Accueil Site Page 225

Israël et le casse-tête houthi

Choix stratégique crucial : faut-il continuer de frapper les Houthis, proxies de l’Iran, ou viser directement Téhéran qui est en pleine course à l’arme nucléaire ? Les Houthis s’imposent depuis des années comme des acteurs redoutables dans une région marquée par l’histoire mouvementée du Yémen et des tensions géopolitiques explosives, sur lesquelles revient notre chroniqueur.


Houthis et Iran, Yemen, Israël et les Juifs. Un essai de synthèse

La question que chacun se pose, qu’il soit un responsable, un expert ou un stratège en chambre est de savoir si Israël doit frapper les Houthis ou s’il doit directement attaquer le commanditaire, c’est-à-dire l’Iran. Ce commanditaire est vraiment très près, suivant tous les experts, de disposer d’une quantité d’uranium enrichi suffisante pour fabriquer deux ou trois bombes nucléaires. Les mollahs iraniens considèrent que cette bombe est leur gage de survie, leur fébrilité est d’autant plus grande que les installations de défense ont été durement détériorées, qu’une nouvelle administration américaine a priori plus dure va prendre place et que leur proxy principal, le Hezbollah, est très malade. Or, s’il est pour Israël bien difficile de bombarder, sans les bombes spéciales et leurs avions porteurs spécifiques américains, des installations d’enrichissement nucléaire aussi profondément enterrées que celle de Fordow; à 90 m sous une montagne, la situation sera encore plus difficile quand les Iraniens auront obtenu une quantité d’uranium enrichi suffisante, qu’il sera bien plus facile de cacher qu’une usine, en attendant de «weaponiser» cette dose dans un système de déclenchement adapté. 

Vers 2011, Netanyahu et son ministre de la Défense, qui s’appelait Ehud Barak, étaient prêts, dit-on, à bombarder les installations nucléaires iraniennes. Ils ne l’ont pas fait à cause de l’opposition du chef d’Etat-major, Gaby Ashkenazy, du chef du Mossad, Meir Dagan, et du chef du Shin Bet, Yuval Diskin, qui considéraient que Tsahal n’était pas prête à une telle opération et que les Iraniens n’étaient pas encore sur le point de disposer d’une bombe nucléaire. Ce qui rétrospectivement était vrai. Or tout récemment, David Barnea, chef du Mossad, aurait déclaré qu’il ne suffit pas de frapper les Houthis mais qu’il faut viser les installations iraniennes. Douze ans plus tard, la situation a évidemment changé. Je m’abstiendrai du ridicule de donner mon avis, mais il est inutile d’insister sur le fait que la décision ou la non-décision seront lourdes de conséquences.

L’Iran fournissait aux Houthis pendant la guerre contre l’Arabie Saoudite des missiles à courte portée, qu’il sait produire à bas prix. Les Houthis les envoyaient sur les Saoudiens et aujourd’hui sur les bateaux transitant par le détroit de Bab el Mandeb vers le canal de Suez. Près de la moitié des 9 millions quotidiens de barils de pétrole et de gaz et des conteneurs maritimes de tous types de cargaison doivent ainsi par prudence contourner aujourd’hui l’Afrique. Le trafic du port de Eilat aurait chuté de 80%. Les manques à gagner pour l’économie égyptienne et même israélienne sont considérables. Faut-il rappeler que le blocage du détroit de Tiran par Nasser en 1967 a été considéré comme un acte de guerre? La doctrine Carter de protection du Golfe persique ne s’applique pas nominalement à la Mer Rouge mais les Américains y maintiennent une présence navale importante pour sécuriser les accès. Or beaucoup d’experts pensent qu’un jour ou l’autre, un de ces navires militaires américains risque d’être coulé car les délais de réaction devant des missiles hypersoniques envoyés de si près sont très courts.

Mais Tel Aviv est à 2000 km du Yémen et les missiles balistiques lancés par les Houthis à cette distance sont de technologie complexe. Contrairement à ce que certains pensent, il s’agit d’un matériel qui n’est ni rudimentaire, ni bon marché, même si les prix n’ont évidemment rien à voir avec les gigantesques coûts des machines de guerre américaines (13 milliards de dollars pour un porte-avions, 150 millions de dollars pour un F35 de nouvelle génération). En fait les missiles, que les Houthis prétendent aujourd’hui savoir fabriquer eux-mêmes, peuvent être transportés en pièces détachées, par les déserts de Oman ou dans des cales de bateaux de pêche. Ces facilités technologiques donnent à la guerre asymétrique, celle du faible vers le fort, de nouvelles et très inquiétantes perspectives.

De plus, les Houthis sont des durs à cuire. La guerre menée contre eux entre 2015 et 2022 par une coalition dirigée par l’Arabie Saoudite, qui luttait contre les avancées iraniennes et théoriquement en faveur d’un gouvernement yéménite légitime qui ne contrôlait plus que Aden et le sud du pays, a entrainé près de 400 000 morts, dont une grande partie par famine et épidémies. Mais elle n’a pas fait plier les Houthis, dirigés par un chef charismatique, Abd el Malik, et les Saoudiens ont dû signer en octobre 2022 un cessez-le-feu. La crise humanitaire est majeure, l’aide internationale passe par le port de Hodeida sur la Mer Rouge, contrôlé par les Houthis et devant les appels des ONG et du secrétaire général de l’ONU, l’administration Biden leur a retiré la désignation d’organisation terroriste qui aurait entravé les secours. C’est donc à l’abri d’une certaine impunité juridique que les Houthis ont pu lancer leurs attaques.

Israël avait sur le Hezbollah une quantité d’informations considérable acquise lors de dizaines d’années de confrontations et de surveillance. Il n’avait évidemment pas sur les Houthis la même qualité de renseignements. Mais qui pouvait se douter que ce mouvement inconnu, isolé dans ses montagnes et sans aucun lien objectif avec le conflit israélo-palestinien ferait preuve d’une telle agressivité contre Israël et qu’il obéirait avec un tel enthousiasme aux demandes iraniennes malgré les risques de représailles? Car il ne faut pas tourner autour du pot : malgré leurs dénégations et leurs prétentions d’autonomie, les Houthis font ce que les Iraniens leur demandent de faire. Pourquoi?

Pour comprendre cela, il faut pénétrer plus profondément dans l’écheveau complexe mais instructif de l’histoire politique du Yémen et comprendre la place des Houthis dans cette histoire. 

Yémen du Sud et Yémen du Nord…

Le Yémen est un pays dont la superficie est équivalente à celle de la France avec une population de 30 millions d’habitants (elle a doublé en trente ans). Les citoyens yéménites sont probablement plus nombreux aujourd’hui que les citoyens saoudiens mais leur PIB par habitant n’a rien à voir: La production pétrolière du Yémen, pourtant source majeure de devises est misérable par rapport à celle de ses voisins.

On distingue un Yémen du Nord et un Yémen du Sud: mais la dénomination est trompeuse: le Yémen du Nord est un rectangle à l’ouest, dont le long côté longe la Mer Rouge, le Yémen du Sud est un quadrilatère qui donne sur l’Océan Indien.

Le Yémen du Sud, séparé de l’Arabie Saoudite par l’immense désert, peu franchissable, du Rub al-Khali, est marqué par la tutelle britannique qui a fait à partir de 1839 du petit port de Aden une étape essentielle sur la route des Indes et qui a négocié avec les cheikhs locaux un protectorat sur la région. La marche vers l’indépendance a pris assez logiquement un tour antiimpérialiste et le Yémen du Sud est devenu en 1970 un état marxiste-léniniste, le seul du monde arabe, base arrière des mouvements terroristes palestiniens, de l’Armée rouge japonaise et de la bande à Baader allemande. La dissolution de l’URSS et les difficultés économiques ont contraint en 1990 à l’unification avec le Yémen du Nord, beaucoup plus peuplé, sous la présidence de Ali Abdullah Saleh au pouvoir dans le nord depuis 1978.

La révolte houthie et la perte de la capitale Sanaa par le gouvernement légal ont entrainé son repli vers un Etat du Yémen du Sud qui représente le Yémen aux Nations Unies, sous la direction actuelle d’un Conseil de Direction présidentiel où les Saoudiens portent à bras le corps les loyalistes, partisans d’un Yémen unifié, alors que leurs alliés Emiratis soutiennent des sécessionnistes partisans d’un Sud Yémen séparé, qu’ils pensent mieux à même de lutter contre les Frères musulmans très actifs dans le Sud, alors que les Saoudiens plus tournés vers le Yémen du Nord ou un Yémen unifié, leur sont relativement indifférents.

Il faut ajouter l’AQPI, Al-Qaida dans la Péninsule islamique, dont les repères essentiels se trouvent en Hadramaout dans l’Est du Yémen du Sud. Ce fut la plus dangereuse des filiales de Al-Qaida, certains de ses dirigeants d’origine américaine ont créé Inspire, ce magazine en ligne impeccable qui expliquait en anglais comment créer des bombes dans la cuisine de ses parents. AQPI a été frappée par plusieurs attaques de drones américains et semble battre de l’aile même si elle continue de proférer ses menaces. Dix ans après l’attentat contre Charlie Hebdo, il ne faut pas oublier que Saïd Kouachi s’était formé au Yémen avec AQPI et que son frère et lui avaient déclaré leur allégeance à cette organisation. 

Plus peuplé, le Yémen du Nord, qui jouxte l’Arabie Saoudite, a été appelé Arabia felix, l’Arabie heureuse, dans l’antiquité. C’était un maillon essentiel dans le commerce de l’encens et des épices, mais aussi une région agricole prospère grâce à une pluviosité favorisée par sa barrière montagneuse. Le barrage de Marib, considéré comme une merveille technologique, permettait une large irrigation et sa rupture au Vie siècle hâta la fin d’une civilisation sudarabique pré-islamique glorieuse dont les royaumes de Saba et de Himyar furent les acteurs successifs et dont les magnifiques maisons de Sanaa, la capitale du Nord, sont des témoins.

Difficile à contrôler du fait de son relief, et bien que peuplé aussi par une forte minorité sunnite, le Yémen du Nord fut depuis le dixième siècle dirigé par des imams zaidites, un prédicateur de cette secte, descendant de Zayd, arrière-petit-fils de Ali, ayant été choisi pour arbitrer les rivalités tribales. Après la défaite turque de 1918, le Yémen du Nord devint une théocratie zaidite indépendante dirigée par des rois particulièrement rétrogrades.

Des Houthis brandissent leurs armes lors d’une manifestation anti-USA et anti-Israël à Sanaa, au Yémen, le 22 novembre 2024 © IMAGO/SIPA

En 1962 une révolution nationaliste fomentée par le régime nassérien prend le pouvoir. Après huit ans de guerre entre troupes gouvernementales soutenues par l’Egypte et royalistes soutenues par l’Arabie Saoudite, un compromis se fait sous forme d’une république où les tribus conservent un très fort pouvoir. En 1978, la présidence revient à Ali Abdullah Saleh qui devient en 1990 président d’un Yémen unifié. Il suscitera en raison d’un régime corrompu, clientéliste et inefficace des révoltes aussi bien au nord qu’au sud. Il doit céder le pouvoir à son vice-président en 2012 lors du printemps arabe, fait alliance avec les Houthis, ses ennemis de toujours et revient au pouvoir, ce qui déclenche la guerre avec l’Arabie Saoudite. Il cherche à négocier avec les Saoudiens et abandonne les Houthis qui finissent par l’assassiner en 2017. Il faut ajouter que Ali Abdullah Saleh, qui quémandait auprès des Américains de l’argent pour sa lutte contre Al Qaida a très probablement aidé 23 membres de cette organisation à s’évader de la prison centrale de Sanaa en 2006, pour les utiliser dans sa lutte d’alors contre les Houthis. A partir de ce groupe s’est créée l’ACPI. On comprend que l’histoire du Yémen contemporain est complexe et que la formule préférée de Ali Abdullah Saleh, «diriger le Yémen, c’était comme danser au-dessus d’un groupe de serpents» s’applique parfaitement.

Qui sont ces fameux Houthis ?

Alors, qui sont les Houthis, qui se font appeler «Ansar Allah», partisans de Dieu et qui sont des chiites zaidites comme la plupart des tribus de cette région? C’est le nom d’une petite tribu de l’extrême nord du Yémen du Nord. Le fondateur du mouvement, Hussein Badreddin al-Houthi, tirait son prestige de ses connaissances religieuses et de sa qualité de sayyid autrement dit de descendant du prophète. Il fonde son mouvement en protestation contre la dépendance du régime de Saleh par rapport à l’Occident et à l’Arabie Saoudite wahhabiste, c’est-à-dire particulièrement intolérante à tout ce qu’elle considère comme une hérésie et en particulier le chiisme. En 2004, Hussein Badreddin al-Houthi est tué par l’armée yéménite. Son frère Abd el Malik, de 20 ans son cadet, prend la direction du mouvement. Il en fait une véritable armée qui conquiert l’ensemble du Yémen du Nord, échoue au Sud devant Aden, résiste aux Saoudiens et à leurs alliés émiratis lourdement armés par l’Occident et défraie aujourd’hui la chronique pas ses tirs contre Israël et ses menaces sur la Mer Rouge.

