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Exercice d’admiration

Patrice Jean et Bruno Lafourcade ont commencé à se lire sans se connaître. Puis ils se sont écrit. Les Mauvais fils compile cet échange épistolaire entre deux écrivains qui ont, chacun à sa manière, déclaré la guerre à leur époque. Leur plume et leur humour prouvent que la correspondance littéraire n’est pas morte !


Sous l’hégémonie du progressisme et sur une scène littéraire qu’aseptisent la bien-pensance et le politiquement correct, le verbe périclite, la parole s’assèche. On ne se parle plus, on n’échange plus. Tout au plus s’envoie-t-on quelques signaux de pâle fumée aussitôt dissipés par les vapeurs toxiques du temps. On était donc résigné : on croyait les grandes correspondances littéraires, où s’échangent les idées avec la chair des mots, reléguées dans le passé. La correspondance de Flaubert repose dans les volumes de la Pléiade ; quant à Chardonne et Morand, ils ne s’écrivent plus depuis longtemps.

Nous voici heureusement détrompés avec Les Mauvais Fils. Patrice Jean et Bruno Lafourcade nous offrent un choix de lettres qu’ils se sont écrites ces dernières années. L’échange débute en 2017, année où, entrant tous deux dans la cinquantaine, ils se lient d’amitié et, « avec des fortunes diverses, tentent de sortir de l’ombre et de leurs nuits jumelles » ; il s’achève en 2022. Dans cette relation épistolaire, « on parle boutique » bien sûr, et on cause du monde littéraire. Mais surtout, on cherche à se connaître pour comprendre l’autre, son semblable et son frère. Et au-delà des anecdotes savoureuses, cette correspondance invite à se regarder soi-même avec autodérision. On pense également à Montaigne : « Qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. »

Dans La Vie des spectres, le dernier roman de Patrice Jean, un modeste héros oppose le bon sens à la bêtise contemporaine. Quant à Bruno Lafourcade, il a publié, avec le réalisateur Laurent Firode, Main basse sur le cinématographe, un essai qui torpille les lieux communs et les fables qui innervent le milieu du cinéma.

Après les avoir lus, Causeur les a fait parler.


Causeur. Comment est née votre amitié ?

Patrice Jean. J’ai été le premier à écrire à Bruno, via Messenger : j’avais lu son essai sur le suicide et voulais le féliciter. Je crois qu’il est la seule personne que j’aie jamais contactée de cette façon ! C’était le bon moment, nous allions tous les deux publier un nouveau roman auquel nous attachions beaucoup d’importance. Nous avons constaté que nous étions nés la même année, et que nous avions eu des parcours à la fois suffisamment proches et différents pour nous comprendre, confronter notre expérience.

Bruno Lafourcade. Patrice allait publier L’Homme surnuméraire et moi L’Ivraie… La naissance de notre amitié mêle les deux mondes, l’ancien (celui des bibliothèques) et le nouveau (celui d’internet) : nous avons lu nos livres, puis nous avons fait connaissance sur les réseaux sociaux. Ce qui nous a rapprochés, c’est l’âge, les origines, la situation sociale et nos ouvrages.

Witold Gombrowicz et sa femme, Rita, à Vence (Alpes-Maritimes), 1967 © D.R.

À travers vos déboires et vos réussites, votre correspondance offre un panorama de la vie littéraire, avec ses figures indispensables (éditeurs, critiques), mais aussi ses « petites mains » (correcteurs, bibliothécaires, etc.).

B. L. D’un certain point de vue, c’est un livre sur l’adversité, sur l’humiliation, et, pour ma part, sur une certaine conception pugilistique de l’existence, y compris littéraire. On se heurte, surtout, quand on est jeune, à ceux qui considèrent la volonté d’écrire comme une occupation dérisoire ou prétentieuse. On le ressent comme la négation de ce que l’on est, d’autant qu’une part de soi donne raison à cette négation. On écrit contre tous ceux qui s’y opposent : parents, collègues, éditeurs, journalistes, libraires ou correcteurs, et nous en donnons effectivement des exemples dans Mauvais Fils.

P. J. Je partage cette analyse. Avant d’être publié, un apprenti écrivain vit dans l’humiliation de ses ambitions littéraires, que Gombrowicz définissait, avec simplicité, comme l’aspiration à devenir plus important que les autres. Après la publication, on se heurte, contre toute attente, à des centaines de malentendus : je pensais me faire comprendre, et, en bien des circonstances, j’ai observé qu’il n’en était rien. C’est pourquoi il faut sans cesse remettre son ouvrage sur le métier.

Si beaucoup de choses vous rapprochent, on note aussi des différences littéraires : Patrice Jean est essentiellement romancier alors que Bruno Lafourcade a aussi publié des chroniques, des essais, des pamphlets…

B. L. Il y a entre nous des différences de caractère : je suis plus sanguin et impatient que Patrice. Il en ressort des différences dans les genres littéraires : j’aime bien les pamphlets, Patrice n’en a jamais écrit ; je préfère le bref au long : je n’ai pas écrit de roman de l’ampleur de ceux de Patrice. Pour le reste, il a aussi publié un essai, des nouvelles, des articles de revue, de sorte qu’il n’a pas que le roman à son arc.

P. J. Pas mieux, comme on disait à « Des chiffres et des lettres » !

Vous n’avez pas mené la même vie : Patrice Jean, vous êtes professeur de lycée ; Bruno Lafourcade, vous avez un itinéraire moins régulier, plus marginal. Vos parcours ont-ils influencé votre vie d’écrivain ?

P. J. J’aurais aimé publier plus tôt, j’ai même longtemps cru qu’il était trop tard. J’avais embrassé la carrière de professeur en pensant qu’elle me laisserait le temps d’écrire : ce fut loin d’être le cas, elle m’a épuisé. J’ai remonté le courant, avec l’énergie du désespoir, pour commencer à écrire sérieusement.

B. L. Nous avons l’un et l’autre publié des livres assez tardivement. Je voulais vivre avant d’écrire, et ce fut assez chaotique. Puis j’ai appris à écrire, et comme je ne suis pas bien malin, ça m’a pris du temps. Mais une fois que j’ai su écrire, ça m’a amusé de continuer.

La question de la transmission, du passage de témoin d’une génération à une autre revient souvent dans votre correspondance. Que vous a transmis la génération précédente (vous évoquez notamment Finkielkraut et Muray) et que transmettrez-vous à celle qui vous succédera ?

P. J. La génération précédente nous a appris à lire, à compter, puis, comme l’écrit Bruno dans Une jeunesse les dents serrées, elle nous a jetés dans la vie, sans jamais nous aider. Pour la génération suivante, notre génération n’existe pas : nous sommes déjà, à leurs yeux, des « boomers », et l’ensemble de l’humanité, au fond, n’est qu’une vaste espèce de boomers.

B. L. (Rires) C’est vrai : tout ce qui est plus âgé qu’elle, morts ou vivants, est constitué de boomers. Quant aux vrais boomers, c’est la génération Moloch : elle a cherché à tuer les fils, après avoir tué le père. Puis, elle a préféré transmettre à ses petits-enfants plutôt qu’à ses enfants ; donc la génération qui vient n’a que faire de nous. Elle est déjà au pouvoir.

Votre abordez aussi le travail, l’école, jusqu’au foot et la télé-réalité ! L’un de vous parle également de la douleur qu’il a éprouvée en regardant un film des années soixante-dix. L’un l’explique par « l’inévitable nostalgie de notre jeunesse », l’autre par « la disparition de l’humilité ». Pouvez-vous nous en dire davantage ?

B. L. C’était La Femme d’à côté. Truffaut me laisse plutôt indifférent, comme la Nouvelle Vague en général, où je n’aime vraiment que Paul Gégauff. Devant ce monde englouti, où des Odile et des Roland, parlant un français simple et naturel, vivent dans un village paisible de l’Isère, j’ai eu le cœur serré par tout ce que nous avions perdu, qui était un rapport pacifié et humble à l’espace, au corps et au langage : on parlait à voix basse, on s’habillait pour sortir, on tenait compte des autres…

P. J. Je pense aussi qu’il y avait, dans nos jeunes années, encore un souci de l’élégance, moins de tape-à-l’œil. La nostalgie est légitime : je regrette ma jeunesse, pas l’époque de ma jeunesse. Et la nouvelle génération, dans trente ans, regrettera les années 2020.

Vous ne portez pas un regard tendre sur notre époque. Comment la décririez-vous ?

P. J. Je n’aime pas beaucoup mon époque, mais je n’en aurais aimé aucune car, dans tous les siècles, toutes les régions, les imbéciles règnent en maîtres. Bruno est un hypersensible, toute bêtise le fout en rage. Il est plutôt du côté d’Alceste, et moi du côté de Philinte. Mais j’ai des attaques de misanthropie, comme d’autres ont des vapeurs.

B. L. Alceste et Philinte ? C’est bien possible… L’époque est passionnante et hystérique, fondée sur une inversion fondamentale : l’élève enseigne, le juge libère, le dominant s’imagine être dominé. Patrice évoque par exemple deux vertueuses, bien en cour, pensant droit comme une règle d’architecte, sans une incorrection dépassant de leur frange. Or ce sont elles, pour qui les micros et les journaux s’ouvrent comme la mer Rouge, qui font la leçon à Patrice, et lui reprochent de faire partie des dominants…

Ce que vous dites des femmes m’a beaucoup fait rire, bien que ce ne soit pas toujours très aimable. Il me semble cependant que vous les aimez. En fait, que leur reprochez-vous ?

P. J. Je préfère les femmes, car je les trouve plus jolies que les hommes.

B. L. Patrice est un extrémiste. Il y a quand même des femmes moches et des hommes beaux… « J’aime les femmes », c’est un mot de misogyne, de cynique : on n’aime personne quand on aime tout le monde. On aime toujours un homme ou une femme en particulier, « parce que c’est lui, parce que c’est moi », avec son visage, son rire, son intelligence. On aime la chair, parce que c’est aussi de l’esprit. On n’aime pas des abstractions. Mais, évidemment, certaines femmes se donnent du mal pour qu’on ne les aime pas. On en montre des échantillons dans ces pages.

L’humour est-il indispensable ?

P. J. Le rire est une réponse de perdants : c’est une façon de ne pas perdre la face en prenant des coups. J’ajouterai, et j’en suis persuadé, que tous les hommes sont des perdants et des ratés. Moi compris, bien sûr. Et toutes les femmes aussi, cela va de soi. Charlie Chaplin, dans Les Feux de la rampe, prétend que nous ne vivons pas assez longtemps pour devenir autre chose que des amateurs. Sans le rire, nous serions une espèce détestable.

B. L. Le rire est une vertu. Rien n’est efficace comme la satire pour mettre en perspective l’absurdité ou la violence d’une époque. C’est une des dimensions que j’aime dans les romans de Patrice.

Êtes-vous nostalgiques du « monde d’hier » au point de vouloir en laisser une trace dans votre œuvre ?

B. L. Je ne regrette pas le monde où l’on mourrait de la tuberculose à trente-cinq ans, où les ouvriers turbinaient douze heures par jour et où l’on crevait dans les tranchées. Je ne regrette pas non plus mon enfance ni mon adolescence ; je ne les revivrais pour rien au monde. Pourtant, oui, j’éprouve de la nostalgie. Je suppose que c’est un paradoxe. Mais ce que l’on peut souhaiter à un auteur, c’est en effet que ses livres conservent un peu de ce monde englouti.

P. J. Comme je l’ai dit, je suis nostalgique de ma jeunesse, au sens où, à cette époque, j’avais la vie devant moi. Aujourd’hui, l’air se raréfie, le temps restant à vivre diminue. Mais, comme Bruno et comme Dave : « Je ne voudrais pas refaire le chemin en arrière, et pourtant je paierais cher pour revivre un seul instant, le temps du bonheur, à l’ombre d’une fille en fleurs. » Notre monde est plus beau qu’il y a cent ans, pour les raisons dites par Bruno. Il est aussi plus laid, car l’art et la littérature y jouent désormais un rôle marginal.


À lire :

Les mauvais fils: Correspondance choisie

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La vie des spectres - rentrée littéraire 2024 - prix Maison Rouge 2024

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Comptons les moutons avec BHL

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Entre introspection et légèreté, un BHL insomniaque et inattendu… Avec Nuit blanche, Bernard-Henri Lévy dévoile un visage nouveau, loin des certitudes qui l’ont parfois rendu hermétique, constate notre chroniqueur, plutôt charmé


Après avoir lu Nuit blanche de Bernard-Henri Lévy, aussi discutable que soit cette première impression, j’ai songé aux Mots de Jean-Paul Sartre. Il y a en effet, dans la tonalité générale de ce livre, une introspection sans complaisance qui, toutes proportions gardées, m’a semblé relever du genre que Sartre avait magnifié en offrant, grâce à la littérature, un déchirant adieu à la littérature. Nuit blanche, cependant, m’apparaît comme un objet littéraire non identifiable dans les multiples créations de BHL.

Nuit blanche, bonheur du jour…

Le style est étincelant comme d’habitude mais il s’autorise plus de légèreté, des facilités délibérées, presque une décontraction qui s’adapte parfaitement au fond de cette œuvre inclassable. J’apprécie qu’elle soit irriguée par une riche culture, omniprésente mais pourtant éloignée de toute ostentation, glissée avec simplicité dans des pages qu’elle enrichit mais sans jamais usurper la place de l’essentiel.

Cet essentiel pourrait ressembler à une comédie de Molière puisqu’il s’agit pour BHL de nous exposer les mille manières de ne pas dormir, de tenter de guérir ses insomnies, de nous présenter, avec une précision détaillée dont l’auteur s’amuse, une pharmacopée destinée à faciliter les endormissements, puis les réveils, à réparer les effets contrastés d’un sommeil trop lourd, d’une veille trop longue, dans des péripéties à la fois plausibles et burlesques.

A lire aussi: Olivier de Kersauson: « Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens »

On découvre un BHL extrêmement doué pour le comique, les scènes hilarantes (ses rapports avec le chat!) et, au-delà, pour la relation de sa quotidienneté, allant, avec beaucoup de délicatesse, jusqu’à évoquer ses liens et les modalités de leur union avec celle qu’il nomme A.

Un BHL presque modeste

J’avoue avoir ressenti, comme une heureuse surprise, la découverte de ce BHL familier, presque prosaïque, sorti du ciel des idées et nous révélant, sans la moindre retenue ni volonté de se faire « bien voir », ses maux, ses faiblesses, ses limites, ses imperfections. Il échappe à ce qu’il pourrait y avoir d’artificiel dans ce type de narration, ne tombant jamais dans une sincérité faussement contrite ou un narcissisme feignant la modestie. Lui-même a dû, j’en suis sûr, éprouver comme une allégresse à ouvrir grandes les fenêtres du systématiquement sérieux, de l’implacablement grave pour s’abandonner moins à du futile qu’à une nostalgie pour une enfance, une jeunesse, des blagues, des joies collectives, des amitiés, des fraternités où le BHL d’aujourd’hui n’était même pas en germe.

Un BHL écrivant un livre, sans que la pensée, la politique et les tragédies internationales aient leur place, ne serait pas concevable. Mais sur ce plan également il n’hésite pas à changer de ton et à nous faire entrer en quelque sorte dans les coulisses de son esprit et de sa personnalité. On ne peut que se réjouir de l’effacement de ce qui souvent a pu agacer chez lui : une assurance, presque une arrogance qui excluaient toute contradiction parce que de son côté était le Vrai, le Beau et le Bien. Alors que dans Nuit blanche il n’hésite pas, non à se fragiliser c’est le contraire, mais à s’expliquer, à exalter ses maîtres et ses inspirateurs, à évoquer des disparus qui me manquent également – par exemple Thierry Lévy.

A lire aussi, du même auteur: Jean-Marie Le Pen: celui dont toujours il était interdit de dire du bien…

Il se défend de tout manichéisme et avoue l’existence, en lui, au moins de deux BHL: l’un qui défend Israël et l’autre qui s’émeut en même temps de la mort des enfants de Gaza. Il dévoile ainsi les affres d’une personnalité que son indépassable talent pour l’écriture et l’oralité réduit parfois et prive de ses doutes, de ses complexités. À l’issue de la lecture de ce petit livre enlevé, spirituel, brillant, intime sans impudeur, politique sans hostilité – pourtant il les connaît, ces ennemis acharnés, haineux qui veulent sa perte au point de le contraindre à une protection permanente ! -, je rejoins mon sentiment initial. On a envie d’aller plus loin que ces pages et de rencontrer cette personnalité, cet auteur qui ont donné d’eux une belle image. De poursuivre le dialogue qu’il a entretenu avec lui-même.

