, on a oublié de le condamner.

Suprême hommage, on aura dansé sur son cadavre : et le voilà élevé à la hauteur de Richelieu.

C’est quand les hommes qui ont marqué leur temps disparaissent, que l’on mesure le plus durement notre chute. Jean-Marie Le Pen avait déjà été élu député lorsque De Gaulle proclamait la Cinquième République ; il a lutté dans l’arène avec des géants ; et il est mort sous le quinquennat Macron, dans sa patrie qu’il aimait tant et qui s’est peu à peu transformée en territoire à double drapeau, ethniquement fracturé, cette patrie où les Pinards, hystériques, sont devenus légions cette patrie où La France Insoumise siège à l’Assemblée… Jeanne ! Au secours ?

Bayrou, le petit chose

Après avoir dirigé trois petits partis, occupé tous les postes de la République ou presque et brigué trois fois la magistrature suprême, François Bayrou voit ses efforts récompensés. Si au cours de sa carrière le Béarnais a accepté de ronger son frein et d’avaler tant de couleuvres, c’est qu’il est doté d’une confiance en soi à faire pâlir Jupiter.


Longtemps François Bayrou va se coucher de bonne heure devant les héritiers en politique que sont les Baudis, les Barrot, les Méhaignerie, les Bosson, tous nés coiffés d’une circonscription douillette, tous promis à des ministères. L’agrégé de lettres reçu à une modeste 76e place ronge son frein durant seize longues années en servant de scribe à l’ensemble de la famille démocrate-chrétienne. Il est tour à tour la plume de Jean Lecanuet, de Pierre Pflimlin, de Pierre Méhaignerie, d’une kyrielle d’augustes inconnus « fils de » et l’éditorialiste de Démocratie moderne, l’hebdomadaire du parti. Il gratte, gratte, gratte et, surtout, cajole ces importants qui ouvrent rarement un livre et qui s’amusent de ce fils d’agriculteur aux longs cheveux bouclés qui n’a pas encore complètement vaincu ses difficultés d’élocution.

« Où est François ? Il n’a pas rendu son texte ! » sera la question la plus entendue au siège du CDS du boulevard Saint-Germain. En ces temps-là, le centrisme communie dans l’extase du giscardisme triomphant. On se donne des frissons en lançant dans des colloques aux salles vides que l’immigration est une chance pour la France et que l’avenir appartient à un travaillisme à la française.

Bayrou dont les premiers émois spirituels furent provoqués par Lanza del Vasto, ce dandy disciple de Gandhi, sait se rendre indispensable pour mettre le catholicisme social en musique. L’ambition vaut bien une messe. Mais le biographe d’Henri IV aura l’âme d’un Ravaillac en songeant à ces humiliations passées.

De fils d’agriculteur à chef de parti

Quand il parvient, contre toute attente, à déloger le dernier « fils de » du CDS en 1994, il ne peut s’empêcher de lancer rageur à la tribune : « Comme s’il n’y avait que la génétique qui permettait d’entrer dans cette famille-là ! »

Chef de parti enfin ! Certes, la formation qu’il préside compte peu sur l’échiquier politique, mais l’enfant de paysan qu’il est préfère être maître chez lui. D’autant qu’il a vu se dresser devant lui un autre obstacle : les énarques. De Gaulle voulait « des agrégés sachant écrire ». Ce temps est passé et les écuries des présidentiables réclament auprès d’eux des énarques sachant compter.

Face à ces petits messieurs en costume gris avec leurs dons de tout savoir et de tout comprendre, leur façon policée de réduire le combat politique à une querelle d’experts, leur manière inimitable de pasteuriser le moindre débat idéologique au nom de prétendus impératifs de gestion, Bayrou fait, encore une fois, tache avec ses envolées lyriques et laborieuses. Il ne suffit pas de poser ses bagages au cœur du 7e arrondissement pour être des leurs. Ces gens-là possèdent un indécrottable esprit de caste. Le jeune dépité des Pyrénées-Atlantiques apprend que la politique est le royaume des ascenseurs que l’on renvoie rarement. Il lui reste donc à emprunter l’escalier de service puisque les autres ont la fâcheuse manie de le prendre pour un liftier.

On dit souvent que Bayrou a toujours eu une haute idée de lui-même. C’est juste. On souligne aussi qu’il est persuadé qu’aucune personne ne croise sa route par hasard. C’est vrai. Enfin, on prétend qu’il s’est vu élu, depuis sa tendre enfance, dans le petit village de Bordères où le doigt de Dieu se serait posé sur son front. C’est faux.

De même, une légende dorée aime à répéter combien Jacques Delors compta pour lui, trouvant chez cet Auguste un modèle de carrière, celui du fils du peuple, formé à l’école publique et bonifié au fil des ans par l’humble fréquentation des caïds de la politique. Le seul intérêt de cette prétendue proximité est de mettre Martine Aubry dans des rages froides. En vérité, un homme politique fut bien plus essentiel à son parcours. Il s’agit de François Mitterrand.

Pour comprendre, il faut revenir à ce fameux et fumeux épisode des « rénovateurs » de la droite, qui remonte à plus d’une trentaine d’années. Le 13 décembre, à l’occasion de la traditionnelle passation de pouvoir devant les marches de l’hôtel Matignon, le nouveau Premier ministre ne peut s’empêcher de l’évoquer avec son prédécesseur au grand étonnement des observateurs.

Rencontre avec Mitterrand…

Après la présidentielle de 1988, six jeunes députés UDF et six jeunes députés RPR parmi lesquels Seguin, Fillon, Noir, Barnier et Bayrou rêvent de secouer le cocotier de la droite avec une vacuité galactique pour tout projet. Libération leur déroule un tapis rouge. Jacques Pilhan racontera, en privé, comment Mitterrand les reçoit à tour de rôle avec gourmandise, promettant à chacun des « révoltés » un destin présidentiel.

Aucun ne prit autant pour argent comptant la parole mitterrandienne que Bayrou. Il est vrai que le président avait actionné pour le séduire trois leviers forts : les lettres, l’enracinement local et l’éloge de la flânerie qui magnifie les absences et les retards. Il est vrai aussi que cet expert savait faire mieux que flatter les ego : témoigner de la considération à son interlocuteur.

Pour le reste, il distilla au jeune Béarnais les mêmes conseils qu’aux autres : prendre le contrôle d’un appareil politique et ne pas craindre de se présenter trois fois à la présidentielle. L’ennui de cette recette de grand chef est qu’elle figurera dans tous les livres de cuisine. Le moindre gâte-sauce s’y essaiera.

Bayrou a eu constamment en tête la geste mitterrandienne qui anoblit les changements de pied politiques. Lors des deux dernières présidentielles où il se présente, lui, l’homme de centre-droit, plante sa tente dans le champ de la gauche. Il n’a, en fait, qu’une seule feuille de route : ne plus jamais être humilié. Fillon ne le comprit pas. Le 20 février 2017, Bayrou reçoit encore des notes le confortant dans son choix de briguer la magistrature suprême. Mais la morgue et le mépris des équipes du candidat de la droite suffiront à le convaincre de rallier le panache de Macron deux jours plus tard. Ce dernier, une fois élu, commet le même impair en le traitant avec insolence. Il le convoque, en décembre dernier, pour lui annoncer qu’il ne sera jamais premier ministrable et qu’il doit s’effacer pour laisser la place à un nouveau chouchou présidentiel. Fatale erreur ! Au moins Henri III avait-il désigné comme successeur le roi de Navarre, son soutien. Mais l’Histoire ne bégaie pas.

Olivier de Kersauson: « Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens »

Le grand navigateur est un écrivain profond. Avant que la mémoire s’efface est le récit du voyage intérieur d’un loup de mer qui porte sur le monde un regard grave et désabusé. Parce qu’il déteste l’effet de meute et refuse de frayer avec la médiocrité, Kersauson a choisi de fuir la société.


Comme c’est curieux : certains marins font des phrases ! Olivier de Kersauson est de ceux-là. Selon son humeur, elles sont profondes ou légères – la légèreté, la vraie, supposant une certaine profondeur. Le dernier ouvrage de ce grand skipper est d’abord le récit d’un voyage intérieur, celui d’une navigation intime. Sur le livre de bord d’une vie singulière, Kersauson note des impressions, des sensations, des heures de lumières. Il y souligne des sentiments, des passions, un art de vivre. Lisez plutôt : « Le devoir, c’est presque une notion morale. Ça rejoint la vertu, c’est ce que j’ai choisi. » Et aussi : « Il n’y a pas de vents favorables pour les gens qui ne savent pas où ils vont. » D’une certaine façon, Avant que la mémoire s’efface est un bréviaire. Celui d’un homme qui ne désempare jamais sa capacité d’émerveillement. Mais lucide, il se montre parfois grave. C’est qu’il est d’abord critique sur la société, sur le groupe qui suppose l’effet de meute, sur l’humain. Il n’accorde pas d’emblée sa confiance, loin de là. Pour lui, la solitude est un viatique. Elle protège des fâcheux – ceux qui racontent leurs malheurs sans pudeur –, en les mettant à distance. Il y a bien du péril à frayer à l’envi, nous dit-il en substance. Le mot qu’il déteste : convivialité. Il le suppose vide. La foule l’effraie, on s’y cache et l’on se laisse emporter comme lorsque l’on se baigne dans les vagues. Kersauson n’accepte pas d’être le complice de ses pulsions médiocres, il résiste. Il faut, c’est son conseil, toujours viser ce qui est plus haut, plus grand, plus brillant. Ne jamais se laisser guider par ses bas instincts. Courage et bon temps à bord !


Causeur. Depuis la Polynésie où vous vivez, comment percevez-vous la métropole et notre société ?

Olivier de Kersauson. Je n’en sais rien, car je vis dans mon monde. Je n’ai pas de contacts. La société, d’ailleurs, ne m’a jamais intéressé. Je n’ai pas de mépris pour le corps social, mais une vraie inaptitude à m’y mêler. En d’autres termes, il ne me regarde pas et vice-versa. Je n’ai aucune confiance dans le monde qui nous entoure. Lorsque j’avais 20 ans et que j’ai visité Dachau, en voyant un tas de lunettes amoncelées, je me suis dit qu’il ne fallait faire aucune confiance à des gens capables de faire ça. Il y a du merveilleux chez l’être humain, mais encore tellement de sordide qu’il s’agit sagement de se tenir à l’écart. Je ne veux pas, pour autant, être dans la distribution de jugements de valeur mais à l’instinct, je n’accorde pas beaucoup de crédit à l’être humain. Ainsi, en ne lui accordant pas de crédit, j’ai parfois d’heureuses surprises.

Le titre de votre livre, Avant que la mémoire s’efface, laisse penser que vous avez tout de même la volonté de transmettre quelque chose.

Je tente seulement d’expliquer ce que j’ai vu, ce que j’ai compris. Au cas où quelqu’un aurait, par accident, l’occasion de partager la même pensée, on pourrait alors espérer partager un moment de bonheur (rires). La transmission d’une expérience ressort toujours, selon moi, d’un hasard heureux. La plupart des gens qui ont la volonté de transmettre n’ont rien à transmettre d’intéressant.

Avez-vous peur que votre mémoire s’efface ?

Ce n’est pas une peur, mais une réalité. Ma mémoire s’efface. D’ailleurs toutes les mémoires s’effacent, elles sont faites pour ça. Il y a l’instant, la vie puis le souvenir qui finit par jaunir comme une photo. La trace du temps lui-même s’estompe. Le temps s’écoule sur nous. On ne pense pas les mêmes choses à 20 ans qu’à 40 ou 60, on ne pose pas le même regard sur la vie, on n’a pas les mêmes ambitions, les mêmes rêves, ni les mêmes chagrins, nous sommes embarqués sans préméditation dans un voyage dont nous sommes également débarqués sans le vouloir. La mémoire est un sillage. Comme à l’étrave, le sillage s’efface.

Sans mémoire, qu’est-ce qui est susceptible de tous nous réunir ?

Notre ignorance. Nos cerveaux arrivent à imaginer l’absolu, et on n’arrive absolument pas à imaginer l’infini. Or, levons la tête, regardons le ciel par la fenêtre et notre regard se porte sur l’infini de l’infini de l’infini… Notre cerveau n’arrive pas à le concevoir. Donc on vit dans un monde avec un outil absolument imparfait. Et l’outil en question, c’est précisément le cerveau. Nous sommes égaux car nos ignorances sont les mêmes et c’est tout. Je parle, évidemment, de nos ignorances fondamentales. Personne ne sait exactement ce qu’il fait là, personne ne sait à quelle heure il va mourir, personne ne sait ce qu’il y avait avant nous ni ce qu’il y aura après. Pourtant, nous vivons avec des émotions, des rêves, des bonheurs. Je me demande parfois à quoi rime tout cela. Peut-être juste à rien. Tout ce qui compte dans notre vie, tout ce qui nous est important, est de l’ordre de l’irrationnel. Ce qui est cartésien, c’est le train de 18 h 27 ou le taxi à 12 euros.

On peut comprendre aujourd’hui votre détachement, mais quel regard portez-vous sur votre parcours ?

Je ne me regarde pas le nombril. La seule chose qui m’intéresse, c’est de gérer les années qui viennent. À 20 ans, on a des rêves, à 40 on prend des décisions, à mon âge, la capacité de rêve diminue. J’espère simplement que l’année prochaine sera comme l’année dernière. Je sais que je suis sur la pente négative. Le fait de vieillir isole. Je dois faire face au temps qui a fui. Je n’ai plus d’interlocuteur pour parler de ce temps disparu. Je suis enfermé dans la solitude d’un devenir.

La solitude, pourtant, ça vous connaît, non ?

Oui, il faut s’accepter. Le rapport avec l’autre, pour moi, est un plaisir, non un besoin. Et comme tous les plaisirs, j’en profite modérément ! J’ai rarement la capacité intellectuelle d’être enthousiasmé. Cela fait partie de mes impuissances. Les autres ont des capacités exploratoires supérieures aux miennes dans ce domaine. L’idée d’égalité est une fumisterie. Nous serions égaux si nous mourions tous à la même heure après le même temps de vie. Toutefois, nous découvrirons peut-être un jour que nous avons tous le même quota de bonheurs et de chagrins… Mais nous sommes incapables de l’analyser. Quoi qu’il en soit, les bonheurs de l’autre nous sont aussi imperméables que ses chagrins.

Malgré ce que vous nous dites, peut-on vous demander si vous êtes aujourd’hui un homme heureux ?

Oui. J’ai dans la tête des morceaux d’endroits et des morceaux de lumières. J’ai dans la tête des moments disparates, insolites, inouïs, liés par rien et qui sont, dans la promenade que la vie m’a donné la chance de faire autour du monde, des moments de bonheur absolu. Ces moments sont constitués de lumières d’abord, mais encore d’odeurs, de températures. Bref, se plaindre ne sert à rien. Les gens qui racontent leurs malheurs les vivent deux fois, c’est la double peine. Il ne faut pas parler de ce qui ne va pas et être content de ce qui va bien. C’est tout de même formidable que quelque chose aille bien dans le monde dans lequel on vit, non ? Je trouve que ce qu’il y a de plus intelligent, c’est d’être content. Ce qui est remarquable chez un individu, c’est sa capacité au bonheur. L’intelligence, c’est d’être content et non de se plaindre. Je me suis appliqué à être content. Je me lève, le pied gauche marche bien, le droit aussi, les yeux s’ouvrent, je vois les couleurs, roule ma poule, c’est formidable, on va commencer une belle journée ! Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens. Il faut avoir conscience que tout ce que nous procure la vie n’est pas un dû, mais une chance. Et la vie est une chance colossale ! Point. Ce qui est moins marrant, c’est quand on cesse d’exister. (Rires.) Mais comme c’est fatal, ce n’est pas non plus un drame. La mort est ce qui nous est le plus commun, le plus facile et le plus partagé.

La mort, c’est facile ?

Ce n’est pas très difficile à organiser, la mort, on ne nous demande pas notre avis, et ça passe… (Rires.) Ça ne demande pas un énorme travail. Je n’ai pas dit que cela devait être agréable. Mais facile, oui.

Vous racontez dans votre livre comment, un jour, vous avez voulu perdre du temps, faire volontairement l’expérience de la perte de temps…

En effet. On passe son temps à tenter de ne pas le perdre. Et dans ma vie, j’ai été cerné par des gens qui ont cherché à me faire perdre du temps. Très peu ont voulu m’en faire gagner. L’emploi du temps de l’autre est souvent géré en fonction de ses intérêts. Un jour, j’ai donc décidé de perdre mon temps par moi-même. De consacrer des minutes de ma vie à une sorte de fête de l’inutile. Il faut certes se balader dans ses urgences, mais aussi se promener dans ses inutilités parfaites, lesquelles sont le reflet de ce que nous sommes. Je me suis rendu à moto dans le Massif central, dans une bourgade dans laquelle je n’avais jamais mis les pieds, j’ai garé la moto devant une gare où je suis allé attendre un train que je n’ai pas pris. C’était pour moi le symbole de la démarche parfaitement inutile. C’était surréaliste. D’une certaine façon, j’ai fait cet exercice pour sanctifier le temps perdu.