Son identité zaydite, commune à la région dont il est issu, est capitale mais s’inscrit dans une solidarité chiite plus large. Son frère ainé et probablement lui ont vécu en Iran. Ils ont étudié à Qom, la ville sainte du chiisme iranien et ils auraient rencontré Khamenei et Nasrallah. La loyauté du clan houthi envers l’Iran des mollahs semble totale et s’enracine probablement dans ces liens personnels. Après tout, ils savent que grâce à Khomeini et ses disciples le chiisme, tenu pour une secte hérétique et passablement méprisable par beaucoup de sunnites, a acquis une visibilité et un prestige dont ils ne pouvaient rêver dans l’horizon confiné de leurs montagnes lointaines. Les divergences religieuses ne comptent pas beaucoup, d’autant plus que Khomeini, en édictant cette nouveauté théologique majeure qu’est la wilayat al-faqih, le gouvernement du juriste, se rapproche de la conception même du zaidisme qui est de donner le pouvoir politique suprême à un dignitaire religieux à condition qu’il soit personnellement qualifié, quelle que soit sa place dans la descendance du prophète. Cela permet de ne pas suspendre le pouvoir politique au retour de l’imam caché, le Mahdi, ce douzième imam auquel les chiites iraniens «duodécimain» croient et les zaidites non. Cette différence pèse peu devant la désignation d’ennemis communs et la lutte à mort contre eux. Khomeini et son successeur Khamenei, du fait même du caractère minoritaire du chiisme, ont toujours su faire alliance avec certains groupes sunnites (Hamas et autres frères musulmans) ou marginaux (alaouites).

Les obsessions sont parfaitement résumées dans la devise des Houthis, scandée au cours de toutes leurs réunions: « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction sur les Juifs, victoire à l’islam ». Ce slogan, qui provient de Hussein Badreddin al-Houthi lui-même, est manifestement d’influence iranienne. Il est clairement antisémite, il nomme sous deux vocables différents Israël et les Juifs, et confirme que la haine ne se limite pas à Israël.

Les Juifs et le Yémen

C’est l’occasion de parler des Juifs yéménites. On ne sait pas quand ils sont venus mais, non seulement ils étaient nombreux dans la péninsule arabique, comme en témoigne l’existence des trois tribus juives de Médine à l’époque de Mahomet, mais au Yémen a fleuri le seul royaume juif après la destruction du Temple de Jérusalem, avant celui des khazars, d’ailleurs moins documenté. Il s’agit du puissant royaume himyarite, dont le roi et l’élite dirigeante semblent s’être convertis au judaïsme vers le 4e siècle et qui domina la plus grande partie de toute la péninsule arabique jusqu’au milieu du VIe siècle, où il disparut sous les coups du royaume chrétien de Axoum en Ethiopie. 

Après l’arrivée de l’islam, les Juifs yéménites deviennent des dhimmis. Ils sont orfèvres, ferronniers, tisserands ou marchands et développent leurs propres traditions liturgiques. Ils sont en contact avec le judaïsme égyptien et babylonien. Leur situation varie selon le bon vouloir des souverains zaidites mais les périodes difficiles sont fréquentes. Maimonide leur écrit pour les renforcer dans leur foi malgré les persécutions. 

Dès les débuts du sionisme, un certain nombre de Juifs yéménites partent vers Jérusalem, parfois à pied. En décembre 1947, après le vote à l’ONU sur la création d’Israël, un pogrom survient à Aden et 80 Juifs sont assassinés pendant la présence anglaise. En 1949 commence l’opération «Tapis volant» qui amène 50 000 Juifs yéménites en Israël. On sait aujourd’hui qu’ils n’y furent pas toujours bien reçus par la société ashkénaze, mais le creuset israélien a fonctionné et leurs descendants sont aujourd’hui mêlés aux autres Israéliens, ayant perdu au passage les consonnes gutturales de leur hébreu, les plus proches certainement de l’hébreu biblique, mais qu’un Juif de l’Europe de l’Est avait du mal à prononcer.

D’autres partiront plus tard et les Houthis chasseront les derniers Juifs du pays. On dit qu’il ne reste plus qu’un seul Juif au Yémen, un homme qui a eu l’imprudence d’y revenir après être allé en Israël. Il est emprisonné par les Houthis sous le prétexte d’avoir aidé à faire sortir du Yémen un rouleau de Torah antique, ce qui, comble d’hypocrisie pour ce mouvement sectaire antisémite, serait un crime contre le patrimoine culturel national…

Il est, depuis près de 10 ans, un otage emprisonné dans des conditions vraisemblablement terribles. Il s’appelle Levi Salem Musa Marhabi.

« La Mongolie devient un nouveau partenaire de la France, mais des risques existent »

0

Après l’annonce d’un accord le 27 décembre avec la Mongolie, nouveau partenaire d’Orano, dans le domaine de l’uranium, la France poursuit sa stratégie de diversification. Matthieu Anquez, expert en géopolitique et approvisionnements stratégiques, nous éclaire sur ces enjeux sensibles.


Causeur. Le groupe français Orano a annoncé avoir « perdu le contrôle d’une mine d’uranium » au Niger, sa dernière mine d’uranium dans le pays. Quelles en sont pour vous les raisons sous-jacentes ?

Matthieu Anquez. La principale est le repositionnement géopolitique et le sentiment antifrançais de la junte arrivée au pouvoir au Niger en juillet 2023, qui a d’ailleurs exigé le départ des troupes militaires françaises, chose achevée en décembre 2023. Orano (alors Cogema) était présent dans ce pays depuis la fin des années 1960 pour exploiter les mines d’uranium de la région d’Arlit, au Nord du pays. Le contexte politique et sécuritaire s’est fortement dégradé depuis la prise du pouvoir par la junte. Ainsi, Orano a annoncé le 31 octobre 2024 la suspension de la production de son dernier site minier. La junte a en effet pris le contrôle de la mine, alors que l’entreprise française détenait 63% des parts. Cette expropriation, illégale, est légitimée selon les autorités nigériennes par la nécessité d’affirmer leur souveraineté, suivant un discours « antinéocolonialiste » qui a pour objectif de souder la population derrière un adversaire commun, l’ancienne puissance coloniale.

Le Niger était-il un partenaire important de la France dans le domaine de l’approvisionnement en Uranium ?

Pour donner un ordre de grandeur, la France a besoin, pour faire fonctionner son parc de centrales nucléaires, de 8 000 à 9 000 tonnes d’uranium naturel par an (uranium naturel qu’il faut ensuite transformer chimiquement puis enrichir en isotopes fissiles pour aboutir à du combustible). Selon les chiffres disponibles, le Niger constituait 19% des approvisionnements en uranium naturel de la France entre 2005 et 2020, derrière le Kazakhstan (27%) et l’Australie (20%). Il s’agit donc d’un fournisseur non négligeable mais Orano a développé une stratégie de diversification de ses approvisionnements visant à réduire sa dépendance à l’égard d’un pays en particulier. Cette stratégie de bon sens pourrait minimiser l’impact de l’arrêt des importations d’uranium provenant du Niger, surtout que l’entreprise française poursuit cette politique de diversification en multipliant les partenariats comme, récemment, avec la Mongolie. Le pays devient un nouveau partenaire de la France même si des risques existent.

Cependant, cette stratégie de diversification engendre plusieurs difficultés. Tout d’abord, le positionnement géopolitique des nouveaux partenaires d’Orano. Ainsi, le Kazakhstan, de par son histoire et sa position géographique, est-il encore lié à la Russie, mais aussi à la Chine voisine, de plus en plus présente. Il en est de même avec la Mongolie, coincée entre les deux géants de l’Asie. En Afrique même, la Chine est depuis longtemps très impliquée, et le secteur minier de l’uranium ne fait pas exception. Pékin a ainsi investi 2 milliards $ en Namibie dans la mine d’uranium d’Husab, et les autorités chinoises ne peuvent que se réjouir du reflux français sur le continent africain pour prendre la place laissée vacante.

L’autre grande difficulté réside dans l’évacuation des ressources minières, le Kazakhstan étant un État semi enclavé (sa seule façade maritime étant sur la mer Caspienne, une mer fermée), la Mongolie étant, elle, complètement enclavée entre la Russie au Nord et la Chine au Sud. Les routes permettant l’évacuation des minerais sont donc tributaires du bon vouloir des pays de transit, ce qui est un problème lorsqu’on pense à la sécurité des approvisionnements. Si l’on mentionne de nouveau le Niger, la situation est exactement la même : un État enclavé (le minerai d’uranium était évacué via le Bénin par le port de Cotonou).

A lire aussi, Gil Mihaely: Damas année zéro

Il existe des solutions pour certains cas. Pour le Kazakhstan, les matières nucléaires transitent encore via la Russie jusqu’en Europe (clause d’exception à l’égard des sanctions). Mais si cela devait s’arrêter, une autre route est possible : le « middle corridor », qui passe par la Caspienne, le Caucase du Sud (Azerbaïdjan-Géorgie) puis la mer Noire jusqu’aux Détroits turcs… Solution qui a son propre lot de problèmes géopolitiques, avec l’instabilité du Sud-Caucase et les très fortes tensions en mer Noire. Les approvisionnements en uranium restent donc problématiques pour la France, qui n’extrait plus sur son sol depuis 2001. La stratégie de diversification d’Orano pourrait cependant pallier le pire. L’entreprise française est en cela dans la droite ligne de la politique proposée par la Commission européenne dans le Livre vert de novembre 2000 (NDLR. Vers une stratégie européenne de sécurité des approvisionnements énergétiques), qui insiste sur la nécessaire diversification des sources d’approvisionnement.

Comment se traduit l’effort français en matière de diversification de ses ressources en uranium ?

La France travaille énergiquement, par la diplomatie et les accords commerciaux, à diversifier ses approvisionnements. Le cas mongol est intéressant à ce titre. Emmanuel Macron a effectué une visite en Mongolie en mai 2023, première jamais effectuée par un président français. Cette visite a notamment consacré la confirmation d’un contrat entre Orano et les autorités mongoles. L’annonce définitive de l’accord vient d’ailleurs d’avoir lieu, le 27 décembre, et porte sur un investissement de 1,6 milliard d’euros qui pourrait faire de la Mongolie le 6ème exportateur mondial dans le domaine.

Cependant, des problèmes se profilent déjà. Outre l’influence russe et chinoise et les difficultés liées à l’évacuation des ressources d’un État enclavé comme évoqué plus haut, Oulan-Bator a aussi introduit des lois restrictives en matière d’investissements étrangers. Pire, ; début 2024, un texte de loi autorise l’expropriation partiel des actifs miniers afin de financer un fonds souverain… de quoi potentiellement décourager les investisseurs internationaux car ce genre de décisions peut durablement fragiliser la confiance et, plus généralement, le climat des affaires ! Personne n’a envie de risquer une expropriation de tout ou partie de ses actifs en fonction de l’humeur politique d’un gouvernement.

Une solution alternative pourrait être de resserrer les liens entre la France et des pays occidentaux ou proches des occidentaux, afin de diminuer les risques géopolitiques, économiques et législatifs des approvisionnements en uranium. L’Australie a déjà été citée comme fournisseur important de la France. Le Canada en est un autre. Les risques sont maîtrisés : proximité géopolitique, moindre risque pour l’évacuation du minerai par voie maritime sur des océans ouverts et environnement normatif et législatif solide dans ces grands pays miniers. Il convient également d’attirer l’attention sur le fait que cette problématique concernant l’uranium se retrouve dans de nombreux autres minerais stratégiques. L’Europe n’extrait presque plus sur son sol, or l’industrie a besoin de métaux spécifiques, surtout dans la haute technologie et la transition énergétique (cobalt pour les batteries de véhicules électriques, terres rares pour les éoliennes et les moteurs électriques, ou encore galium pour l’électronique de défense, pour ne citer que quelques exemples). Les minerais sont souvent extraits dans des pays problématiques : plus de la moitié des ressources en cobalt provient de la République démocratique du Congo, les terres rares sont très majoritairement extraites en Chine. Il est donc nécessaire de définir des stratégies pour réduire les risques sur les approvisionnements.

Quelle approche pourrait être privilégiée ?

La collaboration entre pays européens semble indispensable. L’achat de matières premières en groupe est une piste intéressante, tout comme les politiques visant à maintenir voire renforcer la chaîne de valeur sur le sol européen. En effet, le minerai sans capacité de transformation en produit utilisable par l’industrie n’a aucun intérêt. C’est toute la filière de transformation, raffinage, purification et intégration qu’il convient de préserver, et la Commission européenne y travaille depuis longtemps. Les partenariats internationaux sont une autre piste intéressante et parallèle, comme le fait le Minerals Security Partnership Forum. Ce forum réunit de nombreux pays qui ont la particularité d’être proches géopolitiquement : ni la Chine, ni la Russie n’en font partie.

Universités: bas les voiles!

0

Bruno Retailleau aimerait enfin interdire le voile à l’université et lors des sorties scolaires. Sa proposition mérite d’être discutée, même si elle n’a politiquement aucune chance d’aboutir dans l’immédiat.


Le Ministre de l’Intérieur voudrait que le Parlement interdise le voile à l’université et lors des sorties scolaires, ce qui n’est pas franchement d’actualité. Le gouvernement n’a pas non plus l’intention de se saisir de cette patate brûlante. Les présidents d’universités sont contre. Et la gauche médiatico-insoumise crie à l’islamophobie, accusation dont elle devrait avoir la pudeur de s’abstenir quand on sait qu’elle peut tuer. Cette interdiction n’arrivera donc évidemment pas. Mais l’idée de M. Retailleau concerne un débat essentiel auquel on essaie tout le temps d’échapper.

Dans un monde paisible ou normal, où les mœurs françaises règneraient, où l’islam, comme toutes les cultures minoritaires, accepterait de s’adapter à la culture majoritaire, et de se cantonner à la sphère religieuse, je m’opposerais aux propositions de Bruno Retailleau.

L’argument invoqué pour interdire le voile à l’école – laisser les jeunes consciences faire l’apprentissage de la liberté – est en effet réversible pour les étudiants adultes à l’université.