192 pages.

Nuit blanche

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Tant qu’il y aura des films

La rentrée cinéma se fait à bas bruit. Heureusement, un distributeur a la bonne idée de ressortir en salles cinq merveilles réalisées par l’inoxydable Gilles Grangier. Du patrimonial comme on aime.


Nectar

Rétrospective « Gilles Grangier : chronique des années 50 »
Sortie le 15 janvier 2025

Passé la Loire, c’est l’aventure, c’est ainsi que le cinéaste Gilles Grangier (1911-1996) avait intitulé ses mémoires (un régal toujours disponible chez Institut Lumière / Actes Sud). La malice du Parigot pur jus explose dans ce titre, comme elle irradie nombre de ses films dont Le cave se rebiffe, Gas-oil, Le Désordre et la Nuit, Maigret voit rouge. Il est temps d’en finir et pour toujours avec l’image d’un cinéaste de seconde zone, un « pousse-mégot » de la qualité française, un faiseur sans talent. Grangier, c’est précisément tout le contraire. Certes, sa filmographie peut sembler inégale, mais le meilleur l’emporte nettement sur tout le reste. Quand dira-t-on une bonne fois pour toutes que Le cave se rebiffe, du trio Grangier-Simonin-Audiard, est plus drôle, plus vif et plus grinçant que le trop facile Tontons flingueurs du trio Lautner-Simonin-Audiard ? Gabin, Blier et Biraud y jouent un numéro de haute voltige et les seconds rôles, comme Françoise Rosay et Franck Villard, font le reste. « L’éducation, ça ne s’apprend pas », y entend-on ainsi au détour d’un dialogue. Et comment ne pas voir dans le vénéneux Désordre et la Nuit la preuve ultime que Grangier ne fut pas seulement un auteur surdoué de comédies parodiques ? Darrieux en pharmacienne camée face à un Gabin en flic amoureux, c’est carrément du « BSA extra piste » (les amateurs de la petite reine apprécieront la référence qualitative chère à Jean Gabin). Ce dernier tourna à douze reprises sous la direction de Grangier, dont le délicat Gas-oil, avec Jeanne Moreau, qui à lui seul fut un cinglant démenti au trop jeune Truffaut d’alors qui avait fait du cinéaste l’un des tenants de la qualité française à l’ancienne qu’il vouait aux gémonies.

Affiche de la rétrospective © Solaris

Bref, on ne peut que féliciter le distributeur Solaris de démarrer l’année sur les chapeaux de roues avec cinq films restaurés pour l’occasion et qui sortent sous le titre générique « Gilles Grangier : chronique des années 50 ». Superbe programme qui propose 125, rue Montmartre, Meurtre à Montmartre, Le Sang à la tête, Trois jours à vivre et Au p’tit zouave. Commençons par le moins connu peut-être, alors qu’il mérite tant d’être vu. Au p’tit zouave,réalisé en 1950, se déroule dans un quartier populaire de Paris où les policiers poursuivent un assassin de vieilles filles, tandis que le café du coin, Au P’tit Zouave, est un havre de paix et de réconfort pour ses habitués. Jusqu’au jour où l’arrivée d’un mystérieux homme fortuné vient troubler l’apparente tranquillité du lieu… Sur un scénario de Pierre Laroche et une musique de Vincent Scotto, Grangier excelle à dépeindre l’atmosphère mi-polar, mi-populaire d’un film incarné à la perfection par le tandem François Périer / Dany Robin. Même statut d’œuvre trop méconnue pour Meurtre à Montmartre (1957), écrit par Grangier et René Wheeler. Une fois de plus, le cinéaste s’y révèle un fabuleux directeur d’acteurs. Michel Auclair, Paul Frankeur et Annie Girardot font la course en tête. Mise en scène sobre et efficace, dialogues impeccables, distribution à l’unisson : la méthode Grangier à l’état pur. Ces qualités éclatent tout autant dans un autre film montmartrois : 125, rue Montmartre (1959), avec un Lino Ventura en majesté dans le rôle très singulier d’un livreur de journaux face à Robert Hirsch et Jean Desailly. Ventura que l’on retrouve dans un autre film de ce programme décidément délectable, dans un rôle de tueur aux antipodes du précédent – Trois jours à vivre, co-écrit par Audiard et Grangier, d’après le roman de Peter Vanett. Un suspense aux petits oignons que vivent également Daniel Gélin et Jeanne Moreau. Le tout à Paris, comme il se doit, pour un cinéaste qui a su filmer la capitale de jour comme de nuit. Enfin, Le Sang à la tête (1956),d’après Le Fils Cardinaud de Simenon, offre au Gabin des années 1950 l’un de ses meilleurs rôles en armateur cocu, tout simplement. Alors, s’il vous plaît, ne ratez pas Grangier.


Pur jus

Scolum et moi, de Jean-François Laguionie
Sortie le 29 janvier

Slocum et moi, de Jean-François Laguionie © Melusine Productions

Pour une fois qu’un film d’animation n’est ni une « Disneyaiserie » américaine, ni un « mangaga » japonais, réjouissons-nous sans retenue. Slocum et moi est l’œuvre d’un cinéaste français âgé de 85 ans, Jean-François Laguionie, qui nous avait déjà séduit avec Le Château des singes, Le Tableau, Louise en hiver ou encore L’Île de Black Mór. Des films d’animation à la superbe ligne claire, aux histoires exigeantes et aux dialogues sans mièvrerie. Cette fois, le propos est peut-être plus modeste que d’habitude (les souvenirs d’un fils dont le père voulait construire dans son jardin un bateau pour partir à l’aventure…). Mais tout fonctionne à merveille dans un récit où affleure une nostalgie mélancolique qui ne prend jamais le pas sur la conduite de la narration. On est touché sans avoir l’impression d’être manipulé et les « caractères » sont, à tous les sens du terme, dessinés avec brio. La preuve que la débauche d’effets spéciaux souvent spécieux envahit à tort le cinéma d’animation, dont la qualité principale devrait être, au contraire, de s’approcher par essence d’un minimalisme bienfaisant.

Affiche du film Slocum et moi © Melusine Productions

Frelaté

Bird, d’Andrea Arnold
Sortie le 1er janvier.

© Atsushi Nishijima

Il était revenu bredouille du dernier Festival de Cannes. Pourtant, Bird, le nouveau film de la cinéaste britannique Andrea Arnold, cochait toutes les bonnes cases féministes et sociales en vogue sur la Croisette. En digne émule du survolté Ken Loach, la réalisatrice y dépeint, non sans une certaine complaisance, la vie quotidienne forcément sinistre d’un adolescent qui vit dans un squat du Kent. Le film pourrait alors se contenter de dérouler un protocole compassionnel déjà vu et éprouvé un peu partout. Mais, consciente sans doute des limites et redondances d’un genre éculé, Arnold y adjoint une touche de fantastique, à l’aide d’un personnage fantomatique surnommé « Bird ». La survenue de l’irrationnel suffit-elle à préserver le film de ses gros défauts originels ? Non, hélas, d’autant plus que cet apport se révèle bien peu iconoclaste et fort consensuel. À la compassion se mêle alors l’attendrissement. Au cinéma aussi, l’excès de sucre est mauvais pour la santé.

Affiche du film Bird © Atsushi Nishijima

Werner Herzog, cinéaste voyageur

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Le cinéaste allemand Werner Herzog a une belle réputation d’originalité. On lui associe en général un cinéma de qualité, avec des œuvres hors du commun comme Aguirre, la colère de Dieu (1972) ou encore Le pays où rêvent les fourmis vertes (1984), pour reprendre deux titres fameux. De fait, Herzog a beaucoup tourné et il continue encore aujourd’hui. J’avoue n’avoir pas vu tous ses films, et je le regrette sincèrement, surtout après la lecture de ses Mémoires, intitulés non sans ironie Chacun pour soi et Dieu contre tous, qui paraissent aux excellentes éditions Séguier. Ce qui caractérise Werner Herzog, c’est une activité artistique intense, qui lui a fait aborder des tas de domaines. Notons seulement, en plus du cinéma, la mise en scène d’opéra et l’écriture de livres. Werner Herzog aime relater par écrit ses expériences et, surtout, ses rencontres. À plus de quatre-vingts ans, il a senti qu’il n’avait pas encore tout dit.

Un autodidacte

Ces Mémoires couvrent toute la vie de Werner Herzog. Le metteur en scène nous indique que la famille de sa mère venait de Croatie et que celle de son père « était d’origine souabe, mais [qu’] une de ses branches descendait de protestants français… » Pour ce qui est du milieu social côté paternel, ils appartenaient tous à une lignée d’universitaires respectables. Par esprit de contradiction, Herzog se présente comme un autodidacte. Il ne s’est jamais acclimaté aux institutions éducatives. Il note : « À vrai dire, je n’ai jamais trop aimé ni la littérature ni l’histoire en classe, mais cela venait de mon rejet global du système scolaire. J’ai toujours été un autodidacte… » Il s’inscrira néanmoins à l’université, mais sans conviction, et ne fera bien sûr pas d’école de cinéma. Son instinct lui a fait éviter ce genre d’embûche, comme il s’en explique de manière amusante : « J’étais conscient du fait que, vu ma méconnaissance quasi totale du cinéma, il me fallait l’inventer à ma manière. »

Les pires avanies sur les tournages

Pendant sa jeunesse, pour gagner de l’argent, il fait quantité de petits boulots, dans lesquels il peut déjà mettre en valeur son ingéniosité innée. Ce qui nous vaut des anecdotes insolites, contées d’un ton très pince-sans-rire. Cette période de la jeunesse de Werner Herzog préfigure le climat de ses futures réalisations cinématographiques, menées à bien en dépit des pires avanies. Ses Mémoires en dressent le bilan impressionnant, comme le tournage épuisant de Fitzcarraldo, avec Klaus Kinski. Herzog ne reculait jamais devant les dangers, au risque de se mettre gravement en péril, lui ou les membres de ses équipes. Mais il s’en est toujours sorti, grâce à sa bonne étoile. Je laisse au lecteur le soin de découvrir, au fil des pages, toutes ces péripéties, ou plutôt ces drames, que lui seul sait raconter avec la dose de folie adéquate. Werner Herzog, en prime, nous offre quelques confidences sans doute plus secondaires, mais toujours significatives, sur ses marottes personnelles, par exemple à propos des livres qu’il emmène avec lui lorsqu’il travaille et qui lui servent de vade-mecum. Je suis toujours intéressé par ce type de détails. Herzog ne se sépare donc jamais de la Bible, dans la traduction de 1545 de Luther : « Je trouve souvent, explique Herzog, un réconfort dans le Livre de Job ainsi que dans les Psaumes. » Il met aussi dans son sac de voyage un ouvrage plus inattendu, le récit de l’historien romain Tite-Live sur la deuxième guerre punique (218 à 202 av. J.-C.).

A lire aussi: Olivier de Kersauson: « Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens »

L’amitié avec Bruce Chatwin

Il est dommage que, dans ce volume, Werner Herzog ne s’arrête pas plus longuement sur son acteur « fétiche », le monstrueux Klaus Kinski, une « avanie » à lui tout seul, peut-être parce qu’il en a déjà parlé ailleurs. Ce qui frappe le plus, à la lecture de ces Mémoires, c’est l’importance que Werner Herzog attribue aux relations humaines, et notamment à l’amitié. Il est clair que, sans l’aide de ses proches, le cinéaste n’aurait jamais pu accomplir le centième de ses projets. Il y a chez lui une curiosité profonde pour tout ce qui est humain, un attrait fécond pour son semblable. On le sent bien en particulier lorsqu’il nous décrit sa proximité avec Bruce Chatwin. Ce sont d’ailleurs sans doute les plus belles pages de ces Mémoires. La passion de la marche à pied réunissait les deux hommes. « J’étais peut-être le seul, écrit Herzog, avec qui Bruce pouvait s’entretenir tout naturellement de la sacralité de la marche. » Bruce Chatwin, l’explorateur, l’écrivain voyageur, était une sorte de frère pour Werner Herzog, lui-même cinéaste voyageur, attiré par la forêt amazonienne et les ascensions extrêmes en montagne. Herzog raconte avec beaucoup d’émotion la mort de Bruce Chatwin, et le sac à dos en cuir que celui-ci lui légua et qui devait, plus tard, contribuer à lui sauver la vie. Une belle histoire d’amitié, vraiment.

Les Mémoires de Werner Herzog sont à ranger, dans votre bibliothèque, non pas peut-être avec les ouvrages sur le cinéma, mais plutôt au rayon des grands aventuriers (de l’esprit). Chacun pour soi et Dieu contre tous constitue une lecture hors des sentiers battus, loin des routes ordinaires de la planète. En ces temps de standardisation généralisée de l’existence, nous avons besoin de raisons d’espérer : c’est l’un des bienfaits littéraires de ce livre de Werner Herzog de nous en convaincre.

Werner Herzog, Mémoires. Chacun pour soi et Dieu contre tous. Traduit de l’allemand par Josie Mély. Éd. Séguier. 400 pages.

Werner Herzog, Mémoires - Chacun pour soi et Dieu contre tous

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Notre-Dame de Paris à l’époque de Mar-a-Lago

Pour le philosophe et essayiste Philippe-Joseph Salazar, la « réouverture » de Notre-Dame de Paris relève de l’opération marketing. Décryptage d’une rhétorique bien rôdée. 


Satan est, selon la tradition, le Persuadeur des vanités terrestres, et l’Ange « dont la lumière surpassait toutes les autres » (Thomas d’Aquin). Il se serait certainement réjoui de la « réouverture » de Notre-Dame de Paris : ventriloquies oratoires et jeux de lumière étaient au rendez-vous. L’inauguration style « promotion marketing » de l’église archiépiscopale de Paris est l’occasion de s’interroger sur une manipulation. Une parmi d’autres qui sont devenues la marque de fabrique de la Ve République post-gaulliste – un régime qui fonctionne au management obsessionnel du faux-semblant.

Puisqu’il s’agit de marketing, autant commencer avec le slogan : « Notre-Dame ». Réclame répétée sur tous les tons. Les médias américains, surexcités par cette « inauguration », parlaient simplement, absolument, sans autre qualification, de « Notre-Dame ».  Les médias étrangers, accrochés à Reuters et Associated Press, ont emboîté le pas. Et nos médias dans la foulée. Notre-Dame de Paris est devenue « Notre-Dame ». Ce coup d’état rhétorique a propulsé cette cathédrale dans l’absolu.

Or cette cathédrale n’a jamais eu d’importance de premier plan. Notre-Dame de Reims, oui. Notre-Dame de Chartres, oui. Mais Notre-Dame de Paris ? À peine.

Que la presse américaine se soit fait l’agent le plus tonitruant de cette manipulation est révélateur d’une amnésie culturelle, paradoxale au moment-même où le « devoir de mémoire » est devenu un global cult. En effet, les Anglo-saxons éduqués avaient, naguère, une idée de nos cathédrales en lisant Mont-Saint-Michel et Chartres de Henry Adams. Aristocrate, historien érudit, bon marcheur, il « fit connaître au monde » la civilisation gothique française – qu’il vit avant les destructions allemandes de la première guerre, et les ravages alliés de la deuxième. Son guide, abondamment illustré, culmine avec Notre-Dame de Chartres. Pour ses lecteurs cette Notre-Dame-là était le couronnement du gothique. Et la comparant à Notre-Dame de Paris, Adams lâche que le maître d’œuvre parisien « fut certainement consumé de jalousie devant le triomphe sans rival de Chartres ». Le best-seller international d’Adams consacra Notre-Dame de Chartres comme « la » cathédrale.

DR.

Cependant, une autre cathédrale dépassa bientôt Chartres en matière de célébrité, Notre-Dame de Reims. En 1914 les Allemands la bombardèrent, et la laissèrent, peu s’en faut, en monceaux de gravats. Le tollé provoqué par cette destruction délibérée fit la une des journaux du monde entier, en particulier aux États-Unis. Des fonds massifs furent collectés de San Francisco à New York pour réparer l’outrage. L’Allemagne cessa, d’un coup, d’être considérée comme un pays civilisé, et cela à cause d’un cliché de reporter : la tête coupée d’un ange souriant dans les décombres. « L’Ange au Sourire de Reims » devint le symbole de la culture, on dirait « résiliente », face à la barbarie. Notre-Dame de Reims rejoignit Notre-Dame de Chartres dans l’imaginaire international de « la » cathédrale. Paris ? Rien.