Avant que la mémoire s’efface : quelques propos maritimes, Olivier de Kersauson, Le Cherche-midi, 2024.

«Grooming gangs» en Grande-Bretagne: le peuple des abysses

Elon Musk s’improvise pyromane politique au Royaume-Uni depuis quelques jours, en accusant le Premier ministre Keir Starmer d’avoir été le « complice » de réseaux pédocriminels, ou en qualifiant sa secrétaire d’État Jess Phillips de « sorcière ». Keir Starmer, piqué au vif, se défend. Qui dit vrai ?


« Dans le petit monde où vivent les enfants, rien n’est plus délicatement perçu et senti que l’injustice », disait Charles Dickens. Les sordides affaires d’exploitation sexuelles venues d’Angleterre ces trente dernières années ont ce petit fumet victorien qui rappellera malheureusement l’univers dickensien ou encore Le Peuple de l’Abîme (The People of the Abyss) de Jack London. Elles sont autant de contes cruels où l’innocence a fini immanquablement par être souillée, annihilée à jamais dans les cœurs de petites filles violées par des ogres. Mais les pires ne sont-ils pas tous ceux qui ont refusé d’entendre leurs pleurs et leurs témoignages ? Prises entre le marteau de polices locales du nord de l’Angleterre misogynes qui les voyaient en petites prostituées droguées façon « Christiane F. 13 ans » et l’enclume des élus et travailleurs sociaux plus terrifiés à l’idée de passer pour « racistes » envers la précieuse communauté pakistanaise qu’à l’évocation de ces récits infernaux, les girls d’Oldham, Huddersfield, Rotherham, Rochdale ou Telford ont été sacrifiées à leurs bourreaux.

Une fois cela posé, il faut établir les responsabilités des uns et des autres. Récemment, Elon Musk s’est emparé du sujet et l’a médiatisé mondialement. Si ces affaires étaient très largement connues outre-Manche, mais aussi en France dans une moindre mesure, il faut reconnaître au milliardaire américain d’avoir jeté une lumière crue sur un des drames de société les plus atroces que le monde occidental a connus récemment. Néanmoins, un rappel chronologique des faits s’impose.

Des affaires anciennes et nombreuses

Il serait trop long de faire le détail des multiples rapports et cas de « grooming gangs » composés d’hommes du sous-continent indien. Les victimes se chiffrent en milliers, incluant parfois les parents des infortunées comme ce fut le cas à Telford où l’un des chefs de gangs finit par incendier la maison de Lucy Lowe. De son nom Azhar Ali Mehmood, il mit enceinte Lucy Lowe à l’âge de 14 ans avant de l’assassiner en compagnie de leur enfant né d’un viol, ainsi que de la mère et de la sœur de son esclave sexuelle. En septembre 2022, ce monstre a d’ailleurs demandé sa libération… Un cas parmi des dizaines d’autres.

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Les groupes immigrés du sous-continent indien ont une culture tribale et clanique où la femme est vue comme une marchandise soumise au bon vouloir des hommes. Traitées comme de la viande, les filles anglaises des classes populaires qui ont eu l’infortune de devoir voisiner leurs échoppes ont été manipulées puis détruites entre les mains expertes d’hommes qui ne respectaient aucune règle de notre civilisation. Ils ont aussi su avec habileté et sournoiserie exploiter les immenses faiblesses de l’État de droit britannique, bénéficiant de complicités et d’appuis auprès d’élus municipaux issus de leur communauté et jouant abondamment des failles d’un système judiciaire inadapté à des sociopathes organisés de ce niveau.

Ils ont ainsi pu installer une authentique « traite des blanches » au sein d’un des plus grands pays européens. Plus terrifiante encore fut la passive complicité des travailleurs sociaux et des policiers. Dans une histoire rapportée par The Telegraph, nous apprenons ainsi qu’une victime renommée « Anna » fut mariée de force à son bourreau au cours d’une cérémonie islamique à laquelle a assisté… son assistante sociale. La réalité est que les autorités britanniques locales ont tourné le dos aux victimes par peur du déclenchement « d’émeutes raciales » et parce qu’elles ne souhaitaient pas entacher le village Potemkine du multiculti sauce curry. Impunis, les hommes pakistanais ont donc pu assouvir leurs vices sans risquer quoi que ce soit durant une décennie entière dans ce nord de l’Angleterre désindustrialisé et miséreux.

Dans un rapport indépendant rendu en 2022, il est fait état de faits de corruption des polices locales par la communauté pakistanaise. Il y est aussi dit que la police hésitait à enquêter car cela aurait pu être perçu comme « politiquement incorrect ». À Rotherham, un policier a par exemple expliqué au père d’une jeune victime que la ville « entrerait en éruption » s’il rendait public le viol de jeunes blanches par des Pakistanais. Puis relativisant sur un ton paternaliste, il a ensuite calmement argumenté qu’un « petit ami asiatique (était) aujourd’hui un accessoire de mode » et que le viol servirait de « leçon » à l’adolescente de 15 ans.

Au fil du temps, divers rapports ont d’ailleurs été supprimés et de multiples affaires étouffées. Les hommes pakistanais bénéficiant de l’appui de conseillers municipaux de leurs rangs qui terrifiaient les élus d’ascendance britannique effrayés à l’idée d’être accusés du plus terrible mal de ce siècle : le racisme. En 2004, un documentaire de Channel 4 sur des viols de ce type commis à Bradford fut annulé après que la police le demanda à la chaîne au prétexte que montrer que « les hommes du sud-est asiatique ciblaient les filles blanches » allait augmenter les « tensions raciales ». Selon le Home Office, la moitié des affaires seraient toujours non résolues.

Une prise de conscience tardive

La prise de conscience des plus hautes autorités britanniques fut tardive. Ce n’est finalement qu’il y a une décennie environ que les premières voies célèbres se sont élevées contre ses horreurs. Keir Starmer déclarait en 2012, alors qu’il était « procureur général » de Grande-Bretagne et du Pays de Galles : « Les violeurs d’adolescentes ont échappé à la justice parce que la police, les procureurs et les tribunaux n’ont pas compris la nature de leurs abus ». Il n’avait pas hésité aussi à affirmer alors que « dans un grand nombre de cas, il y a un problème ethnique majeur qui doit être compris » et que les procureurs ne devaient pas avoir peur « de le dire ». Tout aussi important, il a expliqué que les victimes n’avaient pas été crues car elles n’étaient pas jugées crédibles – témoignage d’un toujours vif mépris de classe ayant cours en Grande-Bretagne où les natifs sont encore plus prolétarisés que les immigrés dans de nombreux endroits.

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On comprend donc qu’il soit courroucé d’avoir été jugé « complice » des crimes atroces rapportés. Il ne le fut pas. Mais la mollesse et le temps pris par la société britannique de même que son inaptitude à comprendre qu’elle devait mettre un terme à l’immigration pakistanaise aura fait couler une « rivière de sang ». Les Anglais ont collectivement failli. Du reste, Monsieur Starmer a laissé le cas de Rochdale perdurer car c’est sous sa direction que le traitement judiciaire de l’affaire fut abandonné.

Elon Musk n’a évoqué le sujet qu’après que Keir Starmer a déclaré qu’il ne voulait pas qu’une enquête publique soit diligentée sur les grooming gangs. Cela l’a scandalisé à juste titre, mais il a aussi utilisé et exploité cette affaire de manière excessive dans l’optique de déstabiliser la Grande-Bretagne. Que les autorités britanniques aient manqué de courage et aient même fait montre de complicité sont aussi des vérités. Jess Phillips, actuelle ministre à la protection des plus vulnérables, a d’ailleurs révisé son jugement après les polémiques, indiquant qu’elle était désormais ouverte à l’idée d’une enquête publique si les victimes en faisaient la demande. Mais rien n’y a fait, le Parlement travailliste a massivement voté contre la tenue d’une enquête nationale par 364 voix contre 111. Pourquoi une telle décision ? Pourquoi une telle lâcheté ? Que cela dit-il du féminisme de façade de certains ?

On s’étonnera aussi du silence des stars hollywoodiennes pourtant si promptes à dénoncer les abus sexuels quand il s’agit de MeToo. Si l’Europe ne veut pas subir les exagérations et les déstabilisations d’Elon Musk, elle doit comprendre qu’elle a le devoir impératif de faire un grand ménage dans ses rangs.

Israël et le casse-tête houthi

Choix stratégique crucial : faut-il continuer de frapper les Houthis, proxies de l’Iran, ou viser directement Téhéran qui est en pleine course à l’arme nucléaire ? Les Houthis s’imposent depuis des années comme des acteurs redoutables dans une région marquée par l’histoire mouvementée du Yémen et des tensions géopolitiques explosives, sur lesquelles revient notre chroniqueur.


Houthis et Iran, Yemen, Israël et les Juifs. Un essai de synthèse

La question que chacun se pose, qu’il soit un responsable, un expert ou un stratège en chambre est de savoir si Israël doit frapper les Houthis ou s’il doit directement attaquer le commanditaire, c’est-à-dire l’Iran. Ce commanditaire est vraiment très près, suivant tous les experts, de disposer d’une quantité d’uranium enrichi suffisante pour fabriquer deux ou trois bombes nucléaires. Les mollahs iraniens considèrent que cette bombe est leur gage de survie, leur fébrilité est d’autant plus grande que les installations de défense ont été durement détériorées, qu’une nouvelle administration américaine a priori plus dure va prendre place et que leur proxy principal, le Hezbollah, est très malade. Or, s’il est pour Israël bien difficile de bombarder, sans les bombes spéciales et leurs avions porteurs spécifiques américains, des installations d’enrichissement nucléaire aussi profondément enterrées que celle de Fordow; à 90 m sous une montagne, la situation sera encore plus difficile quand les Iraniens auront obtenu une quantité d’uranium enrichi suffisante, qu’il sera bien plus facile de cacher qu’une usine, en attendant de «weaponiser» cette dose dans un système de déclenchement adapté. 

Vers 2011, Netanyahu et son ministre de la Défense, qui s’appelait Ehud Barak, étaient prêts, dit-on, à bombarder les installations nucléaires iraniennes. Ils ne l’ont pas fait à cause de l’opposition du chef d’Etat-major, Gaby Ashkenazy, du chef du Mossad, Meir Dagan, et du chef du Shin Bet, Yuval Diskin, qui considéraient que Tsahal n’était pas prête à une telle opération et que les Iraniens n’étaient pas encore sur le point de disposer d’une bombe nucléaire. Ce qui rétrospectivement était vrai. Or tout récemment, David Barnea, chef du Mossad, aurait déclaré qu’il ne suffit pas de frapper les Houthis mais qu’il faut viser les installations iraniennes. Douze ans plus tard, la situation a évidemment changé. Je m’abstiendrai du ridicule de donner mon avis, mais il est inutile d’insister sur le fait que la décision ou la non-décision seront lourdes de conséquences.

L’Iran fournissait aux Houthis pendant la guerre contre l’Arabie Saoudite des missiles à courte portée, qu’il sait produire à bas prix. Les Houthis les envoyaient sur les Saoudiens et aujourd’hui sur les bateaux transitant par le détroit de Bab el Mandeb vers le canal de Suez. Près de la moitié des 9 millions quotidiens de barils de pétrole et de gaz et des conteneurs maritimes de tous types de cargaison doivent ainsi par prudence contourner aujourd’hui l’Afrique. Le trafic du port de Eilat aurait chuté de 80%. Les manques à gagner pour l’économie égyptienne et même israélienne sont considérables. Faut-il rappeler que le blocage du détroit de Tiran par Nasser en 1967 a été considéré comme un acte de guerre? La doctrine Carter de protection du Golfe persique ne s’applique pas nominalement à la Mer Rouge mais les Américains y maintiennent une présence navale importante pour sécuriser les accès. Or beaucoup d’experts pensent qu’un jour ou l’autre, un de ces navires militaires américains risque d’être coulé car les délais de réaction devant des missiles hypersoniques envoyés de si près sont très courts.

Mais Tel Aviv est à 2000 km du Yémen et les missiles balistiques lancés par les Houthis à cette distance sont de technologie complexe. Contrairement à ce que certains pensent, il s’agit d’un matériel qui n’est ni rudimentaire, ni bon marché, même si les prix n’ont évidemment rien à voir avec les gigantesques coûts des machines de guerre américaines (13 milliards de dollars pour un porte-avions, 150 millions de dollars pour un F35 de nouvelle génération). En fait les missiles, que les Houthis prétendent aujourd’hui savoir fabriquer eux-mêmes, peuvent être transportés en pièces détachées, par les déserts de Oman ou dans des cales de bateaux de pêche. Ces facilités technologiques donnent à la guerre asymétrique, celle du faible vers le fort, de nouvelles et très inquiétantes perspectives.

De plus, les Houthis sont des durs à cuire. La guerre menée contre eux entre 2015 et 2022 par une coalition dirigée par l’Arabie Saoudite, qui luttait contre les avancées iraniennes et théoriquement en faveur d’un gouvernement yéménite légitime qui ne contrôlait plus que Aden et le sud du pays, a entrainé près de 400 000 morts, dont une grande partie par famine et épidémies. Mais elle n’a pas fait plier les Houthis, dirigés par un chef charismatique, Abd el Malik, et les Saoudiens ont dû signer en octobre 2022 un cessez-le-feu. La crise humanitaire est majeure, l’aide internationale passe par le port de Hodeida sur la Mer Rouge, contrôlé par les Houthis et devant les appels des ONG et du secrétaire général de l’ONU, l’administration Biden leur a retiré la désignation d’organisation terroriste qui aurait entravé les secours. C’est donc à l’abri d’une certaine impunité juridique que les Houthis ont pu lancer leurs attaques.

Israël avait sur le Hezbollah une quantité d’informations considérable acquise lors de dizaines d’années de confrontations et de surveillance. Il n’avait évidemment pas sur les Houthis la même qualité de renseignements. Mais qui pouvait se douter que ce mouvement inconnu, isolé dans ses montagnes et sans aucun lien objectif avec le conflit israélo-palestinien ferait preuve d’une telle agressivité contre Israël et qu’il obéirait avec un tel enthousiasme aux demandes iraniennes malgré les risques de représailles? Car il ne faut pas tourner autour du pot : malgré leurs dénégations et leurs prétentions d’autonomie, les Houthis font ce que les Iraniens leur demandent de faire. Pourquoi?

Pour comprendre cela, il faut pénétrer plus profondément dans l’écheveau complexe mais instructif de l’histoire politique du Yémen et comprendre la place des Houthis dans cette histoire. 

Yémen du Sud et Yémen du Nord…

Le Yémen est un pays dont la superficie est équivalente à celle de la France avec une population de 30 millions d’habitants (elle a doublé en trente ans). Les citoyens yéménites sont probablement plus nombreux aujourd’hui que les citoyens saoudiens mais leur PIB par habitant n’a rien à voir: La production pétrolière du Yémen, pourtant source majeure de devises est misérable par rapport à celle de ses voisins.

On distingue un Yémen du Nord et un Yémen du Sud: mais la dénomination est trompeuse: le Yémen du Nord est un rectangle à l’ouest, dont le long côté longe la Mer Rouge, le Yémen du Sud est un quadrilatère qui donne sur l’Océan Indien.

Le Yémen du Sud, séparé de l’Arabie Saoudite par l’immense désert, peu franchissable, du Rub al-Khali, est marqué par la tutelle britannique qui a fait à partir de 1839 du petit port de Aden une étape essentielle sur la route des Indes et qui a négocié avec les cheikhs locaux un protectorat sur la région. La marche vers l’indépendance a pris assez logiquement un tour antiimpérialiste et le Yémen du Sud est devenu en 1970 un état marxiste-léniniste, le seul du monde arabe, base arrière des mouvements terroristes palestiniens, de l’Armée rouge japonaise et de la bande à Baader allemande. La dissolution de l’URSS et les difficultés économiques ont contraint en 1990 à l’unification avec le Yémen du Nord, beaucoup plus peuplé, sous la présidence de Ali Abdullah Saleh au pouvoir dans le nord depuis 1978.