À lire aussi, Jean-Baptiste Roques: Vous n’aurez pas leurs peines

Concernant les mères voilées, qui veulent participer à la vie de l’école, il est toujours préférable de ne pas blesser les individus (on peut très bien dénoncer l’immigration sans rejeter les immigrés). Et même s’agissant du voile islamique pour lequel j’ai assez peu de sympathie, mon premier réflexe serait de n’interdire qu’avec la main qui tremble.

n°96 de « Causeur »

Pourquoi faudrait-il faire une exception ? Emmanuel Macron dirait que « nous sommes en guerre »… Disons que nous sommes confrontés à l’expansion d’un islam identitaire, politique et radical qui entend contrôler la société musulmane mais aussi changer la France. Selon Bruno Retailleau, interrogé dans Le Parisien, les Frères musulmans ont une stratégie de conquête lente, visant à s’infiltrer dans tous les secteurs: cultuels, culturels, sportifs, sociaux et municipaux. Or, le voile, donc les jeunes filles, est une arme privilégiée de cette conquête. Un moyen de nous tester. 

Et il faut toujours rappeler que le voile reste un signe de la soumission de la femme, de l’assujettissement des Iraniennes et l’uniforme de nos ennemis – ces djihadistes qui nous attaquent et qui ont par exemple tué l’équipe de Charlie Hebdo. Le voile peut aussi être une façon d’afficher son rejet des « kouffars ».

Certes, pour beaucoup de musulmans, c’est simplement une affaire religieuse. Sans doute, mais comment distinguer le voile religieux du voile politique, le voile français du voile djihadiste?

La France a collectivement le droit de fixer des limites, de décider quelles sont les différences acceptables et celles qui ne le sont pas. La burqa a bien été interdite, par exemple. Pendant que nous ergotons, tortillons et droit-de-l’hommisons, les Frères musulmans savent retourner notre tolérance contre nous et progressent. J’ai envie de dire à mes compatriotes musulmanes qui aiment leur pays que Paris vaut bien un foulard.

Mais, puisqu’il n’y a pas de majorité (ni dans le pays, ni à l’Assemblée nationale) pour étendre l’interdiction, je m’incline. Mais je revendique le droit de proclamer que je n’aime pas le hijab sans être traitée de raciste.


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin

Mélodie de la mort

Le dernier Almodovar est-il un plaidoyer en faveur de l’euthanasie ? Est-il réussi ? Critique.


Almodovar ne rit plus. Depuis Douleur et gloire (2019) où Banderas, son ancien acteur fétiche, campait comme en miroir les tourments d’un cinéaste en bout de course, Madres paralelas (2021) qui exhumait les cadavres de la guerre civile espagnole pour fouailler les énigmes de la filiation, le génial Madrilène porté par la movida se place définitivement dans le compte à rebours : il couche désormais dans La chambre d’à côté, celle de la mort.

Lui qui avait tellement reproché à son cher Antonio Banderas de sacrifier son talent à une carrière américaine, franchit à son tour le Rubicon pour rallier à cet opus, tourné outre-Atlantique, aux côtés de l’impérissable Julianne Moore l’actrice britannique Tilda Swinton (à laquelle il avait confié le rôle de La Voix humaine il y a quatre ans, dans un court métrage presque expérimental).

Tilda Swinton cancéreuse

Julianne Moore incarne ici Ingrid, auteur à succès qui, un matin où elle dédicace son dernier bouquin à une file de fans dans une librairie new-yorkaise, apprend par hasard que Martha (Tilda Swinton, justement), sa vieille copine perdue de vue, célèbre correspondante de guerre avec qui elle a, entre autres choses, partagé jadis un amant, est à l’article de la mort – cancer du col de l’utérus au stade 3, ça ne pardonne pas.

Voilà donc Ingrid qui, émue et secourable, renoue avec Martha, lui rend visite à l’hosto entre deux chimios, la laisse blablater indéfiniment sur le passé (ses ex, ses aventures, sa maternité, sa rupture avec sa fille désormais adulte…) : champ-contre champ en huis-clos entre ces deux femmes, grevé de flash-back dans une manière de sitcom un peu cheap, quasi parodique – comme si Pedro ironisait sur ce pathos.

A lire aussi: « Bird », film social anglais frelaté

Les choses changent quand Martha confie à Ingrid qu’elle s’est procurée sur le darkweb la pilule qui va mettre un terme à ses souffrances, au moment pile qu’elle aura choisi. Dans cette perspective, elle a loué à grands frais pour un mois une luxueuse maison d’architecte, isolée en pleine forêt, non loin de Woodstock, et demande donc à sa copine de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure. À partir de là s’installe, dans le vase clos de cette villégiature haut-de-gamme, un nirvana agreste, poétique, dont l’issue fatale est l’horizon d’attente. Sur quoi la superbe partition à cordes du compositeur attitré d’Almodovar, Alberto Iglesias, pose en continu un nappage mélodique qui renvoie à l’esthétique classique de Hollywood.

Fin du film moins convaincante

On est moins convaincu par les échappées qui, dans le dernier tiers du film, convoquent transitoirement quelques comparses : tel cet ancien amant, sous les traits de John Turturro, qu’on verra pontifier, attablé dans un café, sur les complots supposément ourdis par une extrême droite vendue au libéralisme économique et fomentant l’ apocalypse climatique ; ou encore ce coach bien bâti et idéalement photogénique qui, campé par une star transalpine des réseaux, Alvise Rigo, se met gentiment à l’écoute d’Ingrid, entre deux exercices de sautillements (Occasion, entre parenthèses, d’une flèche bien sentie contre le péril du puritanisme procédurier qui dissuade aujourd’hui du moindre contact physique entre un prof de gym et son élève).

Plaidoyer en faveur de l’euthanasie ? La chambre d’à côté, adapté d’un livre de Sigrid Nunez intitulé Quel est donc ton tourment ? (que votre serviteur n’a pas lu), approche la question avec gravité. Très loin du mélodrame, de la loi du désir et du labyrinthe des passions, imprescriptibles marques de fabrique d’Almodovar pendant tant d’années. Au dénouement du film, l’enquête de police qui confronte Ingrid/ Julianne Moore à un inspecteur très intrusif jette un jour glaçant sur cette nouvelle Inquisition qui prétend régenter nos choix les plus intimes.

Viscéralement incroyant, Almodovar semble au moins prêter au trépas une vertu réconciliatrice : le miracle de la palette graphique ressuscite le sosie rajeuni de Tilda Swinton, laquelle prête son propre visage savamment lifté à la fille de la défunte Martha, réunie in fine à sa mère par la mort. Ainsi soit-il.                   

La chambre d’à côté. Film de Pedro Almodovar. Avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro… Etats-Unis/Espagne, couleur, 2024. Durée: 1h47.

Quel est donc ton tourment ?

Price: 20,90 €

17 used & new available from 9,16 €

La renaissance de la Chapelle impériale de Biarritz

Le 9 janvier 1873, Napoléon III s’éteignait près de Londres, dans sa résidence d’exil de Camden Place, à Chileshurst. L’empereur n’avait que 64 ans. Chaque année, en ce jour anniversaire, la Chapelle impériale de Biarritz ouvre ses portes pour une messe.


Chaque année, en Grande-Bretagne, sous les voûtes néo-gothiques de l’église de l’abbaye bénédictine de Saint Michel, fondée en 1881 par l’impératrice Eugénie, et qui depuis abrite la dépouille de l’Empereur, celle du prince impérial et celle de l’Impératrice elle-même, on célèbre par une messe la mémoire de Napoléon III en présence des membres de la famille impériale qui peuvent y assister.

Mais en France, ce même 9 janvier, un autre lieu accueille un hommage à l’Empereur défunt. Il s’agit de la Chapelle impériale sise à Biarritz, laquelle ne s’ouvre au culte que quatre fois par an : pour l’anniversaire de la mort de l’Empereur, pour celle du prince impérial le 1er juin, pour celle de l’Impératrice le 11 juillet ; et le 12 décembre enfin, pour la fête de Notre-Dame de Guadalupe, sous le vocable de laquelle Eugénie avait voulu qu’on plaçât la chapelle.

Sur le vaste domaine acquis par le couple impérial pour ses séjours de fin d’été à la Villa Eugénie, un domaine très peu arboré à cause des vents de l’océan, mais qui courait alors du phare de Biarritz jusqu’à l’emplacement actuel du casino, cette chapelle avait été édifiée en 1864 afin d’y suivre la messe dominicale en toute quiétude, loin des foules qui se pressaient sur le passage des souverains. Le morcellement du domaine après que l’Impératrice l’eut vendu à une société de banque en 1881, l’incendie terrible qui ravagea en 1903 la Villa Eugénie alors transformée en hôtel et, dès lors, reconstruite dans des dimensions plus considérables, et l’édification d’un quartier sur le site, font que, de tout cet ensemble, la chapelle demeure l’unique vestige authentique de la résidence impériale. Acquise par la ville de Biarritz après être passée en plusieurs mains, enfin classée monument historique en 1981, la Chapelle impériale est devenue le témoignage de cette époque où l’Impératrice et l’Empereur donnaient à Biarritz et au Pays basque un essor inespéré dont la ville et la région leur sont toujours redevables.

A lire aussi: Paris n’est plus

De style néo-byzantin, l’extérieur du bâtiment n’a vraiment rien d’exceptionnel. Mais l’intérieur en revanche, multicolore, délicieusement éclectique comme l’aimait la fin du XIXe siècle, a le charme indéfinissable de ces lieux où le temps a été suspendu et où semble flotter les âmes des princes qui y ont séjourné. Décorée dans un style rappelant à la souveraine sa naissance à Grenade, mais où les motifs hispano-moresques des zelliges et des azulejos côtoient hardiment des motifs floraux à la façon des faïences d’Izmir, les abeilles impériales butinant sur les colonnes ou les monogrammes enlacés de Napoléon, d’Eugénie et de Louis-Napoléon, la chapelle a aussi conservé son mobilier liturgique, le tabernacle, les six chandeliers et la nappe (en très mauvais état) de l’autel, les ornements sacerdotaux (chape, voile huméral et conopée de soie blanche brodée au fil d’or d’un semis d’abeilles impériales), les sièges et les prie-Dieu réservés sans doute aux souverains. Mais encore les nombreuses banquettes recouvertes de velours pourpre destinées aux invités et aux membres de la suite des souverains.

Tout cela infiniment émouvant, tout cela demeurant en place, tout cela étonnamment conservé à l’exception de pièces ruinées éparpillées ici et là, tout cela parfois réduit à un état de délabrement fatal quand s’accumulent les siècles.

Honneur de la ville de Biarritz oblige : il a enfin été décidé d’entreprendre la restauration de tout ce qui l’exigeait. Ébéniste et tapissière de haut vol ont déjà été requis sous l’égide des Monuments historiques et de la municipalité, et grâce à des dons privés, à des mécènes, voilà que le mobilier est restitué et que tout ce qui requiert encore restauration a été répertorié en attendant d’être rénové.

152 ans après la mort de Napoléon III, cette chapelle impériale où les souverains avaient suivi leur dernière messe au Pays basque en 1869, cette chapelle recouvre son éclat.  Alors que les historiens, enfin délivrés de cette haine imbécile dont la République française a accablé le dernier des Napoléonides régnant, rendent désormais justice à celui qui a définitivement mené la France vers la modernité et qui a fait de Paris l’une des plus belles capitales au monde.


Chapelle impériale, rue des Cent Gardes, Biarritz.
Visites en français, espagnol, allemand, anglais. 05 59 22 37 10.
Messe à la mémoire de Napoléon III le 9 janvier à 18 heures.

Au bal des vaincus

Les rassemblements festifs Place de la République à Paris au soir de la mort de Jean-Marie Le Pen scandalisent, mais auraient peut-être amusé l’ancien leader de la droite nationale. Paris Match publie une photo de Marine Le Pen en pleurs, puis se ravise.


Au cœur de l’hiver 1793, vos semblables avaient dansé eux aussi. C’était dans les heures qui suivirent la mort du roi. Dansé, braillé et bu tout près de là où vous vous étiez agglutinés hier à la nuit tombée. Devant ce spectacle, je ne pouvais m’empêcher de penser que c’est toujours sur le cadavre d’un être qui les dépasse de beaucoup, que ce ne peut être qu’au soir de la mort d’un grand qu’un vil peuple se met en transes.

D’une certaine manière, sans doute est-ce ainsi que, sans le savoir, vous autres rendez hommage aux disparus d’importance. Bien sûr, on chercherait là en vain une quelconque marque de bon goût. En revanche, l’ardeur est bien là, débordante, échevelée, obscène pour tout dire. 

Votre bal improvisé place de la République et autres lieux à travers le pays n’était en vérité que le bal des vaincus.

Vous avez tenu durant quelques heures le caniveau, il est vrai, lieu qui vous sied à merveille, mais c’est désormais la vision lucide, désenchantée et vraie, ce sont les alertes et les idées de Jean-Marie Le Pen qui tiennent partout en France, ne vous en déplaise, le haut du pavé. En fait, évidence que vous seriez bien incapables de reconnaître, c’est bien sur cette victoire-là, inattendue mais à présent probablement décisive, que vous gigotiez, brailliez, vomissiez votre haine. La haine tonitruante des faibles, des impuissants, des défaits, des révolutionnaires de beuveries et de carnaval.

A lire aussi: Causeur #130: Dix ans après, qui est encore Charlie? N’ayons plus peur!

Ce bal des vaincus aura été, que vous en ayez conscience ou non, le plus trépidant, le plus hystérique, le plus braillard, et donc d’un certain point de vue le plus formidable hommage qui pouvait être rendu au Croisé Le Pen au soir de sa mort. Soyez-en remerciés. Mais si, mais si…

Enfin, danser un soir de deuil n’est pas dans mes mœurs, certes, mais me piquant d’être un défenseur farouche et résolu de la liberté de penser je ne peux me dispenser de l’être aussi de la liberté de danser. Dansez donc jeunes gens. Encore et encore… Là-haut, il me semble qu’il s’en trouve un pour ricaner de plaisir.