La propagande post-incendie a voulu faire accroire que le feu de 2019 avait détruit un joyau de l’art gothique. Si la flèche n’avait chu, on doute que la charpente eût autant servi. Une charpente est par définition du gros œuvre invisible aux amateurs de selfies. Difficile de la transformer en objet rhétorique de lamentations : on a essayé, mais ça n’a pas pris, sauf à traverser les forêts où, au détour d’un chemin, on lit « ces chênes ont été offerts, etc. ». Là, c’est émouvant surtout si à dix mètres on s’est recueilli devant une stèle : « Ici sont tombés assassinés par les Allemands, Pierre X, 17 ans, Jean N., 16 ans… ». Les deux images alors se superposent, les fiers troncs destinés à la gloire, et les cadavres torturés ; et on en est très ému. Mais, une flèche qui tombe et empale le maître autel, ça c’est rhétoriquement waouh.

Et l’incendie ? Ce qui s’est réellement passé est encore enveloppé d’arcanes, alors je suggère qu’il est le fait de Satan. Qui d’autre ? C’est une cathédrale, pas un supermarché. Si vous êtes un catholique, tiède ou fervent, seul le grand avocat des faiblesses humaines a pu le faire : qu’il ait tenu la main d’un zélote musulman, d’un syndiqué mécontent ou simplement d’un ouvrier qui voulait en fumer une, n’a pas d’importance. Une main cachée fut à l’œuvre. Les conspirationnistes peuvent même laisser libre cours à leur imagination : le nouvel autel est une version catholique de la Pierre noire de la Kaaba de l’Islam, ou la version déco d’une sculpture d’Henry Moore. Reste que (pour paraphraser Lady Macbeth) toutes les « parfums d’Arabie » frottés par l’archevêque le dimanche suivant « ne laveront pas le crime » esthétique du ripolinage des ogives, des lumières LED de centre commercial à Dubaï, et de cet autel bizarre. Justement dans ce régime de marketing politique qui est le nôtre, le médium, l’autel, c’est le message : Notre-Dame de Paris est moderne, hypermoderne, trans-moderne.

Exposition, sur le parvis de la cathédrale, de la charpente historique de Notre-Dame de Paris, 19 septembre 2020 © Francois Mori/AP Photo/SIPA

Jamais donc, jusqu’à la récente restauration, et à la suite d’un incendie spectaculairement médiatisé, Notre-Dame de Paris ne fut un tel objet d’idolâtrie publicitaire. Mais sa promotion récente est l’aboutissement d’un lent processus politique d’appropriation entamé au début du XIXe siècle.

C’est Victor Hugo, on le sait mais bis repetita placent, qui a donné à Notre-Dame de Paris une place dans la littérature mondiale (1831), un sujet inlassablement repris dans de nombreux films, du cinéma muet jusqu’à une récente production Disney. Pourtant c’est Quasimodo, le difforme, c’est la gitane Esmeralda, mais ce n’est pas « Notre-Dame » elle-même qui a captivé l’imagination de générations de spectateurs, et donc la popular culture. Cette cathédrale n’a jamais été célébrée pour ses rosaces (de second ordre par rapport aux éblouissements de Chartres), ni pour sa perfection architecturale (apparue à Coutances et magnifiée à Reims). Et les reliques, dont on a fait grand tapage ? Jusqu’aux destructions de la Révolution française, les plus précieuses, du Christ Lui-même, n’y étaient pas conservées. Le Chapitre les a récupérées de la Sainte-Chapelle, édifiée pour elles. Donc, pendant quatre-vingt-dix ans, à « Notre-Dame de Paris ? » on a répondu : « Quasimodo ! Esmeralda ! ». Tout cela est bien connu mais mérite d’être répété. Pourquoi ? Parce que le propre d’une manipulation rhétorique est de faire oublier ce qui est bien connu, et de le remplacer par des faux-semblants.

Or, le roman de Hugo est contemporain du célèbre tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple. Il s’agit des Trois Glorieuses de la Révolution de 1830, qui n’ont pas permis de rétablir la République mais ont suscité, comme on dit, un régime « centriste » et affairiste qui réprima dans le sang les revendications des Gilets Jaunes d’alors (le massacre de la rue Transnonain, la rue Beaubourg actuelle). Delacroix y met en scène le peuple en révolte, qui revient de saccager la cathédrale. Notre-Dame est visible, en miniature, nanifiée par l’imposante figure de Marianne. Regardez bien : il n’y a pas de flèche. La cathédrale est réduite aux petits beffrois enfumés. La flèche médiévale, de hauteur modeste, fut démantelée au XVIIIe siècle. Ce que les touristes d’avant l’incendie pouvaient voir, s’ils s’en souciaient, était un fake du XIXe siècle, et ce qu’elle est aujourd’hui est une reproduction de ce faux. Du faux-semblant. On le sait, mais les visiteurs étrangers, savent-ils qu’ils s’extasient sur de l’IKEA version VLD (Viollet-le-Duc) ? Non. Ils font du shopping visuel. Fantastic !

Eugène Delacroix

Il y a plus grave. Cette cathédrale n’a joué aucun rôle central, ou majeur, dans l’histoire de France jusqu’à 1804, et ce fut l’occasion d’un fake, et d’une première manipulation politique pour servir un régime. Bonaparte décida de s’y faire couronner. Pour l’occasion, la nef fut travestie avec des toiles de théâtre peintes à la dernière mode gréco-romaine. Après coup, la cathédrale retomba dans l’oubli. En 1804, elle servit donc de décor fake à la production d’un fake, le soi-disant sacre de Bonaparte, mais un spectaculaire succès de propagande politique.

Pourquoi fake ? Les sacres royaux n’ont jamais eu lieu dans cette cathédrale. Sauf, en 1431, celui de Henri VI d’Angleterre en pleine Guerre de Cent Ans, avec la complicité du Chapitre, des grands marchands parisiens, des parlementaires, bref une version médiévale de Paris ville ouverte en 1940, et d’une collaboration sans complexe avec l’envahisseur. Les habitudes ont la vie dure. Encore fut-ce un couronnement (piètre imitation de l’ordo d’un sacre) et non pas un sacre. La différence compte : elle pointe le fake. Notre-Dame de Paris devint, en 1431, au prix d’une trahison, le lieu d’un faux sacre, avant celui de 1804. Il faut décrypter, comme dit. Ouvrons donc la crypte du fake.

D’une part, l’archevêché qui eut juridiction sur Paris pendant plus d’un millénaire était Sens, dont l’église fut la première cathédrale de style gothique, élevée à une splendeur éblouissante par son archevêque et mécène Tristan Salazar. Sens détint au haut Moyen Âge la primatie des Gaules et de la Germanie, sans être un des six pairs ecclésiastiques du royaume, statut auquel le titulaire de Paris n’aspira jamais, bien que Louis XIV l’élevât au rang d’archevêché-duché. Le Roi-Soleil se rendait à la chapelle royale de Versailles. Notre-Dame de Paris était subalterne.

L’autre raison pour expliquer le fake du couronnement de 1804, est plus acerbe : les rois étaient « oints », pour la plupart en la cathédrale de Reims. Les monarques français, seuls dans la chrétienté occidentale (en dépit d’imitations), étaient couronnés et sacrés. Le couronnement est une chose, le sacre en est une autre :  le roi, fait diacre, reçoit l’onction par la Sainte Ampoule, apportée sur terre par le Saint-Esprit lors du baptême de Clovis le 25 décembre 496. Telle était la croyance, pas plus fantaisiste mais aussi « évidente » que la croyance en « liberté, égalité, fraternité ». Une idéologie, ça va toujours de soi. Mais un fake a besoin d’un support matériel, visuel de préférence, qui rende l’idéologie ou le faux-semblant évidents. Faute de télévision, entre en scène David, peintre officiel du nouveau régime comme il fut celui de Robespierre pour la high fashion show de la Fête de l’Être Suprême (1794).

David peint Le sacre de Napoléon et lance le slogan du « sacre » : Bonaparte ne pouvait pas être « sacré », comme le furent les rois. C’était du marketing politique fait pour communiquer aux rois d’Europe un message simple : je suis votre collègue. Le slogan réussit même à faire oublier que le tableau ne représente pas Bonaparte étant couronné, mais lui-même couronnant sa première épouse. Tout cela à Notre-Dame de Paris, dans un décor fake tendance de l’époque. David la traita comme le backlot de la MGM. Mieux, en accrochant un faux décor sur les murs gothiques, David inventa l’incrustation, cet écran bleu ou vert (napoléonien ?) avant même que le cinéma n’y pensât. On sait qu’il a ajouté, effacé, bougé les personnes présentes, à la manière des photographes soviétiques.

Le Te Deum de 1945 ? L’affaire est ambigüe, comme souvent avec le Général.

Alors, à la « réouverture », Quasimodo riait et pleurait, accroché à une gargouille au-dessus de la foule : il voyait, dans ce lieu saint, se presser des schismatiques (le prince William), des hérétiques (Zélensky, Trump), des infidèles, des polygames, des incroyants, des fashion victims, et des touristes en doudoune. C’était la nouvelle Cour des Miracles.

Dépourvue de la sacralité de Reims et du mysticisme de Chartres, dans ce dernier avatar de son utilisation politique, la cathédrale est un label de qualité made in France pour un public international ignorant, et qui s’en moque tant que c’est festif et d’un effet waouh. La « réouverture » servit également à tenter de réparer la dignité de son clergé, entachée de scandales. Charitable, le pape François est resté à l’écart. Que Notre-Dame de Paris soit maintenant sans cardinal est révélateur.

La cathédrale a été appropriée par le pouvoir du moment comme l’un de ses lieux de sa propre commercialisation. Car le pouvoir en France est désormais conçu et traité comme une marchandise. Peut-être donc, en toute logique, DJ Trump décidera-t-il d’ériger une réplique de « Notre-Dame » à Mar-a-Lago, avec plus de vitraux et dorures que tous les lobbies de ses palaces réunis. Il aura tout compris, sauf au destin qui pend au nez des manipulateurs : « Ananké », fatalité, que Victor Hugo avait vu gravé sur un mur de Notre-Dame. Mais Marianne marchant vers la Liberté, aurait-elle lu, lors du sac de la cathédrale, un nouveau graffiti ? Et qui disait : « Mané, thécel, phares. »


Une version différente de cet article a paru dans la revue américaine The Postil. https://www.thepostil.com/notre-dame-de-paris-in-the-age-of-mar-a-lago/

Contre la rhétorique: Comment les mots des démagogues prennent le pouvoir

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Un front républicain… contre la République?

La mort de Jean-Marie Le Pen ne peut que relancer le débat sur l’immigration, l’identité nationale et l’émergence de nouvelles menaces totalitaires


La mort récente de Jean-Marie Le Pen, figure controversée et symbole du rejet par le « front républicain », offre une occasion de réfléchir à l’évolution de la scène politique française et européenne. Le Pen, en raison de ses excès et ses propos souvent intolérables, fut longtemps diabolisé par un consensus politique qui visait à contenir ce que l’on considérait comme une menace fasciste. Ce rejet a conduit à une marginalisation de son discours et de ses électeurs, mais il a également empêché une réflexion sereine sur certaines de ses alertes concernant l’immigration massive et ses conséquences.

Pendant que l’attention se focalisait sur l’éradication politique de Le Pen et de ceux qui partageaient ses thèses, un autre totalitarisme émergeait silencieusement : l’islamisme. Ce dernier, bien plus pernicieux, utilise les failles d’un système démocratique tolérant pour imposer ses propres dogmes, érodant les valeurs fondamentales de liberté et d’égalité. En évinçant des débats publics toute critique sur l’immigration ou les différences culturelles sous prétexte de racisme, le front républicain a permis à l’islamisme de prospérer sous le couvert de la diversité et de l’antiracisme.

La véritable menace

Il est ironique que ceux qui accusaient Jean-Marie Le Pen d’être une menace pour la démocratie n’aient pas vu que leur refus de traiter certaines questions sensibles a facilité la montée d’une « véritable extrême droite » sous une autre forme : l’islamisme. Ce dernier représente aujourd’hui un totalitarisme antisémite et anti-occidental qui menace directement nos sociétés démocratiques.

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L’islamisme, ce nouveau totalitarisme, exploite ce déni de réalité pour imposer, sous le couvert de la tolérance et de l’acceptation de la diversité, ses propres valeurs et pratiques, qui sont en totale contradiction avec les principes occidentaux d’égalité et de droits humains. Aujourd’hui, l’islamisme représente une extrême droite antisémite, héritière du nazisme et des fascismes européens.

Il est impératif d’identifier clairement ce nouveau totalitarisme et de ne pas se tromper de cible dans notre combat pour une République de liberté, d’égalité et de fraternité. Les complices, ou les idiots utiles, de l’islamisme, ouvrent les portes aux idéologies radicales en désignant les conservateurs populistes qui résistent à cette menace comme des politiciens d’extrême droite. Certes, au sein de ces partis, il existe encore des éléments anciens, proches du fascisme, mais il est essentiel de reconnaître que des figures comme Le Pen, Trump, Salvini, Geert Wilders, Netanyahou, Orbán, et leurs équivalents à travers l’Europe sont des conservateurs et des populistes ayant entendu la voix des peuples qui s’opposent à ces changements civilisationnels imposés par l’islam politique. Ce dernier s’allie à un antiracisme immigrationniste qui refuse aux Occidentaux le droit de préserver leur identité distincte et aux Juifs le droit de demeurer une nation souveraine, capable de protéger ses frontières et de résister à l’aspiration islamiste à les réduire au statut de dhimmis au sein d’une oumma illimitée.

Au cours des dernières générations, l’Europe a été profondément marquée par le traumatisme de l’anéantissement des Juifs, une tragédie accompagnée par une prise de conscience croissante des atrocités commises durant la colonisation. Les nazis, dans leur quête de domination, ont établi une hiérarchie rigide entre des races considérées comme supérieures et celles jugées inférieures. De même, les colonisateurs ont cru en la supériorité de la civilisation européenne sur les peuples autochtones des Amériques et d’Afrique.

L’uniformité, ennemi de la diversité des cultures et des modes de pensées ?

Les nouvelles générations d’Occident, éduquées dans un cadre qui condamne légitimement à la fois le génocide des Juifs et les erreurs de la colonisation, aspirent à un monde sans distinctions entre les êtres humains. Les Européens modernes, mais exclusivement ceux issus des classes bourgeoises éduquées, poursuivent le rêve d’un amour universel, d’une humanité réconciliée, où le racisme et la guerre seraient des souvenirs lointains. Ils ont ainsi rejeté avec horreur tout ce qui pouvait leur rappeler les temps maudits de la Deuxième Guerre mondiale et de la colonisation. 

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Cependant, cette quête d’égalité et d’uniformité entraîne un déni des différences et des hiérarchies. Ce refus de reconnaître la pluralité des expériences et des valeurs est une réaction compréhensible à un passé douloureux, mais il risque de mener à un aveuglement face à la réalité contemporaine. La jeunesse occidentale, qui se dit instruite et pacifiste, établit une équivalence entre les clandestins et les citoyens légaux, entre les genres, les sexualités, les générations et les civilisations. Pour elle, toute hiérarchie et toute distinction seraient illégitimes.

Ceux qui s’opposent à ces indistinctions, qui affirment la nécessité de maintenir des frontières et des nations, ou qui osent dire que les cultures n’ont pas toutes une valeur égale, sont souvent désignés comme des fascistes, des racistes ou des héritiers du nazisme et du pétainisme. Ainsi, des populations entières sont stigmatisées, vivant dans la peur d’un avenir appauvri et trop différent, tandis que ceux qui osent prendre leur défense sont qualifiés de populistes.

La véritable lutte antifasciste aujourd’hui doit se mener contre toutes les tendances totalitaires, en particulier contre l’islamisme, qui incarne une extrême droite xénophobe, autoritaire, antisémite et anti-occidentale, à l’instar des fascismes qui l’ont précédé au cours du siècle dernier. Les islamistes et leurs alliés de la gauche radicale, exploitent la peur de l’extrême droite européenne pour assurer le triomphe de leurs idéologies mortifères et intolérantes.