La révolte houthie et la perte de la capitale Sanaa par le gouvernement légal ont entrainé son repli vers un Etat du Yémen du Sud qui représente le Yémen aux Nations Unies, sous la direction actuelle d’un Conseil de Direction présidentiel où les Saoudiens portent à bras le corps les loyalistes, partisans d’un Yémen unifié, alors que leurs alliés Emiratis soutiennent des sécessionnistes partisans d’un Sud Yémen séparé, qu’ils pensent mieux à même de lutter contre les Frères musulmans très actifs dans le Sud, alors que les Saoudiens plus tournés vers le Yémen du Nord ou un Yémen unifié, leur sont relativement indifférents.

Il faut ajouter l’AQPI, Al-Qaida dans la Péninsule islamique, dont les repères essentiels se trouvent en Hadramaout dans l’Est du Yémen du Sud. Ce fut la plus dangereuse des filiales de Al-Qaida, certains de ses dirigeants d’origine américaine ont créé Inspire, ce magazine en ligne impeccable qui expliquait en anglais comment créer des bombes dans la cuisine de ses parents. AQPI a été frappée par plusieurs attaques de drones américains et semble battre de l’aile même si elle continue de proférer ses menaces. Dix ans après l’attentat contre Charlie Hebdo, il ne faut pas oublier que Saïd Kouachi s’était formé au Yémen avec AQPI et que son frère et lui avaient déclaré leur allégeance à cette organisation. 

Plus peuplé, le Yémen du Nord, qui jouxte l’Arabie Saoudite, a été appelé Arabia felix, l’Arabie heureuse, dans l’antiquité. C’était un maillon essentiel dans le commerce de l’encens et des épices, mais aussi une région agricole prospère grâce à une pluviosité favorisée par sa barrière montagneuse. Le barrage de Marib, considéré comme une merveille technologique, permettait une large irrigation et sa rupture au Vie siècle hâta la fin d’une civilisation sudarabique pré-islamique glorieuse dont les royaumes de Saba et de Himyar furent les acteurs successifs et dont les magnifiques maisons de Sanaa, la capitale du Nord, sont des témoins.

Difficile à contrôler du fait de son relief, et bien que peuplé aussi par une forte minorité sunnite, le Yémen du Nord fut depuis le dixième siècle dirigé par des imams zaidites, un prédicateur de cette secte, descendant de Zayd, arrière-petit-fils de Ali, ayant été choisi pour arbitrer les rivalités tribales. Après la défaite turque de 1918, le Yémen du Nord devint une théocratie zaidite indépendante dirigée par des rois particulièrement rétrogrades.

Des Houthis brandissent leurs armes lors d’une manifestation anti-USA et anti-Israël à Sanaa, au Yémen, le 22 novembre 2024 © IMAGO/SIPA

En 1962 une révolution nationaliste fomentée par le régime nassérien prend le pouvoir. Après huit ans de guerre entre troupes gouvernementales soutenues par l’Egypte et royalistes soutenues par l’Arabie Saoudite, un compromis se fait sous forme d’une république où les tribus conservent un très fort pouvoir. En 1978, la présidence revient à Ali Abdullah Saleh qui devient en 1990 président d’un Yémen unifié. Il suscitera en raison d’un régime corrompu, clientéliste et inefficace des révoltes aussi bien au nord qu’au sud. Il doit céder le pouvoir à son vice-président en 2012 lors du printemps arabe, fait alliance avec les Houthis, ses ennemis de toujours et revient au pouvoir, ce qui déclenche la guerre avec l’Arabie Saoudite. Il cherche à négocier avec les Saoudiens et abandonne les Houthis qui finissent par l’assassiner en 2017. Il faut ajouter que Ali Abdullah Saleh, qui quémandait auprès des Américains de l’argent pour sa lutte contre Al Qaida a très probablement aidé 23 membres de cette organisation à s’évader de la prison centrale de Sanaa en 2006, pour les utiliser dans sa lutte d’alors contre les Houthis. A partir de ce groupe s’est créée l’ACPI. On comprend que l’histoire du Yémen contemporain est complexe et que la formule préférée de Ali Abdullah Saleh, «diriger le Yémen, c’était comme danser au-dessus d’un groupe de serpents» s’applique parfaitement.

Qui sont ces fameux Houthis ?

Alors, qui sont les Houthis, qui se font appeler «Ansar Allah», partisans de Dieu et qui sont des chiites zaidites comme la plupart des tribus de cette région? C’est le nom d’une petite tribu de l’extrême nord du Yémen du Nord. Le fondateur du mouvement, Hussein Badreddin al-Houthi, tirait son prestige de ses connaissances religieuses et de sa qualité de sayyid autrement dit de descendant du prophète. Il fonde son mouvement en protestation contre la dépendance du régime de Saleh par rapport à l’Occident et à l’Arabie Saoudite wahhabiste, c’est-à-dire particulièrement intolérante à tout ce qu’elle considère comme une hérésie et en particulier le chiisme. En 2004, Hussein Badreddin al-Houthi est tué par l’armée yéménite. Son frère Abd el Malik, de 20 ans son cadet, prend la direction du mouvement. Il en fait une véritable armée qui conquiert l’ensemble du Yémen du Nord, échoue au Sud devant Aden, résiste aux Saoudiens et à leurs alliés émiratis lourdement armés par l’Occident et défraie aujourd’hui la chronique pas ses tirs contre Israël et ses menaces sur la Mer Rouge.

Son identité zaydite, commune à la région dont il est issu, est capitale mais s’inscrit dans une solidarité chiite plus large. Son frère ainé et probablement lui ont vécu en Iran. Ils ont étudié à Qom, la ville sainte du chiisme iranien et ils auraient rencontré Khamenei et Nasrallah. La loyauté du clan houthi envers l’Iran des mollahs semble totale et s’enracine probablement dans ces liens personnels. Après tout, ils savent que grâce à Khomeini et ses disciples le chiisme, tenu pour une secte hérétique et passablement méprisable par beaucoup de sunnites, a acquis une visibilité et un prestige dont ils ne pouvaient rêver dans l’horizon confiné de leurs montagnes lointaines. Les divergences religieuses ne comptent pas beaucoup, d’autant plus que Khomeini, en édictant cette nouveauté théologique majeure qu’est la wilayat al-faqih, le gouvernement du juriste, se rapproche de la conception même du zaidisme qui est de donner le pouvoir politique suprême à un dignitaire religieux à condition qu’il soit personnellement qualifié, quelle que soit sa place dans la descendance du prophète. Cela permet de ne pas suspendre le pouvoir politique au retour de l’imam caché, le Mahdi, ce douzième imam auquel les chiites iraniens «duodécimain» croient et les zaidites non. Cette différence pèse peu devant la désignation d’ennemis communs et la lutte à mort contre eux. Khomeini et son successeur Khamenei, du fait même du caractère minoritaire du chiisme, ont toujours su faire alliance avec certains groupes sunnites (Hamas et autres frères musulmans) ou marginaux (alaouites).

Les obsessions sont parfaitement résumées dans la devise des Houthis, scandée au cours de toutes leurs réunions: « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction sur les Juifs, victoire à l’islam ». Ce slogan, qui provient de Hussein Badreddin al-Houthi lui-même, est manifestement d’influence iranienne. Il est clairement antisémite, il nomme sous deux vocables différents Israël et les Juifs, et confirme que la haine ne se limite pas à Israël.

Les Juifs et le Yémen

C’est l’occasion de parler des Juifs yéménites. On ne sait pas quand ils sont venus mais, non seulement ils étaient nombreux dans la péninsule arabique, comme en témoigne l’existence des trois tribus juives de Médine à l’époque de Mahomet, mais au Yémen a fleuri le seul royaume juif après la destruction du Temple de Jérusalem, avant celui des khazars, d’ailleurs moins documenté. Il s’agit du puissant royaume himyarite, dont le roi et l’élite dirigeante semblent s’être convertis au judaïsme vers le 4e siècle et qui domina la plus grande partie de toute la péninsule arabique jusqu’au milieu du VIe siècle, où il disparut sous les coups du royaume chrétien de Axoum en Ethiopie. 

Après l’arrivée de l’islam, les Juifs yéménites deviennent des dhimmis. Ils sont orfèvres, ferronniers, tisserands ou marchands et développent leurs propres traditions liturgiques. Ils sont en contact avec le judaïsme égyptien et babylonien. Leur situation varie selon le bon vouloir des souverains zaidites mais les périodes difficiles sont fréquentes. Maimonide leur écrit pour les renforcer dans leur foi malgré les persécutions. 

Dès les débuts du sionisme, un certain nombre de Juifs yéménites partent vers Jérusalem, parfois à pied. En décembre 1947, après le vote à l’ONU sur la création d’Israël, un pogrom survient à Aden et 80 Juifs sont assassinés pendant la présence anglaise. En 1949 commence l’opération «Tapis volant» qui amène 50 000 Juifs yéménites en Israël. On sait aujourd’hui qu’ils n’y furent pas toujours bien reçus par la société ashkénaze, mais le creuset israélien a fonctionné et leurs descendants sont aujourd’hui mêlés aux autres Israéliens, ayant perdu au passage les consonnes gutturales de leur hébreu, les plus proches certainement de l’hébreu biblique, mais qu’un Juif de l’Europe de l’Est avait du mal à prononcer.

D’autres partiront plus tard et les Houthis chasseront les derniers Juifs du pays. On dit qu’il ne reste plus qu’un seul Juif au Yémen, un homme qui a eu l’imprudence d’y revenir après être allé en Israël. Il est emprisonné par les Houthis sous le prétexte d’avoir aidé à faire sortir du Yémen un rouleau de Torah antique, ce qui, comble d’hypocrisie pour ce mouvement sectaire antisémite, serait un crime contre le patrimoine culturel national…

Il est, depuis près de 10 ans, un otage emprisonné dans des conditions vraisemblablement terribles. Il s’appelle Levi Salem Musa Marhabi.

« La Mongolie devient un nouveau partenaire de la France, mais des risques existent »

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Après l’annonce d’un accord le 27 décembre avec la Mongolie, nouveau partenaire d’Orano, dans le domaine de l’uranium, la France poursuit sa stratégie de diversification. Matthieu Anquez, expert en géopolitique et approvisionnements stratégiques, nous éclaire sur ces enjeux sensibles.


Causeur. Le groupe français Orano a annoncé avoir « perdu le contrôle d’une mine d’uranium » au Niger, sa dernière mine d’uranium dans le pays. Quelles en sont pour vous les raisons sous-jacentes ?

Matthieu Anquez. La principale est le repositionnement géopolitique et le sentiment antifrançais de la junte arrivée au pouvoir au Niger en juillet 2023, qui a d’ailleurs exigé le départ des troupes militaires françaises, chose achevée en décembre 2023. Orano (alors Cogema) était présent dans ce pays depuis la fin des années 1960 pour exploiter les mines d’uranium de la région d’Arlit, au Nord du pays. Le contexte politique et sécuritaire s’est fortement dégradé depuis la prise du pouvoir par la junte. Ainsi, Orano a annoncé le 31 octobre 2024 la suspension de la production de son dernier site minier. La junte a en effet pris le contrôle de la mine, alors que l’entreprise française détenait 63% des parts. Cette expropriation, illégale, est légitimée selon les autorités nigériennes par la nécessité d’affirmer leur souveraineté, suivant un discours « antinéocolonialiste » qui a pour objectif de souder la population derrière un adversaire commun, l’ancienne puissance coloniale.

Le Niger était-il un partenaire important de la France dans le domaine de l’approvisionnement en Uranium ?

Pour donner un ordre de grandeur, la France a besoin, pour faire fonctionner son parc de centrales nucléaires, de 8 000 à 9 000 tonnes d’uranium naturel par an (uranium naturel qu’il faut ensuite transformer chimiquement puis enrichir en isotopes fissiles pour aboutir à du combustible). Selon les chiffres disponibles, le Niger constituait 19% des approvisionnements en uranium naturel de la France entre 2005 et 2020, derrière le Kazakhstan (27%) et l’Australie (20%). Il s’agit donc d’un fournisseur non négligeable mais Orano a développé une stratégie de diversification de ses approvisionnements visant à réduire sa dépendance à l’égard d’un pays en particulier. Cette stratégie de bon sens pourrait minimiser l’impact de l’arrêt des importations d’uranium provenant du Niger, surtout que l’entreprise française poursuit cette politique de diversification en multipliant les partenariats comme, récemment, avec la Mongolie. Le pays devient un nouveau partenaire de la France même si des risques existent.

Cependant, cette stratégie de diversification engendre plusieurs difficultés. Tout d’abord, le positionnement géopolitique des nouveaux partenaires d’Orano. Ainsi, le Kazakhstan, de par son histoire et sa position géographique, est-il encore lié à la Russie, mais aussi à la Chine voisine, de plus en plus présente. Il en est de même avec la Mongolie, coincée entre les deux géants de l’Asie. En Afrique même, la Chine est depuis longtemps très impliquée, et le secteur minier de l’uranium ne fait pas exception. Pékin a ainsi investi 2 milliards $ en Namibie dans la mine d’uranium d’Husab, et les autorités chinoises ne peuvent que se réjouir du reflux français sur le continent africain pour prendre la place laissée vacante.

L’autre grande difficulté réside dans l’évacuation des ressources minières, le Kazakhstan étant un État semi enclavé (sa seule façade maritime étant sur la mer Caspienne, une mer fermée), la Mongolie étant, elle, complètement enclavée entre la Russie au Nord et la Chine au Sud. Les routes permettant l’évacuation des minerais sont donc tributaires du bon vouloir des pays de transit, ce qui est un problème lorsqu’on pense à la sécurité des approvisionnements. Si l’on mentionne de nouveau le Niger, la situation est exactement la même : un État enclavé (le minerai d’uranium était évacué via le Bénin par le port de Cotonou).

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Il existe des solutions pour certains cas. Pour le Kazakhstan, les matières nucléaires transitent encore via la Russie jusqu’en Europe (clause d’exception à l’égard des sanctions). Mais si cela devait s’arrêter, une autre route est possible : le « middle corridor », qui passe par la Caspienne, le Caucase du Sud (Azerbaïdjan-Géorgie) puis la mer Noire jusqu’aux Détroits turcs… Solution qui a son propre lot de problèmes géopolitiques, avec l’instabilité du Sud-Caucase et les très fortes tensions en mer Noire. Les approvisionnements en uranium restent donc problématiques pour la France, qui n’extrait plus sur son sol depuis 2001. La stratégie de diversification d’Orano pourrait cependant pallier le pire. L’entreprise française est en cela dans la droite ligne de la politique proposée par la Commission européenne dans le Livre vert de novembre 2000 (NDLR. Vers une stratégie européenne de sécurité des approvisionnements énergétiques), qui insiste sur la nécessaire diversification des sources d’approvisionnement.

Comment se traduit l’effort français en matière de diversification de ses ressources en uranium ?

La France travaille énergiquement, par la diplomatie et les accords commerciaux, à diversifier ses approvisionnements. Le cas mongol est intéressant à ce titre. Emmanuel Macron a effectué une visite en Mongolie en mai 2023, première jamais effectuée par un président français. Cette visite a notamment consacré la confirmation d’un contrat entre Orano et les autorités mongoles. L’annonce définitive de l’accord vient d’ailleurs d’avoir lieu, le 27 décembre, et porte sur un investissement de 1,6 milliard d’euros qui pourrait faire de la Mongolie le 6ème exportateur mondial dans le domaine.

Cependant, des problèmes se profilent déjà. Outre l’influence russe et chinoise et les difficultés liées à l’évacuation des ressources d’un État enclavé comme évoqué plus haut, Oulan-Bator a aussi introduit des lois restrictives en matière d’investissements étrangers. Pire, ; début 2024, un texte de loi autorise l’expropriation partiel des actifs miniers afin de financer un fonds souverain… de quoi potentiellement décourager les investisseurs internationaux car ce genre de décisions peut durablement fragiliser la confiance et, plus généralement, le climat des affaires ! Personne n’a envie de risquer une expropriation de tout ou partie de ses actifs en fonction de l’humeur politique d’un gouvernement.

Une solution alternative pourrait être de resserrer les liens entre la France et des pays occidentaux ou proches des occidentaux, afin de diminuer les risques géopolitiques, économiques et législatifs des approvisionnements en uranium. L’Australie a déjà été citée comme fournisseur important de la France. Le Canada en est un autre. Les risques sont maîtrisés : proximité géopolitique, moindre risque pour l’évacuation du minerai par voie maritime sur des océans ouverts et environnement normatif et législatif solide dans ces grands pays miniers. Il convient également d’attirer l’attention sur le fait que cette problématique concernant l’uranium se retrouve dans de nombreux autres minerais stratégiques. L’Europe n’extrait presque plus sur son sol, or l’industrie a besoin de métaux spécifiques, surtout dans la haute technologie et la transition énergétique (cobalt pour les batteries de véhicules électriques, terres rares pour les éoliennes et les moteurs électriques, ou encore galium pour l’électronique de défense, pour ne citer que quelques exemples). Les minerais sont souvent extraits dans des pays problématiques : plus de la moitié des ressources en cobalt provient de la République démocratique du Congo, les terres rares sont très majoritairement extraites en Chine. Il est donc nécessaire de définir des stratégies pour réduire les risques sur les approvisionnements.