Et puis, dans le registre du goût douteux, peut-être faut-il aussi ranger cette photo publiée par Paris Match où l’on voit, dans l’avion qui la ramène de Mayotte, Marine Le Pen en larmes, effondrée. Elle vient d’apprendre le décès de son père. Était-il si opportun, si indispensable de dérober ce moment d’intime détresse ? Est-ce que le plus élémentaire respect qu’on doit à la mort, à ceux qu’elle touche, bouleverse, blesse, n’aurait pas dû tempérer quelque peu la précipitation mise à coucher sur papier glacé cet accès de chagrin[1] ? Le respect, oui. Mais parfois on en arriverait à douter qu’on puisse encore respecter quelque chose en France aujourd’hui. Cela dit, à terme, cet instant d’humanité restera. Cet instant volé qui ne peut que rendre la cheffe politique plus proche de nous, du commun des mortels, qui finalement la créditera de cette proximité qui nous semble si souvent faire défaut à nos élites dirigeantes. Il n’y avait pas urgence, certes. Mais ainsi le veut, dans notre monde d’aujourd’hui, la dictature de l’immédiateté.

LES TÊTES MOLLES - HONTE ET RUINE DE LA FRANCE

Price: 14,77 €

5 used & new available from 10,78 €


[1] Publiée sur les réseaux sociaux, la photo a depuis été retirée

Peggy Sastre: « Nous avons échangé l’émancipation contre la susceptibilité »

Peggy Sastre fait partie de ces enfants des Lumières qui ont perdu de leur naïveté depuis les massacres de Charlie. Dans Ce que je veux sauver, elle défend un idéal de liberté alliant ouverture et fermeté. Et elle désigne ses ennemis : l’individualisme capricieux, l’identitarisme morbide, l’universalisme dévoyé.


Causeur. Après Charlie Hebdo, vous avez mis un mois à pouvoir sortir de chez vous. Après le 7-Octobre, seulement quatre jours. On s’habitue ?

Peggy Sastre. Je ne dirais pas qu’on s’habitue, mais on développe des mécanismes de survie et c’est bien normal. Ou alors on s’érode, comme une falaise face aux marées ? Après, il y a évidemment la logistique, on finit par sortir parce que le monde ne s’arrête pas, et que la petite famille réclame à manger. Mais chaque retour à la « normale » semble davantage appartenir à une autre époque. La sidération se mue en lucidité et on apprend à vivre dans un monde où la barbarie n’est plus une anomalie.

Vous explorez ce qui s’efface sous nos yeux et qui était l’ADN des sociétés libérales. Qu’est-ce qui distingue l’individu autonome des Lumières et l’individu tyrannique d’aujourd’hui ? Comment l’un a-t-il accouché de l’autre ? Y a-t-il eu un libéralisme heureux ?

Les Lumières voulaient limiter les conflits en donnant à chacun la liberté d’être et de penser différemment, dans le cadre de la raison et de la responsabilité. Cet individu autonome devait coexister sans asservir ni être asservi. Mais aujourd’hui, nous avons glissé vers un individualisme capricieux où la moindre contrariété devient une atteinte insupportable. Un peu comme un préado mal élevé (ou mal appris, comme dirait ma mère) qui exige tout, tout de suite, sans vouloir les responsabilités qui vont avec. Cette dérive vient d’un malentendu fondamental : croire que la liberté est illimitée. Le libéralisme originel savait poser des bornes : ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre. Aujourd’hui, l’absence de limites engendre un chaos émotionnel. Il n’y a sans doute pas eu de « libéralisme heureux », mais il y a eu des périodes où l’équilibre semblait possible.

Le libéralisme originel défend l’individu contre la tyrannie du groupe. Pendant longtemps, les nouveaux arrivants en France ont échappé à leur groupe (par exemple les enfants des juifs du shtetl). Mais aujourd’hui, dans les sociétés musulmanes européennes et française, le groupe a repris son ascendant sur l’individu. Et on arrive à ce paradoxe d’un individu capricieux et susceptible, qui exige d’abord qu’on respecte son groupe et ses petites lubies…

Oui, c’est le paradoxe de l’universalisme mal compris. L’idéal libéral proposait de protéger les individus des contraintes de leur groupe. Mais aujourd’hui, l’universalisme se retourne contre lui-même : on utilise la protection des groupes comme justification pour brider les libertés individuelles. Ce phénomène est amplifié par les discours identitaires, où les sensibilités des uns deviennent le prétexte pour censurer les autres. Nous avons échangé l’émancipation contre la susceptibilité. Et il est effectivement là, le mot-clef. Nous sommes passés de la quête d’émancipation à une fixation obsessionnelle sur le respect de l’identité, au point de détester quiconque ne partage pas notre vision. Résultat : l’individu hypersensible exige que son groupe soit sacré et que ses caprices deviennent des dogmes. L’ancien libéralisme aura enfanté d’un tyran miniature à force de mal comprendre ce qu’il voulait dire par « liberté ».

L’idéal de la liberté, c’était de pouvoir faire ce qu’on voulait (de sa vie, de son cerveau, etc.). Aujourd’hui, on prétend être ce qu’on veut (homme, femme, caillou, poisson). Au nom de quoi déciderions-nous que cette liberté-là n’est pas désirable ?

La question n’est pas de savoir si elle est désirable, mais si elle est viable. On ne peut pas ignorer les réalités biologiques, sociales et anthropologiques. Se prétendre homme ou femme au gré de ses envies sans reconnaître les structures objectives qui sous-tendent ces catégories, c’est basculer dans une fiction collective. Cette liberté-là n’est pas une avancée, mais une fuite vers l’irréel. Aussi, je crois que cela relève de la confusion entre le vouloir être et le pouvoir être. Vouloir devenir poisson, c’est poétique. L’exiger, c’est absurde. À force de tout sacraliser, y compris nos fantasmes, on finit par perdre le sens des limites. Et sans limites, il n’y a plus de liberté, juste un chaos identitaire où tout se vaut.

« Ce sont des gens qui ont été assassinés, pas la liberté d’expression », disait Luz. Pardon pour votre estomac saturé de symboles, mais n’est-ce pas un peu aussi la liberté d’expression ? Depuis Charlie, tout le monde a peur de parler de l’islam. Qui publierait une caricature aujourd’hui ?

La liberté d’expression n’est pas morte, mais elle est effectivement gravement malade. Le mouvement avait été initié avant janvier 2015, mais le fait est qu’après Charlie, on a vu multiplier les lois et les censures qui brident précisément ce que Charlie défendait. Oui, qui oserait publier une caricature aujourd’hui ? La peur de parler de l’islam est réelle, et elle sape la possibilité même du débat public. Mais il y a aussi tout un appareil législatif qui permet de contraindre les discours, la création intellectuelle, et nourrit l’autocensure.

Dieudonné se rend au ministère de l’Intérieur pour soumettre sa liste « antisioniste » pour les élections européennes, Paris, 13 mai 2009. Les restrictions à la liberté d’expression, loin d’éradiquer les discours qu’elles visent, les rendent souvent plus virulents en les reléguant dans l’ombre.

Vous affirmez, études à l’appui, que les lois de censure (des discours de haine) type loi Gayssot, etc., ne font nullement diminuer la haine. Et même qu’elles la renforcent par un « effet de convergence morale ». (J’apprends dans votre livre qu’il y en avait dans l’Allemagne préhitlérienne). Pourquoi persévère-t-on dans l’erreur en ce cas ? Ces lois sont-elles le moyen d’acheter une bonne conscience collective ? Ne sont-elles pas indispensables quand la civilité naturelle disparaît ?

Parce qu’elles donnent l’illusion d’agir. Ces lois permettent de montrer qu’on est du « bon côté », mais elles n’éradiquent pas les idées qu’elles visent. Au contraire, elles les envoient sous le radar, où elles se radicalisent. Ces lois donnent une illusion de contrôle, mais elles amplifient souvent la haine en la rendant clandestine et plus virulente. Regardez Dieudonné et Soral : leurs idées ont prospéré dans un climat où la discussion libre était bridée. On persévère parce qu’on préfère une bonne conscience collective à une réelle efficacité. C’est de la cosmétique législative.

De fait, après la loi Gayssot, on a eu Dieudonné et Soral qui, bien avant le 7-Octobre, avaient rendu l’antisémitisme tendance. Si les lois sont à l’évidence inefficaces (mais très efficaces pour plomber le débat public et interdire la pensée libre), que faire pour lutter contre les affects déplorables qui envahissent la vie sociale (via les réseaux du même nom) ? Êtes-vous pour le laisser-faire intégral, ce qui signifie qu’on pourrait déclarer publiquement qu’il faut tuer tous les coiffeurs ?

Non, je ne suis pas pour le laisser-faire total, car être maximaliste sur la liberté d’expression, comme je le suis, ne signifie pas que la liberté d’expression n’a aucune limite. Même selon le Premier amendement de la Constitution américaine, tel qu’interprété depuis le milieu du xxe siècle par des juges de la Cour suprême comme Oliver Wendell Holmes et Louis Brandeis, et qui constitue aujourd’hui le cadre législatif le plus permissif qui soit dans le monde sur ce plan, il n’y a qu’un type de discours qui mérite la censure : ceux qui en appellent à des dommages réels et directs envers des personnes, et qui le font de manière immédiate. Ni plus ni moins. Aussi, le problème avec les « discours de haine » contrevient à un autre principe constitutionnel majeur : la neutralité du point de vue, qui interdit au gouvernement de réglementer des propos uniquement parce qu’ils ne sont pas appréciés ou qu’ils sont considérés comme dangereux par les représentants du gouvernement. Et le tout se redouble d’une question pragmatique, d’efficacité : interdire les discours haineux ne fait que les rendre plus séduisants. Qu’on mise plutôt sur la contradiction, l’exposition et l’humour pour dégonfler les passions. Un monde où tout peut être dit est un monde où tout peut être contesté. C’est cela qui fait avancer la société. Laisser parler les imbéciles, c’est leur retirer le charme du tabou. Protéger au maximum la liberté d’expression, c’est aussi permettre aux idées de s’affronter en plein jour, pas de les reléguer dans des champignonnières où elles vont dangereusement fermenter.

Aujourd’hui, c’est à gauche (et dans toutes les niches progressistes) que sévit la pulsion de censure, ce qui nous conduit à nous demander comment les héritiers des Lumières sont devenus le camp de l’obscurantisme. C’est peut-être que la gauche n’est pas héritière des Lumières, mais de la pensée magique de l’Idéologie du progrès (je pense à l’occulto-socialisme de Muray) ?

Je pense que la pulsion de censure sévit partout, mais qu’elle est simplement plus ou moins active selon l’ampleur de votre pouvoir. La gauche a effectivement troqué la raison contre des émotions survoltées, du fait justement des succès des causes progressistes, et elle en est ainsi venue à vouloir toujours plus et à confondre amélioration et perfection. Sauf que vouloir imposer une perfection, c’est le terreau de l’obscurantisme. L’héritage des Lumières repose sur le doute et la critique. Pour avoir toujours raison, il faut être disposé à toujours changer d’avis. Dès que l’on sacralise une idéologie, on glisse vers le dogmatisme, et on arme des inquisiteurs et leurs excommunications.

Les véritables sociétés libérales, si on vous suit, ne proposent aucun contenu sur ce qu’est la vie bonne, mais des procédures pour coexister sans s’étriper. Mais n’a-t-on pas besoin d’autre chose pour vivre ensemble ? Vous moquez justement les « valeurs de la République », mais la tentative de créer un sacré laïque était-elle si stupide ?

Peut-être pas stupide, mais en tout cas mal ficelée. Le sacré laïque est une coquille vide qu’on agite à chaque crise, sans en comprendre le sens. Les « valeurs de la République » sont répétées comme un mantra, mais elles ne reposent plus sur rien de solide, et le danger, c’est qu’elles constituent une religion d’État. Les sociétés libérales ne définissent pas la « vie bonne » : elles instaurent des règles pour coexister sans violence. Avec les « valeurs de la République », on en vient à justifier des normes autoritaires, à chercher une moralisation collective sous couvert de neutralité.

Pour vous la France est l’héritière du wokisme à cause de la centralité d’un État qui dit aux gens ce qu’il faut penser (en réalité ce qu’il ne faut pas penser). N’est-ce pas plutôt à cause d’une sorte de robespierrisme d’atmosphère ? Quand on détient le Bien, on veut l’offrir aux autres, par la force s’il le faut.

Oui, les deux sont liés. La centralisation et le robespierrisme partagent une croyance dans l’imposition du « Bien », avec un grand B et au singulier. Mais dès qu’un État prétend détenir le monopole du bien commun, il ouvre la porte à toutes les formes de coercition morale et ensuite de tyrannie.

« Aucune civilisation n’a résisté sans une certaine fermeté sur ses normes fondatrices », écrivez-vous. Le problème, c’est non seulement la lâcheté, mais aussi le fait que par nature les démocraties ne sont pas fermes puisque la tolérance et l’altérité font partie de leurs normes fondatrices. Comment sortir de là ?

C’est un dilemme. Les démocraties valorisent la tolérance et l’altérité, mais elles doivent se défendre sans renier leurs principes. Cela demande du courage, de la clarté et une capacité à dire : « Jusqu’ici, pas au-delà. » Une démocratie peut être tolérante sans être naïve, et ouverte sans être suicidaire. C’est une gymnastique périlleuse, mais indispensable.

De l’antisémitisme déchaîné au féminisme déréglé, tout indique que nous sommes entrés dans une nuit de la raison. Or, comme vous le démontrez brillamment, c’est la clef de toute vie civilisée. Tout cela – la liberté, la dispute, la possibilité de la dissidence – n’est-il pas déjà détruit par l’affaissement du niveau intellectuel général, encore attesté récemment par une étude OCDE ? Si la clef de l’émancipation, c’est la connaissance et la réflexion, on ne va pas se mentir, comme vous dites : c’est foutu, non ?

