MeToo a libéré la furie des lyncheurs en ligne et des délateurs à carte de presse. Mais la lourde condamnation de Nicolas Bedos en première instance prouve qu’un féminisme révolutionnaire, assoiffé de morts sociales et de bannissements, a désormais investi les palais de justice.
À la fin du réquisitoire, tous les journalistes sont sortis de la salle d’audience du tribunal de Paris. Il était 22 heures, ce 26 septembre, leur religion était faite, leur sentence, prête. L’avocate de Nicolas Bedos a donc plaidé dans une salle désertée par les médias. Il y a là plus qu’un symbole, une métonymie, un détail qui raconte l’ensemble du tableau. À l’âge MeToo, la parole d’un homme accusé ne vaut rien. Pire, le type qui se défend est un salaud. Ainsi quand Julien Bayou, ex-étoile montante des Verts persécuté par une meute d’ex, furieuses d’avoir été quittées, trompées ou négligées, porte plainte contre une de ses accusatrices, Sandrine Rousseau dénonce « un climat très fort d’intimidation ». Quand une femme porte plainte, elle libère sa parole, quand un homme porte plainte, il intimide. La parole des hommes, on l’a entendue des siècles durant. Alors maintenant fermez-là et demandez pardon.
À charge et à décharge : c’est le principe cardinal d’une justice équitable. On se demande parfois si la défense intéresse vraiment les magistrats, prompts à balayer, dans l’affaire Bedos et d’autres, tout ce qui pourrait bénéficier au prévenu, singulièrement le doute. De toute façon, cette défense est par avance discréditée, méprisée, ignorée par les véritables juges, ceux qui peuvent condamner à la peine de mort sociale et le font à tour de bras, avec une jubilation suspecte. Avec ses imperfections et ses garanties, la vieille justice démocratique préfère (préférait ?) un coupable en liberté à un innocent embastillé. La justice révolutionnaire de MeToo fonctionne selon des principes strictement inverses : présomption de culpabilité, enquêtes à charge, instruction à ciel ouvert. Or, la justice médiatique contamine celle des prétoires. Les juges ne sont pas connus pour leur anticonformisme. Ils épousent volontiers la cause des femmes, pas seulement parce que la plupart des juges sont des femmes, mais aussi parce que cette cause avance drapée dans des considérations compassionnelles qui promettent des témoignages bouleversants, des salles d’audience où on entend voler les mouches, des récits douloureux, des procès pour série Netflix. Le matin du procès pour agressions sexuelles de Gérard Depardieu (finalement renvoyé), entre autres délicatesses, L’Est républicain publiait un édito titré « Le procès d’un monstrueux malade ». Quel tribunal oserait laisser en liberté un « monstrueux malade » ?
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Une petite nébuleuse de journalistes (au féminin pour l’essentiel) qui constituent le commandement invisible et informel de la Révolution néo-féministe se fait un devoir de fouiner, de traquer les petits travers et les grands manquements dans les vies privées d’hommes trop puissants, trop talentueux, trop fanfarons, trop décontractés du gland. Le succès est une insolence, l’errance sexuelle, une insulte aux femmes et un outrage à la morale publique. Elles recourent à la délation, sanctifiée en libération de la parole, de sorte qu’une accusation en suscite dix autres – Moi aussi, je souffre ! Le plaisir évident que ces dames-patronnesses prennent à faire chuter des idoles et détruire des existences, leur absence totale de compassion pour le pécheur à terre, restent un mystère. On pense à ces apparatchiks capables d’envoyer leur voisin ou leur frère au goulag sans sourciller ou aux inquisiteurs convaincus de faire le bien des hérétiques qu’ils torturaient. La souffrance des femmes, réelle, inventée ou exagérée, semble absorber toute leur capacité d’empathie. Tout de même, la sollicitude dégoulinante dont ces meutes justicières accablent les plaignantes, les persuadant qu’elles ont subi un traumatisme irréparable et les condamnant au statut éternel de victime, contraste singulièrement avec leurs babines retroussées devant un homme à terre. Comment pouvez-vous plaindre ces puissants face à de pauvres créatures rescapées du patriarcat, traumatisées par une vie d’humiliation ? Ils ont bonne mine les puissants, à tourner en rond chez eux, désemparés ou terrorisés. D’après un ami qui a assisté à l’audience Bedos, le cinéaste et son entourage paraissaient accablés, pendant que les deux plaignantes et une troisième femme qui témoignait en leur faveur riaient et faisaient les belles, visiblement enchantées d’être le centre de tant d’attentions.