Quelle approche pourrait être privilégiée ?

La collaboration entre pays européens semble indispensable. L’achat de matières premières en groupe est une piste intéressante, tout comme les politiques visant à maintenir voire renforcer la chaîne de valeur sur le sol européen. En effet, le minerai sans capacité de transformation en produit utilisable par l’industrie n’a aucun intérêt. C’est toute la filière de transformation, raffinage, purification et intégration qu’il convient de préserver, et la Commission européenne y travaille depuis longtemps. Les partenariats internationaux sont une autre piste intéressante et parallèle, comme le fait le Minerals Security Partnership Forum. Ce forum réunit de nombreux pays qui ont la particularité d’être proches géopolitiquement : ni la Chine, ni la Russie n’en font partie.

Universités: bas les voiles!

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Bruno Retailleau aimerait enfin interdire le voile à l’université et lors des sorties scolaires. Sa proposition mérite d’être discutée, même si elle n’a politiquement aucune chance d’aboutir dans l’immédiat.


Le Ministre de l’Intérieur voudrait que le Parlement interdise le voile à l’université et lors des sorties scolaires, ce qui n’est pas franchement d’actualité. Le gouvernement n’a pas non plus l’intention de se saisir de cette patate brûlante. Les présidents d’universités sont contre. Et la gauche médiatico-insoumise crie à l’islamophobie, accusation dont elle devrait avoir la pudeur de s’abstenir quand on sait qu’elle peut tuer. Cette interdiction n’arrivera donc évidemment pas. Mais l’idée de M. Retailleau concerne un débat essentiel auquel on essaie tout le temps d’échapper.

Dans un monde paisible ou normal, où les mœurs françaises règneraient, où l’islam, comme toutes les cultures minoritaires, accepterait de s’adapter à la culture majoritaire, et de se cantonner à la sphère religieuse, je m’opposerais aux propositions de Bruno Retailleau.

L’argument invoqué pour interdire le voile à l’école – laisser les jeunes consciences faire l’apprentissage de la liberté – est en effet réversible pour les étudiants adultes à l’université.

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Concernant les mères voilées, qui veulent participer à la vie de l’école, il est toujours préférable de ne pas blesser les individus (on peut très bien dénoncer l’immigration sans rejeter les immigrés). Et même s’agissant du voile islamique pour lequel j’ai assez peu de sympathie, mon premier réflexe serait de n’interdire qu’avec la main qui tremble.

n°96 de « Causeur »

Pourquoi faudrait-il faire une exception ? Emmanuel Macron dirait que « nous sommes en guerre »… Disons que nous sommes confrontés à l’expansion d’un islam identitaire, politique et radical qui entend contrôler la société musulmane mais aussi changer la France. Selon Bruno Retailleau, interrogé dans Le Parisien, les Frères musulmans ont une stratégie de conquête lente, visant à s’infiltrer dans tous les secteurs: cultuels, culturels, sportifs, sociaux et municipaux. Or, le voile, donc les jeunes filles, est une arme privilégiée de cette conquête. Un moyen de nous tester. 

Et il faut toujours rappeler que le voile reste un signe de la soumission de la femme, de l’assujettissement des Iraniennes et l’uniforme de nos ennemis – ces djihadistes qui nous attaquent et qui ont par exemple tué l’équipe de Charlie Hebdo. Le voile peut aussi être une façon d’afficher son rejet des « kouffars ».

Certes, pour beaucoup de musulmans, c’est simplement une affaire religieuse. Sans doute, mais comment distinguer le voile religieux du voile politique, le voile français du voile djihadiste?

La France a collectivement le droit de fixer des limites, de décider quelles sont les différences acceptables et celles qui ne le sont pas. La burqa a bien été interdite, par exemple. Pendant que nous ergotons, tortillons et droit-de-l’hommisons, les Frères musulmans savent retourner notre tolérance contre nous et progressent. J’ai envie de dire à mes compatriotes musulmanes qui aiment leur pays que Paris vaut bien un foulard.

Mais, puisqu’il n’y a pas de majorité (ni dans le pays, ni à l’Assemblée nationale) pour étendre l’interdiction, je m’incline. Mais je revendique le droit de proclamer que je n’aime pas le hijab sans être traitée de raciste.


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin

Mélodie de la mort

Le dernier Almodovar est-il un plaidoyer en faveur de l’euthanasie ? Est-il réussi ? Critique.


Almodovar ne rit plus. Depuis Douleur et gloire (2019) où Banderas, son ancien acteur fétiche, campait comme en miroir les tourments d’un cinéaste en bout de course, Madres paralelas (2021) qui exhumait les cadavres de la guerre civile espagnole pour fouailler les énigmes de la filiation, le génial Madrilène porté par la movida se place définitivement dans le compte à rebours : il couche désormais dans La chambre d’à côté, celle de la mort.

Lui qui avait tellement reproché à son cher Antonio Banderas de sacrifier son talent à une carrière américaine, franchit à son tour le Rubicon pour rallier à cet opus, tourné outre-Atlantique, aux côtés de l’impérissable Julianne Moore l’actrice britannique Tilda Swinton (à laquelle il avait confié le rôle de La Voix humaine il y a quatre ans, dans un court métrage presque expérimental).

Tilda Swinton cancéreuse

Julianne Moore incarne ici Ingrid, auteur à succès qui, un matin où elle dédicace son dernier bouquin à une file de fans dans une librairie new-yorkaise, apprend par hasard que Martha (Tilda Swinton, justement), sa vieille copine perdue de vue, célèbre correspondante de guerre avec qui elle a, entre autres choses, partagé jadis un amant, est à l’article de la mort – cancer du col de l’utérus au stade 3, ça ne pardonne pas.

Voilà donc Ingrid qui, émue et secourable, renoue avec Martha, lui rend visite à l’hosto entre deux chimios, la laisse blablater indéfiniment sur le passé (ses ex, ses aventures, sa maternité, sa rupture avec sa fille désormais adulte…) : champ-contre champ en huis-clos entre ces deux femmes, grevé de flash-back dans une manière de sitcom un peu cheap, quasi parodique – comme si Pedro ironisait sur ce pathos.

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Les choses changent quand Martha confie à Ingrid qu’elle s’est procurée sur le darkweb la pilule qui va mettre un terme à ses souffrances, au moment pile qu’elle aura choisi. Dans cette perspective, elle a loué à grands frais pour un mois une luxueuse maison d’architecte, isolée en pleine forêt, non loin de Woodstock, et demande donc à sa copine de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure. À partir de là s’installe, dans le vase clos de cette villégiature haut-de-gamme, un nirvana agreste, poétique, dont l’issue fatale est l’horizon d’attente. Sur quoi la superbe partition à cordes du compositeur attitré d’Almodovar, Alberto Iglesias, pose en continu un nappage mélodique qui renvoie à l’esthétique classique de Hollywood.

Fin du film moins convaincante

On est moins convaincu par les échappées qui, dans le dernier tiers du film, convoquent transitoirement quelques comparses : tel cet ancien amant, sous les traits de John Turturro, qu’on verra pontifier, attablé dans un café, sur les complots supposément ourdis par une extrême droite vendue au libéralisme économique et fomentant l’ apocalypse climatique ; ou encore ce coach bien bâti et idéalement photogénique qui, campé par une star transalpine des réseaux, Alvise Rigo, se met gentiment à l’écoute d’Ingrid, entre deux exercices de sautillements (Occasion, entre parenthèses, d’une flèche bien sentie contre le péril du puritanisme procédurier qui dissuade aujourd’hui du moindre contact physique entre un prof de gym et son élève).

Plaidoyer en faveur de l’euthanasie ? La chambre d’à côté, adapté d’un livre de Sigrid Nunez intitulé Quel est donc ton tourment ? (que votre serviteur n’a pas lu), approche la question avec gravité. Très loin du mélodrame, de la loi du désir et du labyrinthe des passions, imprescriptibles marques de fabrique d’Almodovar pendant tant d’années. Au dénouement du film, l’enquête de police qui confronte Ingrid/ Julianne Moore à un inspecteur très intrusif jette un jour glaçant sur cette nouvelle Inquisition qui prétend régenter nos choix les plus intimes.

Viscéralement incroyant, Almodovar semble au moins prêter au trépas une vertu réconciliatrice : le miracle de la palette graphique ressuscite le sosie rajeuni de Tilda Swinton, laquelle prête son propre visage savamment lifté à la fille de la défunte Martha, réunie in fine à sa mère par la mort. Ainsi soit-il.                   

La chambre d’à côté. Film de Pedro Almodovar. Avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro… Etats-Unis/Espagne, couleur, 2024. Durée: 1h47.

Quel est donc ton tourment ?

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La renaissance de la Chapelle impériale de Biarritz

Le 9 janvier 1873, Napoléon III s’éteignait près de Londres, dans sa résidence d’exil de Camden Place, à Chileshurst. L’empereur n’avait que 64 ans. Chaque année, en ce jour anniversaire, la Chapelle impériale de Biarritz ouvre ses portes pour une messe.


Chaque année, en Grande-Bretagne, sous les voûtes néo-gothiques de l’église de l’abbaye bénédictine de Saint Michel, fondée en 1881 par l’impératrice Eugénie, et qui depuis abrite la dépouille de l’Empereur, celle du prince impérial et celle de l’Impératrice elle-même, on célèbre par une messe la mémoire de Napoléon III en présence des membres de la famille impériale qui peuvent y assister.

Mais en France, ce même 9 janvier, un autre lieu accueille un hommage à l’Empereur défunt. Il s’agit de la Chapelle impériale sise à Biarritz, laquelle ne s’ouvre au culte que quatre fois par an : pour l’anniversaire de la mort de l’Empereur, pour celle du prince impérial le 1er juin, pour celle de l’Impératrice le 11 juillet ; et le 12 décembre enfin, pour la fête de Notre-Dame de Guadalupe, sous le vocable de laquelle Eugénie avait voulu qu’on plaçât la chapelle.

Sur le vaste domaine acquis par le couple impérial pour ses séjours de fin d’été à la Villa Eugénie, un domaine très peu arboré à cause des vents de l’océan, mais qui courait alors du phare de Biarritz jusqu’à l’emplacement actuel du casino, cette chapelle avait été édifiée en 1864 afin d’y suivre la messe dominicale en toute quiétude, loin des foules qui se pressaient sur le passage des souverains. Le morcellement du domaine après que l’Impératrice l’eut vendu à une société de banque en 1881, l’incendie terrible qui ravagea en 1903 la Villa Eugénie alors transformée en hôtel et, dès lors, reconstruite dans des dimensions plus considérables, et l’édification d’un quartier sur le site, font que, de tout cet ensemble, la chapelle demeure l’unique vestige authentique de la résidence impériale. Acquise par la ville de Biarritz après être passée en plusieurs mains, enfin classée monument historique en 1981, la Chapelle impériale est devenue le témoignage de cette époque où l’Impératrice et l’Empereur donnaient à Biarritz et au Pays basque un essor inespéré dont la ville et la région leur sont toujours redevables.

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De style néo-byzantin, l’extérieur du bâtiment n’a vraiment rien d’exceptionnel. Mais l’intérieur en revanche, multicolore, délicieusement éclectique comme l’aimait la fin du XIXe siècle, a le charme indéfinissable de ces lieux où le temps a été suspendu et où semble flotter les âmes des princes qui y ont séjourné. Décorée dans un style rappelant à la souveraine sa naissance à Grenade, mais où les motifs hispano-moresques des zelliges et des azulejos côtoient hardiment des motifs floraux à la façon des faïences d’Izmir, les abeilles impériales butinant sur les colonnes ou les monogrammes enlacés de Napoléon, d’Eugénie et de Louis-Napoléon, la chapelle a aussi conservé son mobilier liturgique, le tabernacle, les six chandeliers et la nappe (en très mauvais état) de l’autel, les ornements sacerdotaux (chape, voile huméral et conopée de soie blanche brodée au fil d’or d’un semis d’abeilles impériales), les sièges et les prie-Dieu réservés sans doute aux souverains. Mais encore les nombreuses banquettes recouvertes de velours pourpre destinées aux invités et aux membres de la suite des souverains.

Tout cela infiniment émouvant, tout cela demeurant en place, tout cela étonnamment conservé à l’exception de pièces ruinées éparpillées ici et là, tout cela parfois réduit à un état de délabrement fatal quand s’accumulent les siècles.

Honneur de la ville de Biarritz oblige : il a enfin été décidé d’entreprendre la restauration de tout ce qui l’exigeait. Ébéniste et tapissière de haut vol ont déjà été requis sous l’égide des Monuments historiques et de la municipalité, et grâce à des dons privés, à des mécènes, voilà que le mobilier est restitué et que tout ce qui requiert encore restauration a été répertorié en attendant d’être rénové.

152 ans après la mort de Napoléon III, cette chapelle impériale où les souverains avaient suivi leur dernière messe au Pays basque en 1869, cette chapelle recouvre son éclat.  Alors que les historiens, enfin délivrés de cette haine imbécile dont la République française a accablé le dernier des Napoléonides régnant, rendent désormais justice à celui qui a définitivement mené la France vers la modernité et qui a fait de Paris l’une des plus belles capitales au monde.


Chapelle impériale, rue des Cent Gardes, Biarritz.
Visites en français, espagnol, allemand, anglais. 05 59 22 37 10.
Messe à la mémoire de Napoléon III le 9 janvier à 18 heures.

France Inter, l’islamophilie courageuse

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Matthieu Noël © D.R.

L’après-midi, France Inter a troqué l’humour politique pour du wokisme à la carte. La radio s’est récemment indignée d’un testing sur les femmes voilées.


Bien des auditeurs naïfs pensaient s’être débarrassés des humoristes « de gauche » après la polémique liée à la blague à connotation antisémite de Guillaume Meurice sur Nétanyahou. Mais ce que France Inter a perdu en gauchisme avec Charline Vanhoenacker, elle le compense en wokisme avec Matthieu Noël. Son émission préfère analyser les grands enjeux « sociétaux » du moment que se moquer du personnel politique. On y discute par exemple « mentrification » (avec Titiou Lecoq), « paracolonialisme » (avec Françoise Vergès), ou encore démocratie sur Twitch (avec Jean Massiet).

Le 10 décembre, pas question de trop rigoler pour Cyril Lacarrière, le rédac’ chef de l’émission qui choisit tous ces thèmes magiques susmentionnés, alors qu’il s’agit de s’indigner des résultats catastrophiques d’une opération de « testing » révélant les terribles discriminations à l’embauche dont pâtiraient nos amies les musulmanes. Deux CV similaires sont envoyés pour un contrat d’apprentissage, l’un avec une femme tête nue, l’autre voilée.

Résultat ? La candidate voilée a 80 % de chances en moins d’être convoquée et 25 % de chances en plus de recevoir un refus. Un écart « édifiant », selon le journaliste, qui s’empresse de préciser que le voile n’est interdit au travail que si un règlement intérieur l’exige. Depuis les drames de Charlie Hebdo et Samuel Paty, France Inter évite soigneusement les accusations d’islamophobie, mais persiste donc à flatter une fibre victimaire chez les musulmans en considérant implicitement le voile comme un simple signe religieux, au même titre qu’une main de Fatma. Les problématiques liées à son port en entreprise – relations avec les clients, tensions entre collègues probables liées à une idéologie religieuse radicale – ne sont d’ailleurs pas abordées.

Enfin, un détail-clé du testing est passé sous silence : les recruteurs discriminent davantage une femme au nom français voilée qu’une femme au nom maghrébin non voilée. Mais cela, France Inter n’a pas estimé nécessaire de le relever.

Les médailles de Jean-Marie Le Pen

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© Hannah Assouline

Jean-Marie Le Pen a collectionné les condamnations, quand d’autres sont passés entre les gouttes d’une justice à indignations variables. Certaines de ses « provocations » étaient pourtant prophétiques, rappelle cette tribune libre.