Je crois que s’il y avait quelque chose qui pouvait définir le monde libéral, c’est le sentiment que tout est foutu, que l’apocalypse est pour demain. Peut-être parce que le désastre est notre meilleur stimulant ? En tant que traductrice de Peter Turchin, je pourrais aussi vous dire que l’histoire a cette étrange habitude de flirter avec l’abîme avant de rebondir. Alors, foutu ? Peut-être que ce pourrait être un bon prétexte pour arrêter de rêver d’utopies et commencer à faire avec ce qu’on a, en espérant que l’humour et la lucidité survivent au passage.

Ce que je veux sauver

Price: 18,00 €

15 used & new available from 6,89 €

Contre le capitalisme de connivence

Dans une économie capitaliste trop encadrée par l’État, comme la nôtre, de vos relations étroites avec les représentants des gouvernements dépendra le succès de vos affaires, déplore notre chroniqueuse.


Le fait que l’État français soit omniprésent induit une forme d’économie administrée, qui, outre son coût élevé pour les citoyens et les entreprises, engendre des effets pervers. Il est indéniable, par exemple, que le succès de certaines entreprises repose, entre autres, sur leurs relations étroites avec le gouvernement, les décideurs politiques et d’autres élites du système, ce qui fausse leur performance et leur compétitivité sur le marché.

On accuse ces entreprises de bénéficier d’aides, de subventions ou d’exonérations, mais c’est aussi ainsi que l’État consolide son pouvoir et maîtrise, croit-il, l’économie du pays ! De leur côté, les entreprises tentent de compenser les pressions fiscales et sociales qu’elles subissent en obtenant des subventions, des contrats publics avantageux ou des régulations sur mesure. Les lobbyistes jouent ici un rôle clé, souvent comme les seuls défenseurs efficaces des entreprises, particulièrement des grandes, car les PME, elles, n’ont pas les moyens d’exercer une telle influence.

Non au capitalisme du copinage

On aboutit alors à une forme de capitalisme de connivence, régulièrement dénoncée, mais dont la responsabilité est complexe à attribuer. Cela peut évidemment dériver vers des pratiques de corruption et de trafic d’influence. Un lobbying quasi officiel, souvent exercé par de hauts fonctionnaires ou d’anciens élus, tente ainsi de manipuler les décisions publiques. Ces interventions, monnayées ou non, sont parfois perçues comme légitimes par leurs auteurs.

A lire aussi, Charles Gave: L’Argentine à la tronçonneuse

Au fil des années, la proximité entre les dirigeants économiques et les politiques s’est accentuée, donnant aux citoyens le sentiment d’être laissés de côté au profit d’élites souvent accusées d’être « toutes pourries ». Le président Emmanuel Macron, par exemple, est régulièrement qualifié de « président des riches ». Bien que cette accusation soit plutôt infondée, elle illustre le problème français : une méfiance envers les riches et la réussite financière, perçue comme injustifiée, imméritée ou malhonnête. Ce jugement est directement lié à cette connivence. Ce phénomène n’est pas propre à la France : l’indice du capitalisme de connivence publié par The Economist évalue la part de la richesse des milliardaires provenant de secteurs favorables à ce type de proximité, comme la défense, les infrastructures ou l’immobilier.

En France, les syndicats, qui ne représentent que seulement 10 % des salariés, possèdent néanmoins un grand pouvoir grâce à leur capacité de nuisance, notamment par la grève, cette menace suprême qui paralyse les réformes nécessaires.

Morale et business

Un exemple concret illustre selon moi cette influence excessive : celui d’un entrepreneur ayant créé un service de VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur) dans le Vaucluse[1]. Ce service, couronné de succès au départ, proposait des prix compétitifs grâce à la rentabilité obtenue via des espaces publicitaires sur les voitures et dans les véhicules. Cependant, face à la panique des taxis, désireux de faire couler ce concurrent, le ministère de l’Intérieur intervient. Résultat : la loi est modifiée à deux reprises.

D’abord, une longueur minimale de 4,50 mètres est imposée aux véhicules, supérieure aux 4,40 mètres initialement choisis par l’entreprise, qui se voit contrainte de renouveler sa flotte. Ensuite, le lobbying des taxis obtient qu’une puissance moteur minimale soit exigée, sans justification claire. Ces interventions mènent finalement à la faillite de l’entreprise : investisseurs ruinés, vingt chauffeurs au chômage. Merci l’État. Ce manque d’éthique et cet interventionnisme de connivence créent des inégalités économiques et sociales flagrantes.

N’est-ce pas là une négation totale du libéralisme ? Ces pratiques courantes et immorales doivent cesser.

La France sens dessus dessous !: Les caprices de Marianne

Price: 17,00 €

17 used & new available from 1,99 €


[1] Easy Take était une société de taxis fondée en 2009 dans le Vaucluse. Son modèle économique se distinguait par des tarifs forfaitaires attractifs, établis en fonction de la distance parcourue. Ces prix s’appliquaient quel que soit le nombre de passagers (véhicules de 4 passagers maximum), avec ou sans bagages. En parallèle de son activité de transport, Easy Take offrait des solutions publicitaires innovantes en utilisant sa flotte de véhicules comme supports de communication. Cela incluait le « covering » (habillage total ou partiel des véhicules) et la diffusion de clips publicitaires sur des écrans embarqués.

Jean-Marie Le Pen a gagné sa bataille culturelle

0

Disparu hier, Jean-Marie Le Pen apparait pour une majorité de citoyens français comme un prophète caricaturé – ou caricatural – sur la question de l’immigration.


Jean-Marie Le Pen, décédé mardi dans sa 97e année, a gagné sa bataille culturelle. L’histoire retiendra l’impétueux lanceur d’alertes, davantage que l’homme politique infréquentable. En effet, ses outrances à caractères antisémites font aujourd’hui pâles figures face aux débordements de haines anti-juives qui s’observent dans une partie de la communauté musulmane immigrée et dans l’extrême gauche antisioniste et anticapitaliste. Hier soir, à Paris et ailleurs, des militants « humanistes » se sont rassemblés pour cracher sur le mort en buvant bières et champagnes tièdes. Loin de clore une époque, la disparition du fondateur du Front national s’accompagne, partout dans le monde, du réveil annoncé des peuples et des nations. L’élection de Donald Trump témoigne de cette révolution conservatrice aboutie. L’annonce de la démission du Premier ministre canadien Justin Trudeau, lundi, vient confirmer l’échec des idéologues du mondialisme et du multiculturalisme : des utopies dénoncées par Le Pen.

Le goût de déplaire

Reste que son goût de déplaire aux élites parisiennes et à leurs médias, et sa coquetterie à assumer une posture d’ex-para devenu paria-punk, l’ont poussé à des fautes et à des condamnations infamantes. Cet attrait jubilatoire pour la provocation a eu pour conséquence de créer un effet repoussoir chez ceux (je fus de ceux-là) qui pouvaient comprendre ses assauts contre le politiquement correct mais qui ne pouvaient cautionner son « point de détail de l’histoire » sur les chambres à gaz, son « Durafour crématoire » et autres finesses de fin de banquet. De ce point de vue, Le Pen a contribué à compliquer et donc ralentir la tâche de ceux qui voyaient les mêmes choses mais ne voulaient pas être mêlés à son univers mental.

A lire aussi: La rentrée du numéro 10

Ironie de l’histoire

La concomitance entre sa mort, annoncée hier à midi, et la commémoration des attentats islamistes contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, rappelle l’aveuglement de tous ceux qui, à commencer par la rédaction du journal satirique, n’auront jamais voulu entendre ses mises en garde contre l’immigration de peuplement et la subversion de l’islam conquérant. Ironie de l’histoire : c’est l’ex-gauchiste Daniel Cohn-Bendit qui, dimanche sur LCI parlant de Mayotte submergée par les clandestins, a appelé à « freiner et rendre impossible cette immigration qui est un grand bouleversement, un grand remplacement de la population ». Cette adhésion soudaine du vieux soixante-huitard au vocabulaire de Renaud Camus n’est en tout cas pas partagée par Emmanuel Macron, corseté dans sa dialectique sommaire opposant gentils et  méchants. Non content d’avoir visé l’autre jour Elon Musk en l’accusant de soutenir « une nouvelle Internationale réactionnaire », le chef de l’Etat a désigné Le Pen, dans une nécrologie avare de mots, comme la « figure historique de l’extrême droite ».

Or ce procès récurrent en extrémisme est l’autre moyen, avec la censure, de délégitimer des opinions non conformes. Derrière « l’extrême droite » ou le « fascisme », déjà brandis jadis contre les dénonciateurs du goulag et des crimes communistes, apparait un nouveau cycle politique aspirant au contraire à plus de démocratie.

En l’occurrence, c’est le monde déraciné, indifférencié et remplaçable, rêvé par Soros et appliqué par Macron, qui s’achève pour laisser place à une souveraineté plus directement liée à la volonté des peuples ordinaires. Les yeux de Jean-Marie Le Pen se sont fermés tandis que s’ouvrent les yeux des Français.

Journal d'un paria: Bloc-notes 2020-21

Price: 20,00 €

36 used & new available from 2,79 €

Épopée révolutionnaire

Ariane Mnouchkine et la troupe du Théâtre du Soleil ressuscitent la révolution bolchévique de 1917. Animée par un souffle puissant, l’épopée portée sur scène fustige cent ans de totalitarisme en Russie.


Avec Ici sont les dragons.1917 : la victoire était entre nos mains,le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine renoue avec les grandes fresques héroïques que furent 1789 ou les drames de Shakespeare.  Entre la Révolution de février 1917 qui aurait pu conduire la Russie et les autres nations de l’empire des Romanov sur le chemin de la démocratie, et la révolution d’Octobre fomentée par des bolcheviques fanatiques, avides d’imposer la soi-disant dictature du prolétariat, ce premier volet d’un ambitieux dessein théâtral dévoile avec éloquence combien la force, en Russie, prime sur le droit, et combien l’autocrate Poutine est l’avatar peu glorieux des tyrans de jadis.

Une époustouflante maestria

Des tableaux étonnants, comme l’apparition de Nicolas II émergeant à cheval de l’obscurité, le temps d’une phrase signifiant son fatal aveuglement devant ce qui se trame dans son empire ; ou comme l’arrivée de Lénine en gare de Finlande dans les volutes de vapeur d’une locomotive en fureur ; des scènes de révolution, de batailles, de guerre civile ; les renaissances stupéfiantes des plus noires figures de ce temps, évoquées aussi bien par des masques à leur image que par des textes jadis écrits ou proférés par ces manipulateurs sanglants : de ce chaos d’idéologies, de luttes intestines, de conspirations, de traîtrises, de guerres fratricides, d’événements contradictoires, de ce bouleversement copernicien soulevant le plus vaste pays du monde, Ariane Mnouchkine et ses collaborateurs ont brossé un récit épique qu’ils présentent avec une époustouflante maestria.

Et ces tableaux innombrables qui défilent à un rythme infernal, ces éléments de décor qui apparaissent et disparaissent comme des fulgurances dans un permanent souci d’esthétique, forcent l’admiration. Il y a quelque chose de suffoquant dans cette splendide mécanique qui tourne à plein régime durant près de trois heures sans l’ombre d’une maladresse, et où trois femmes, trois Parques du malheur, sillonnent le théâtre pour toujours annoncer le pire.

© Lucile Cocito

Une lecture fantastique

Textes, mise en scène, direction d’acteurs, décors, lumières, projections, costumes, musiques, fonds sonores, ont été pensés et repensés, polis et repolis, retranchés, réécrits, restructurés au fil d’innombrables répétitions, jusqu’à ne conserver que l’essentiel des événements prodigieux ou misérables qui composent cette épopée ambitionnant avec panache à être une lecture implacable de l’Histoire.  

Ariane Mnouchkine et les siens (plus de soixante-dix personnes, dont trente comédiens sur le plateau) n’hésitent pas à dénoncer l’architecture de ce système totalitaire qui fait du tyran russe d’aujourd’hui le descendant direct des tyrans soviétiques de jadis.   Rien ici ne permet de faire croire que la révolution de Lénine et de Trotski aurait été trahie par Staline, comme tant d’idéologues ont voulu le faire croire. Déjà, elle n’était rien d’autre que l’œuf monstrueux d’où allaient sortir l’hydre stalinienne et la violence actuelle.

Cette course à l’abîme ne permet évidemment pas les nuances. Qu’importe ! L’essentiel est dit. Plus d’un siècle de crimes effroyables, de génocides, de mensonges se profile dans le premier volet de cette effroyable épopée courant de 1916 à 1918, où les crimes de 1917, mais aussi ceux de 1905 commis par le régime impérial, annoncent les crimes qui aujourd’hui ravagent l’Ukraine et pèsent sur la Russie.

Dans cette époustouflante mise en scène qui file comme le vent, sans temps mort, sans anecdotes inutiles, la tempête de l’Histoire est transportée par le génie du théâtre.


Ici sont les dragons
Théâtre du Soleil. Cartoucherie de Vincennes. Jusqu’au 27 avril 2025. https://www.theatre-du-soleil.fr/fr/notre-theatre/les-spectacles/ici-sont-les-dragons-2024-2470 / 01 43 74 24 08

Israël et le casse-tête houthi

0
Sanaa, Yémen, 24 décembre 2024 © IMAGO/Hamza Ali/SIPA

Choix stratégique crucial : faut-il continuer de frapper les Houthis, proxies de l’Iran, ou viser directement Téhéran qui est en pleine course à l’arme nucléaire ? Les Houthis s’imposent depuis des années comme des acteurs redoutables dans une région marquée par l’histoire mouvementée du Yémen et des tensions géopolitiques explosives, sur lesquelles revient notre chroniqueur.