Causons! Le podcast hebdomadaire de Causeur

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Avec Gil Mihaely, Martin Pimentel, Jonathan Siksou et Jeremy Stubbs.


Quel rôle Jean-Marie Le Pen a-t-il joué sur la scène historique? Gil Mihaely répond à cette question en analysant la manière dont le leader du Front National a su rassembler des personnes et des idées appartenant à la droite maurrassienne de l’entre-deux-guerres et au gaullisme anti-communiste des années 60 porté par les déçus de la politique algérienne du général. Le Pen s’est débarrassé du côté antirépublicain des maurrassiens mais a canalisé le courant anti-élitiste des poujadistes, tout en normalisant le thème de l’immigration dans le débat politique.

La gauche NFP est-elle en train de se scinder en deux? À part les différends opposant parfois le PS à LFI, l’humour style France Inter semble connaître une forme de schisme en ce moment. Martin Pimentel nous explique comment l’humoriste Sophia Aram, qui figure sur la couverture du Point cette semaine, en est venue à prendre pour cible le député végan archi-propalestinien, Aymeric Caron, provoquant ainsi le déplaisir de ses collègues francintériens.

Couverture du Point, N° 2737 – 9 Janvier 2025. D.R.

Hier, on a célébré le 152e anniversaire de la mort de Napoléon III. Jonathan Siksou nous rappelle tout ce que l’Empereur a fait pour la France pendant son règne. Ce bilan positif a été délibérément occulté par une grande opération d’« invisibilisation » conduite par la IIIe République à l’égard de celui dont le corps reste toujours enterré outre-Manche. Il est grand temps de réhabiliter Napoléon III!

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Pourquoi Emmanuel Macron ne vous proposera pas un référendum sur l’immigration en 2025

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À l’occasion de ses vœux aux Français pour 2025, le président de la République a annoncé vouloir leur demander de « trancher » des « sujets déterminants ». Cette perspective ouvre semble-t-il la voie au référendum qui est l’un des deux modes alternatifs d’exercice de la souveraineté nationale appartenant au peuple (article 3 de la constitution). Il l’exerce en effet par ses représentants ou par le référendum. Le peuple pourrait-il ainsi être saisi de la question migratoire, se demande la droite ?


L’article 11 détermine le champ d’application du référendum législatif. Il concerne « l’organisation des pouvoirs publics, les réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité ». Un consensus des juristes semble se dégager pour considérer que la thématique de l’immigration est hors de ce cadre, ce qu’admet Bruno Retailleau autant qu’il le déplore (1). Les réformes relatives à la politique économique et sociales de la nation seraient donc insusceptibles de se rattacher à la politique migratoire ! De ce point de vue, l’organisation d’un référendum sur l’immigration imposerait une révision préalable de l’article 11 en suivant la procédure exigeante de l’article 89 : la révision est adoptée soit par référendum après que la proposition a été votée en termes identiques par les deux Assemblées, soit par le Parlement réuni en Congrès si le projet est approuvé à la majorité qualifiée des 3/5 des suffrages exprimés. Mais, le débat n’est pas totalement épuisé dès lors que le Conseil constitutionnel s’estime incompétent pour contrôler les décisions référendaires au motif qu’elles sont l’expression directe de la souveraineté nationale (Cons. const., déc. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi relative à l’élection du président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962). Les neuf sages ont eu l’occasion de confirmer leur refus. Il n’en demeure pas moins que le Conseil constitutionnel est d’avis que le recours au référendum serait inconstitutionnel car selon les déclarations de son président, l’immigration constitue « un problème en soi » (2), et non un sujet économique. Dans ce contexte, il est peu probable que le chef de l’État demande au peuple de trancher la question migratoire, ce d’autant qu’il s’est montré hostile au renforcement du contrôle migratoire en soumettant la loi Immigration-intégration à la censure du Conseil, l’année dernière.

La censure de la loi Immigration-intégration du 26 janvier 2024

Le président de la République a saisi le Conseil constitutionnel de ce projet de loi. Étaient visés les amendements du groupe LR au rang desquels figuraient le durcissement du regroupement familial, la suppression de certaines prestations sociales aux étrangers, la restauration du délit de séjour irrégulier… Par sa décision du 25 janvier 2024, le Conseil a réduit à peau de chagrin le projet de loi en poussant à son paroxysme le contrôle des « cavaliers législatifs ». L’intrigue (politique) était de savoir si les mesures censurées pouvaient être considérées comme étant « sans lien même indirect » (article 45 de la constitution) avec la loi en cause. Aucune argutie juridique ne permettait raisonnablement de le penser… Et pourtant, le Conseil l’a fait !

La censure de la proposition de loi référendaire visant à conditionner certaines prestations sociales non contributives aux étrangers en situation régulières

Après cette première censure, le groupe LR est revenu à la charge par la voie du référendum d’initiative partagée (RIP) prévu à l’alinéa 3 de l’article 11. Il peut être organisé à l’initiative d’1/5ème des parlementaires, notamment sur une question relative à « la politique sociale de la France ». L’article 1er de la proposition de loi instaurait une condition de durée minimale de résidence en France ou d’affiliation à un régime obligatoire de Sécurité sociale au titre d’une activité professionnelle que devaient remplir les étrangers non-ressortissants de l’Union européenne en situation régulière pour bénéficier de certaines prestations sociales. Le 11 avril 2024, l’aréopage devait refuser aux LR la possibilité d’organiser un RIP visant à réformer l’accès des étrangers aux prestations sociales. Pourquoi ? L’article 45-2 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 modifiée, énonce que le Conseil constitutionnel doit vérifier « qu’aucune disposition de la proposition de loi n’est contraire à la Constitution ». Cette disposition réinvestit le Conseil constitutionnel, alors que ce dernier s’interdit de contrôler les lois adaptées par référendum. La loi constitutionnelle instituant le RIP a modifié l’article 61-1 de la Constitution pour imposer le contrôle de constitutionalité des propositions de lois référendaires issues du RIP.

S’agissant de l’article 1er de ladite proposition de loi, le Conseil a jugé que les exigences constitutionnelles tirées des alinéas 10 et 11 du Préambule de 1946, élément du « bloc de constitutionnalité », impliquant la mise en œuvre d’une politique de solidarité nationale en faveur des personnes défavorisées, ne s’opposent pas à ce que le bénéfice de certaines prestations sociales dont jouissent les étrangers en situations régulières sur le territoire français soit soumis à une condition de durée de résidence ou d’activité, mais que cette durée ne saurait être telle qu’elle prive de garanties légales ces exigences. Les juges de la rue Montpensier estiment excessive la durée de 5 ans retenue par la proposition de loi. L’ensemble de la loi succombe, puisque l’article 45-2 de l’ordonnance précitée exige « qu’aucune disposition de la proposition de la loi » ne doit être contraire à la Constitution. Son article 2, remplaçant l’aide médicale d’État bénéficiant à certains étrangers en situation irrégulière, par une aide médicale d’urgence, n’a donc même pas été examinée. Par ailleurs, le Conseil censure au fond les quotas d’immigration, mais pas sur une question de principes, mais au motif que le législateur n’a pas la possibilité d’imposer au Parlement l’organisation d’un débat ni la fixation par ce dernier d’objectifs chiffrés en matière d’immigration.

Il n’est pas ici question de remettre en cause, d’une manière ou d’une autre, l’Etat de droit, mais son dévoiement. Il garantit le respect de la hiérarchie des normes avec la Constitution, norme suprême, placée à son sommet, et protège les droits fondamentaux, y compris ceux des minorités contre les discriminations objectives. Mais ce n’est pas aujourd’hui le « despotisme de la majorité » (A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835) qui est à craindre, mais la tyrannie des minorités. La jurisprudence du Conseil constitutionnel a pris son essor à partir de textes à portée plus philosophique que juridique, tel que le principe de fraternité attaché à la devise républicaine. Sans réelle portée normative, ils ouvrent la voie au gouvernement des juges, qui parfois n’hésitent pas à donner une lecture contra legem de la loi. Le défi migratoire inscrit à l’agenda la question du droit à la continuité historique. Or, cette question existentielle ne peut rester confinée dans les prétoires. Il revient au pouvoir constituant de se réapproprier la norme suprême. Le contexte est hostile au référendum législatif de l’article 11, sans une révision préalable de la Constitution dont l’objet devra en outre redéfinir la hiérarchie des normes pour brider les jurisprudences des Cours suprêmes européennes (CJUE et CEDH).


1 « Le sujet pour moi, ce serait l’immigration. Il n’y a pas de phénomène qui ait autant bouleversé la société sans que jamais, le peuple français n’ait eu son mot à dire. Mais il faudrait une révision constitutionnelle pour le faire… » Bruno Retailleau dans Le Parisien, 6 janvier 2025

2 https://x.com/DariusRochebin/status/1840655455728652362

Le Parti socialiste peut-il encore s’émanciper de La France insoumise?

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Consulté par l’exécutif dans la perspective d’un accord de non-censure, le PS semble s’extirper du bloc du NFP. L’ancien parti de gouvernement, néanmoins, a directement contribué au désordre politique que la France subit. Analyse.


Depuis la dissolution de juin 2024, les formations de gauche se montrent expressives quant à leur mécontentement s’agissant des rapports entre l’exécutif et le Rassemblement national. Ce dernier est parvenu à devenir une forme de parti pivot, car parmi les trois blocs qui se sont imposés dans la représentation nationale, il est le seul à ne pas se faire intransigeant dans ses relations avec les gouvernements successifs. En effet, là où le bloc du centre soutient sans difficulté particulière les positions du chef de l’État et le NFP revendique son anti-macronisme atavique, le RN est l’unique acteur à accepter, de manière positive ou négative, de modifier son attitude à l’égard de l’exécutif selon les propositions législatives qui lui sont soumises.

Mélenchon furieux

Ainsi, le gouvernement Barnier était parti de cet état de fait pour concentrer l’essentiel des tractations effectuées en dehors de sa base parlementaire avec le groupe dirigé par Marine Le Pen. François Bayrou, lui, a souhaité changer de stratégie en essayant de redéfinir les équilibres qui prévalent à l’Assemblée nationale. Son pari : s’il parvenait à extraire les Socialistes du bloc que constitue le Nouveau Front populaire, le paysage parlementaire serait suffisamment morcelé pour retirer au RN son monopole au poste de faiseur de rois. À quelques jours de son discours de politique générale, il a donc organisé des rencontres avec le Parti socialiste afin de trouver les bases d’un accord de « non-censure ».

A lire aussi, Joseph Macé-Scaron: Bayrou, le petit chose

Force est de constater que, pour la première fois en près d’un an, les dissensions internes au NFP ont été exposées dans le débat public avec virulence. Invité de Public Sénat mercredi, le député PS de l’Essonne Jérôme Guedj se félicitait par exemple des victoires politiques arrachées à Bayrou, jugeant ces conversations indispensables à la « stabilité » du pays. Pour autant, Jean-Luc Mélenchon a immédiatement signifié sur X (ex-Twitter) que le NFP était étranger à ce « plat de lentilles servi à O. Faure », tandis que d’autres élus ont rappelé dans divers médias l’intransigeance de la position de leur coalition.

https://twitter.com/JLMelenchon/status/1876263426068250831

Or cette soudaine exigence de stabilité politique exprimée par le PS étonne. En effet, la formation a directement contribué à la confiscation des logiques parlementaires au profit d’un régime des partis l’an dernier. Début décembre, les deux chambres avaient trouvé un accord pour présenter à leurs collègues une version amendée du projet de loi de finances de la Sécurité sociale pour 2025. Il s’agissait de la première fois en plus d’une décennie qu’une commission mixte paritaire sur pareil texte s’avérait conclusive ! En somme, ce n’est pas l’éventuelle paralysie de la logique parlementaire qui a conduit à la censure, mais l’intrusion en son sein de logiques d’appareil. Le PS, qui a rencontré nombre de difficultés électorales à l’échelle nationale ces dernières années, a dès lors trouvé opportun de terminer l’année 2024 comme il l’a débutée : en privilégiant ces logiques d’étiquettes à la mise en avant de mesures de politiques publiques qui lui étaient propres.

L’extrême gauche, c’était mieux avant !

Les commentateurs ont sévèrement jugé le Parti socialiste depuis la formation de la Nupes en 2022, lui reprochant d’avoir notamment renié ses convictions en matière de laïcité. Le PS, en réalité, ne souffre pas uniquement de la popularité électorale des Insoumis, mais aussi du fait que ces derniers ne sont pas authentiquement d’extrême gauche. Ils sont plus virulents dans leur rhétorique, c’est indéniable, et nombre de leurs propositions sont plus radicales que celles initialement défendues par Olivier Faure. Pour autant, l’absence totale de référence à l’infrastructure productive dans les discours mélenchonnistes, ainsi que les complaisances de LFI à l’égard de l’islam politique, ne correspondent en rien à un propos qui serait d’inspiration marxiste. En effet, la subvention de la consommation réclamée par le NFP et sa convergence avec les intérêts politiques d’acteurs religieux s’éloignent assurément de l’anticapitalisme au sens propre et de l’anticléricalisme viscéral de l’extrême gauche traditionnelle.

A lire aussi, Dominique Labarrière: La rentrée du numéro 10

Le PS souffre essentiellement de la quasi-disparition de son adversaire historique à gauche, à savoir le courant révolutionnaire. Aussi dérangeants que soient certains discours de LFI, en effet, le groupe dirigé par Mathilde Panot concurrence directement les Socialistes au sein de l’électorat de la gauche non communiste. En acceptant de négocier avec le gouvernement Bayrou, Olivier Faure n’entend en rien modifier sa ligne idéologique ou revenir sur les concessions de fond accordées à LFI. Il a simplement remarqué que la Ve République rendait les vociférations des tribuns électoralement inopérantes : le FN de Jean-Marie Le Pen et le PCF de la fin du XXe siècle nous l’enseignent.

France Inter, l’islamophilie courageuse

L’après-midi, France Inter a troqué l’humour politique pour du wokisme à la carte. La radio s’est récemment indignée d’un testing sur les femmes voilées.


Bien des auditeurs naïfs pensaient s’être débarrassés des humoristes « de gauche » après la polémique liée à la blague à connotation antisémite de Guillaume Meurice sur Nétanyahou. Mais ce que France Inter a perdu en gauchisme avec Charline Vanhoenacker, elle le compense en wokisme avec Matthieu Noël. Son émission préfère analyser les grands enjeux « sociétaux » du moment que se moquer du personnel politique. On y discute par exemple « mentrification » (avec Titiou Lecoq), « paracolonialisme » (avec Françoise Vergès), ou encore démocratie sur Twitch (avec Jean Massiet).

Le 10 décembre, pas question de trop rigoler pour Cyril Lacarrière, le rédac’ chef de l’émission qui choisit tous ces thèmes magiques susmentionnés, alors qu’il s’agit de s’indigner des résultats catastrophiques d’une opération de « testing » révélant les terribles discriminations à l’embauche dont pâtiraient nos amies les musulmanes. Deux CV similaires sont envoyés pour un contrat d’apprentissage, l’un avec une femme tête nue, l’autre voilée.

Résultat ? La candidate voilée a 80 % de chances en moins d’être convoquée et 25 % de chances en plus de recevoir un refus. Un écart « édifiant », selon le journaliste, qui s’empresse de préciser que le voile n’est interdit au travail que si un règlement intérieur l’exige. Depuis les drames de Charlie Hebdo et Samuel Paty, France Inter évite soigneusement les accusations d’islamophobie, mais persiste donc à flatter une fibre victimaire chez les musulmans en considérant implicitement le voile comme un simple signe religieux, au même titre qu’une main de Fatma. Les problématiques liées à son port en entreprise – relations avec les clients, tensions entre collègues probables liées à une idéologie religieuse radicale – ne sont d’ailleurs pas abordées.

Enfin, un détail-clé du testing est passé sous silence : les recruteurs discriminent davantage une femme au nom français voilée qu’une femme au nom maghrébin non voilée. Mais cela, France Inter n’a pas estimé nécessaire de le relever.

Exercice d’admiration

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Patrice Jean & Bruno Lafourcade © Gallimard/opale.photos

Patrice Jean et Bruno Lafourcade ont commencé à se lire sans se connaître. Puis ils se sont écrit. Les Mauvais fils compile cet échange épistolaire entre deux écrivains qui ont, chacun à sa manière, déclaré la guerre à leur époque. Leur plume et leur humour prouvent que la correspondance littéraire n’est pas morte !