Charles Baudelaire, ce grand réactionnaire, était condamné en 1857 par le procureur Pinard pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs » — et condamné à 300 francs d’amende ainsi qu’à la censure des Fleurs du Mal. Pinard, des années plus tard, devait écoper d’un blâme pour avoir caché un poème érotique dans le prie-Dieu d’une veuve (vrai de vrai !) : c’est ce qu’on appelle le curé dans le bordel. Mais revenons à Baudelaire ; sitôt sa condamnation prononcée, le poète recevait une lettre du Monstre sacré du romantisme : Victor Hugo, en exil sur son roc. Ce dernier le félicitait : belle consolation ! « Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, écrivait-il, vous venez de la recevoir. » Et d’ajouter, à propos de l’Empire : « Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale. » On voit que dans les régimes où la morale (toute subjective, évidemment !) sert de rempart à l’assaut de la vérité, une condamnation, c’est une marque d’honneur. Triste époque ! semblable au règne du Petit, où sous des apparences de liberté on muselle l’opinion à grands coups de « provocation » et d’« incitation », où le courage s’achète à l’amende et au sursis.

Jean-Marie Le Pen n’aura jamais eu la Légion d’honneur : au diable son parcours politique exceptionnel, commencé sous la Quatrième — nul n’est prophète en son pays : il criait trop fort la vérité. Mais il aura gagné quelques jugements qui valent des médailles. Nécrologie oblige, je ne m’arrêterai pas sur les procès les plus embarrassants du patriarche ; seulement sur ceux qui méritent d’être rappelés, parce qu’ils sont des faits d’armes : in memoriam !

En 1984, à L’Heure de vérité (Antenne 2), Jean-Marie Le Pen fustigeait « la véritable invasion qui est en train de se produire dans notre pays, la constitution de villes étrangères ». Pour cette vérité dont on soulignera le caractère prophétique (1984 !) : 3 000 francs d’amende au correctionnel.

En 2003, dans Le Monde, Le Pen déclarait : « Le jour où nous aurons en France, non plus 5 millions mais 25 millions de musulmans, ce sont eux qui commanderont. Et les Français raseront les murs, descendront des trottoirs en baissant les yeux. » Vous en doutez ? Les juges, oui. Pour ces propos, 10 000 euros d’amende au correctionnel.

En 2013, il disait en parlant de la communauté rom qu’elle était « urticante » et « odorante ». Verdict : 5 000 euros d’amende. Si ces propos vous choquent, pensez aux saillies de Chirac sur les immigrés — mais lui, on a oublié de le condamner.

Suprême hommage, on aura dansé sur son cadavre : et le voilà élevé à la hauteur de Richelieu.

C’est quand les hommes qui ont marqué leur temps disparaissent, que l’on mesure le plus durement notre chute. Jean-Marie Le Pen avait déjà été élu député lorsque De Gaulle proclamait la Cinquième République ; il a lutté dans l’arène avec des géants ; et il est mort sous le quinquennat Macron, dans sa patrie qu’il aimait tant et qui s’est peu à peu transformée en territoire à double drapeau, ethniquement fracturé, cette patrie où les Pinards, hystériques, sont devenus légions cette patrie où La France Insoumise siège à l’Assemblée… Jeanne ! Au secours ?

Bayrou, le petit chose

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François Bayrou à une séance de questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, Paris, 17 décembre 2024 © JEANNE ACCORSINI/SIPA

Après avoir dirigé trois petits partis, occupé tous les postes de la République ou presque et brigué trois fois la magistrature suprême, François Bayrou voit ses efforts récompensés. Si au cours de sa carrière le Béarnais a accepté de ronger son frein et d’avaler tant de couleuvres, c’est qu’il est doté d’une confiance en soi à faire pâlir Jupiter.


Longtemps François Bayrou va se coucher de bonne heure devant les héritiers en politique que sont les Baudis, les Barrot, les Méhaignerie, les Bosson, tous nés coiffés d’une circonscription douillette, tous promis à des ministères. L’agrégé de lettres reçu à une modeste 76e place ronge son frein durant seize longues années en servant de scribe à l’ensemble de la famille démocrate-chrétienne. Il est tour à tour la plume de Jean Lecanuet, de Pierre Pflimlin, de Pierre Méhaignerie, d’une kyrielle d’augustes inconnus « fils de » et l’éditorialiste de Démocratie moderne, l’hebdomadaire du parti. Il gratte, gratte, gratte et, surtout, cajole ces importants qui ouvrent rarement un livre et qui s’amusent de ce fils d’agriculteur aux longs cheveux bouclés qui n’a pas encore complètement vaincu ses difficultés d’élocution.

« Où est François ? Il n’a pas rendu son texte ! » sera la question la plus entendue au siège du CDS du boulevard Saint-Germain. En ces temps-là, le centrisme communie dans l’extase du giscardisme triomphant. On se donne des frissons en lançant dans des colloques aux salles vides que l’immigration est une chance pour la France et que l’avenir appartient à un travaillisme à la française.

Bayrou dont les premiers émois spirituels furent provoqués par Lanza del Vasto, ce dandy disciple de Gandhi, sait se rendre indispensable pour mettre le catholicisme social en musique. L’ambition vaut bien une messe. Mais le biographe d’Henri IV aura l’âme d’un Ravaillac en songeant à ces humiliations passées.

De fils d’agriculteur à chef de parti

Quand il parvient, contre toute attente, à déloger le dernier « fils de » du CDS en 1994, il ne peut s’empêcher de lancer rageur à la tribune : « Comme s’il n’y avait que la génétique qui permettait d’entrer dans cette famille-là ! »

Chef de parti enfin ! Certes, la formation qu’il préside compte peu sur l’échiquier politique, mais l’enfant de paysan qu’il est préfère être maître chez lui. D’autant qu’il a vu se dresser devant lui un autre obstacle : les énarques. De Gaulle voulait « des agrégés sachant écrire ». Ce temps est passé et les écuries des présidentiables réclament auprès d’eux des énarques sachant compter.

Face à ces petits messieurs en costume gris avec leurs dons de tout savoir et de tout comprendre, leur façon policée de réduire le combat politique à une querelle d’experts, leur manière inimitable de pasteuriser le moindre débat idéologique au nom de prétendus impératifs de gestion, Bayrou fait, encore une fois, tache avec ses envolées lyriques et laborieuses. Il ne suffit pas de poser ses bagages au cœur du 7e arrondissement pour être des leurs. Ces gens-là possèdent un indécrottable esprit de caste. Le jeune dépité des Pyrénées-Atlantiques apprend que la politique est le royaume des ascenseurs que l’on renvoie rarement. Il lui reste donc à emprunter l’escalier de service puisque les autres ont la fâcheuse manie de le prendre pour un liftier.

On dit souvent que Bayrou a toujours eu une haute idée de lui-même. C’est juste. On souligne aussi qu’il est persuadé qu’aucune personne ne croise sa route par hasard. C’est vrai. Enfin, on prétend qu’il s’est vu élu, depuis sa tendre enfance, dans le petit village de Bordères où le doigt de Dieu se serait posé sur son front. C’est faux.

De même, une légende dorée aime à répéter combien Jacques Delors compta pour lui, trouvant chez cet Auguste un modèle de carrière, celui du fils du peuple, formé à l’école publique et bonifié au fil des ans par l’humble fréquentation des caïds de la politique. Le seul intérêt de cette prétendue proximité est de mettre Martine Aubry dans des rages froides. En vérité, un homme politique fut bien plus essentiel à son parcours. Il s’agit de François Mitterrand.

Pour comprendre, il faut revenir à ce fameux et fumeux épisode des « rénovateurs » de la droite, qui remonte à plus d’une trentaine d’années. Le 13 décembre, à l’occasion de la traditionnelle passation de pouvoir devant les marches de l’hôtel Matignon, le nouveau Premier ministre ne peut s’empêcher de l’évoquer avec son prédécesseur au grand étonnement des observateurs.

Rencontre avec Mitterrand…

Après la présidentielle de 1988, six jeunes députés UDF et six jeunes députés RPR parmi lesquels Seguin, Fillon, Noir, Barnier et Bayrou rêvent de secouer le cocotier de la droite avec une vacuité galactique pour tout projet. Libération leur déroule un tapis rouge. Jacques Pilhan racontera, en privé, comment Mitterrand les reçoit à tour de rôle avec gourmandise, promettant à chacun des « révoltés » un destin présidentiel.

Aucun ne prit autant pour argent comptant la parole mitterrandienne que Bayrou. Il est vrai que le président avait actionné pour le séduire trois leviers forts : les lettres, l’enracinement local et l’éloge de la flânerie qui magnifie les absences et les retards. Il est vrai aussi que cet expert savait faire mieux que flatter les ego : témoigner de la considération à son interlocuteur.

Pour le reste, il distilla au jeune Béarnais les mêmes conseils qu’aux autres : prendre le contrôle d’un appareil politique et ne pas craindre de se présenter trois fois à la présidentielle. L’ennui de cette recette de grand chef est qu’elle figurera dans tous les livres de cuisine. Le moindre gâte-sauce s’y essaiera.

Bayrou a eu constamment en tête la geste mitterrandienne qui anoblit les changements de pied politiques. Lors des deux dernières présidentielles où il se présente, lui, l’homme de centre-droit, plante sa tente dans le champ de la gauche. Il n’a, en fait, qu’une seule feuille de route : ne plus jamais être humilié. Fillon ne le comprit pas. Le 20 février 2017, Bayrou reçoit encore des notes le confortant dans son choix de briguer la magistrature suprême. Mais la morgue et le mépris des équipes du candidat de la droite suffiront à le convaincre de rallier le panache de Macron deux jours plus tard. Ce dernier, une fois élu, commet le même impair en le traitant avec insolence. Il le convoque, en décembre dernier, pour lui annoncer qu’il ne sera jamais premier ministrable et qu’il doit s’effacer pour laisser la place à un nouveau chouchou présidentiel. Fatale erreur ! Au moins Henri III avait-il désigné comme successeur le roi de Navarre, son soutien. Mais l’Histoire ne bégaie pas.

Olivier de Kersauson: « Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens »

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Olivier de Kersauson © VILA -VSD/SIPA

Le grand navigateur est un écrivain profond. Avant que la mémoire s’efface est le récit du voyage intérieur d’un loup de mer qui porte sur le monde un regard grave et désabusé. Parce qu’il déteste l’effet de meute et refuse de frayer avec la médiocrité, Kersauson a choisi de fuir la société.


Comme c’est curieux : certains marins font des phrases ! Olivier de Kersauson est de ceux-là. Selon son humeur, elles sont profondes ou légères – la légèreté, la vraie, supposant une certaine profondeur. Le dernier ouvrage de ce grand skipper est d’abord le récit d’un voyage intérieur, celui d’une navigation intime. Sur le livre de bord d’une vie singulière, Kersauson note des impressions, des sensations, des heures de lumières. Il y souligne des sentiments, des passions, un art de vivre. Lisez plutôt : « Le devoir, c’est presque une notion morale. Ça rejoint la vertu, c’est ce que j’ai choisi. » Et aussi : « Il n’y a pas de vents favorables pour les gens qui ne savent pas où ils vont. » D’une certaine façon, Avant que la mémoire s’efface est un bréviaire. Celui d’un homme qui ne désempare jamais sa capacité d’émerveillement. Mais lucide, il se montre parfois grave. C’est qu’il est d’abord critique sur la société, sur le groupe qui suppose l’effet de meute, sur l’humain. Il n’accorde pas d’emblée sa confiance, loin de là. Pour lui, la solitude est un viatique. Elle protège des fâcheux – ceux qui racontent leurs malheurs sans pudeur –, en les mettant à distance. Il y a bien du péril à frayer à l’envi, nous dit-il en substance. Le mot qu’il déteste : convivialité. Il le suppose vide. La foule l’effraie, on s’y cache et l’on se laisse emporter comme lorsque l’on se baigne dans les vagues. Kersauson n’accepte pas d’être le complice de ses pulsions médiocres, il résiste. Il faut, c’est son conseil, toujours viser ce qui est plus haut, plus grand, plus brillant. Ne jamais se laisser guider par ses bas instincts. Courage et bon temps à bord !


Causeur. Depuis la Polynésie où vous vivez, comment percevez-vous la métropole et notre société ?

Olivier de Kersauson. Je n’en sais rien, car je vis dans mon monde. Je n’ai pas de contacts. La société, d’ailleurs, ne m’a jamais intéressé. Je n’ai pas de mépris pour le corps social, mais une vraie inaptitude à m’y mêler. En d’autres termes, il ne me regarde pas et vice-versa. Je n’ai aucune confiance dans le monde qui nous entoure. Lorsque j’avais 20 ans et que j’ai visité Dachau, en voyant un tas de lunettes amoncelées, je me suis dit qu’il ne fallait faire aucune confiance à des gens capables de faire ça. Il y a du merveilleux chez l’être humain, mais encore tellement de sordide qu’il s’agit sagement de se tenir à l’écart. Je ne veux pas, pour autant, être dans la distribution de jugements de valeur mais à l’instinct, je n’accorde pas beaucoup de crédit à l’être humain. Ainsi, en ne lui accordant pas de crédit, j’ai parfois d’heureuses surprises.

Le titre de votre livre, Avant que la mémoire s’efface, laisse penser que vous avez tout de même la volonté de transmettre quelque chose.

Je tente seulement d’expliquer ce que j’ai vu, ce que j’ai compris. Au cas où quelqu’un aurait, par accident, l’occasion de partager la même pensée, on pourrait alors espérer partager un moment de bonheur (rires). La transmission d’une expérience ressort toujours, selon moi, d’un hasard heureux. La plupart des gens qui ont la volonté de transmettre n’ont rien à transmettre d’intéressant.

Avez-vous peur que votre mémoire s’efface ?

Ce n’est pas une peur, mais une réalité. Ma mémoire s’efface. D’ailleurs toutes les mémoires s’effacent, elles sont faites pour ça. Il y a l’instant, la vie puis le souvenir qui finit par jaunir comme une photo. La trace du temps lui-même s’estompe. Le temps s’écoule sur nous. On ne pense pas les mêmes choses à 20 ans qu’à 40 ou 60, on ne pose pas le même regard sur la vie, on n’a pas les mêmes ambitions, les mêmes rêves, ni les mêmes chagrins, nous sommes embarqués sans préméditation dans un voyage dont nous sommes également débarqués sans le vouloir. La mémoire est un sillage. Comme à l’étrave, le sillage s’efface.

Sans mémoire, qu’est-ce qui est susceptible de tous nous réunir ?

Notre ignorance. Nos cerveaux arrivent à imaginer l’absolu, et on n’arrive absolument pas à imaginer l’infini. Or, levons la tête, regardons le ciel par la fenêtre et notre regard se porte sur l’infini de l’infini de l’infini… Notre cerveau n’arrive pas à le concevoir. Donc on vit dans un monde avec un outil absolument imparfait. Et l’outil en question, c’est précisément le cerveau. Nous sommes égaux car nos ignorances sont les mêmes et c’est tout. Je parle, évidemment, de nos ignorances fondamentales. Personne ne sait exactement ce qu’il fait là, personne ne sait à quelle heure il va mourir, personne ne sait ce qu’il y avait avant nous ni ce qu’il y aura après. Pourtant, nous vivons avec des émotions, des rêves, des bonheurs. Je me demande parfois à quoi rime tout cela. Peut-être juste à rien. Tout ce qui compte dans notre vie, tout ce qui nous est important, est de l’ordre de l’irrationnel. Ce qui est cartésien, c’est le train de 18 h 27 ou le taxi à 12 euros.

On peut comprendre aujourd’hui votre détachement, mais quel regard portez-vous sur votre parcours ?

Je ne me regarde pas le nombril. La seule chose qui m’intéresse, c’est de gérer les années qui viennent. À 20 ans, on a des rêves, à 40 on prend des décisions, à mon âge, la capacité de rêve diminue. J’espère simplement que l’année prochaine sera comme l’année dernière. Je sais que je suis sur la pente négative. Le fait de vieillir isole. Je dois faire face au temps qui a fui. Je n’ai plus d’interlocuteur pour parler de ce temps disparu. Je suis enfermé dans la solitude d’un devenir.

La solitude, pourtant, ça vous connaît, non ?

Oui, il faut s’accepter. Le rapport avec l’autre, pour moi, est un plaisir, non un besoin. Et comme tous les plaisirs, j’en profite modérément ! J’ai rarement la capacité intellectuelle d’être enthousiasmé. Cela fait partie de mes impuissances. Les autres ont des capacités exploratoires supérieures aux miennes dans ce domaine. L’idée d’égalité est une fumisterie. Nous serions égaux si nous mourions tous à la même heure après le même temps de vie. Toutefois, nous découvrirons peut-être un jour que nous avons tous le même quota de bonheurs et de chagrins… Mais nous sommes incapables de l’analyser. Quoi qu’il en soit, les bonheurs de l’autre nous sont aussi imperméables que ses chagrins.

Malgré ce que vous nous dites, peut-on vous demander si vous êtes aujourd’hui un homme heureux ?