Houthis et Iran, Yemen, Israël et les Juifs. Un essai de synthèse

La question que chacun se pose, qu’il soit un responsable, un expert ou un stratège en chambre est de savoir si Israël doit frapper les Houthis ou s’il doit directement attaquer le commanditaire, c’est-à-dire l’Iran. Ce commanditaire est vraiment très près, suivant tous les experts, de disposer d’une quantité d’uranium enrichi suffisante pour fabriquer deux ou trois bombes nucléaires. Les mollahs iraniens considèrent que cette bombe est leur gage de survie, leur fébrilité est d’autant plus grande que les installations de défense ont été durement détériorées, qu’une nouvelle administration américaine a priori plus dure va prendre place et que leur proxy principal, le Hezbollah, est très malade. Or, s’il est pour Israël bien difficile de bombarder, sans les bombes spéciales et leurs avions porteurs spécifiques américains, des installations d’enrichissement nucléaire aussi profondément enterrées que celle de Fordow; à 90 m sous une montagne, la situation sera encore plus difficile quand les Iraniens auront obtenu une quantité d’uranium enrichi suffisante, qu’il sera bien plus facile de cacher qu’une usine, en attendant de «weaponiser» cette dose dans un système de déclenchement adapté. 

Vers 2011, Netanyahu et son ministre de la Défense, qui s’appelait Ehud Barak, étaient prêts, dit-on, à bombarder les installations nucléaires iraniennes. Ils ne l’ont pas fait à cause de l’opposition du chef d’Etat-major, Gaby Ashkenazy, du chef du Mossad, Meir Dagan, et du chef du Shin Bet, Yuval Diskin, qui considéraient que Tsahal n’était pas prête à une telle opération et que les Iraniens n’étaient pas encore sur le point de disposer d’une bombe nucléaire. Ce qui rétrospectivement était vrai. Or tout récemment, David Barnea, chef du Mossad, aurait déclaré qu’il ne suffit pas de frapper les Houthis mais qu’il faut viser les installations iraniennes. Douze ans plus tard, la situation a évidemment changé. Je m’abstiendrai du ridicule de donner mon avis, mais il est inutile d’insister sur le fait que la décision ou la non-décision seront lourdes de conséquences.

L’Iran fournissait aux Houthis pendant la guerre contre l’Arabie Saoudite des missiles à courte portée, qu’il sait produire à bas prix. Les Houthis les envoyaient sur les Saoudiens et aujourd’hui sur les bateaux transitant par le détroit de Bab el Mandeb vers le canal de Suez. Près de la moitié des 9 millions quotidiens de barils de pétrole et de gaz et des conteneurs maritimes de tous types de cargaison doivent ainsi par prudence contourner aujourd’hui l’Afrique. Le trafic du port de Eilat aurait chuté de 80%. Les manques à gagner pour l’économie égyptienne et même israélienne sont considérables. Faut-il rappeler que le blocage du détroit de Tiran par Nasser en 1967 a été considéré comme un acte de guerre? La doctrine Carter de protection du Golfe persique ne s’applique pas nominalement à la Mer Rouge mais les Américains y maintiennent une présence navale importante pour sécuriser les accès. Or beaucoup d’experts pensent qu’un jour ou l’autre, un de ces navires militaires américains risque d’être coulé car les délais de réaction devant des missiles hypersoniques envoyés de si près sont très courts.

Mais Tel Aviv est à 2000 km du Yémen et les missiles balistiques lancés par les Houthis à cette distance sont de technologie complexe. Contrairement à ce que certains pensent, il s’agit d’un matériel qui n’est ni rudimentaire, ni bon marché, même si les prix n’ont évidemment rien à voir avec les gigantesques coûts des machines de guerre américaines (13 milliards de dollars pour un porte-avions, 150 millions de dollars pour un F35 de nouvelle génération). En fait les missiles, que les Houthis prétendent aujourd’hui savoir fabriquer eux-mêmes, peuvent être transportés en pièces détachées, par les déserts de Oman ou dans des cales de bateaux de pêche. Ces facilités technologiques donnent à la guerre asymétrique, celle du faible vers le fort, de nouvelles et très inquiétantes perspectives.

De plus, les Houthis sont des durs à cuire. La guerre menée contre eux entre 2015 et 2022 par une coalition dirigée par l’Arabie Saoudite, qui luttait contre les avancées iraniennes et théoriquement en faveur d’un gouvernement yéménite légitime qui ne contrôlait plus que Aden et le sud du pays, a entrainé près de 400 000 morts, dont une grande partie par famine et épidémies. Mais elle n’a pas fait plier les Houthis, dirigés par un chef charismatique, Abd el Malik, et les Saoudiens ont dû signer en octobre 2022 un cessez-le-feu. La crise humanitaire est majeure, l’aide internationale passe par le port de Hodeida sur la Mer Rouge, contrôlé par les Houthis et devant les appels des ONG et du secrétaire général de l’ONU, l’administration Biden leur a retiré la désignation d’organisation terroriste qui aurait entravé les secours. C’est donc à l’abri d’une certaine impunité juridique que les Houthis ont pu lancer leurs attaques.

Israël avait sur le Hezbollah une quantité d’informations considérable acquise lors de dizaines d’années de confrontations et de surveillance. Il n’avait évidemment pas sur les Houthis la même qualité de renseignements. Mais qui pouvait se douter que ce mouvement inconnu, isolé dans ses montagnes et sans aucun lien objectif avec le conflit israélo-palestinien ferait preuve d’une telle agressivité contre Israël et qu’il obéirait avec un tel enthousiasme aux demandes iraniennes malgré les risques de représailles? Car il ne faut pas tourner autour du pot : malgré leurs dénégations et leurs prétentions d’autonomie, les Houthis font ce que les Iraniens leur demandent de faire. Pourquoi?

Pour comprendre cela, il faut pénétrer plus profondément dans l’écheveau complexe mais instructif de l’histoire politique du Yémen et comprendre la place des Houthis dans cette histoire. 

Yémen du Sud et Yémen du Nord…

Le Yémen est un pays dont la superficie est équivalente à celle de la France avec une population de 30 millions d’habitants (elle a doublé en trente ans). Les citoyens yéménites sont probablement plus nombreux aujourd’hui que les citoyens saoudiens mais leur PIB par habitant n’a rien à voir: La production pétrolière du Yémen, pourtant source majeure de devises est misérable par rapport à celle de ses voisins.

On distingue un Yémen du Nord et un Yémen du Sud: mais la dénomination est trompeuse: le Yémen du Nord est un rectangle à l’ouest, dont le long côté longe la Mer Rouge, le Yémen du Sud est un quadrilatère qui donne sur l’Océan Indien.

Le Yémen du Sud, séparé de l’Arabie Saoudite par l’immense désert, peu franchissable, du Rub al-Khali, est marqué par la tutelle britannique qui a fait à partir de 1839 du petit port de Aden une étape essentielle sur la route des Indes et qui a négocié avec les cheikhs locaux un protectorat sur la région. La marche vers l’indépendance a pris assez logiquement un tour antiimpérialiste et le Yémen du Sud est devenu en 1970 un état marxiste-léniniste, le seul du monde arabe, base arrière des mouvements terroristes palestiniens, de l’Armée rouge japonaise et de la bande à Baader allemande. La dissolution de l’URSS et les difficultés économiques ont contraint en 1990 à l’unification avec le Yémen du Nord, beaucoup plus peuplé, sous la présidence de Ali Abdullah Saleh au pouvoir dans le nord depuis 1978.

La révolte houthie et la perte de la capitale Sanaa par le gouvernement légal ont entrainé son repli vers un Etat du Yémen du Sud qui représente le Yémen aux Nations Unies, sous la direction actuelle d’un Conseil de Direction présidentiel où les Saoudiens portent à bras le corps les loyalistes, partisans d’un Yémen unifié, alors que leurs alliés Emiratis soutiennent des sécessionnistes partisans d’un Sud Yémen séparé, qu’ils pensent mieux à même de lutter contre les Frères musulmans très actifs dans le Sud, alors que les Saoudiens plus tournés vers le Yémen du Nord ou un Yémen unifié, leur sont relativement indifférents.

Il faut ajouter l’AQPI, Al-Qaida dans la Péninsule islamique, dont les repères essentiels se trouvent en Hadramaout dans l’Est du Yémen du Sud. Ce fut la plus dangereuse des filiales de Al-Qaida, certains de ses dirigeants d’origine américaine ont créé Inspire, ce magazine en ligne impeccable qui expliquait en anglais comment créer des bombes dans la cuisine de ses parents. AQPI a été frappée par plusieurs attaques de drones américains et semble battre de l’aile même si elle continue de proférer ses menaces. Dix ans après l’attentat contre Charlie Hebdo, il ne faut pas oublier que Saïd Kouachi s’était formé au Yémen avec AQPI et que son frère et lui avaient déclaré leur allégeance à cette organisation. 

Plus peuplé, le Yémen du Nord, qui jouxte l’Arabie Saoudite, a été appelé Arabia felix, l’Arabie heureuse, dans l’antiquité. C’était un maillon essentiel dans le commerce de l’encens et des épices, mais aussi une région agricole prospère grâce à une pluviosité favorisée par sa barrière montagneuse. Le barrage de Marib, considéré comme une merveille technologique, permettait une large irrigation et sa rupture au Vie siècle hâta la fin d’une civilisation sudarabique pré-islamique glorieuse dont les royaumes de Saba et de Himyar furent les acteurs successifs et dont les magnifiques maisons de Sanaa, la capitale du Nord, sont des témoins.

Difficile à contrôler du fait de son relief, et bien que peuplé aussi par une forte minorité sunnite, le Yémen du Nord fut depuis le dixième siècle dirigé par des imams zaidites, un prédicateur de cette secte, descendant de Zayd, arrière-petit-fils de Ali, ayant été choisi pour arbitrer les rivalités tribales. Après la défaite turque de 1918, le Yémen du Nord devint une théocratie zaidite indépendante dirigée par des rois particulièrement rétrogrades.

Des Houthis brandissent leurs armes lors d’une manifestation anti-USA et anti-Israël à Sanaa, au Yémen, le 22 novembre 2024 © IMAGO/SIPA

En 1962 une révolution nationaliste fomentée par le régime nassérien prend le pouvoir. Après huit ans de guerre entre troupes gouvernementales soutenues par l’Egypte et royalistes soutenues par l’Arabie Saoudite, un compromis se fait sous forme d’une république où les tribus conservent un très fort pouvoir. En 1978, la présidence revient à Ali Abdullah Saleh qui devient en 1990 président d’un Yémen unifié. Il suscitera en raison d’un régime corrompu, clientéliste et inefficace des révoltes aussi bien au nord qu’au sud. Il doit céder le pouvoir à son vice-président en 2012 lors du printemps arabe, fait alliance avec les Houthis, ses ennemis de toujours et revient au pouvoir, ce qui déclenche la guerre avec l’Arabie Saoudite. Il cherche à négocier avec les Saoudiens et abandonne les Houthis qui finissent par l’assassiner en 2017. Il faut ajouter que Ali Abdullah Saleh, qui quémandait auprès des Américains de l’argent pour sa lutte contre Al Qaida a très probablement aidé 23 membres de cette organisation à s’évader de la prison centrale de Sanaa en 2006, pour les utiliser dans sa lutte d’alors contre les Houthis. A partir de ce groupe s’est créée l’ACPI. On comprend que l’histoire du Yémen contemporain est complexe et que la formule préférée de Ali Abdullah Saleh, «diriger le Yémen, c’était comme danser au-dessus d’un groupe de serpents» s’applique parfaitement.

Qui sont ces fameux Houthis ?

Alors, qui sont les Houthis, qui se font appeler «Ansar Allah», partisans de Dieu et qui sont des chiites zaidites comme la plupart des tribus de cette région? C’est le nom d’une petite tribu de l’extrême nord du Yémen du Nord. Le fondateur du mouvement, Hussein Badreddin al-Houthi, tirait son prestige de ses connaissances religieuses et de sa qualité de sayyid autrement dit de descendant du prophète. Il fonde son mouvement en protestation contre la dépendance du régime de Saleh par rapport à l’Occident et à l’Arabie Saoudite wahhabiste, c’est-à-dire particulièrement intolérante à tout ce qu’elle considère comme une hérésie et en particulier le chiisme. En 2004, Hussein Badreddin al-Houthi est tué par l’armée yéménite. Son frère Abd el Malik, de 20 ans son cadet, prend la direction du mouvement. Il en fait une véritable armée qui conquiert l’ensemble du Yémen du Nord, échoue au Sud devant Aden, résiste aux Saoudiens et à leurs alliés émiratis lourdement armés par l’Occident et défraie aujourd’hui la chronique pas ses tirs contre Israël et ses menaces sur la Mer Rouge.

Son identité zaydite, commune à la région dont il est issu, est capitale mais s’inscrit dans une solidarité chiite plus large. Son frère ainé et probablement lui ont vécu en Iran. Ils ont étudié à Qom, la ville sainte du chiisme iranien et ils auraient rencontré Khamenei et Nasrallah. La loyauté du clan houthi envers l’Iran des mollahs semble totale et s’enracine probablement dans ces liens personnels. Après tout, ils savent que grâce à Khomeini et ses disciples le chiisme, tenu pour une secte hérétique et passablement méprisable par beaucoup de sunnites, a acquis une visibilité et un prestige dont ils ne pouvaient rêver dans l’horizon confiné de leurs montagnes lointaines. Les divergences religieuses ne comptent pas beaucoup, d’autant plus que Khomeini, en édictant cette nouveauté théologique majeure qu’est la wilayat al-faqih, le gouvernement du juriste, se rapproche de la conception même du zaidisme qui est de donner le pouvoir politique suprême à un dignitaire religieux à condition qu’il soit personnellement qualifié, quelle que soit sa place dans la descendance du prophète. Cela permet de ne pas suspendre le pouvoir politique au retour de l’imam caché, le Mahdi, ce douzième imam auquel les chiites iraniens «duodécimain» croient et les zaidites non. Cette différence pèse peu devant la désignation d’ennemis communs et la lutte à mort contre eux. Khomeini et son successeur Khamenei, du fait même du caractère minoritaire du chiisme, ont toujours su faire alliance avec certains groupes sunnites (Hamas et autres frères musulmans) ou marginaux (alaouites).