Sous l’hégémonie du progressisme et sur une scène littéraire qu’aseptisent la bien-pensance et le politiquement correct, le verbe périclite, la parole s’assèche. On ne se parle plus, on n’échange plus. Tout au plus s’envoie-t-on quelques signaux de pâle fumée aussitôt dissipés par les vapeurs toxiques du temps. On était donc résigné : on croyait les grandes correspondances littéraires, où s’échangent les idées avec la chair des mots, reléguées dans le passé. La correspondance de Flaubert repose dans les volumes de la Pléiade ; quant à Chardonne et Morand, ils ne s’écrivent plus depuis longtemps.

Nous voici heureusement détrompés avec Les Mauvais Fils. Patrice Jean et Bruno Lafourcade nous offrent un choix de lettres qu’ils se sont écrites ces dernières années. L’échange débute en 2017, année où, entrant tous deux dans la cinquantaine, ils se lient d’amitié et, « avec des fortunes diverses, tentent de sortir de l’ombre et de leurs nuits jumelles » ; il s’achève en 2022. Dans cette relation épistolaire, « on parle boutique » bien sûr, et on cause du monde littéraire. Mais surtout, on cherche à se connaître pour comprendre l’autre, son semblable et son frère. Et au-delà des anecdotes savoureuses, cette correspondance invite à se regarder soi-même avec autodérision. On pense également à Montaigne : « Qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. »

Dans La Vie des spectres, le dernier roman de Patrice Jean, un modeste héros oppose le bon sens à la bêtise contemporaine. Quant à Bruno Lafourcade, il a publié, avec le réalisateur Laurent Firode, Main basse sur le cinématographe, un essai qui torpille les lieux communs et les fables qui innervent le milieu du cinéma.

Après les avoir lus, Causeur les a fait parler.


Causeur. Comment est née votre amitié ?

Patrice Jean. J’ai été le premier à écrire à Bruno, via Messenger : j’avais lu son essai sur le suicide et voulais le féliciter. Je crois qu’il est la seule personne que j’aie jamais contactée de cette façon ! C’était le bon moment, nous allions tous les deux publier un nouveau roman auquel nous attachions beaucoup d’importance. Nous avons constaté que nous étions nés la même année, et que nous avions eu des parcours à la fois suffisamment proches et différents pour nous comprendre, confronter notre expérience.

Bruno Lafourcade. Patrice allait publier L’Homme surnuméraire et moi L’Ivraie… La naissance de notre amitié mêle les deux mondes, l’ancien (celui des bibliothèques) et le nouveau (celui d’internet) : nous avons lu nos livres, puis nous avons fait connaissance sur les réseaux sociaux. Ce qui nous a rapprochés, c’est l’âge, les origines, la situation sociale et nos ouvrages.

Witold Gombrowicz et sa femme, Rita, à Vence (Alpes-Maritimes), 1967 © D.R.

À travers vos déboires et vos réussites, votre correspondance offre un panorama de la vie littéraire, avec ses figures indispensables (éditeurs, critiques), mais aussi ses « petites mains » (correcteurs, bibliothécaires, etc.).

B. L. D’un certain point de vue, c’est un livre sur l’adversité, sur l’humiliation, et, pour ma part, sur une certaine conception pugilistique de l’existence, y compris littéraire. On se heurte, surtout, quand on est jeune, à ceux qui considèrent la volonté d’écrire comme une occupation dérisoire ou prétentieuse. On le ressent comme la négation de ce que l’on est, d’autant qu’une part de soi donne raison à cette négation. On écrit contre tous ceux qui s’y opposent : parents, collègues, éditeurs, journalistes, libraires ou correcteurs, et nous en donnons effectivement des exemples dans Mauvais Fils.

P. J. Je partage cette analyse. Avant d’être publié, un apprenti écrivain vit dans l’humiliation de ses ambitions littéraires, que Gombrowicz définissait, avec simplicité, comme l’aspiration à devenir plus important que les autres. Après la publication, on se heurte, contre toute attente, à des centaines de malentendus : je pensais me faire comprendre, et, en bien des circonstances, j’ai observé qu’il n’en était rien. C’est pourquoi il faut sans cesse remettre son ouvrage sur le métier.

Si beaucoup de choses vous rapprochent, on note aussi des différences littéraires : Patrice Jean est essentiellement romancier alors que Bruno Lafourcade a aussi publié des chroniques, des essais, des pamphlets…

B. L. Il y a entre nous des différences de caractère : je suis plus sanguin et impatient que Patrice. Il en ressort des différences dans les genres littéraires : j’aime bien les pamphlets, Patrice n’en a jamais écrit ; je préfère le bref au long : je n’ai pas écrit de roman de l’ampleur de ceux de Patrice. Pour le reste, il a aussi publié un essai, des nouvelles, des articles de revue, de sorte qu’il n’a pas que le roman à son arc.

P. J. Pas mieux, comme on disait à « Des chiffres et des lettres » !

Vous n’avez pas mené la même vie : Patrice Jean, vous êtes professeur de lycée ; Bruno Lafourcade, vous avez un itinéraire moins régulier, plus marginal. Vos parcours ont-ils influencé votre vie d’écrivain ?

P. J. J’aurais aimé publier plus tôt, j’ai même longtemps cru qu’il était trop tard. J’avais embrassé la carrière de professeur en pensant qu’elle me laisserait le temps d’écrire : ce fut loin d’être le cas, elle m’a épuisé. J’ai remonté le courant, avec l’énergie du désespoir, pour commencer à écrire sérieusement.

B. L. Nous avons l’un et l’autre publié des livres assez tardivement. Je voulais vivre avant d’écrire, et ce fut assez chaotique. Puis j’ai appris à écrire, et comme je ne suis pas bien malin, ça m’a pris du temps. Mais une fois que j’ai su écrire, ça m’a amusé de continuer.

La question de la transmission, du passage de témoin d’une génération à une autre revient souvent dans votre correspondance. Que vous a transmis la génération précédente (vous évoquez notamment Finkielkraut et Muray) et que transmettrez-vous à celle qui vous succédera ?

P. J. La génération précédente nous a appris à lire, à compter, puis, comme l’écrit Bruno dans Une jeunesse les dents serrées, elle nous a jetés dans la vie, sans jamais nous aider. Pour la génération suivante, notre génération n’existe pas : nous sommes déjà, à leurs yeux, des « boomers », et l’ensemble de l’humanité, au fond, n’est qu’une vaste espèce de boomers.

B. L. (Rires) C’est vrai : tout ce qui est plus âgé qu’elle, morts ou vivants, est constitué de boomers. Quant aux vrais boomers, c’est la génération Moloch : elle a cherché à tuer les fils, après avoir tué le père. Puis, elle a préféré transmettre à ses petits-enfants plutôt qu’à ses enfants ; donc la génération qui vient n’a que faire de nous. Elle est déjà au pouvoir.

Votre abordez aussi le travail, l’école, jusqu’au foot et la télé-réalité ! L’un de vous parle également de la douleur qu’il a éprouvée en regardant un film des années soixante-dix. L’un l’explique par « l’inévitable nostalgie de notre jeunesse », l’autre par « la disparition de l’humilité ». Pouvez-vous nous en dire davantage ?

B. L. C’était La Femme d’à côté. Truffaut me laisse plutôt indifférent, comme la Nouvelle Vague en général, où je n’aime vraiment que Paul Gégauff. Devant ce monde englouti, où des Odile et des Roland, parlant un français simple et naturel, vivent dans un village paisible de l’Isère, j’ai eu le cœur serré par tout ce que nous avions perdu, qui était un rapport pacifié et humble à l’espace, au corps et au langage : on parlait à voix basse, on s’habillait pour sortir, on tenait compte des autres…

P. J. Je pense aussi qu’il y avait, dans nos jeunes années, encore un souci de l’élégance, moins de tape-à-l’œil. La nostalgie est légitime : je regrette ma jeunesse, pas l’époque de ma jeunesse. Et la nouvelle génération, dans trente ans, regrettera les années 2020.

Vous ne portez pas un regard tendre sur notre époque. Comment la décririez-vous ?

P. J. Je n’aime pas beaucoup mon époque, mais je n’en aurais aimé aucune car, dans tous les siècles, toutes les régions, les imbéciles règnent en maîtres. Bruno est un hypersensible, toute bêtise le fout en rage. Il est plutôt du côté d’Alceste, et moi du côté de Philinte. Mais j’ai des attaques de misanthropie, comme d’autres ont des vapeurs.

B. L. Alceste et Philinte ? C’est bien possible… L’époque est passionnante et hystérique, fondée sur une inversion fondamentale : l’élève enseigne, le juge libère, le dominant s’imagine être dominé. Patrice évoque par exemple deux vertueuses, bien en cour, pensant droit comme une règle d’architecte, sans une incorrection dépassant de leur frange. Or ce sont elles, pour qui les micros et les journaux s’ouvrent comme la mer Rouge, qui font la leçon à Patrice, et lui reprochent de faire partie des dominants…

Ce que vous dites des femmes m’a beaucoup fait rire, bien que ce ne soit pas toujours très aimable. Il me semble cependant que vous les aimez. En fait, que leur reprochez-vous ?

P. J. Je préfère les femmes, car je les trouve plus jolies que les hommes.

B. L. Patrice est un extrémiste. Il y a quand même des femmes moches et des hommes beaux… « J’aime les femmes », c’est un mot de misogyne, de cynique : on n’aime personne quand on aime tout le monde. On aime toujours un homme ou une femme en particulier, « parce que c’est lui, parce que c’est moi », avec son visage, son rire, son intelligence. On aime la chair, parce que c’est aussi de l’esprit. On n’aime pas des abstractions. Mais, évidemment, certaines femmes se donnent du mal pour qu’on ne les aime pas. On en montre des échantillons dans ces pages.

L’humour est-il indispensable ?

P. J. Le rire est une réponse de perdants : c’est une façon de ne pas perdre la face en prenant des coups. J’ajouterai, et j’en suis persuadé, que tous les hommes sont des perdants et des ratés. Moi compris, bien sûr. Et toutes les femmes aussi, cela va de soi. Charlie Chaplin, dans Les Feux de la rampe, prétend que nous ne vivons pas assez longtemps pour devenir autre chose que des amateurs. Sans le rire, nous serions une espèce détestable.

B. L. Le rire est une vertu. Rien n’est efficace comme la satire pour mettre en perspective l’absurdité ou la violence d’une époque. C’est une des dimensions que j’aime dans les romans de Patrice.

Êtes-vous nostalgiques du « monde d’hier » au point de vouloir en laisser une trace dans votre œuvre ?

B. L. Je ne regrette pas le monde où l’on mourrait de la tuberculose à trente-cinq ans, où les ouvriers turbinaient douze heures par jour et où l’on crevait dans les tranchées. Je ne regrette pas non plus mon enfance ni mon adolescence ; je ne les revivrais pour rien au monde. Pourtant, oui, j’éprouve de la nostalgie. Je suppose que c’est un paradoxe. Mais ce que l’on peut souhaiter à un auteur, c’est en effet que ses livres conservent un peu de ce monde englouti.

P. J. Comme je l’ai dit, je suis nostalgique de ma jeunesse, au sens où, à cette époque, j’avais la vie devant moi. Aujourd’hui, l’air se raréfie, le temps restant à vivre diminue. Mais, comme Bruno et comme Dave : « Je ne voudrais pas refaire le chemin en arrière, et pourtant je paierais cher pour revivre un seul instant, le temps du bonheur, à l’ombre d’une fille en fleurs. » Notre monde est plus beau qu’il y a cent ans, pour les raisons dites par Bruno. Il est aussi plus laid, car l’art et la littérature y jouent désormais un rôle marginal.


À lire :

Les mauvais fils: Correspondance choisie

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Comptons les moutons avec BHL

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Bernard-Henri Lévy photographié à l'occasion de la soirée de mobilisation contre l'antisémitisme organisée par le magazine « La Regle du Jeu » au Théâtre Antoine à Paris le 3 juin 2024 © Vladimir Milivojevic/SIPA

Entre introspection et légèreté, un BHL insomniaque et inattendu… Avec Nuit blanche, Bernard-Henri Lévy dévoile un visage nouveau, loin des certitudes qui l’ont parfois rendu hermétique, constate notre chroniqueur, plutôt charmé


Après avoir lu Nuit blanche de Bernard-Henri Lévy, aussi discutable que soit cette première impression, j’ai songé aux Mots de Jean-Paul Sartre. Il y a en effet, dans la tonalité générale de ce livre, une introspection sans complaisance qui, toutes proportions gardées, m’a semblé relever du genre que Sartre avait magnifié en offrant, grâce à la littérature, un déchirant adieu à la littérature. Nuit blanche, cependant, m’apparaît comme un objet littéraire non identifiable dans les multiples créations de BHL.

Nuit blanche, bonheur du jour…

Le style est étincelant comme d’habitude mais il s’autorise plus de légèreté, des facilités délibérées, presque une décontraction qui s’adapte parfaitement au fond de cette œuvre inclassable. J’apprécie qu’elle soit irriguée par une riche culture, omniprésente mais pourtant éloignée de toute ostentation, glissée avec simplicité dans des pages qu’elle enrichit mais sans jamais usurper la place de l’essentiel.

Cet essentiel pourrait ressembler à une comédie de Molière puisqu’il s’agit pour BHL de nous exposer les mille manières de ne pas dormir, de tenter de guérir ses insomnies, de nous présenter, avec une précision détaillée dont l’auteur s’amuse, une pharmacopée destinée à faciliter les endormissements, puis les réveils, à réparer les effets contrastés d’un sommeil trop lourd, d’une veille trop longue, dans des péripéties à la fois plausibles et burlesques.

A lire aussi: Olivier de Kersauson: « Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens »

On découvre un BHL extrêmement doué pour le comique, les scènes hilarantes (ses rapports avec le chat!) et, au-delà, pour la relation de sa quotidienneté, allant, avec beaucoup de délicatesse, jusqu’à évoquer ses liens et les modalités de leur union avec celle qu’il nomme A.

Un BHL presque modeste

J’avoue avoir ressenti, comme une heureuse surprise, la découverte de ce BHL familier, presque prosaïque, sorti du ciel des idées et nous révélant, sans la moindre retenue ni volonté de se faire « bien voir », ses maux, ses faiblesses, ses limites, ses imperfections. Il échappe à ce qu’il pourrait y avoir d’artificiel dans ce type de narration, ne tombant jamais dans une sincérité faussement contrite ou un narcissisme feignant la modestie. Lui-même a dû, j’en suis sûr, éprouver comme une allégresse à ouvrir grandes les fenêtres du systématiquement sérieux, de l’implacablement grave pour s’abandonner moins à du futile qu’à une nostalgie pour une enfance, une jeunesse, des blagues, des joies collectives, des amitiés, des fraternités où le BHL d’aujourd’hui n’était même pas en germe.

Un BHL écrivant un livre, sans que la pensée, la politique et les tragédies internationales aient leur place, ne serait pas concevable. Mais sur ce plan également il n’hésite pas à changer de ton et à nous faire entrer en quelque sorte dans les coulisses de son esprit et de sa personnalité. On ne peut que se réjouir de l’effacement de ce qui souvent a pu agacer chez lui : une assurance, presque une arrogance qui excluaient toute contradiction parce que de son côté était le Vrai, le Beau et le Bien. Alors que dans Nuit blanche il n’hésite pas, non à se fragiliser c’est le contraire, mais à s’expliquer, à exalter ses maîtres et ses inspirateurs, à évoquer des disparus qui me manquent également – par exemple Thierry Lévy.

A lire aussi, du même auteur: Jean-Marie Le Pen: celui dont toujours il était interdit de dire du bien…

Il se défend de tout manichéisme et avoue l’existence, en lui, au moins de deux BHL: l’un qui défend Israël et l’autre qui s’émeut en même temps de la mort des enfants de Gaza. Il dévoile ainsi les affres d’une personnalité que son indépassable talent pour l’écriture et l’oralité réduit parfois et prive de ses doutes, de ses complexités. À l’issue de la lecture de ce petit livre enlevé, spirituel, brillant, intime sans impudeur, politique sans hostilité – pourtant il les connaît, ces ennemis acharnés, haineux qui veulent sa perte au point de le contraindre à une protection permanente ! -, je rejoins mon sentiment initial. On a envie d’aller plus loin que ces pages et de rencontrer cette personnalité, cet auteur qui ont donné d’eux une belle image. De poursuivre le dialogue qu’il a entretenu avec lui-même.