Oui. J’ai dans la tête des morceaux d’endroits et des morceaux de lumières. J’ai dans la tête des moments disparates, insolites, inouïs, liés par rien et qui sont, dans la promenade que la vie m’a donné la chance de faire autour du monde, des moments de bonheur absolu. Ces moments sont constitués de lumières d’abord, mais encore d’odeurs, de températures. Bref, se plaindre ne sert à rien. Les gens qui racontent leurs malheurs les vivent deux fois, c’est la double peine. Il ne faut pas parler de ce qui ne va pas et être content de ce qui va bien. C’est tout de même formidable que quelque chose aille bien dans le monde dans lequel on vit, non ? Je trouve que ce qu’il y a de plus intelligent, c’est d’être content. Ce qui est remarquable chez un individu, c’est sa capacité au bonheur. L’intelligence, c’est d’être content et non de se plaindre. Je me suis appliqué à être content. Je me lève, le pied gauche marche bien, le droit aussi, les yeux s’ouvrent, je vois les couleurs, roule ma poule, c’est formidable, on va commencer une belle journée ! Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens. Il faut avoir conscience que tout ce que nous procure la vie n’est pas un dû, mais une chance. Et la vie est une chance colossale ! Point. Ce qui est moins marrant, c’est quand on cesse d’exister. (Rires.) Mais comme c’est fatal, ce n’est pas non plus un drame. La mort est ce qui nous est le plus commun, le plus facile et le plus partagé.

La mort, c’est facile ?

Ce n’est pas très difficile à organiser, la mort, on ne nous demande pas notre avis, et ça passe… (Rires.) Ça ne demande pas un énorme travail. Je n’ai pas dit que cela devait être agréable. Mais facile, oui.

Vous racontez dans votre livre comment, un jour, vous avez voulu perdre du temps, faire volontairement l’expérience de la perte de temps…

En effet. On passe son temps à tenter de ne pas le perdre. Et dans ma vie, j’ai été cerné par des gens qui ont cherché à me faire perdre du temps. Très peu ont voulu m’en faire gagner. L’emploi du temps de l’autre est souvent géré en fonction de ses intérêts. Un jour, j’ai donc décidé de perdre mon temps par moi-même. De consacrer des minutes de ma vie à une sorte de fête de l’inutile. Il faut certes se balader dans ses urgences, mais aussi se promener dans ses inutilités parfaites, lesquelles sont le reflet de ce que nous sommes. Je me suis rendu à moto dans le Massif central, dans une bourgade dans laquelle je n’avais jamais mis les pieds, j’ai garé la moto devant une gare où je suis allé attendre un train que je n’ai pas pris. C’était pour moi le symbole de la démarche parfaitement inutile. C’était surréaliste. D’une certaine façon, j’ai fait cet exercice pour sanctifier le temps perdu.

Avant que la mémoire s’efface : quelques propos maritimes, Olivier de Kersauson, Le Cherche-midi, 2024.

«Grooming gangs» en Grande-Bretagne: le peuple des abysses

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© Y Mahjoub/SIPA

Elon Musk s’improvise pyromane politique au Royaume-Uni depuis quelques jours, en accusant le Premier ministre Keir Starmer d’avoir été le « complice » de réseaux pédocriminels, ou en qualifiant sa secrétaire d’État Jess Phillips de « sorcière ». Keir Starmer, piqué au vif, se défend. Qui dit vrai ?


« Dans le petit monde où vivent les enfants, rien n’est plus délicatement perçu et senti que l’injustice », disait Charles Dickens. Les sordides affaires d’exploitation sexuelles venues d’Angleterre ces trente dernières années ont ce petit fumet victorien qui rappellera malheureusement l’univers dickensien ou encore Le Peuple de l’Abîme (The People of the Abyss) de Jack London. Elles sont autant de contes cruels où l’innocence a fini immanquablement par être souillée, annihilée à jamais dans les cœurs de petites filles violées par des ogres. Mais les pires ne sont-ils pas tous ceux qui ont refusé d’entendre leurs pleurs et leurs témoignages ? Prises entre le marteau de polices locales du nord de l’Angleterre misogynes qui les voyaient en petites prostituées droguées façon « Christiane F. 13 ans » et l’enclume des élus et travailleurs sociaux plus terrifiés à l’idée de passer pour « racistes » envers la précieuse communauté pakistanaise qu’à l’évocation de ces récits infernaux, les girls d’Oldham, Huddersfield, Rotherham, Rochdale ou Telford ont été sacrifiées à leurs bourreaux.

Une fois cela posé, il faut établir les responsabilités des uns et des autres. Récemment, Elon Musk s’est emparé du sujet et l’a médiatisé mondialement. Si ces affaires étaient très largement connues outre-Manche, mais aussi en France dans une moindre mesure, il faut reconnaître au milliardaire américain d’avoir jeté une lumière crue sur un des drames de société les plus atroces que le monde occidental a connus récemment. Néanmoins, un rappel chronologique des faits s’impose.

Des affaires anciennes et nombreuses

Il serait trop long de faire le détail des multiples rapports et cas de « grooming gangs » composés d’hommes du sous-continent indien. Les victimes se chiffrent en milliers, incluant parfois les parents des infortunées comme ce fut le cas à Telford où l’un des chefs de gangs finit par incendier la maison de Lucy Lowe. De son nom Azhar Ali Mehmood, il mit enceinte Lucy Lowe à l’âge de 14 ans avant de l’assassiner en compagnie de leur enfant né d’un viol, ainsi que de la mère et de la sœur de son esclave sexuelle. En septembre 2022, ce monstre a d’ailleurs demandé sa libération… Un cas parmi des dizaines d’autres.

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Les groupes immigrés du sous-continent indien ont une culture tribale et clanique où la femme est vue comme une marchandise soumise au bon vouloir des hommes. Traitées comme de la viande, les filles anglaises des classes populaires qui ont eu l’infortune de devoir voisiner leurs échoppes ont été manipulées puis détruites entre les mains expertes d’hommes qui ne respectaient aucune règle de notre civilisation. Ils ont aussi su avec habileté et sournoiserie exploiter les immenses faiblesses de l’État de droit britannique, bénéficiant de complicités et d’appuis auprès d’élus municipaux issus de leur communauté et jouant abondamment des failles d’un système judiciaire inadapté à des sociopathes organisés de ce niveau.

Ils ont ainsi pu installer une authentique « traite des blanches » au sein d’un des plus grands pays européens. Plus terrifiante encore fut la passive complicité des travailleurs sociaux et des policiers. Dans une histoire rapportée par The Telegraph, nous apprenons ainsi qu’une victime renommée « Anna » fut mariée de force à son bourreau au cours d’une cérémonie islamique à laquelle a assisté… son assistante sociale. La réalité est que les autorités britanniques locales ont tourné le dos aux victimes par peur du déclenchement « d’émeutes raciales » et parce qu’elles ne souhaitaient pas entacher le village Potemkine du multiculti sauce curry. Impunis, les hommes pakistanais ont donc pu assouvir leurs vices sans risquer quoi que ce soit durant une décennie entière dans ce nord de l’Angleterre désindustrialisé et miséreux.

Dans un rapport indépendant rendu en 2022, il est fait état de faits de corruption des polices locales par la communauté pakistanaise. Il y est aussi dit que la police hésitait à enquêter car cela aurait pu être perçu comme « politiquement incorrect ». À Rotherham, un policier a par exemple expliqué au père d’une jeune victime que la ville « entrerait en éruption » s’il rendait public le viol de jeunes blanches par des Pakistanais. Puis relativisant sur un ton paternaliste, il a ensuite calmement argumenté qu’un « petit ami asiatique (était) aujourd’hui un accessoire de mode » et que le viol servirait de « leçon » à l’adolescente de 15 ans.

Au fil du temps, divers rapports ont d’ailleurs été supprimés et de multiples affaires étouffées. Les hommes pakistanais bénéficiant de l’appui de conseillers municipaux de leurs rangs qui terrifiaient les élus d’ascendance britannique effrayés à l’idée d’être accusés du plus terrible mal de ce siècle : le racisme. En 2004, un documentaire de Channel 4 sur des viols de ce type commis à Bradford fut annulé après que la police le demanda à la chaîne au prétexte que montrer que « les hommes du sud-est asiatique ciblaient les filles blanches » allait augmenter les « tensions raciales ». Selon le Home Office, la moitié des affaires seraient toujours non résolues.

Une prise de conscience tardive

La prise de conscience des plus hautes autorités britanniques fut tardive. Ce n’est finalement qu’il y a une décennie environ que les premières voies célèbres se sont élevées contre ses horreurs. Keir Starmer déclarait en 2012, alors qu’il était « procureur général » de Grande-Bretagne et du Pays de Galles : « Les violeurs d’adolescentes ont échappé à la justice parce que la police, les procureurs et les tribunaux n’ont pas compris la nature de leurs abus ». Il n’avait pas hésité aussi à affirmer alors que « dans un grand nombre de cas, il y a un problème ethnique majeur qui doit être compris » et que les procureurs ne devaient pas avoir peur « de le dire ». Tout aussi important, il a expliqué que les victimes n’avaient pas été crues car elles n’étaient pas jugées crédibles – témoignage d’un toujours vif mépris de classe ayant cours en Grande-Bretagne où les natifs sont encore plus prolétarisés que les immigrés dans de nombreux endroits.

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On comprend donc qu’il soit courroucé d’avoir été jugé « complice » des crimes atroces rapportés. Il ne le fut pas. Mais la mollesse et le temps pris par la société britannique de même que son inaptitude à comprendre qu’elle devait mettre un terme à l’immigration pakistanaise aura fait couler une « rivière de sang ». Les Anglais ont collectivement failli. Du reste, Monsieur Starmer a laissé le cas de Rochdale perdurer car c’est sous sa direction que le traitement judiciaire de l’affaire fut abandonné.

Elon Musk n’a évoqué le sujet qu’après que Keir Starmer a déclaré qu’il ne voulait pas qu’une enquête publique soit diligentée sur les grooming gangs. Cela l’a scandalisé à juste titre, mais il a aussi utilisé et exploité cette affaire de manière excessive dans l’optique de déstabiliser la Grande-Bretagne. Que les autorités britanniques aient manqué de courage et aient même fait montre de complicité sont aussi des vérités. Jess Phillips, actuelle ministre à la protection des plus vulnérables, a d’ailleurs révisé son jugement après les polémiques, indiquant qu’elle était désormais ouverte à l’idée d’une enquête publique si les victimes en faisaient la demande. Mais rien n’y a fait, le Parlement travailliste a massivement voté contre la tenue d’une enquête nationale par 364 voix contre 111. Pourquoi une telle décision ? Pourquoi une telle lâcheté ? Que cela dit-il du féminisme de façade de certains ?

On s’étonnera aussi du silence des stars hollywoodiennes pourtant si promptes à dénoncer les abus sexuels quand il s’agit de MeToo. Si l’Europe ne veut pas subir les exagérations et les déstabilisations d’Elon Musk, elle doit comprendre qu’elle a le devoir impératif de faire un grand ménage dans ses rangs.

Israël et le casse-tête houthi

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Sanaa, Yémen, 24 décembre 2024 © IMAGO/Hamza Ali/SIPA

Choix stratégique crucial : faut-il continuer de frapper les Houthis, proxies de l’Iran, ou viser directement Téhéran qui est en pleine course à l’arme nucléaire ? Les Houthis s’imposent depuis des années comme des acteurs redoutables dans une région marquée par l’histoire mouvementée du Yémen et des tensions géopolitiques explosives, sur lesquelles revient notre chroniqueur.


Houthis et Iran, Yemen, Israël et les Juifs. Un essai de synthèse

La question que chacun se pose, qu’il soit un responsable, un expert ou un stratège en chambre est de savoir si Israël doit frapper les Houthis ou s’il doit directement attaquer le commanditaire, c’est-à-dire l’Iran. Ce commanditaire est vraiment très près, suivant tous les experts, de disposer d’une quantité d’uranium enrichi suffisante pour fabriquer deux ou trois bombes nucléaires. Les mollahs iraniens considèrent que cette bombe est leur gage de survie, leur fébrilité est d’autant plus grande que les installations de défense ont été durement détériorées, qu’une nouvelle administration américaine a priori plus dure va prendre place et que leur proxy principal, le Hezbollah, est très malade. Or, s’il est pour Israël bien difficile de bombarder, sans les bombes spéciales et leurs avions porteurs spécifiques américains, des installations d’enrichissement nucléaire aussi profondément enterrées que celle de Fordow; à 90 m sous une montagne, la situation sera encore plus difficile quand les Iraniens auront obtenu une quantité d’uranium enrichi suffisante, qu’il sera bien plus facile de cacher qu’une usine, en attendant de «weaponiser» cette dose dans un système de déclenchement adapté. 

Vers 2011, Netanyahu et son ministre de la Défense, qui s’appelait Ehud Barak, étaient prêts, dit-on, à bombarder les installations nucléaires iraniennes. Ils ne l’ont pas fait à cause de l’opposition du chef d’Etat-major, Gaby Ashkenazy, du chef du Mossad, Meir Dagan, et du chef du Shin Bet, Yuval Diskin, qui considéraient que Tsahal n’était pas prête à une telle opération et que les Iraniens n’étaient pas encore sur le point de disposer d’une bombe nucléaire. Ce qui rétrospectivement était vrai. Or tout récemment, David Barnea, chef du Mossad, aurait déclaré qu’il ne suffit pas de frapper les Houthis mais qu’il faut viser les installations iraniennes. Douze ans plus tard, la situation a évidemment changé. Je m’abstiendrai du ridicule de donner mon avis, mais il est inutile d’insister sur le fait que la décision ou la non-décision seront lourdes de conséquences.

L’Iran fournissait aux Houthis pendant la guerre contre l’Arabie Saoudite des missiles à courte portée, qu’il sait produire à bas prix. Les Houthis les envoyaient sur les Saoudiens et aujourd’hui sur les bateaux transitant par le détroit de Bab el Mandeb vers le canal de Suez. Près de la moitié des 9 millions quotidiens de barils de pétrole et de gaz et des conteneurs maritimes de tous types de cargaison doivent ainsi par prudence contourner aujourd’hui l’Afrique. Le trafic du port de Eilat aurait chuté de 80%. Les manques à gagner pour l’économie égyptienne et même israélienne sont considérables. Faut-il rappeler que le blocage du détroit de Tiran par Nasser en 1967 a été considéré comme un acte de guerre? La doctrine Carter de protection du Golfe persique ne s’applique pas nominalement à la Mer Rouge mais les Américains y maintiennent une présence navale importante pour sécuriser les accès. Or beaucoup d’experts pensent qu’un jour ou l’autre, un de ces navires militaires américains risque d’être coulé car les délais de réaction devant des missiles hypersoniques envoyés de si près sont très courts.

Mais Tel Aviv est à 2000 km du Yémen et les missiles balistiques lancés par les Houthis à cette distance sont de technologie complexe. Contrairement à ce que certains pensent, il s’agit d’un matériel qui n’est ni rudimentaire, ni bon marché, même si les prix n’ont évidemment rien à voir avec les gigantesques coûts des machines de guerre américaines (13 milliards de dollars pour un porte-avions, 150 millions de dollars pour un F35 de nouvelle génération). En fait les missiles, que les Houthis prétendent aujourd’hui savoir fabriquer eux-mêmes, peuvent être transportés en pièces détachées, par les déserts de Oman ou dans des cales de bateaux de pêche. Ces facilités technologiques donnent à la guerre asymétrique, celle du faible vers le fort, de nouvelles et très inquiétantes perspectives.

De plus, les Houthis sont des durs à cuire. La guerre menée contre eux entre 2015 et 2022 par une coalition dirigée par l’Arabie Saoudite, qui luttait contre les avancées iraniennes et théoriquement en faveur d’un gouvernement yéménite légitime qui ne contrôlait plus que Aden et le sud du pays, a entrainé près de 400 000 morts, dont une grande partie par famine et épidémies. Mais elle n’a pas fait plier les Houthis, dirigés par un chef charismatique, Abd el Malik, et les Saoudiens ont dû signer en octobre 2022 un cessez-le-feu. La crise humanitaire est majeure, l’aide internationale passe par le port de Hodeida sur la Mer Rouge, contrôlé par les Houthis et devant les appels des ONG et du secrétaire général de l’ONU, l’administration Biden leur a retiré la désignation d’organisation terroriste qui aurait entravé les secours. C’est donc à l’abri d’une certaine impunité juridique que les Houthis ont pu lancer leurs attaques.