Les obsessions sont parfaitement résumées dans la devise des Houthis, scandée au cours de toutes leurs réunions: « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction sur les Juifs, victoire à l’islam ». Ce slogan, qui provient de Hussein Badreddin al-Houthi lui-même, est manifestement d’influence iranienne. Il est clairement antisémite, il nomme sous deux vocables différents Israël et les Juifs, et confirme que la haine ne se limite pas à Israël.

Les Juifs et le Yémen

C’est l’occasion de parler des Juifs yéménites. On ne sait pas quand ils sont venus mais, non seulement ils étaient nombreux dans la péninsule arabique, comme en témoigne l’existence des trois tribus juives de Médine à l’époque de Mahomet, mais au Yémen a fleuri le seul royaume juif après la destruction du Temple de Jérusalem, avant celui des khazars, d’ailleurs moins documenté. Il s’agit du puissant royaume himyarite, dont le roi et l’élite dirigeante semblent s’être convertis au judaïsme vers le 4e siècle et qui domina la plus grande partie de toute la péninsule arabique jusqu’au milieu du VIe siècle, où il disparut sous les coups du royaume chrétien de Axoum en Ethiopie. 

Après l’arrivée de l’islam, les Juifs yéménites deviennent des dhimmis. Ils sont orfèvres, ferronniers, tisserands ou marchands et développent leurs propres traditions liturgiques. Ils sont en contact avec le judaïsme égyptien et babylonien. Leur situation varie selon le bon vouloir des souverains zaidites mais les périodes difficiles sont fréquentes. Maimonide leur écrit pour les renforcer dans leur foi malgré les persécutions. 

Dès les débuts du sionisme, un certain nombre de Juifs yéménites partent vers Jérusalem, parfois à pied. En décembre 1947, après le vote à l’ONU sur la création d’Israël, un pogrom survient à Aden et 80 Juifs sont assassinés pendant la présence anglaise. En 1949 commence l’opération «Tapis volant» qui amène 50 000 Juifs yéménites en Israël. On sait aujourd’hui qu’ils n’y furent pas toujours bien reçus par la société ashkénaze, mais le creuset israélien a fonctionné et leurs descendants sont aujourd’hui mêlés aux autres Israéliens, ayant perdu au passage les consonnes gutturales de leur hébreu, les plus proches certainement de l’hébreu biblique, mais qu’un Juif de l’Europe de l’Est avait du mal à prononcer.

D’autres partiront plus tard et les Houthis chasseront les derniers Juifs du pays. On dit qu’il ne reste plus qu’un seul Juif au Yémen, un homme qui a eu l’imprudence d’y revenir après être allé en Israël. Il est emprisonné par les Houthis sous le prétexte d’avoir aidé à faire sortir du Yémen un rouleau de Torah antique, ce qui, comble d’hypocrisie pour ce mouvement sectaire antisémite, serait un crime contre le patrimoine culturel national…

Il est, depuis près de 10 ans, un otage emprisonné dans des conditions vraisemblablement terribles. Il s’appelle Levi Salem Musa Marhabi.

« La Mongolie devient un nouveau partenaire de la France, mais des risques existent »

0
Claude Imauven, PDG de Orano (à droite) pour un entretien et la signature de contrats au palais de l'Élysée avec les Mongols, le 12 octobre 2023 © Stephane Lemouton-POOL/SIPA

Après l’annonce d’un accord le 27 décembre avec la Mongolie, nouveau partenaire d’Orano, dans le domaine de l’uranium, la France poursuit sa stratégie de diversification. Matthieu Anquez, expert en géopolitique et approvisionnements stratégiques, nous éclaire sur ces enjeux sensibles.


Causeur. Le groupe français Orano a annoncé avoir « perdu le contrôle d’une mine d’uranium » au Niger, sa dernière mine d’uranium dans le pays. Quelles en sont pour vous les raisons sous-jacentes ?

Matthieu Anquez. La principale est le repositionnement géopolitique et le sentiment antifrançais de la junte arrivée au pouvoir au Niger en juillet 2023, qui a d’ailleurs exigé le départ des troupes militaires françaises, chose achevée en décembre 2023. Orano (alors Cogema) était présent dans ce pays depuis la fin des années 1960 pour exploiter les mines d’uranium de la région d’Arlit, au Nord du pays. Le contexte politique et sécuritaire s’est fortement dégradé depuis la prise du pouvoir par la junte. Ainsi, Orano a annoncé le 31 octobre 2024 la suspension de la production de son dernier site minier. La junte a en effet pris le contrôle de la mine, alors que l’entreprise française détenait 63% des parts. Cette expropriation, illégale, est légitimée selon les autorités nigériennes par la nécessité d’affirmer leur souveraineté, suivant un discours « antinéocolonialiste » qui a pour objectif de souder la population derrière un adversaire commun, l’ancienne puissance coloniale.

Le Niger était-il un partenaire important de la France dans le domaine de l’approvisionnement en Uranium ?

Pour donner un ordre de grandeur, la France a besoin, pour faire fonctionner son parc de centrales nucléaires, de 8 000 à 9 000 tonnes d’uranium naturel par an (uranium naturel qu’il faut ensuite transformer chimiquement puis enrichir en isotopes fissiles pour aboutir à du combustible). Selon les chiffres disponibles, le Niger constituait 19% des approvisionnements en uranium naturel de la France entre 2005 et 2020, derrière le Kazakhstan (27%) et l’Australie (20%). Il s’agit donc d’un fournisseur non négligeable mais Orano a développé une stratégie de diversification de ses approvisionnements visant à réduire sa dépendance à l’égard d’un pays en particulier. Cette stratégie de bon sens pourrait minimiser l’impact de l’arrêt des importations d’uranium provenant du Niger, surtout que l’entreprise française poursuit cette politique de diversification en multipliant les partenariats comme, récemment, avec la Mongolie. Le pays devient un nouveau partenaire de la France même si des risques existent.

Cependant, cette stratégie de diversification engendre plusieurs difficultés. Tout d’abord, le positionnement géopolitique des nouveaux partenaires d’Orano. Ainsi, le Kazakhstan, de par son histoire et sa position géographique, est-il encore lié à la Russie, mais aussi à la Chine voisine, de plus en plus présente. Il en est de même avec la Mongolie, coincée entre les deux géants de l’Asie. En Afrique même, la Chine est depuis longtemps très impliquée, et le secteur minier de l’uranium ne fait pas exception. Pékin a ainsi investi 2 milliards $ en Namibie dans la mine d’uranium d’Husab, et les autorités chinoises ne peuvent que se réjouir du reflux français sur le continent africain pour prendre la place laissée vacante.

L’autre grande difficulté réside dans l’évacuation des ressources minières, le Kazakhstan étant un État semi enclavé (sa seule façade maritime étant sur la mer Caspienne, une mer fermée), la Mongolie étant, elle, complètement enclavée entre la Russie au Nord et la Chine au Sud. Les routes permettant l’évacuation des minerais sont donc tributaires du bon vouloir des pays de transit, ce qui est un problème lorsqu’on pense à la sécurité des approvisionnements. Si l’on mentionne de nouveau le Niger, la situation est exactement la même : un État enclavé (le minerai d’uranium était évacué via le Bénin par le port de Cotonou).

A lire aussi, Gil Mihaely: Damas année zéro

Il existe des solutions pour certains cas. Pour le Kazakhstan, les matières nucléaires transitent encore via la Russie jusqu’en Europe (clause d’exception à l’égard des sanctions). Mais si cela devait s’arrêter, une autre route est possible : le « middle corridor », qui passe par la Caspienne, le Caucase du Sud (Azerbaïdjan-Géorgie) puis la mer Noire jusqu’aux Détroits turcs… Solution qui a son propre lot de problèmes géopolitiques, avec l’instabilité du Sud-Caucase et les très fortes tensions en mer Noire. Les approvisionnements en uranium restent donc problématiques pour la France, qui n’extrait plus sur son sol depuis 2001. La stratégie de diversification d’Orano pourrait cependant pallier le pire. L’entreprise française est en cela dans la droite ligne de la politique proposée par la Commission européenne dans le Livre vert de novembre 2000 (NDLR. Vers une stratégie européenne de sécurité des approvisionnements énergétiques), qui insiste sur la nécessaire diversification des sources d’approvisionnement.

Comment se traduit l’effort français en matière de diversification de ses ressources en uranium ?

La France travaille énergiquement, par la diplomatie et les accords commerciaux, à diversifier ses approvisionnements. Le cas mongol est intéressant à ce titre. Emmanuel Macron a effectué une visite en Mongolie en mai 2023, première jamais effectuée par un président français. Cette visite a notamment consacré la confirmation d’un contrat entre Orano et les autorités mongoles. L’annonce définitive de l’accord vient d’ailleurs d’avoir lieu, le 27 décembre, et porte sur un investissement de 1,6 milliard d’euros qui pourrait faire de la Mongolie le 6ème exportateur mondial dans le domaine.

Cependant, des problèmes se profilent déjà. Outre l’influence russe et chinoise et les difficultés liées à l’évacuation des ressources d’un État enclavé comme évoqué plus haut, Oulan-Bator a aussi introduit des lois restrictives en matière d’investissements étrangers. Pire, ; début 2024, un texte de loi autorise l’expropriation partiel des actifs miniers afin de financer un fonds souverain… de quoi potentiellement décourager les investisseurs internationaux car ce genre de décisions peut durablement fragiliser la confiance et, plus généralement, le climat des affaires ! Personne n’a envie de risquer une expropriation de tout ou partie de ses actifs en fonction de l’humeur politique d’un gouvernement.

Une solution alternative pourrait être de resserrer les liens entre la France et des pays occidentaux ou proches des occidentaux, afin de diminuer les risques géopolitiques, économiques et législatifs des approvisionnements en uranium. L’Australie a déjà été citée comme fournisseur important de la France. Le Canada en est un autre. Les risques sont maîtrisés : proximité géopolitique, moindre risque pour l’évacuation du minerai par voie maritime sur des océans ouverts et environnement normatif et législatif solide dans ces grands pays miniers. Il convient également d’attirer l’attention sur le fait que cette problématique concernant l’uranium se retrouve dans de nombreux autres minerais stratégiques. L’Europe n’extrait presque plus sur son sol, or l’industrie a besoin de métaux spécifiques, surtout dans la haute technologie et la transition énergétique (cobalt pour les batteries de véhicules électriques, terres rares pour les éoliennes et les moteurs électriques, ou encore galium pour l’électronique de défense, pour ne citer que quelques exemples). Les minerais sont souvent extraits dans des pays problématiques : plus de la moitié des ressources en cobalt provient de la République démocratique du Congo, les terres rares sont très majoritairement extraites en Chine. Il est donc nécessaire de définir des stratégies pour réduire les risques sur les approvisionnements.

Quelle approche pourrait être privilégiée ?

La collaboration entre pays européens semble indispensable. L’achat de matières premières en groupe est une piste intéressante, tout comme les politiques visant à maintenir voire renforcer la chaîne de valeur sur le sol européen. En effet, le minerai sans capacité de transformation en produit utilisable par l’industrie n’a aucun intérêt. C’est toute la filière de transformation, raffinage, purification et intégration qu’il convient de préserver, et la Commission européenne y travaille depuis longtemps. Les partenariats internationaux sont une autre piste intéressante et parallèle, comme le fait le Minerals Security Partnership Forum. Ce forum réunit de nombreux pays qui ont la particularité d’être proches géopolitiquement : ni la Chine, ni la Russie n’en font partie.

Universités: bas les voiles!

0
Le ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau à l'Assemblée nationale, 26 novembre 2024 © Jacques Witt/SIPA

Bruno Retailleau aimerait enfin interdire le voile à l’université et lors des sorties scolaires. Sa proposition mérite d’être discutée, même si elle n’a politiquement aucune chance d’aboutir dans l’immédiat.


Le Ministre de l’Intérieur voudrait que le Parlement interdise le voile à l’université et lors des sorties scolaires, ce qui n’est pas franchement d’actualité. Le gouvernement n’a pas non plus l’intention de se saisir de cette patate brûlante. Les présidents d’universités sont contre. Et la gauche médiatico-insoumise crie à l’islamophobie, accusation dont elle devrait avoir la pudeur de s’abstenir quand on sait qu’elle peut tuer. Cette interdiction n’arrivera donc évidemment pas. Mais l’idée de M. Retailleau concerne un débat essentiel auquel on essaie tout le temps d’échapper.

Dans un monde paisible ou normal, où les mœurs françaises règneraient, où l’islam, comme toutes les cultures minoritaires, accepterait de s’adapter à la culture majoritaire, et de se cantonner à la sphère religieuse, je m’opposerais aux propositions de Bruno Retailleau.

L’argument invoqué pour interdire le voile à l’école – laisser les jeunes consciences faire l’apprentissage de la liberté – est en effet réversible pour les étudiants adultes à l’université.

À lire aussi, Jean-Baptiste Roques: Vous n’aurez pas leurs peines

Concernant les mères voilées, qui veulent participer à la vie de l’école, il est toujours préférable de ne pas blesser les individus (on peut très bien dénoncer l’immigration sans rejeter les immigrés). Et même s’agissant du voile islamique pour lequel j’ai assez peu de sympathie, mon premier réflexe serait de n’interdire qu’avec la main qui tremble.

n°96 de « Causeur »

Pourquoi faudrait-il faire une exception ? Emmanuel Macron dirait que « nous sommes en guerre »… Disons que nous sommes confrontés à l’expansion d’un islam identitaire, politique et radical qui entend contrôler la société musulmane mais aussi changer la France. Selon Bruno Retailleau, interrogé dans Le Parisien, les Frères musulmans ont une stratégie de conquête lente, visant à s’infiltrer dans tous les secteurs: cultuels, culturels, sportifs, sociaux et municipaux. Or, le voile, donc les jeunes filles, est une arme privilégiée de cette conquête. Un moyen de nous tester. 