192 pages.

Nuit blanche

Price: 18,50 €

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Tant qu’il y aura des films

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Jean Gabin dans le Cave se rebiffe © Solaris

La rentrée cinéma se fait à bas bruit. Heureusement, un distributeur a la bonne idée de ressortir en salles cinq merveilles réalisées par l’inoxydable Gilles Grangier. Du patrimonial comme on aime.


Nectar

Rétrospective « Gilles Grangier : chronique des années 50 »
Sortie le 15 janvier 2025

Passé la Loire, c’est l’aventure, c’est ainsi que le cinéaste Gilles Grangier (1911-1996) avait intitulé ses mémoires (un régal toujours disponible chez Institut Lumière / Actes Sud). La malice du Parigot pur jus explose dans ce titre, comme elle irradie nombre de ses films dont Le cave se rebiffe, Gas-oil, Le Désordre et la Nuit, Maigret voit rouge. Il est temps d’en finir et pour toujours avec l’image d’un cinéaste de seconde zone, un « pousse-mégot » de la qualité française, un faiseur sans talent. Grangier, c’est précisément tout le contraire. Certes, sa filmographie peut sembler inégale, mais le meilleur l’emporte nettement sur tout le reste. Quand dira-t-on une bonne fois pour toutes que Le cave se rebiffe, du trio Grangier-Simonin-Audiard, est plus drôle, plus vif et plus grinçant que le trop facile Tontons flingueurs du trio Lautner-Simonin-Audiard ? Gabin, Blier et Biraud y jouent un numéro de haute voltige et les seconds rôles, comme Françoise Rosay et Franck Villard, font le reste. « L’éducation, ça ne s’apprend pas », y entend-on ainsi au détour d’un dialogue. Et comment ne pas voir dans le vénéneux Désordre et la Nuit la preuve ultime que Grangier ne fut pas seulement un auteur surdoué de comédies parodiques ? Darrieux en pharmacienne camée face à un Gabin en flic amoureux, c’est carrément du « BSA extra piste » (les amateurs de la petite reine apprécieront la référence qualitative chère à Jean Gabin). Ce dernier tourna à douze reprises sous la direction de Grangier, dont le délicat Gas-oil, avec Jeanne Moreau, qui à lui seul fut un cinglant démenti au trop jeune Truffaut d’alors qui avait fait du cinéaste l’un des tenants de la qualité française à l’ancienne qu’il vouait aux gémonies.

Affiche de la rétrospective © Solaris

Bref, on ne peut que féliciter le distributeur Solaris de démarrer l’année sur les chapeaux de roues avec cinq films restaurés pour l’occasion et qui sortent sous le titre générique « Gilles Grangier : chronique des années 50 ». Superbe programme qui propose 125, rue Montmartre, Meurtre à Montmartre, Le Sang à la tête, Trois jours à vivre et Au p’tit zouave. Commençons par le moins connu peut-être, alors qu’il mérite tant d’être vu. Au p’tit zouave,réalisé en 1950, se déroule dans un quartier populaire de Paris où les policiers poursuivent un assassin de vieilles filles, tandis que le café du coin, Au P’tit Zouave, est un havre de paix et de réconfort pour ses habitués. Jusqu’au jour où l’arrivée d’un mystérieux homme fortuné vient troubler l’apparente tranquillité du lieu… Sur un scénario de Pierre Laroche et une musique de Vincent Scotto, Grangier excelle à dépeindre l’atmosphère mi-polar, mi-populaire d’un film incarné à la perfection par le tandem François Périer / Dany Robin. Même statut d’œuvre trop méconnue pour Meurtre à Montmartre (1957), écrit par Grangier et René Wheeler. Une fois de plus, le cinéaste s’y révèle un fabuleux directeur d’acteurs. Michel Auclair, Paul Frankeur et Annie Girardot font la course en tête. Mise en scène sobre et efficace, dialogues impeccables, distribution à l’unisson : la méthode Grangier à l’état pur. Ces qualités éclatent tout autant dans un autre film montmartrois : 125, rue Montmartre (1959), avec un Lino Ventura en majesté dans le rôle très singulier d’un livreur de journaux face à Robert Hirsch et Jean Desailly. Ventura que l’on retrouve dans un autre film de ce programme décidément délectable, dans un rôle de tueur aux antipodes du précédent – Trois jours à vivre, co-écrit par Audiard et Grangier, d’après le roman de Peter Vanett. Un suspense aux petits oignons que vivent également Daniel Gélin et Jeanne Moreau. Le tout à Paris, comme il se doit, pour un cinéaste qui a su filmer la capitale de jour comme de nuit. Enfin, Le Sang à la tête (1956),d’après Le Fils Cardinaud de Simenon, offre au Gabin des années 1950 l’un de ses meilleurs rôles en armateur cocu, tout simplement. Alors, s’il vous plaît, ne ratez pas Grangier.


Pur jus

Scolum et moi, de Jean-François Laguionie
Sortie le 29 janvier

Slocum et moi, de Jean-François Laguionie © Melusine Productions

Pour une fois qu’un film d’animation n’est ni une « Disneyaiserie » américaine, ni un « mangaga » japonais, réjouissons-nous sans retenue. Slocum et moi est l’œuvre d’un cinéaste français âgé de 85 ans, Jean-François Laguionie, qui nous avait déjà séduit avec Le Château des singes, Le Tableau, Louise en hiver ou encore L’Île de Black Mór. Des films d’animation à la superbe ligne claire, aux histoires exigeantes et aux dialogues sans mièvrerie. Cette fois, le propos est peut-être plus modeste que d’habitude (les souvenirs d’un fils dont le père voulait construire dans son jardin un bateau pour partir à l’aventure…). Mais tout fonctionne à merveille dans un récit où affleure une nostalgie mélancolique qui ne prend jamais le pas sur la conduite de la narration. On est touché sans avoir l’impression d’être manipulé et les « caractères » sont, à tous les sens du terme, dessinés avec brio. La preuve que la débauche d’effets spéciaux souvent spécieux envahit à tort le cinéma d’animation, dont la qualité principale devrait être, au contraire, de s’approcher par essence d’un minimalisme bienfaisant.

Affiche du film Slocum et moi © Melusine Productions

Frelaté

Bird, d’Andrea Arnold
Sortie le 1er janvier.

© Atsushi Nishijima

Il était revenu bredouille du dernier Festival de Cannes. Pourtant, Bird, le nouveau film de la cinéaste britannique Andrea Arnold, cochait toutes les bonnes cases féministes et sociales en vogue sur la Croisette. En digne émule du survolté Ken Loach, la réalisatrice y dépeint, non sans une certaine complaisance, la vie quotidienne forcément sinistre d’un adolescent qui vit dans un squat du Kent. Le film pourrait alors se contenter de dérouler un protocole compassionnel déjà vu et éprouvé un peu partout. Mais, consciente sans doute des limites et redondances d’un genre éculé, Arnold y adjoint une touche de fantastique, à l’aide d’un personnage fantomatique surnommé « Bird ». La survenue de l’irrationnel suffit-elle à préserver le film de ses gros défauts originels ? Non, hélas, d’autant plus que cet apport se révèle bien peu iconoclaste et fort consensuel. À la compassion se mêle alors l’attendrissement. Au cinéma aussi, l’excès de sucre est mauvais pour la santé.

Affiche du film Bird © Atsushi Nishijima

Werner Herzog, cinéaste voyageur

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© Lena Herzog

Le cinéaste allemand Werner Herzog a une belle réputation d’originalité. On lui associe en général un cinéma de qualité, avec des œuvres hors du commun comme Aguirre, la colère de Dieu (1972) ou encore Le pays où rêvent les fourmis vertes (1984), pour reprendre deux titres fameux. De fait, Herzog a beaucoup tourné et il continue encore aujourd’hui. J’avoue n’avoir pas vu tous ses films, et je le regrette sincèrement, surtout après la lecture de ses Mémoires, intitulés non sans ironie Chacun pour soi et Dieu contre tous, qui paraissent aux excellentes éditions Séguier. Ce qui caractérise Werner Herzog, c’est une activité artistique intense, qui lui a fait aborder des tas de domaines. Notons seulement, en plus du cinéma, la mise en scène d’opéra et l’écriture de livres. Werner Herzog aime relater par écrit ses expériences et, surtout, ses rencontres. À plus de quatre-vingts ans, il a senti qu’il n’avait pas encore tout dit.

Un autodidacte

Ces Mémoires couvrent toute la vie de Werner Herzog. Le metteur en scène nous indique que la famille de sa mère venait de Croatie et que celle de son père « était d’origine souabe, mais [qu’] une de ses branches descendait de protestants français… » Pour ce qui est du milieu social côté paternel, ils appartenaient tous à une lignée d’universitaires respectables. Par esprit de contradiction, Herzog se présente comme un autodidacte. Il ne s’est jamais acclimaté aux institutions éducatives. Il note : « À vrai dire, je n’ai jamais trop aimé ni la littérature ni l’histoire en classe, mais cela venait de mon rejet global du système scolaire. J’ai toujours été un autodidacte… » Il s’inscrira néanmoins à l’université, mais sans conviction, et ne fera bien sûr pas d’école de cinéma. Son instinct lui a fait éviter ce genre d’embûche, comme il s’en explique de manière amusante : « J’étais conscient du fait que, vu ma méconnaissance quasi totale du cinéma, il me fallait l’inventer à ma manière. »

Les pires avanies sur les tournages

Pendant sa jeunesse, pour gagner de l’argent, il fait quantité de petits boulots, dans lesquels il peut déjà mettre en valeur son ingéniosité innée. Ce qui nous vaut des anecdotes insolites, contées d’un ton très pince-sans-rire. Cette période de la jeunesse de Werner Herzog préfigure le climat de ses futures réalisations cinématographiques, menées à bien en dépit des pires avanies. Ses Mémoires en dressent le bilan impressionnant, comme le tournage épuisant de Fitzcarraldo, avec Klaus Kinski. Herzog ne reculait jamais devant les dangers, au risque de se mettre gravement en péril, lui ou les membres de ses équipes. Mais il s’en est toujours sorti, grâce à sa bonne étoile. Je laisse au lecteur le soin de découvrir, au fil des pages, toutes ces péripéties, ou plutôt ces drames, que lui seul sait raconter avec la dose de folie adéquate. Werner Herzog, en prime, nous offre quelques confidences sans doute plus secondaires, mais toujours significatives, sur ses marottes personnelles, par exemple à propos des livres qu’il emmène avec lui lorsqu’il travaille et qui lui servent de vade-mecum. Je suis toujours intéressé par ce type de détails. Herzog ne se sépare donc jamais de la Bible, dans la traduction de 1545 de Luther : « Je trouve souvent, explique Herzog, un réconfort dans le Livre de Job ainsi que dans les Psaumes. » Il met aussi dans son sac de voyage un ouvrage plus inattendu, le récit de l’historien romain Tite-Live sur la deuxième guerre punique (218 à 202 av. J.-C.).

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L’amitié avec Bruce Chatwin

Il est dommage que, dans ce volume, Werner Herzog ne s’arrête pas plus longuement sur son acteur « fétiche », le monstrueux Klaus Kinski, une « avanie » à lui tout seul, peut-être parce qu’il en a déjà parlé ailleurs. Ce qui frappe le plus, à la lecture de ces Mémoires, c’est l’importance que Werner Herzog attribue aux relations humaines, et notamment à l’amitié. Il est clair que, sans l’aide de ses proches, le cinéaste n’aurait jamais pu accomplir le centième de ses projets. Il y a chez lui une curiosité profonde pour tout ce qui est humain, un attrait fécond pour son semblable. On le sent bien en particulier lorsqu’il nous décrit sa proximité avec Bruce Chatwin. Ce sont d’ailleurs sans doute les plus belles pages de ces Mémoires. La passion de la marche à pied réunissait les deux hommes. « J’étais peut-être le seul, écrit Herzog, avec qui Bruce pouvait s’entretenir tout naturellement de la sacralité de la marche. » Bruce Chatwin, l’explorateur, l’écrivain voyageur, était une sorte de frère pour Werner Herzog, lui-même cinéaste voyageur, attiré par la forêt amazonienne et les ascensions extrêmes en montagne. Herzog raconte avec beaucoup d’émotion la mort de Bruce Chatwin, et le sac à dos en cuir que celui-ci lui légua et qui devait, plus tard, contribuer à lui sauver la vie. Une belle histoire d’amitié, vraiment.

Les Mémoires de Werner Herzog sont à ranger, dans votre bibliothèque, non pas peut-être avec les ouvrages sur le cinéma, mais plutôt au rayon des grands aventuriers (de l’esprit). Chacun pour soi et Dieu contre tous constitue une lecture hors des sentiers battus, loin des routes ordinaires de la planète. En ces temps de standardisation généralisée de l’existence, nous avons besoin de raisons d’espérer : c’est l’un des bienfaits littéraires de ce livre de Werner Herzog de nous en convaincre.

Werner Herzog, Mémoires. Chacun pour soi et Dieu contre tous. Traduit de l’allemand par Josie Mély. Éd. Séguier. 400 pages.

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Notre-Dame de Paris à l’époque de Mar-a-Lago

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Le président Macron, sa femme Brigitte et Donald Trump, réouverture de Notre-Dame, Paris, 7 décembre 2024 © ELIOT BLONDET-POOL/SIPA

Pour le philosophe et essayiste Philippe-Joseph Salazar, la « réouverture » de Notre-Dame de Paris relève de l’opération marketing. Décryptage d’une rhétorique bien rôdée. 


Satan est, selon la tradition, le Persuadeur des vanités terrestres, et l’Ange « dont la lumière surpassait toutes les autres » (Thomas d’Aquin). Il se serait certainement réjoui de la « réouverture » de Notre-Dame de Paris : ventriloquies oratoires et jeux de lumière étaient au rendez-vous. L’inauguration style « promotion marketing » de l’église archiépiscopale de Paris est l’occasion de s’interroger sur une manipulation. Une parmi d’autres qui sont devenues la marque de fabrique de la Ve République post-gaulliste – un régime qui fonctionne au management obsessionnel du faux-semblant.

Puisqu’il s’agit de marketing, autant commencer avec le slogan : « Notre-Dame ». Réclame répétée sur tous les tons. Les médias américains, surexcités par cette « inauguration », parlaient simplement, absolument, sans autre qualification, de « Notre-Dame ».  Les médias étrangers, accrochés à Reuters et Associated Press, ont emboîté le pas. Et nos médias dans la foulée. Notre-Dame de Paris est devenue « Notre-Dame ». Ce coup d’état rhétorique a propulsé cette cathédrale dans l’absolu.

Or cette cathédrale n’a jamais eu d’importance de premier plan. Notre-Dame de Reims, oui. Notre-Dame de Chartres, oui. Mais Notre-Dame de Paris ? À peine.

Que la presse américaine se soit fait l’agent le plus tonitruant de cette manipulation est révélateur d’une amnésie culturelle, paradoxale au moment-même où le « devoir de mémoire » est devenu un global cult. En effet, les Anglo-saxons éduqués avaient, naguère, une idée de nos cathédrales en lisant Mont-Saint-Michel et Chartres de Henry Adams. Aristocrate, historien érudit, bon marcheur, il « fit connaître au monde » la civilisation gothique française – qu’il vit avant les destructions allemandes de la première guerre, et les ravages alliés de la deuxième. Son guide, abondamment illustré, culmine avec Notre-Dame de Chartres. Pour ses lecteurs cette Notre-Dame-là était le couronnement du gothique. Et la comparant à Notre-Dame de Paris, Adams lâche que le maître d’œuvre parisien « fut certainement consumé de jalousie devant le triomphe sans rival de Chartres ». Le best-seller international d’Adams consacra Notre-Dame de Chartres comme « la » cathédrale.

DR.

Cependant, une autre cathédrale dépassa bientôt Chartres en matière de célébrité, Notre-Dame de Reims. En 1914 les Allemands la bombardèrent, et la laissèrent, peu s’en faut, en monceaux de gravats. Le tollé provoqué par cette destruction délibérée fit la une des journaux du monde entier, en particulier aux États-Unis. Des fonds massifs furent collectés de San Francisco à New York pour réparer l’outrage. L’Allemagne cessa, d’un coup, d’être considérée comme un pays civilisé, et cela à cause d’un cliché de reporter : la tête coupée d’un ange souriant dans les décombres. « L’Ange au Sourire de Reims » devint le symbole de la culture, on dirait « résiliente », face à la barbarie. Notre-Dame de Reims rejoignit Notre-Dame de Chartres dans l’imaginaire international de « la » cathédrale. Paris ? Rien.