Le 22 octobre, tout ce petit monde, galvanisé par une meute de tricoteuses numériques, ne cache pas sa joie à l’annonce du jugement. Jamais un tribunal n’a eu la main aussi lourde pour des faits aussi dérisoires. Le comédien est condamné à un an de prison, dont six sous bracelet électronique ainsi qu’à une obligation de soin – il a reconnu boire plus que de raison. Preuve qu’on veut vraiment l’humilier, le jugement est exécutoire, ce qui n’arrive jamais pour les primo-délinquants. Quand tous les jours, des petits anges autrement plus dangereux sortent du tribunal libres et vierges de toute condamnation, il y avait urgence à embastiller l’auteur de La Belle Epoque. C’est que c’est grave. Il y a eu un soir de 2023 un baiser non consenti dans le cou à une serveuse et, un autre soir, au cours d’une bousculade dans la même boite de nuit, un attouchement de quelques secondes sur un entrejambe féminin (par-dessus un jean) dont il n’existe pas la moindre preuve. Des incidents qui auraient dû se solder par une paire de baffes et/ou des fleurs et des excuses. Un baiser volé dans une boite de nuit, ça peut être énervant, déplaisant, dégoûtant même. Mais humiliant, terrifiant au point de ne pas en dormir la nuit ? À l’époque, la serveuse avait commencé un mail à Bedos. Elle lui disait que, pour elle, ça allait mais qu’il devait se méfier de ses excès, avec d’autres ça pourrait faire des histoires. Elle voulait qu’il continue à faire du cinéma. Le brouillon de ce mail, qu’elle n’a jamais envoyé, a été lu à l’audience. Aujourd’hui, elle est traumatisée par ce baiser volé. Et tout le monde feint de la croire. On n’a pas fait le procès d’un agresseur sexuel, mais celui d’un « gros con », d’un mufle de compétition, ce qui n’est pas un délit pénal. Ou on finira aussi par créer un délit d’infidélité conjugale. Il boit trop, il parle trop, il touche trop, ça ne fait pas de lui un agresseur sexuel. « Nicolas peut être pathétique mais quand il a bu, si on le touche, il tombe », résume un de ses amis. On attend que le cinéma, l’art et les boites de nuit soient réservés à des premiers prix de vertu, sans fêlure et sans excès. La plupart des êtres humains, heureusement, cachent quelques cadavres dans leurs tiroirs intimes. C’est précisément avec quoi que la Révolution néo-féministe veut en finir. Elle veut nous délivrer du mal et du mâle. Puisque la chair est sale et, pire encore, inégalitaire, finissons-en avec ses tourments. Revenons au paradis perdu, quand les hommes et les femmes n’avaient pas encore découvert qu’ils aimaient faire des cochonneries. D’où la réaction un brin drama queen de certaines femmes, comme si en les touchant, même accidentellement, un homme souillait un temple inviolable.
Pour le chœur des vierges médiatiques, « Femmes, on vous croit ! » signifie « Hommes, vous mentez ! » Certains avocats de la glorieuse libération MeToo, comme Caroline Fourest, dénoncent aujourd’hui ses dérives, et sont pour cela accusés des pires péchés, comme celui d’être de droite (voir l’article de Yannis Ezziadi). Pour ma part, j’attends toujours qu’on me montre les rives riantes que l’on aurait accidentellement quittées. Tout incline plutôt à penser que MeToo est un bloc et que la mutation terroriste actuelle était programmée dès le premier tweet appelant à la délation. Bedos a d’ailleurs écrit en 2017 un texte prémonitoire à ce sujet, sans toutefois en tirer toutes les conséquences puisqu’il a continué à adorer publiquement la grande avancée de la parole libérée[1]. Il raconte dans ce texte qu’une journaliste de sa connaissance lui demande sur Facebook s’il n’aurait pas « en magasin quelques infos croustillantes concernant des agressions sexuelles commises dans le milieu du showbiz ». Il lui répond : « non, des types lourds, il y en a, oui, des producteurs un peu foireux obligés –croient-ils- de faire miroiter des rôles pour draguer les nanas, oui, à la pelle, sans doute, mais des agressions, des tentatives de viols, que je sache, non ». Elle insiste : « Même pas un dérapage? Vous avez plein de copines actrices, y en a bien une qu’un type connu aurait chauffée de façon insistante, un pelotage de nichons, une grosse main au cul, des gestes déplacés, en boîte… ». Il lui faut quelque chose : « Votre nom ne sera pas cité… Réfléchissez, je vous en supplie, un seul nom me suffira. ». Un seul nom suffira. Un nom n’a pas suffi. Les dieux de ce féminisme sinistre et revanchard ont soif. Il leur faut sans cesse du sang neuf. Les charrettes se succèdent, la liste noire s’allonge. Tout épisode de drague peut être remonté en agression sexuelle, tout coup d’un soir, relooké en viol. Toutes les chapelles et toutes les générations du spectacle sont touchées, même les morts. C’est maintenant aux sportifs d’y passer. Deux joueurs de rugby français accusés de viol en Argentine sont immédiatement lâchés par la Fédération et par L’Equipe. On ne connait pas le dossier, il n’y a aucune preuve mais ils sont forcément coupables. Quand il s’avère qu’ils ont été piégés, tout ce beau monde change de pied : tout de même, ce n’est pas bien de se saouler en boite quand on représente la France. Voilà nos gars promus ambassadeurs. Un puritanisme peut en cacher un autre : comme on ne peut sans doute pas inscrire l’interdiction de forniquer dans leur contrat (ce serait contraire à la dignité humaine, non ?), on va leur interdire de picoler. La troisième mi-temps, désormais, ce sera une tisane et au lit. Remarquez, ils ont de la chance, ils pourront rejouer au rugby.