Israël avait sur le Hezbollah une quantité d’informations considérable acquise lors de dizaines d’années de confrontations et de surveillance. Il n’avait évidemment pas sur les Houthis la même qualité de renseignements. Mais qui pouvait se douter que ce mouvement inconnu, isolé dans ses montagnes et sans aucun lien objectif avec le conflit israélo-palestinien ferait preuve d’une telle agressivité contre Israël et qu’il obéirait avec un tel enthousiasme aux demandes iraniennes malgré les risques de représailles? Car il ne faut pas tourner autour du pot : malgré leurs dénégations et leurs prétentions d’autonomie, les Houthis font ce que les Iraniens leur demandent de faire. Pourquoi?

Pour comprendre cela, il faut pénétrer plus profondément dans l’écheveau complexe mais instructif de l’histoire politique du Yémen et comprendre la place des Houthis dans cette histoire. 

Yémen du Sud et Yémen du Nord…

Le Yémen est un pays dont la superficie est équivalente à celle de la France avec une population de 30 millions d’habitants (elle a doublé en trente ans). Les citoyens yéménites sont probablement plus nombreux aujourd’hui que les citoyens saoudiens mais leur PIB par habitant n’a rien à voir: La production pétrolière du Yémen, pourtant source majeure de devises est misérable par rapport à celle de ses voisins.

On distingue un Yémen du Nord et un Yémen du Sud: mais la dénomination est trompeuse: le Yémen du Nord est un rectangle à l’ouest, dont le long côté longe la Mer Rouge, le Yémen du Sud est un quadrilatère qui donne sur l’Océan Indien.

Le Yémen du Sud, séparé de l’Arabie Saoudite par l’immense désert, peu franchissable, du Rub al-Khali, est marqué par la tutelle britannique qui a fait à partir de 1839 du petit port de Aden une étape essentielle sur la route des Indes et qui a négocié avec les cheikhs locaux un protectorat sur la région. La marche vers l’indépendance a pris assez logiquement un tour antiimpérialiste et le Yémen du Sud est devenu en 1970 un état marxiste-léniniste, le seul du monde arabe, base arrière des mouvements terroristes palestiniens, de l’Armée rouge japonaise et de la bande à Baader allemande. La dissolution de l’URSS et les difficultés économiques ont contraint en 1990 à l’unification avec le Yémen du Nord, beaucoup plus peuplé, sous la présidence de Ali Abdullah Saleh au pouvoir dans le nord depuis 1978.

La révolte houthie et la perte de la capitale Sanaa par le gouvernement légal ont entrainé son repli vers un Etat du Yémen du Sud qui représente le Yémen aux Nations Unies, sous la direction actuelle d’un Conseil de Direction présidentiel où les Saoudiens portent à bras le corps les loyalistes, partisans d’un Yémen unifié, alors que leurs alliés Emiratis soutiennent des sécessionnistes partisans d’un Sud Yémen séparé, qu’ils pensent mieux à même de lutter contre les Frères musulmans très actifs dans le Sud, alors que les Saoudiens plus tournés vers le Yémen du Nord ou un Yémen unifié, leur sont relativement indifférents.

Il faut ajouter l’AQPI, Al-Qaida dans la Péninsule islamique, dont les repères essentiels se trouvent en Hadramaout dans l’Est du Yémen du Sud. Ce fut la plus dangereuse des filiales de Al-Qaida, certains de ses dirigeants d’origine américaine ont créé Inspire, ce magazine en ligne impeccable qui expliquait en anglais comment créer des bombes dans la cuisine de ses parents. AQPI a été frappée par plusieurs attaques de drones américains et semble battre de l’aile même si elle continue de proférer ses menaces. Dix ans après l’attentat contre Charlie Hebdo, il ne faut pas oublier que Saïd Kouachi s’était formé au Yémen avec AQPI et que son frère et lui avaient déclaré leur allégeance à cette organisation. 

Plus peuplé, le Yémen du Nord, qui jouxte l’Arabie Saoudite, a été appelé Arabia felix, l’Arabie heureuse, dans l’antiquité. C’était un maillon essentiel dans le commerce de l’encens et des épices, mais aussi une région agricole prospère grâce à une pluviosité favorisée par sa barrière montagneuse. Le barrage de Marib, considéré comme une merveille technologique, permettait une large irrigation et sa rupture au Vie siècle hâta la fin d’une civilisation sudarabique pré-islamique glorieuse dont les royaumes de Saba et de Himyar furent les acteurs successifs et dont les magnifiques maisons de Sanaa, la capitale du Nord, sont des témoins.

Difficile à contrôler du fait de son relief, et bien que peuplé aussi par une forte minorité sunnite, le Yémen du Nord fut depuis le dixième siècle dirigé par des imams zaidites, un prédicateur de cette secte, descendant de Zayd, arrière-petit-fils de Ali, ayant été choisi pour arbitrer les rivalités tribales. Après la défaite turque de 1918, le Yémen du Nord devint une théocratie zaidite indépendante dirigée par des rois particulièrement rétrogrades.

Des Houthis brandissent leurs armes lors d’une manifestation anti-USA et anti-Israël à Sanaa, au Yémen, le 22 novembre 2024 © IMAGO/SIPA

En 1962 une révolution nationaliste fomentée par le régime nassérien prend le pouvoir. Après huit ans de guerre entre troupes gouvernementales soutenues par l’Egypte et royalistes soutenues par l’Arabie Saoudite, un compromis se fait sous forme d’une république où les tribus conservent un très fort pouvoir. En 1978, la présidence revient à Ali Abdullah Saleh qui devient en 1990 président d’un Yémen unifié. Il suscitera en raison d’un régime corrompu, clientéliste et inefficace des révoltes aussi bien au nord qu’au sud. Il doit céder le pouvoir à son vice-président en 2012 lors du printemps arabe, fait alliance avec les Houthis, ses ennemis de toujours et revient au pouvoir, ce qui déclenche la guerre avec l’Arabie Saoudite. Il cherche à négocier avec les Saoudiens et abandonne les Houthis qui finissent par l’assassiner en 2017. Il faut ajouter que Ali Abdullah Saleh, qui quémandait auprès des Américains de l’argent pour sa lutte contre Al Qaida a très probablement aidé 23 membres de cette organisation à s’évader de la prison centrale de Sanaa en 2006, pour les utiliser dans sa lutte d’alors contre les Houthis. A partir de ce groupe s’est créée l’ACPI. On comprend que l’histoire du Yémen contemporain est complexe et que la formule préférée de Ali Abdullah Saleh, «diriger le Yémen, c’était comme danser au-dessus d’un groupe de serpents» s’applique parfaitement.

Qui sont ces fameux Houthis ?

Alors, qui sont les Houthis, qui se font appeler «Ansar Allah», partisans de Dieu et qui sont des chiites zaidites comme la plupart des tribus de cette région? C’est le nom d’une petite tribu de l’extrême nord du Yémen du Nord. Le fondateur du mouvement, Hussein Badreddin al-Houthi, tirait son prestige de ses connaissances religieuses et de sa qualité de sayyid autrement dit de descendant du prophète. Il fonde son mouvement en protestation contre la dépendance du régime de Saleh par rapport à l’Occident et à l’Arabie Saoudite wahhabiste, c’est-à-dire particulièrement intolérante à tout ce qu’elle considère comme une hérésie et en particulier le chiisme. En 2004, Hussein Badreddin al-Houthi est tué par l’armée yéménite. Son frère Abd el Malik, de 20 ans son cadet, prend la direction du mouvement. Il en fait une véritable armée qui conquiert l’ensemble du Yémen du Nord, échoue au Sud devant Aden, résiste aux Saoudiens et à leurs alliés émiratis lourdement armés par l’Occident et défraie aujourd’hui la chronique pas ses tirs contre Israël et ses menaces sur la Mer Rouge.

Son identité zaydite, commune à la région dont il est issu, est capitale mais s’inscrit dans une solidarité chiite plus large. Son frère ainé et probablement lui ont vécu en Iran. Ils ont étudié à Qom, la ville sainte du chiisme iranien et ils auraient rencontré Khamenei et Nasrallah. La loyauté du clan houthi envers l’Iran des mollahs semble totale et s’enracine probablement dans ces liens personnels. Après tout, ils savent que grâce à Khomeini et ses disciples le chiisme, tenu pour une secte hérétique et passablement méprisable par beaucoup de sunnites, a acquis une visibilité et un prestige dont ils ne pouvaient rêver dans l’horizon confiné de leurs montagnes lointaines. Les divergences religieuses ne comptent pas beaucoup, d’autant plus que Khomeini, en édictant cette nouveauté théologique majeure qu’est la wilayat al-faqih, le gouvernement du juriste, se rapproche de la conception même du zaidisme qui est de donner le pouvoir politique suprême à un dignitaire religieux à condition qu’il soit personnellement qualifié, quelle que soit sa place dans la descendance du prophète. Cela permet de ne pas suspendre le pouvoir politique au retour de l’imam caché, le Mahdi, ce douzième imam auquel les chiites iraniens «duodécimain» croient et les zaidites non. Cette différence pèse peu devant la désignation d’ennemis communs et la lutte à mort contre eux. Khomeini et son successeur Khamenei, du fait même du caractère minoritaire du chiisme, ont toujours su faire alliance avec certains groupes sunnites (Hamas et autres frères musulmans) ou marginaux (alaouites).

Les obsessions sont parfaitement résumées dans la devise des Houthis, scandée au cours de toutes leurs réunions: « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction sur les Juifs, victoire à l’islam ». Ce slogan, qui provient de Hussein Badreddin al-Houthi lui-même, est manifestement d’influence iranienne. Il est clairement antisémite, il nomme sous deux vocables différents Israël et les Juifs, et confirme que la haine ne se limite pas à Israël.

Les Juifs et le Yémen

C’est l’occasion de parler des Juifs yéménites. On ne sait pas quand ils sont venus mais, non seulement ils étaient nombreux dans la péninsule arabique, comme en témoigne l’existence des trois tribus juives de Médine à l’époque de Mahomet, mais au Yémen a fleuri le seul royaume juif après la destruction du Temple de Jérusalem, avant celui des khazars, d’ailleurs moins documenté. Il s’agit du puissant royaume himyarite, dont le roi et l’élite dirigeante semblent s’être convertis au judaïsme vers le 4e siècle et qui domina la plus grande partie de toute la péninsule arabique jusqu’au milieu du VIe siècle, où il disparut sous les coups du royaume chrétien de Axoum en Ethiopie. 

Après l’arrivée de l’islam, les Juifs yéménites deviennent des dhimmis. Ils sont orfèvres, ferronniers, tisserands ou marchands et développent leurs propres traditions liturgiques. Ils sont en contact avec le judaïsme égyptien et babylonien. Leur situation varie selon le bon vouloir des souverains zaidites mais les périodes difficiles sont fréquentes. Maimonide leur écrit pour les renforcer dans leur foi malgré les persécutions. 

Dès les débuts du sionisme, un certain nombre de Juifs yéménites partent vers Jérusalem, parfois à pied. En décembre 1947, après le vote à l’ONU sur la création d’Israël, un pogrom survient à Aden et 80 Juifs sont assassinés pendant la présence anglaise. En 1949 commence l’opération «Tapis volant» qui amène 50 000 Juifs yéménites en Israël. On sait aujourd’hui qu’ils n’y furent pas toujours bien reçus par la société ashkénaze, mais le creuset israélien a fonctionné et leurs descendants sont aujourd’hui mêlés aux autres Israéliens, ayant perdu au passage les consonnes gutturales de leur hébreu, les plus proches certainement de l’hébreu biblique, mais qu’un Juif de l’Europe de l’Est avait du mal à prononcer.

D’autres partiront plus tard et les Houthis chasseront les derniers Juifs du pays. On dit qu’il ne reste plus qu’un seul Juif au Yémen, un homme qui a eu l’imprudence d’y revenir après être allé en Israël. Il est emprisonné par les Houthis sous le prétexte d’avoir aidé à faire sortir du Yémen un rouleau de Torah antique, ce qui, comble d’hypocrisie pour ce mouvement sectaire antisémite, serait un crime contre le patrimoine culturel national…

Il est, depuis près de 10 ans, un otage emprisonné dans des conditions vraisemblablement terribles. Il s’appelle Levi Salem Musa Marhabi.

« La Mongolie devient un nouveau partenaire de la France, mais des risques existent »

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Claude Imauven, PDG de Orano (à droite) pour un entretien et la signature de contrats au palais de l'Élysée avec les Mongols, le 12 octobre 2023 © Stephane Lemouton-POOL/SIPA

Après l’annonce d’un accord le 27 décembre avec la Mongolie, nouveau partenaire d’Orano, dans le domaine de l’uranium, la France poursuit sa stratégie de diversification. Matthieu Anquez, expert en géopolitique et approvisionnements stratégiques, nous éclaire sur ces enjeux sensibles.


Causeur. Le groupe français Orano a annoncé avoir « perdu le contrôle d’une mine d’uranium » au Niger, sa dernière mine d’uranium dans le pays. Quelles en sont pour vous les raisons sous-jacentes ?

Matthieu Anquez. La principale est le repositionnement géopolitique et le sentiment antifrançais de la junte arrivée au pouvoir au Niger en juillet 2023, qui a d’ailleurs exigé le départ des troupes militaires françaises, chose achevée en décembre 2023. Orano (alors Cogema) était présent dans ce pays depuis la fin des années 1960 pour exploiter les mines d’uranium de la région d’Arlit, au Nord du pays. Le contexte politique et sécuritaire s’est fortement dégradé depuis la prise du pouvoir par la junte. Ainsi, Orano a annoncé le 31 octobre 2024 la suspension de la production de son dernier site minier. La junte a en effet pris le contrôle de la mine, alors que l’entreprise française détenait 63% des parts. Cette expropriation, illégale, est légitimée selon les autorités nigériennes par la nécessité d’affirmer leur souveraineté, suivant un discours « antinéocolonialiste » qui a pour objectif de souder la population derrière un adversaire commun, l’ancienne puissance coloniale.

Le Niger était-il un partenaire important de la France dans le domaine de l’approvisionnement en Uranium ?

Pour donner un ordre de grandeur, la France a besoin, pour faire fonctionner son parc de centrales nucléaires, de 8 000 à 9 000 tonnes d’uranium naturel par an (uranium naturel qu’il faut ensuite transformer chimiquement puis enrichir en isotopes fissiles pour aboutir à du combustible). Selon les chiffres disponibles, le Niger constituait 19% des approvisionnements en uranium naturel de la France entre 2005 et 2020, derrière le Kazakhstan (27%) et l’Australie (20%). Il s’agit donc d’un fournisseur non négligeable mais Orano a développé une stratégie de diversification de ses approvisionnements visant à réduire sa dépendance à l’égard d’un pays en particulier. Cette stratégie de bon sens pourrait minimiser l’impact de l’arrêt des importations d’uranium provenant du Niger, surtout que l’entreprise française poursuit cette politique de diversification en multipliant les partenariats comme, récemment, avec la Mongolie. Le pays devient un nouveau partenaire de la France même si des risques existent.

Cependant, cette stratégie de diversification engendre plusieurs difficultés. Tout d’abord, le positionnement géopolitique des nouveaux partenaires d’Orano. Ainsi, le Kazakhstan, de par son histoire et sa position géographique, est-il encore lié à la Russie, mais aussi à la Chine voisine, de plus en plus présente. Il en est de même avec la Mongolie, coincée entre les deux géants de l’Asie. En Afrique même, la Chine est depuis longtemps très impliquée, et le secteur minier de l’uranium ne fait pas exception. Pékin a ainsi investi 2 milliards $ en Namibie dans la mine d’uranium d’Husab, et les autorités chinoises ne peuvent que se réjouir du reflux français sur le continent africain pour prendre la place laissée vacante.

L’autre grande difficulté réside dans l’évacuation des ressources minières, le Kazakhstan étant un État semi enclavé (sa seule façade maritime étant sur la mer Caspienne, une mer fermée), la Mongolie étant, elle, complètement enclavée entre la Russie au Nord et la Chine au Sud. Les routes permettant l’évacuation des minerais sont donc tributaires du bon vouloir des pays de transit, ce qui est un problème lorsqu’on pense à la sécurité des approvisionnements. Si l’on mentionne de nouveau le Niger, la situation est exactement la même : un État enclavé (le minerai d’uranium était évacué via le Bénin par le port de Cotonou).