La propagande post-incendie a voulu faire accroire que le feu de 2019 avait détruit un joyau de l’art gothique. Si la flèche n’avait chu, on doute que la charpente eût autant servi. Une charpente est par définition du gros œuvre invisible aux amateurs de selfies. Difficile de la transformer en objet rhétorique de lamentations : on a essayé, mais ça n’a pas pris, sauf à traverser les forêts où, au détour d’un chemin, on lit « ces chênes ont été offerts, etc. ». Là, c’est émouvant surtout si à dix mètres on s’est recueilli devant une stèle : « Ici sont tombés assassinés par les Allemands, Pierre X, 17 ans, Jean N., 16 ans… ». Les deux images alors se superposent, les fiers troncs destinés à la gloire, et les cadavres torturés ; et on en est très ému. Mais, une flèche qui tombe et empale le maître autel, ça c’est rhétoriquement waouh.

Et l’incendie ? Ce qui s’est réellement passé est encore enveloppé d’arcanes, alors je suggère qu’il est le fait de Satan. Qui d’autre ? C’est une cathédrale, pas un supermarché. Si vous êtes un catholique, tiède ou fervent, seul le grand avocat des faiblesses humaines a pu le faire : qu’il ait tenu la main d’un zélote musulman, d’un syndiqué mécontent ou simplement d’un ouvrier qui voulait en fumer une, n’a pas d’importance. Une main cachée fut à l’œuvre. Les conspirationnistes peuvent même laisser libre cours à leur imagination : le nouvel autel est une version catholique de la Pierre noire de la Kaaba de l’Islam, ou la version déco d’une sculpture d’Henry Moore. Reste que (pour paraphraser Lady Macbeth) toutes les « parfums d’Arabie » frottés par l’archevêque le dimanche suivant « ne laveront pas le crime » esthétique du ripolinage des ogives, des lumières LED de centre commercial à Dubaï, et de cet autel bizarre. Justement dans ce régime de marketing politique qui est le nôtre, le médium, l’autel, c’est le message : Notre-Dame de Paris est moderne, hypermoderne, trans-moderne.

Exposition, sur le parvis de la cathédrale, de la charpente historique de Notre-Dame de Paris, 19 septembre 2020 © Francois Mori/AP Photo/SIPA

Jamais donc, jusqu’à la récente restauration, et à la suite d’un incendie spectaculairement médiatisé, Notre-Dame de Paris ne fut un tel objet d’idolâtrie publicitaire. Mais sa promotion récente est l’aboutissement d’un lent processus politique d’appropriation entamé au début du XIXe siècle.

C’est Victor Hugo, on le sait mais bis repetita placent, qui a donné à Notre-Dame de Paris une place dans la littérature mondiale (1831), un sujet inlassablement repris dans de nombreux films, du cinéma muet jusqu’à une récente production Disney. Pourtant c’est Quasimodo, le difforme, c’est la gitane Esmeralda, mais ce n’est pas « Notre-Dame » elle-même qui a captivé l’imagination de générations de spectateurs, et donc la popular culture. Cette cathédrale n’a jamais été célébrée pour ses rosaces (de second ordre par rapport aux éblouissements de Chartres), ni pour sa perfection architecturale (apparue à Coutances et magnifiée à Reims). Et les reliques, dont on a fait grand tapage ? Jusqu’aux destructions de la Révolution française, les plus précieuses, du Christ Lui-même, n’y étaient pas conservées. Le Chapitre les a récupérées de la Sainte-Chapelle, édifiée pour elles. Donc, pendant quatre-vingt-dix ans, à « Notre-Dame de Paris ? » on a répondu : « Quasimodo ! Esmeralda ! ». Tout cela est bien connu mais mérite d’être répété. Pourquoi ? Parce que le propre d’une manipulation rhétorique est de faire oublier ce qui est bien connu, et de le remplacer par des faux-semblants.

Or, le roman de Hugo est contemporain du célèbre tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple. Il s’agit des Trois Glorieuses de la Révolution de 1830, qui n’ont pas permis de rétablir la République mais ont suscité, comme on dit, un régime « centriste » et affairiste qui réprima dans le sang les revendications des Gilets Jaunes d’alors (le massacre de la rue Transnonain, la rue Beaubourg actuelle). Delacroix y met en scène le peuple en révolte, qui revient de saccager la cathédrale. Notre-Dame est visible, en miniature, nanifiée par l’imposante figure de Marianne. Regardez bien : il n’y a pas de flèche. La cathédrale est réduite aux petits beffrois enfumés. La flèche médiévale, de hauteur modeste, fut démantelée au XVIIIe siècle. Ce que les touristes d’avant l’incendie pouvaient voir, s’ils s’en souciaient, était un fake du XIXe siècle, et ce qu’elle est aujourd’hui est une reproduction de ce faux. Du faux-semblant. On le sait, mais les visiteurs étrangers, savent-ils qu’ils s’extasient sur de l’IKEA version VLD (Viollet-le-Duc) ? Non. Ils font du shopping visuel. Fantastic !

Eugène Delacroix

Il y a plus grave. Cette cathédrale n’a joué aucun rôle central, ou majeur, dans l’histoire de France jusqu’à 1804, et ce fut l’occasion d’un fake, et d’une première manipulation politique pour servir un régime. Bonaparte décida de s’y faire couronner. Pour l’occasion, la nef fut travestie avec des toiles de théâtre peintes à la dernière mode gréco-romaine. Après coup, la cathédrale retomba dans l’oubli. En 1804, elle servit donc de décor fake à la production d’un fake, le soi-disant sacre de Bonaparte, mais un spectaculaire succès de propagande politique.

Pourquoi fake ? Les sacres royaux n’ont jamais eu lieu dans cette cathédrale. Sauf, en 1431, celui de Henri VI d’Angleterre en pleine Guerre de Cent Ans, avec la complicité du Chapitre, des grands marchands parisiens, des parlementaires, bref une version médiévale de Paris ville ouverte en 1940, et d’une collaboration sans complexe avec l’envahisseur. Les habitudes ont la vie dure. Encore fut-ce un couronnement (piètre imitation de l’ordo d’un sacre) et non pas un sacre. La différence compte : elle pointe le fake. Notre-Dame de Paris devint, en 1431, au prix d’une trahison, le lieu d’un faux sacre, avant celui de 1804. Il faut décrypter, comme dit. Ouvrons donc la crypte du fake.

D’une part, l’archevêché qui eut juridiction sur Paris pendant plus d’un millénaire était Sens, dont l’église fut la première cathédrale de style gothique, élevée à une splendeur éblouissante par son archevêque et mécène Tristan Salazar. Sens détint au haut Moyen Âge la primatie des Gaules et de la Germanie, sans être un des six pairs ecclésiastiques du royaume, statut auquel le titulaire de Paris n’aspira jamais, bien que Louis XIV l’élevât au rang d’archevêché-duché. Le Roi-Soleil se rendait à la chapelle royale de Versailles. Notre-Dame de Paris était subalterne.

L’autre raison pour expliquer le fake du couronnement de 1804, est plus acerbe : les rois étaient « oints », pour la plupart en la cathédrale de Reims. Les monarques français, seuls dans la chrétienté occidentale (en dépit d’imitations), étaient couronnés et sacrés. Le couronnement est une chose, le sacre en est une autre :  le roi, fait diacre, reçoit l’onction par la Sainte Ampoule, apportée sur terre par le Saint-Esprit lors du baptême de Clovis le 25 décembre 496. Telle était la croyance, pas plus fantaisiste mais aussi « évidente » que la croyance en « liberté, égalité, fraternité ». Une idéologie, ça va toujours de soi. Mais un fake a besoin d’un support matériel, visuel de préférence, qui rende l’idéologie ou le faux-semblant évidents. Faute de télévision, entre en scène David, peintre officiel du nouveau régime comme il fut celui de Robespierre pour la high fashion show de la Fête de l’Être Suprême (1794).

David peint Le sacre de Napoléon et lance le slogan du « sacre » : Bonaparte ne pouvait pas être « sacré », comme le furent les rois. C’était du marketing politique fait pour communiquer aux rois d’Europe un message simple : je suis votre collègue. Le slogan réussit même à faire oublier que le tableau ne représente pas Bonaparte étant couronné, mais lui-même couronnant sa première épouse. Tout cela à Notre-Dame de Paris, dans un décor fake tendance de l’époque. David la traita comme le backlot de la MGM. Mieux, en accrochant un faux décor sur les murs gothiques, David inventa l’incrustation, cet écran bleu ou vert (napoléonien ?) avant même que le cinéma n’y pensât. On sait qu’il a ajouté, effacé, bougé les personnes présentes, à la manière des photographes soviétiques.

Le Te Deum de 1945 ? L’affaire est ambigüe, comme souvent avec le Général.

Alors, à la « réouverture », Quasimodo riait et pleurait, accroché à une gargouille au-dessus de la foule : il voyait, dans ce lieu saint, se presser des schismatiques (le prince William), des hérétiques (Zélensky, Trump), des infidèles, des polygames, des incroyants, des fashion victims, et des touristes en doudoune. C’était la nouvelle Cour des Miracles.

Dépourvue de la sacralité de Reims et du mysticisme de Chartres, dans ce dernier avatar de son utilisation politique, la cathédrale est un label de qualité made in France pour un public international ignorant, et qui s’en moque tant que c’est festif et d’un effet waouh. La « réouverture » servit également à tenter de réparer la dignité de son clergé, entachée de scandales. Charitable, le pape François est resté à l’écart. Que Notre-Dame de Paris soit maintenant sans cardinal est révélateur.

La cathédrale a été appropriée par le pouvoir du moment comme l’un de ses lieux de sa propre commercialisation. Car le pouvoir en France est désormais conçu et traité comme une marchandise. Peut-être donc, en toute logique, DJ Trump décidera-t-il d’ériger une réplique de « Notre-Dame » à Mar-a-Lago, avec plus de vitraux et dorures que tous les lobbies de ses palaces réunis. Il aura tout compris, sauf au destin qui pend au nez des manipulateurs : « Ananké », fatalité, que Victor Hugo avait vu gravé sur un mur de Notre-Dame. Mais Marianne marchant vers la Liberté, aurait-elle lu, lors du sac de la cathédrale, un nouveau graffiti ? Et qui disait : « Mané, thécel, phares. »


Une version différente de cet article a paru dans la revue américaine The Postil. https://www.thepostil.com/notre-dame-de-paris-in-the-age-of-mar-a-lago/

Contre la rhétorique: Comment les mots des démagogues prennent le pouvoir

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Un front républicain… contre la République?

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Une femme portant la burqa manifeste dans le quartier de Notre-Dame. Elle sera ensuite arrêtée par des policiers, le 11 avril 2011 à Paris © STEVENS FREDERIC/SIPA

La mort de Jean-Marie Le Pen ne peut que relancer le débat sur l’immigration, l’identité nationale et l’émergence de nouvelles menaces totalitaires


La mort récente de Jean-Marie Le Pen, figure controversée et symbole du rejet par le « front républicain », offre une occasion de réfléchir à l’évolution de la scène politique française et européenne. Le Pen, en raison de ses excès et ses propos souvent intolérables, fut longtemps diabolisé par un consensus politique qui visait à contenir ce que l’on considérait comme une menace fasciste. Ce rejet a conduit à une marginalisation de son discours et de ses électeurs, mais il a également empêché une réflexion sereine sur certaines de ses alertes concernant l’immigration massive et ses conséquences.

Pendant que l’attention se focalisait sur l’éradication politique de Le Pen et de ceux qui partageaient ses thèses, un autre totalitarisme émergeait silencieusement : l’islamisme. Ce dernier, bien plus pernicieux, utilise les failles d’un système démocratique tolérant pour imposer ses propres dogmes, érodant les valeurs fondamentales de liberté et d’égalité. En évinçant des débats publics toute critique sur l’immigration ou les différences culturelles sous prétexte de racisme, le front républicain a permis à l’islamisme de prospérer sous le couvert de la diversité et de l’antiracisme.

La véritable menace

Il est ironique que ceux qui accusaient Jean-Marie Le Pen d’être une menace pour la démocratie n’aient pas vu que leur refus de traiter certaines questions sensibles a facilité la montée d’une « véritable extrême droite » sous une autre forme : l’islamisme. Ce dernier représente aujourd’hui un totalitarisme antisémite et anti-occidental qui menace directement nos sociétés démocratiques.

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L’islamisme, ce nouveau totalitarisme, exploite ce déni de réalité pour imposer, sous le couvert de la tolérance et de l’acceptation de la diversité, ses propres valeurs et pratiques, qui sont en totale contradiction avec les principes occidentaux d’égalité et de droits humains. Aujourd’hui, l’islamisme représente une extrême droite antisémite, héritière du nazisme et des fascismes européens.

Il est impératif d’identifier clairement ce nouveau totalitarisme et de ne pas se tromper de cible dans notre combat pour une République de liberté, d’égalité et de fraternité. Les complices, ou les idiots utiles, de l’islamisme, ouvrent les portes aux idéologies radicales en désignant les conservateurs populistes qui résistent à cette menace comme des politiciens d’extrême droite. Certes, au sein de ces partis, il existe encore des éléments anciens, proches du fascisme, mais il est essentiel de reconnaître que des figures comme Le Pen, Trump, Salvini, Geert Wilders, Netanyahou, Orbán, et leurs équivalents à travers l’Europe sont des conservateurs et des populistes ayant entendu la voix des peuples qui s’opposent à ces changements civilisationnels imposés par l’islam politique. Ce dernier s’allie à un antiracisme immigrationniste qui refuse aux Occidentaux le droit de préserver leur identité distincte et aux Juifs le droit de demeurer une nation souveraine, capable de protéger ses frontières et de résister à l’aspiration islamiste à les réduire au statut de dhimmis au sein d’une oumma illimitée.

Au cours des dernières générations, l’Europe a été profondément marquée par le traumatisme de l’anéantissement des Juifs, une tragédie accompagnée par une prise de conscience croissante des atrocités commises durant la colonisation. Les nazis, dans leur quête de domination, ont établi une hiérarchie rigide entre des races considérées comme supérieures et celles jugées inférieures. De même, les colonisateurs ont cru en la supériorité de la civilisation européenne sur les peuples autochtones des Amériques et d’Afrique.

L’uniformité, ennemi de la diversité des cultures et des modes de pensées ?

Les nouvelles générations d’Occident, éduquées dans un cadre qui condamne légitimement à la fois le génocide des Juifs et les erreurs de la colonisation, aspirent à un monde sans distinctions entre les êtres humains. Les Européens modernes, mais exclusivement ceux issus des classes bourgeoises éduquées, poursuivent le rêve d’un amour universel, d’une humanité réconciliée, où le racisme et la guerre seraient des souvenirs lointains. Ils ont ainsi rejeté avec horreur tout ce qui pouvait leur rappeler les temps maudits de la Deuxième Guerre mondiale et de la colonisation. 

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Cependant, cette quête d’égalité et d’uniformité entraîne un déni des différences et des hiérarchies. Ce refus de reconnaître la pluralité des expériences et des valeurs est une réaction compréhensible à un passé douloureux, mais il risque de mener à un aveuglement face à la réalité contemporaine. La jeunesse occidentale, qui se dit instruite et pacifiste, établit une équivalence entre les clandestins et les citoyens légaux, entre les genres, les sexualités, les générations et les civilisations. Pour elle, toute hiérarchie et toute distinction seraient illégitimes.

Ceux qui s’opposent à ces indistinctions, qui affirment la nécessité de maintenir des frontières et des nations, ou qui osent dire que les cultures n’ont pas toutes une valeur égale, sont souvent désignés comme des fascistes, des racistes ou des héritiers du nazisme et du pétainisme. Ainsi, des populations entières sont stigmatisées, vivant dans la peur d’un avenir appauvri et trop différent, tandis que ceux qui osent prendre leur défense sont qualifiés de populistes.

La véritable lutte antifasciste aujourd’hui doit se mener contre toutes les tendances totalitaires, en particulier contre l’islamisme, qui incarne une extrême droite xénophobe, autoritaire, antisémite et anti-occidentale, à l’instar des fascismes qui l’ont précédé au cours du siècle dernier. Les islamistes et leurs alliés de la gauche radicale, exploitent la peur de l’extrême droite européenne pour assurer le triomphe de leurs idéologies mortifères et intolérantes.