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Dans l’industrie du rêve, comme dans la politique, ça ne marche pas comme ça. Toute inconduite, réelle ou supposée, peut valoir perpète. Dans le cas Bayou, le comité d’épuration du Parti ayant fait chou-blanc, les Verts ont confié le dossier à un cabinet privé qui n’a pas trouvé de preuve de « violences psychologiques ». «L’enquête n’a manifestement pas été un cadre permettant de faire avancer suffisamment l’enquête», a bredouillé Rousseau. Mais rien n’est perdu, il y a encore des plaintes en justice, des militantes pas contentes. Elle trouvera autre chose mais elle ne lâchera pas avant de piétiner le cadavre. Pour Bayou, la politique, c’est fini. Tant mieux pour lui.
Dans le cinéma, le bannissement est immédiat et automatique. Avant d’embaucher un comédien, on mène des enquêtes sur son passé, pour être sûr que le souvenir d’une soirée de débauche ne viendra pas gâcher la promotion du film, alors une plainte même classée, on ne peut pas prendre le risque. Dans la liste de proscription, certains ont été condamnés, d’autres relaxés, et d’autres encore, comme Edouard Baer n’ont jamais été poursuivis. Il y a peut-être dans le lot, quelques vrais prédateurs, à l’image de ce prisonnier connu dans toute la Kolyma parce qu’il avait vraiment conspiré contre le Parti. Le féminisme révolutionnaire ne s’embarrasse pas de distinction. Qu’ils aient effleuré un sein ou agressé une stagiaire, le tarif est le même : tous leurs projets s’arrêtent du jour au lendemain, les messages gênés affluent sur leur écran. Leur nom devient radioactif. « Si on avait su, on aurait vraiment violé », ironise l’un deux. On parle de bannissement et de mort sociale. Ces mots peinent à dire ce que ressent un homme en pleine possession de ses moyens quand il n’a plus le droit de faire son métier, soit parce qu’il a commis une peccadille soit parce qu’il a été faussement accusé. Ce sont aussi une famille, des proches, des enfants qui se retrouvent piégés dans une prison invisible. Le plus dur, c’est de ne pas savoir si la peine finira un jour, si on sera un jour réintégré dans le monde des vivants. En d’autres temps, on pouvait fuir le scandale, partir refaire sa vie aux colonies ou ailleurs. Aujourd’hui, il n’y a plus d’ailleurs. Internet réalise un rêve policier : un fichage éternel et planétaire. Cette injustice féroce d’une mise au ban qui peut frapper n’importe qui devrait provoquer une vague de colère et de protestation. Elle prospère sur la lâcheté. Tout le monde savait que le communisme mentait mais il a tenu par la peur. C’est la même chose avec MeToo. La plupart des gens ordinaires savent que la vie n’a rien à voir avec les histoires de petites filles et de vampires qu’affectionnent les vestales militantes. Dans le public et dans le métier, la condamnation de Nicolas Bedos a fait l’effet d’une bombe. Sa compagne Pauline Desmonts et lui ont reçu des centaines de messages de soutien, d’anonymes, de de gens du métier, de politiques. Aucun ou presque n’a osé s’exprimer publiquement. Il est vrai qu’ils ne risquent pas seulement de ne plus être persona grata sur France Inter, mais d’être à leur tour la cible d’accusations, comme l’ont été les signataires de la tribune Depardieu, de froisser les plates-formes (Amazon, Netflix etc) qui financent leurs films ou de voir des comédiens les lâcher. Je suis de ton côté, mais tu comprends, c’est compliqué. Oui, j’ai peur de comprendre. C’est humain. Le totalitarisme aussi, c’est humain.
[1] « Un seul nom me suffira », quand la libération de la parole vire à la guerre des sexes, Huffington Post, 2 novembre 2017.