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Il existe des solutions pour certains cas. Pour le Kazakhstan, les matières nucléaires transitent encore via la Russie jusqu’en Europe (clause d’exception à l’égard des sanctions). Mais si cela devait s’arrêter, une autre route est possible : le « middle corridor », qui passe par la Caspienne, le Caucase du Sud (Azerbaïdjan-Géorgie) puis la mer Noire jusqu’aux Détroits turcs… Solution qui a son propre lot de problèmes géopolitiques, avec l’instabilité du Sud-Caucase et les très fortes tensions en mer Noire. Les approvisionnements en uranium restent donc problématiques pour la France, qui n’extrait plus sur son sol depuis 2001. La stratégie de diversification d’Orano pourrait cependant pallier le pire. L’entreprise française est en cela dans la droite ligne de la politique proposée par la Commission européenne dans le Livre vert de novembre 2000 (NDLR. Vers une stratégie européenne de sécurité des approvisionnements énergétiques), qui insiste sur la nécessaire diversification des sources d’approvisionnement.

Comment se traduit l’effort français en matière de diversification de ses ressources en uranium ?

La France travaille énergiquement, par la diplomatie et les accords commerciaux, à diversifier ses approvisionnements. Le cas mongol est intéressant à ce titre. Emmanuel Macron a effectué une visite en Mongolie en mai 2023, première jamais effectuée par un président français. Cette visite a notamment consacré la confirmation d’un contrat entre Orano et les autorités mongoles. L’annonce définitive de l’accord vient d’ailleurs d’avoir lieu, le 27 décembre, et porte sur un investissement de 1,6 milliard d’euros qui pourrait faire de la Mongolie le 6ème exportateur mondial dans le domaine.

Cependant, des problèmes se profilent déjà. Outre l’influence russe et chinoise et les difficultés liées à l’évacuation des ressources d’un État enclavé comme évoqué plus haut, Oulan-Bator a aussi introduit des lois restrictives en matière d’investissements étrangers. Pire, ; début 2024, un texte de loi autorise l’expropriation partiel des actifs miniers afin de financer un fonds souverain… de quoi potentiellement décourager les investisseurs internationaux car ce genre de décisions peut durablement fragiliser la confiance et, plus généralement, le climat des affaires ! Personne n’a envie de risquer une expropriation de tout ou partie de ses actifs en fonction de l’humeur politique d’un gouvernement.

Une solution alternative pourrait être de resserrer les liens entre la France et des pays occidentaux ou proches des occidentaux, afin de diminuer les risques géopolitiques, économiques et législatifs des approvisionnements en uranium. L’Australie a déjà été citée comme fournisseur important de la France. Le Canada en est un autre. Les risques sont maîtrisés : proximité géopolitique, moindre risque pour l’évacuation du minerai par voie maritime sur des océans ouverts et environnement normatif et législatif solide dans ces grands pays miniers. Il convient également d’attirer l’attention sur le fait que cette problématique concernant l’uranium se retrouve dans de nombreux autres minerais stratégiques. L’Europe n’extrait presque plus sur son sol, or l’industrie a besoin de métaux spécifiques, surtout dans la haute technologie et la transition énergétique (cobalt pour les batteries de véhicules électriques, terres rares pour les éoliennes et les moteurs électriques, ou encore galium pour l’électronique de défense, pour ne citer que quelques exemples). Les minerais sont souvent extraits dans des pays problématiques : plus de la moitié des ressources en cobalt provient de la République démocratique du Congo, les terres rares sont très majoritairement extraites en Chine. Il est donc nécessaire de définir des stratégies pour réduire les risques sur les approvisionnements.

Quelle approche pourrait être privilégiée ?

La collaboration entre pays européens semble indispensable. L’achat de matières premières en groupe est une piste intéressante, tout comme les politiques visant à maintenir voire renforcer la chaîne de valeur sur le sol européen. En effet, le minerai sans capacité de transformation en produit utilisable par l’industrie n’a aucun intérêt. C’est toute la filière de transformation, raffinage, purification et intégration qu’il convient de préserver, et la Commission européenne y travaille depuis longtemps. Les partenariats internationaux sont une autre piste intéressante et parallèle, comme le fait le Minerals Security Partnership Forum. Ce forum réunit de nombreux pays qui ont la particularité d’être proches géopolitiquement : ni la Chine, ni la Russie n’en font partie.

Universités: bas les voiles!

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Le ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau à l'Assemblée nationale, 26 novembre 2024 © Jacques Witt/SIPA

Bruno Retailleau aimerait enfin interdire le voile à l’université et lors des sorties scolaires. Sa proposition mérite d’être discutée, même si elle n’a politiquement aucune chance d’aboutir dans l’immédiat.


Le Ministre de l’Intérieur voudrait que le Parlement interdise le voile à l’université et lors des sorties scolaires, ce qui n’est pas franchement d’actualité. Le gouvernement n’a pas non plus l’intention de se saisir de cette patate brûlante. Les présidents d’universités sont contre. Et la gauche médiatico-insoumise crie à l’islamophobie, accusation dont elle devrait avoir la pudeur de s’abstenir quand on sait qu’elle peut tuer. Cette interdiction n’arrivera donc évidemment pas. Mais l’idée de M. Retailleau concerne un débat essentiel auquel on essaie tout le temps d’échapper.

Dans un monde paisible ou normal, où les mœurs françaises règneraient, où l’islam, comme toutes les cultures minoritaires, accepterait de s’adapter à la culture majoritaire, et de se cantonner à la sphère religieuse, je m’opposerais aux propositions de Bruno Retailleau.

L’argument invoqué pour interdire le voile à l’école – laisser les jeunes consciences faire l’apprentissage de la liberté – est en effet réversible pour les étudiants adultes à l’université.

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Concernant les mères voilées, qui veulent participer à la vie de l’école, il est toujours préférable de ne pas blesser les individus (on peut très bien dénoncer l’immigration sans rejeter les immigrés). Et même s’agissant du voile islamique pour lequel j’ai assez peu de sympathie, mon premier réflexe serait de n’interdire qu’avec la main qui tremble.

n°96 de « Causeur »

Pourquoi faudrait-il faire une exception ? Emmanuel Macron dirait que « nous sommes en guerre »… Disons que nous sommes confrontés à l’expansion d’un islam identitaire, politique et radical qui entend contrôler la société musulmane mais aussi changer la France. Selon Bruno Retailleau, interrogé dans Le Parisien, les Frères musulmans ont une stratégie de conquête lente, visant à s’infiltrer dans tous les secteurs: cultuels, culturels, sportifs, sociaux et municipaux. Or, le voile, donc les jeunes filles, est une arme privilégiée de cette conquête. Un moyen de nous tester. 

Et il faut toujours rappeler que le voile reste un signe de la soumission de la femme, de l’assujettissement des Iraniennes et l’uniforme de nos ennemis – ces djihadistes qui nous attaquent et qui ont par exemple tué l’équipe de Charlie Hebdo. Le voile peut aussi être une façon d’afficher son rejet des « kouffars ».

Certes, pour beaucoup de musulmans, c’est simplement une affaire religieuse. Sans doute, mais comment distinguer le voile religieux du voile politique, le voile français du voile djihadiste?

La France a collectivement le droit de fixer des limites, de décider quelles sont les différences acceptables et celles qui ne le sont pas. La burqa a bien été interdite, par exemple. Pendant que nous ergotons, tortillons et droit-de-l’hommisons, les Frères musulmans savent retourner notre tolérance contre nous et progressent. J’ai envie de dire à mes compatriotes musulmanes qui aiment leur pays que Paris vaut bien un foulard.

Mais, puisqu’il n’y a pas de majorité (ni dans le pays, ni à l’Assemblée nationale) pour étendre l’interdiction, je m’incline. Mais je revendique le droit de proclamer que je n’aime pas le hijab sans être traitée de raciste.


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin

Mélodie de la mort

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Tilda Swinton et Julianne Moore dans "Le Chambre à côté" de Pedro ALMODÓVAR (2025) © EL DESEO

Le dernier Almodovar est-il un plaidoyer en faveur de l’euthanasie ? Est-il réussi ? Critique.


Almodovar ne rit plus. Depuis Douleur et gloire (2019) où Banderas, son ancien acteur fétiche, campait comme en miroir les tourments d’un cinéaste en bout de course, Madres paralelas (2021) qui exhumait les cadavres de la guerre civile espagnole pour fouailler les énigmes de la filiation, le génial Madrilène porté par la movida se place définitivement dans le compte à rebours : il couche désormais dans La chambre d’à côté, celle de la mort.

Lui qui avait tellement reproché à son cher Antonio Banderas de sacrifier son talent à une carrière américaine, franchit à son tour le Rubicon pour rallier à cet opus, tourné outre-Atlantique, aux côtés de l’impérissable Julianne Moore l’actrice britannique Tilda Swinton (à laquelle il avait confié le rôle de La Voix humaine il y a quatre ans, dans un court métrage presque expérimental).

Tilda Swinton cancéreuse

Julianne Moore incarne ici Ingrid, auteur à succès qui, un matin où elle dédicace son dernier bouquin à une file de fans dans une librairie new-yorkaise, apprend par hasard que Martha (Tilda Swinton, justement), sa vieille copine perdue de vue, célèbre correspondante de guerre avec qui elle a, entre autres choses, partagé jadis un amant, est à l’article de la mort – cancer du col de l’utérus au stade 3, ça ne pardonne pas.

Voilà donc Ingrid qui, émue et secourable, renoue avec Martha, lui rend visite à l’hosto entre deux chimios, la laisse blablater indéfiniment sur le passé (ses ex, ses aventures, sa maternité, sa rupture avec sa fille désormais adulte…) : champ-contre champ en huis-clos entre ces deux femmes, grevé de flash-back dans une manière de sitcom un peu cheap, quasi parodique – comme si Pedro ironisait sur ce pathos.

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Les choses changent quand Martha confie à Ingrid qu’elle s’est procurée sur le darkweb la pilule qui va mettre un terme à ses souffrances, au moment pile qu’elle aura choisi. Dans cette perspective, elle a loué à grands frais pour un mois une luxueuse maison d’architecte, isolée en pleine forêt, non loin de Woodstock, et demande donc à sa copine de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure. À partir de là s’installe, dans le vase clos de cette villégiature haut-de-gamme, un nirvana agreste, poétique, dont l’issue fatale est l’horizon d’attente. Sur quoi la superbe partition à cordes du compositeur attitré d’Almodovar, Alberto Iglesias, pose en continu un nappage mélodique qui renvoie à l’esthétique classique de Hollywood.

Fin du film moins convaincante

On est moins convaincu par les échappées qui, dans le dernier tiers du film, convoquent transitoirement quelques comparses : tel cet ancien amant, sous les traits de John Turturro, qu’on verra pontifier, attablé dans un café, sur les complots supposément ourdis par une extrême droite vendue au libéralisme économique et fomentant l’ apocalypse climatique ; ou encore ce coach bien bâti et idéalement photogénique qui, campé par une star transalpine des réseaux, Alvise Rigo, se met gentiment à l’écoute d’Ingrid, entre deux exercices de sautillements (Occasion, entre parenthèses, d’une flèche bien sentie contre le péril du puritanisme procédurier qui dissuade aujourd’hui du moindre contact physique entre un prof de gym et son élève).

Plaidoyer en faveur de l’euthanasie ? La chambre d’à côté, adapté d’un livre de Sigrid Nunez intitulé Quel est donc ton tourment ? (que votre serviteur n’a pas lu), approche la question avec gravité. Très loin du mélodrame, de la loi du désir et du labyrinthe des passions, imprescriptibles marques de fabrique d’Almodovar pendant tant d’années. Au dénouement du film, l’enquête de police qui confronte Ingrid/ Julianne Moore à un inspecteur très intrusif jette un jour glaçant sur cette nouvelle Inquisition qui prétend régenter nos choix les plus intimes.

Viscéralement incroyant, Almodovar semble au moins prêter au trépas une vertu réconciliatrice : le miracle de la palette graphique ressuscite le sosie rajeuni de Tilda Swinton, laquelle prête son propre visage savamment lifté à la fille de la défunte Martha, réunie in fine à sa mère par la mort. Ainsi soit-il.                   

La chambre d’à côté. Film de Pedro Almodovar. Avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro… Etats-Unis/Espagne, couleur, 2024. Durée: 1h47.

Quel est donc ton tourment ?

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La renaissance de la Chapelle impériale de Biarritz

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© Ville de Biarritz

Le 9 janvier 1873, Napoléon III s’éteignait près de Londres, dans sa résidence d’exil de Camden Place, à Chileshurst. L’empereur n’avait que 64 ans. Chaque année, en ce jour anniversaire, la Chapelle impériale de Biarritz ouvre ses portes pour une messe.


Chaque année, en Grande-Bretagne, sous les voûtes néo-gothiques de l’église de l’abbaye bénédictine de Saint Michel, fondée en 1881 par l’impératrice Eugénie, et qui depuis abrite la dépouille de l’Empereur, celle du prince impérial et celle de l’Impératrice elle-même, on célèbre par une messe la mémoire de Napoléon III en présence des membres de la famille impériale qui peuvent y assister.

Mais en France, ce même 9 janvier, un autre lieu accueille un hommage à l’Empereur défunt. Il s’agit de la Chapelle impériale sise à Biarritz, laquelle ne s’ouvre au culte que quatre fois par an : pour l’anniversaire de la mort de l’Empereur, pour celle du prince impérial le 1er juin, pour celle de l’Impératrice le 11 juillet ; et le 12 décembre enfin, pour la fête de Notre-Dame de Guadalupe, sous le vocable de laquelle Eugénie avait voulu qu’on plaçât la chapelle.

Sur le vaste domaine acquis par le couple impérial pour ses séjours de fin d’été à la Villa Eugénie, un domaine très peu arboré à cause des vents de l’océan, mais qui courait alors du phare de Biarritz jusqu’à l’emplacement actuel du casino, cette chapelle avait été édifiée en 1864 afin d’y suivre la messe dominicale en toute quiétude, loin des foules qui se pressaient sur le passage des souverains. Le morcellement du domaine après que l’Impératrice l’eut vendu à une société de banque en 1881, l’incendie terrible qui ravagea en 1903 la Villa Eugénie alors transformée en hôtel et, dès lors, reconstruite dans des dimensions plus considérables, et l’édification d’un quartier sur le site, font que, de tout cet ensemble, la chapelle demeure l’unique vestige authentique de la résidence impériale. Acquise par la ville de Biarritz après être passée en plusieurs mains, enfin classée monument historique en 1981, la Chapelle impériale est devenue le témoignage de cette époque où l’Impératrice et l’Empereur donnaient à Biarritz et au Pays basque un essor inespéré dont la ville et la région leur sont toujours redevables.

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De style néo-byzantin, l’extérieur du bâtiment n’a vraiment rien d’exceptionnel. Mais l’intérieur en revanche, multicolore, délicieusement éclectique comme l’aimait la fin du XIXe siècle, a le charme indéfinissable de ces lieux où le temps a été suspendu et où semble flotter les âmes des princes qui y ont séjourné. Décorée dans un style rappelant à la souveraine sa naissance à Grenade, mais où les motifs hispano-moresques des zelliges et des azulejos côtoient hardiment des motifs floraux à la façon des faïences d’Izmir, les abeilles impériales butinant sur les colonnes ou les monogrammes enlacés de Napoléon, d’Eugénie et de Louis-Napoléon, la chapelle a aussi conservé son mobilier liturgique, le tabernacle, les six chandeliers et la nappe (en très mauvais état) de l’autel, les ornements sacerdotaux (chape, voile huméral et conopée de soie blanche brodée au fil d’or d’un semis d’abeilles impériales), les sièges et les prie-Dieu réservés sans doute aux souverains. Mais encore les nombreuses banquettes recouvertes de velours pourpre destinées aux invités et aux membres de la suite des souverains.

Tout cela infiniment émouvant, tout cela demeurant en place, tout cela étonnamment conservé à l’exception de pièces ruinées éparpillées ici et là, tout cela parfois réduit à un état de délabrement fatal quand s’accumulent les siècles.

Honneur de la ville de Biarritz oblige : il a enfin été décidé d’entreprendre la restauration de tout ce qui l’exigeait. Ébéniste et tapissière de haut vol ont déjà été requis sous l’égide des Monuments historiques et de la municipalité, et grâce à des dons privés, à des mécènes, voilà que le mobilier est restitué et que tout ce qui requiert encore restauration a été répertorié en attendant d’être rénové.

152 ans après la mort de Napoléon III, cette chapelle impériale où les souverains avaient suivi leur dernière messe au Pays basque en 1869, cette chapelle recouvre son éclat.  Alors que les historiens, enfin délivrés de cette haine imbécile dont la République française a accablé le dernier des Napoléonides régnant, rendent désormais justice à celui qui a définitivement mené la France vers la modernité et qui a fait de Paris l’une des plus belles capitales au monde.


Chapelle impériale, rue des Cent Gardes, Biarritz.
Visites en français, espagnol, allemand, anglais. 05 59 22 37 10.
Messe à la mémoire de Napoléon III le 9 janvier à 18 heures.