Causons! Le podcast hebdomadaire de Causeur

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Napoléon III, Eugénie et le Prince impérial 20/01/2010 MARY EVANS/SIPA

Avec Gil Mihaely, Martin Pimentel, Jonathan Siksou et Jeremy Stubbs.


Quel rôle Jean-Marie Le Pen a-t-il joué sur la scène historique? Gil Mihaely répond à cette question en analysant la manière dont le leader du Front National a su rassembler des personnes et des idées appartenant à la droite maurrassienne de l’entre-deux-guerres et au gaullisme anti-communiste des années 60 porté par les déçus de la politique algérienne du général. Le Pen s’est débarrassé du côté antirépublicain des maurrassiens mais a canalisé le courant anti-élitiste des poujadistes, tout en normalisant le thème de l’immigration dans le débat politique.

La gauche NFP est-elle en train de se scinder en deux? À part les différends opposant parfois le PS à LFI, l’humour style France Inter semble connaître une forme de schisme en ce moment. Martin Pimentel nous explique comment l’humoriste Sophia Aram, qui figure sur la couverture du Point cette semaine, en est venue à prendre pour cible le député végan archi-propalestinien, Aymeric Caron, provoquant ainsi le déplaisir de ses collègues francintériens.

Couverture du Point, N° 2737 – 9 Janvier 2025. D.R.

Hier, on a célébré le 152e anniversaire de la mort de Napoléon III. Jonathan Siksou nous rappelle tout ce que l’Empereur a fait pour la France pendant son règne. Ce bilan positif a été délibérément occulté par une grande opération d’« invisibilisation » conduite par la IIIe République à l’égard de celui dont le corps reste toujours enterré outre-Manche. Il est grand temps de réhabiliter Napoléon III!

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Pourquoi Emmanuel Macron ne vous proposera pas un référendum sur l’immigration en 2025

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Lors de ses vœux pour 2025, Emmanuel Macron envisage d'inviter les français à « trancher certains de ces sujets déterminants » © Jacques Witt/SIPA

À l’occasion de ses vœux aux Français pour 2025, le président de la République a annoncé vouloir leur demander de « trancher » des « sujets déterminants ». Cette perspective ouvre semble-t-il la voie au référendum qui est l’un des deux modes alternatifs d’exercice de la souveraineté nationale appartenant au peuple (article 3 de la constitution). Il l’exerce en effet par ses représentants ou par le référendum. Le peuple pourrait-il ainsi être saisi de la question migratoire, se demande la droite ?


L’article 11 détermine le champ d’application du référendum législatif. Il concerne « l’organisation des pouvoirs publics, les réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité ». Un consensus des juristes semble se dégager pour considérer que la thématique de l’immigration est hors de ce cadre, ce qu’admet Bruno Retailleau autant qu’il le déplore (1). Les réformes relatives à la politique économique et sociales de la nation seraient donc insusceptibles de se rattacher à la politique migratoire ! De ce point de vue, l’organisation d’un référendum sur l’immigration imposerait une révision préalable de l’article 11 en suivant la procédure exigeante de l’article 89 : la révision est adoptée soit par référendum après que la proposition a été votée en termes identiques par les deux Assemblées, soit par le Parlement réuni en Congrès si le projet est approuvé à la majorité qualifiée des 3/5 des suffrages exprimés. Mais, le débat n’est pas totalement épuisé dès lors que le Conseil constitutionnel s’estime incompétent pour contrôler les décisions référendaires au motif qu’elles sont l’expression directe de la souveraineté nationale (Cons. const., déc. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi relative à l’élection du président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962). Les neuf sages ont eu l’occasion de confirmer leur refus. Il n’en demeure pas moins que le Conseil constitutionnel est d’avis que le recours au référendum serait inconstitutionnel car selon les déclarations de son président, l’immigration constitue « un problème en soi » (2), et non un sujet économique. Dans ce contexte, il est peu probable que le chef de l’État demande au peuple de trancher la question migratoire, ce d’autant qu’il s’est montré hostile au renforcement du contrôle migratoire en soumettant la loi Immigration-intégration à la censure du Conseil, l’année dernière.

La censure de la loi Immigration-intégration du 26 janvier 2024

Le président de la République a saisi le Conseil constitutionnel de ce projet de loi. Étaient visés les amendements du groupe LR au rang desquels figuraient le durcissement du regroupement familial, la suppression de certaines prestations sociales aux étrangers, la restauration du délit de séjour irrégulier… Par sa décision du 25 janvier 2024, le Conseil a réduit à peau de chagrin le projet de loi en poussant à son paroxysme le contrôle des « cavaliers législatifs ». L’intrigue (politique) était de savoir si les mesures censurées pouvaient être considérées comme étant « sans lien même indirect » (article 45 de la constitution) avec la loi en cause. Aucune argutie juridique ne permettait raisonnablement de le penser… Et pourtant, le Conseil l’a fait !

La censure de la proposition de loi référendaire visant à conditionner certaines prestations sociales non contributives aux étrangers en situation régulières

Après cette première censure, le groupe LR est revenu à la charge par la voie du référendum d’initiative partagée (RIP) prévu à l’alinéa 3 de l’article 11. Il peut être organisé à l’initiative d’1/5ème des parlementaires, notamment sur une question relative à « la politique sociale de la France ». L’article 1er de la proposition de loi instaurait une condition de durée minimale de résidence en France ou d’affiliation à un régime obligatoire de Sécurité sociale au titre d’une activité professionnelle que devaient remplir les étrangers non-ressortissants de l’Union européenne en situation régulière pour bénéficier de certaines prestations sociales. Le 11 avril 2024, l’aréopage devait refuser aux LR la possibilité d’organiser un RIP visant à réformer l’accès des étrangers aux prestations sociales. Pourquoi ? L’article 45-2 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 modifiée, énonce que le Conseil constitutionnel doit vérifier « qu’aucune disposition de la proposition de loi n’est contraire à la Constitution ». Cette disposition réinvestit le Conseil constitutionnel, alors que ce dernier s’interdit de contrôler les lois adaptées par référendum. La loi constitutionnelle instituant le RIP a modifié l’article 61-1 de la Constitution pour imposer le contrôle de constitutionalité des propositions de lois référendaires issues du RIP.

S’agissant de l’article 1er de ladite proposition de loi, le Conseil a jugé que les exigences constitutionnelles tirées des alinéas 10 et 11 du Préambule de 1946, élément du « bloc de constitutionnalité », impliquant la mise en œuvre d’une politique de solidarité nationale en faveur des personnes défavorisées, ne s’opposent pas à ce que le bénéfice de certaines prestations sociales dont jouissent les étrangers en situations régulières sur le territoire français soit soumis à une condition de durée de résidence ou d’activité, mais que cette durée ne saurait être telle qu’elle prive de garanties légales ces exigences. Les juges de la rue Montpensier estiment excessive la durée de 5 ans retenue par la proposition de loi. L’ensemble de la loi succombe, puisque l’article 45-2 de l’ordonnance précitée exige « qu’aucune disposition de la proposition de la loi » ne doit être contraire à la Constitution. Son article 2, remplaçant l’aide médicale d’État bénéficiant à certains étrangers en situation irrégulière, par une aide médicale d’urgence, n’a donc même pas été examinée. Par ailleurs, le Conseil censure au fond les quotas d’immigration, mais pas sur une question de principes, mais au motif que le législateur n’a pas la possibilité d’imposer au Parlement l’organisation d’un débat ni la fixation par ce dernier d’objectifs chiffrés en matière d’immigration.

Il n’est pas ici question de remettre en cause, d’une manière ou d’une autre, l’Etat de droit, mais son dévoiement. Il garantit le respect de la hiérarchie des normes avec la Constitution, norme suprême, placée à son sommet, et protège les droits fondamentaux, y compris ceux des minorités contre les discriminations objectives. Mais ce n’est pas aujourd’hui le « despotisme de la majorité » (A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835) qui est à craindre, mais la tyrannie des minorités. La jurisprudence du Conseil constitutionnel a pris son essor à partir de textes à portée plus philosophique que juridique, tel que le principe de fraternité attaché à la devise républicaine. Sans réelle portée normative, ils ouvrent la voie au gouvernement des juges, qui parfois n’hésitent pas à donner une lecture contra legem de la loi. Le défi migratoire inscrit à l’agenda la question du droit à la continuité historique. Or, cette question existentielle ne peut rester confinée dans les prétoires. Il revient au pouvoir constituant de se réapproprier la norme suprême. Le contexte est hostile au référendum législatif de l’article 11, sans une révision préalable de la Constitution dont l’objet devra en outre redéfinir la hiérarchie des normes pour brider les jurisprudences des Cours suprêmes européennes (CJUE et CEDH).


1 « Le sujet pour moi, ce serait l’immigration. Il n’y a pas de phénomène qui ait autant bouleversé la société sans que jamais, le peuple français n’ait eu son mot à dire. Mais il faudrait une révision constitutionnelle pour le faire… » Bruno Retailleau dans Le Parisien, 6 janvier 2025

2 https://x.com/DariusRochebin/status/1840655455728652362

Le Parti socialiste peut-il encore s’émanciper de La France insoumise?

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Les socialistes reçus à Bercy par le ministre Eric Lombard, 6 janvier 2025 © ROMUALD MEIGNEUX/SIPA

Consulté par l’exécutif dans la perspective d’un accord de non-censure, le PS semble s’extirper du bloc du NFP. L’ancien parti de gouvernement, néanmoins, a directement contribué au désordre politique que la France subit. Analyse.


Depuis la dissolution de juin 2024, les formations de gauche se montrent expressives quant à leur mécontentement s’agissant des rapports entre l’exécutif et le Rassemblement national. Ce dernier est parvenu à devenir une forme de parti pivot, car parmi les trois blocs qui se sont imposés dans la représentation nationale, il est le seul à ne pas se faire intransigeant dans ses relations avec les gouvernements successifs. En effet, là où le bloc du centre soutient sans difficulté particulière les positions du chef de l’État et le NFP revendique son anti-macronisme atavique, le RN est l’unique acteur à accepter, de manière positive ou négative, de modifier son attitude à l’égard de l’exécutif selon les propositions législatives qui lui sont soumises.

Mélenchon furieux

Ainsi, le gouvernement Barnier était parti de cet état de fait pour concentrer l’essentiel des tractations effectuées en dehors de sa base parlementaire avec le groupe dirigé par Marine Le Pen. François Bayrou, lui, a souhaité changer de stratégie en essayant de redéfinir les équilibres qui prévalent à l’Assemblée nationale. Son pari : s’il parvenait à extraire les Socialistes du bloc que constitue le Nouveau Front populaire, le paysage parlementaire serait suffisamment morcelé pour retirer au RN son monopole au poste de faiseur de rois. À quelques jours de son discours de politique générale, il a donc organisé des rencontres avec le Parti socialiste afin de trouver les bases d’un accord de « non-censure ».

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Force est de constater que, pour la première fois en près d’un an, les dissensions internes au NFP ont été exposées dans le débat public avec virulence. Invité de Public Sénat mercredi, le député PS de l’Essonne Jérôme Guedj se félicitait par exemple des victoires politiques arrachées à Bayrou, jugeant ces conversations indispensables à la « stabilité » du pays. Pour autant, Jean-Luc Mélenchon a immédiatement signifié sur X (ex-Twitter) que le NFP était étranger à ce « plat de lentilles servi à O. Faure », tandis que d’autres élus ont rappelé dans divers médias l’intransigeance de la position de leur coalition.

https://twitter.com/JLMelenchon/status/1876263426068250831

Or cette soudaine exigence de stabilité politique exprimée par le PS étonne. En effet, la formation a directement contribué à la confiscation des logiques parlementaires au profit d’un régime des partis l’an dernier. Début décembre, les deux chambres avaient trouvé un accord pour présenter à leurs collègues une version amendée du projet de loi de finances de la Sécurité sociale pour 2025. Il s’agissait de la première fois en plus d’une décennie qu’une commission mixte paritaire sur pareil texte s’avérait conclusive ! En somme, ce n’est pas l’éventuelle paralysie de la logique parlementaire qui a conduit à la censure, mais l’intrusion en son sein de logiques d’appareil. Le PS, qui a rencontré nombre de difficultés électorales à l’échelle nationale ces dernières années, a dès lors trouvé opportun de terminer l’année 2024 comme il l’a débutée : en privilégiant ces logiques d’étiquettes à la mise en avant de mesures de politiques publiques qui lui étaient propres.

L’extrême gauche, c’était mieux avant !

Les commentateurs ont sévèrement jugé le Parti socialiste depuis la formation de la Nupes en 2022, lui reprochant d’avoir notamment renié ses convictions en matière de laïcité. Le PS, en réalité, ne souffre pas uniquement de la popularité électorale des Insoumis, mais aussi du fait que ces derniers ne sont pas authentiquement d’extrême gauche. Ils sont plus virulents dans leur rhétorique, c’est indéniable, et nombre de leurs propositions sont plus radicales que celles initialement défendues par Olivier Faure. Pour autant, l’absence totale de référence à l’infrastructure productive dans les discours mélenchonnistes, ainsi que les complaisances de LFI à l’égard de l’islam politique, ne correspondent en rien à un propos qui serait d’inspiration marxiste. En effet, la subvention de la consommation réclamée par le NFP et sa convergence avec les intérêts politiques d’acteurs religieux s’éloignent assurément de l’anticapitalisme au sens propre et de l’anticléricalisme viscéral de l’extrême gauche traditionnelle.

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Le PS souffre essentiellement de la quasi-disparition de son adversaire historique à gauche, à savoir le courant révolutionnaire. Aussi dérangeants que soient certains discours de LFI, en effet, le groupe dirigé par Mathilde Panot concurrence directement les Socialistes au sein de l’électorat de la gauche non communiste. En acceptant de négocier avec le gouvernement Bayrou, Olivier Faure n’entend en rien modifier sa ligne idéologique ou revenir sur les concessions de fond accordées à LFI. Il a simplement remarqué que la Ve République rendait les vociférations des tribuns électoralement inopérantes : le FN de Jean-Marie Le Pen et le PCF de la fin du XXe siècle nous l’enseignent.

France Inter, l’islamophilie courageuse

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Matthieu Noël © D.R.

L’après-midi, France Inter a troqué l’humour politique pour du wokisme à la carte. La radio s’est récemment indignée d’un testing sur les femmes voilées.


Bien des auditeurs naïfs pensaient s’être débarrassés des humoristes « de gauche » après la polémique liée à la blague à connotation antisémite de Guillaume Meurice sur Nétanyahou. Mais ce que France Inter a perdu en gauchisme avec Charline Vanhoenacker, elle le compense en wokisme avec Matthieu Noël. Son émission préfère analyser les grands enjeux « sociétaux » du moment que se moquer du personnel politique. On y discute par exemple « mentrification » (avec Titiou Lecoq), « paracolonialisme » (avec Françoise Vergès), ou encore démocratie sur Twitch (avec Jean Massiet).

Le 10 décembre, pas question de trop rigoler pour Cyril Lacarrière, le rédac’ chef de l’émission qui choisit tous ces thèmes magiques susmentionnés, alors qu’il s’agit de s’indigner des résultats catastrophiques d’une opération de « testing » révélant les terribles discriminations à l’embauche dont pâtiraient nos amies les musulmanes. Deux CV similaires sont envoyés pour un contrat d’apprentissage, l’un avec une femme tête nue, l’autre voilée.

Résultat ? La candidate voilée a 80 % de chances en moins d’être convoquée et 25 % de chances en plus de recevoir un refus. Un écart « édifiant », selon le journaliste, qui s’empresse de préciser que le voile n’est interdit au travail que si un règlement intérieur l’exige. Depuis les drames de Charlie Hebdo et Samuel Paty, France Inter évite soigneusement les accusations d’islamophobie, mais persiste donc à flatter une fibre victimaire chez les musulmans en considérant implicitement le voile comme un simple signe religieux, au même titre qu’une main de Fatma. Les problématiques liées à son port en entreprise – relations avec les clients, tensions entre collègues probables liées à une idéologie religieuse radicale – ne sont d’ailleurs pas abordées.

Enfin, un détail-clé du testing est passé sous silence : les recruteurs discriminent davantage une femme au nom français voilée qu’une femme au nom maghrébin non voilée. Mais cela, France Inter n’a pas estimé nécessaire de le relever.