Et il faut toujours rappeler que le voile reste un signe de la soumission de la femme, de l’assujettissement des Iraniennes et l’uniforme de nos ennemis – ces djihadistes qui nous attaquent et qui ont par exemple tué l’équipe de Charlie Hebdo. Le voile peut aussi être une façon d’afficher son rejet des « kouffars ».

Certes, pour beaucoup de musulmans, c’est simplement une affaire religieuse. Sans doute, mais comment distinguer le voile religieux du voile politique, le voile français du voile djihadiste?

La France a collectivement le droit de fixer des limites, de décider quelles sont les différences acceptables et celles qui ne le sont pas. La burqa a bien été interdite, par exemple. Pendant que nous ergotons, tortillons et droit-de-l’hommisons, les Frères musulmans savent retourner notre tolérance contre nous et progressent. J’ai envie de dire à mes compatriotes musulmanes qui aiment leur pays que Paris vaut bien un foulard.

Mais, puisqu’il n’y a pas de majorité (ni dans le pays, ni à l’Assemblée nationale) pour étendre l’interdiction, je m’incline. Mais je revendique le droit de proclamer que je n’aime pas le hijab sans être traitée de raciste.


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin

Mélodie de la mort

0
Tilda Swinton et Julianne Moore dans "Le Chambre à côté" de Pedro ALMODÓVAR (2025) © EL DESEO

Le dernier Almodovar est-il un plaidoyer en faveur de l’euthanasie ? Est-il réussi ? Critique.


Almodovar ne rit plus. Depuis Douleur et gloire (2019) où Banderas, son ancien acteur fétiche, campait comme en miroir les tourments d’un cinéaste en bout de course, Madres paralelas (2021) qui exhumait les cadavres de la guerre civile espagnole pour fouailler les énigmes de la filiation, le génial Madrilène porté par la movida se place définitivement dans le compte à rebours : il couche désormais dans La chambre d’à côté, celle de la mort.

Lui qui avait tellement reproché à son cher Antonio Banderas de sacrifier son talent à une carrière américaine, franchit à son tour le Rubicon pour rallier à cet opus, tourné outre-Atlantique, aux côtés de l’impérissable Julianne Moore l’actrice britannique Tilda Swinton (à laquelle il avait confié le rôle de La Voix humaine il y a quatre ans, dans un court métrage presque expérimental).

Tilda Swinton cancéreuse

Julianne Moore incarne ici Ingrid, auteur à succès qui, un matin où elle dédicace son dernier bouquin à une file de fans dans une librairie new-yorkaise, apprend par hasard que Martha (Tilda Swinton, justement), sa vieille copine perdue de vue, célèbre correspondante de guerre avec qui elle a, entre autres choses, partagé jadis un amant, est à l’article de la mort – cancer du col de l’utérus au stade 3, ça ne pardonne pas.

Voilà donc Ingrid qui, émue et secourable, renoue avec Martha, lui rend visite à l’hosto entre deux chimios, la laisse blablater indéfiniment sur le passé (ses ex, ses aventures, sa maternité, sa rupture avec sa fille désormais adulte…) : champ-contre champ en huis-clos entre ces deux femmes, grevé de flash-back dans une manière de sitcom un peu cheap, quasi parodique – comme si Pedro ironisait sur ce pathos.

A lire aussi: « Bird », film social anglais frelaté

Les choses changent quand Martha confie à Ingrid qu’elle s’est procurée sur le darkweb la pilule qui va mettre un terme à ses souffrances, au moment pile qu’elle aura choisi. Dans cette perspective, elle a loué à grands frais pour un mois une luxueuse maison d’architecte, isolée en pleine forêt, non loin de Woodstock, et demande donc à sa copine de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure. À partir de là s’installe, dans le vase clos de cette villégiature haut-de-gamme, un nirvana agreste, poétique, dont l’issue fatale est l’horizon d’attente. Sur quoi la superbe partition à cordes du compositeur attitré d’Almodovar, Alberto Iglesias, pose en continu un nappage mélodique qui renvoie à l’esthétique classique de Hollywood.

Fin du film moins convaincante

On est moins convaincu par les échappées qui, dans le dernier tiers du film, convoquent transitoirement quelques comparses : tel cet ancien amant, sous les traits de John Turturro, qu’on verra pontifier, attablé dans un café, sur les complots supposément ourdis par une extrême droite vendue au libéralisme économique et fomentant l’ apocalypse climatique ; ou encore ce coach bien bâti et idéalement photogénique qui, campé par une star transalpine des réseaux, Alvise Rigo, se met gentiment à l’écoute d’Ingrid, entre deux exercices de sautillements (Occasion, entre parenthèses, d’une flèche bien sentie contre le péril du puritanisme procédurier qui dissuade aujourd’hui du moindre contact physique entre un prof de gym et son élève).

Plaidoyer en faveur de l’euthanasie ? La chambre d’à côté, adapté d’un livre de Sigrid Nunez intitulé Quel est donc ton tourment ? (que votre serviteur n’a pas lu), approche la question avec gravité. Très loin du mélodrame, de la loi du désir et du labyrinthe des passions, imprescriptibles marques de fabrique d’Almodovar pendant tant d’années. Au dénouement du film, l’enquête de police qui confronte Ingrid/ Julianne Moore à un inspecteur très intrusif jette un jour glaçant sur cette nouvelle Inquisition qui prétend régenter nos choix les plus intimes.

Viscéralement incroyant, Almodovar semble au moins prêter au trépas une vertu réconciliatrice : le miracle de la palette graphique ressuscite le sosie rajeuni de Tilda Swinton, laquelle prête son propre visage savamment lifté à la fille de la défunte Martha, réunie in fine à sa mère par la mort. Ainsi soit-il.                   

La chambre d’à côté. Film de Pedro Almodovar. Avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro… Etats-Unis/Espagne, couleur, 2024. Durée: 1h47.

Quel est donc ton tourment ?

Price: 20,90 €

17 used & new available from 9,16 €

La renaissance de la Chapelle impériale de Biarritz

0
© Ville de Biarritz

Le 9 janvier 1873, Napoléon III s’éteignait près de Londres, dans sa résidence d’exil de Camden Place, à Chileshurst. L’empereur n’avait que 64 ans. Chaque année, en ce jour anniversaire, la Chapelle impériale de Biarritz ouvre ses portes pour une messe.


Chaque année, en Grande-Bretagne, sous les voûtes néo-gothiques de l’église de l’abbaye bénédictine de Saint Michel, fondée en 1881 par l’impératrice Eugénie, et qui depuis abrite la dépouille de l’Empereur, celle du prince impérial et celle de l’Impératrice elle-même, on célèbre par une messe la mémoire de Napoléon III en présence des membres de la famille impériale qui peuvent y assister.

Mais en France, ce même 9 janvier, un autre lieu accueille un hommage à l’Empereur défunt. Il s’agit de la Chapelle impériale sise à Biarritz, laquelle ne s’ouvre au culte que quatre fois par an : pour l’anniversaire de la mort de l’Empereur, pour celle du prince impérial le 1er juin, pour celle de l’Impératrice le 11 juillet ; et le 12 décembre enfin, pour la fête de Notre-Dame de Guadalupe, sous le vocable de laquelle Eugénie avait voulu qu’on plaçât la chapelle.

Sur le vaste domaine acquis par le couple impérial pour ses séjours de fin d’été à la Villa Eugénie, un domaine très peu arboré à cause des vents de l’océan, mais qui courait alors du phare de Biarritz jusqu’à l’emplacement actuel du casino, cette chapelle avait été édifiée en 1864 afin d’y suivre la messe dominicale en toute quiétude, loin des foules qui se pressaient sur le passage des souverains. Le morcellement du domaine après que l’Impératrice l’eut vendu à une société de banque en 1881, l’incendie terrible qui ravagea en 1903 la Villa Eugénie alors transformée en hôtel et, dès lors, reconstruite dans des dimensions plus considérables, et l’édification d’un quartier sur le site, font que, de tout cet ensemble, la chapelle demeure l’unique vestige authentique de la résidence impériale. Acquise par la ville de Biarritz après être passée en plusieurs mains, enfin classée monument historique en 1981, la Chapelle impériale est devenue le témoignage de cette époque où l’Impératrice et l’Empereur donnaient à Biarritz et au Pays basque un essor inespéré dont la ville et la région leur sont toujours redevables.

A lire aussi: Paris n’est plus

De style néo-byzantin, l’extérieur du bâtiment n’a vraiment rien d’exceptionnel. Mais l’intérieur en revanche, multicolore, délicieusement éclectique comme l’aimait la fin du XIXe siècle, a le charme indéfinissable de ces lieux où le temps a été suspendu et où semble flotter les âmes des princes qui y ont séjourné. Décorée dans un style rappelant à la souveraine sa naissance à Grenade, mais où les motifs hispano-moresques des zelliges et des azulejos côtoient hardiment des motifs floraux à la façon des faïences d’Izmir, les abeilles impériales butinant sur les colonnes ou les monogrammes enlacés de Napoléon, d’Eugénie et de Louis-Napoléon, la chapelle a aussi conservé son mobilier liturgique, le tabernacle, les six chandeliers et la nappe (en très mauvais état) de l’autel, les ornements sacerdotaux (chape, voile huméral et conopée de soie blanche brodée au fil d’or d’un semis d’abeilles impériales), les sièges et les prie-Dieu réservés sans doute aux souverains. Mais encore les nombreuses banquettes recouvertes de velours pourpre destinées aux invités et aux membres de la suite des souverains.

Tout cela infiniment émouvant, tout cela demeurant en place, tout cela étonnamment conservé à l’exception de pièces ruinées éparpillées ici et là, tout cela parfois réduit à un état de délabrement fatal quand s’accumulent les siècles.

Honneur de la ville de Biarritz oblige : il a enfin été décidé d’entreprendre la restauration de tout ce qui l’exigeait. Ébéniste et tapissière de haut vol ont déjà été requis sous l’égide des Monuments historiques et de la municipalité, et grâce à des dons privés, à des mécènes, voilà que le mobilier est restitué et que tout ce qui requiert encore restauration a été répertorié en attendant d’être rénové.

152 ans après la mort de Napoléon III, cette chapelle impériale où les souverains avaient suivi leur dernière messe au Pays basque en 1869, cette chapelle recouvre son éclat.  Alors que les historiens, enfin délivrés de cette haine imbécile dont la République française a accablé le dernier des Napoléonides régnant, rendent désormais justice à celui qui a définitivement mené la France vers la modernité et qui a fait de Paris l’une des plus belles capitales au monde.


Chapelle impériale, rue des Cent Gardes, Biarritz.
Visites en français, espagnol, allemand, anglais. 05 59 22 37 10.
Messe à la mémoire de Napoléon III le 9 janvier à 18 heures.

Au bal des vaincus

0
Jean-Marie Le Pen et sa fille Marine, La Trinité sur Mer, 17 mars 2007 © CHAMUSSY/SIPA

Les rassemblements festifs Place de la République à Paris au soir de la mort de Jean-Marie Le Pen scandalisent, mais auraient peut-être amusé l’ancien leader de la droite nationale. Paris Match publie une photo de Marine Le Pen en pleurs, puis se ravise.


Au cœur de l’hiver 1793, vos semblables avaient dansé eux aussi. C’était dans les heures qui suivirent la mort du roi. Dansé, braillé et bu tout près de là où vous vous étiez agglutinés hier à la nuit tombée. Devant ce spectacle, je ne pouvais m’empêcher de penser que c’est toujours sur le cadavre d’un être qui les dépasse de beaucoup, que ce ne peut être qu’au soir de la mort d’un grand qu’un vil peuple se met en transes.

D’une certaine manière, sans doute est-ce ainsi que, sans le savoir, vous autres rendez hommage aux disparus d’importance. Bien sûr, on chercherait là en vain une quelconque marque de bon goût. En revanche, l’ardeur est bien là, débordante, échevelée, obscène pour tout dire. 

Votre bal improvisé place de la République et autres lieux à travers le pays n’était en vérité que le bal des vaincus.

Vous avez tenu durant quelques heures le caniveau, il est vrai, lieu qui vous sied à merveille, mais c’est désormais la vision lucide, désenchantée et vraie, ce sont les alertes et les idées de Jean-Marie Le Pen qui tiennent partout en France, ne vous en déplaise, le haut du pavé. En fait, évidence que vous seriez bien incapables de reconnaître, c’est bien sur cette victoire-là, inattendue mais à présent probablement décisive, que vous gigotiez, brailliez, vomissiez votre haine. La haine tonitruante des faibles, des impuissants, des défaits, des révolutionnaires de beuveries et de carnaval.

A lire aussi: Causeur #130: Dix ans après, qui est encore Charlie? N’ayons plus peur!

Ce bal des vaincus aura été, que vous en ayez conscience ou non, le plus trépidant, le plus hystérique, le plus braillard, et donc d’un certain point de vue le plus formidable hommage qui pouvait être rendu au Croisé Le Pen au soir de sa mort. Soyez-en remerciés. Mais si, mais si…

Enfin, danser un soir de deuil n’est pas dans mes mœurs, certes, mais me piquant d’être un défenseur farouche et résolu de la liberté de penser je ne peux me dispenser de l’être aussi de la liberté de danser. Dansez donc jeunes gens. Encore et encore… Là-haut, il me semble qu’il s’en trouve un pour ricaner de plaisir.

Et puis, dans le registre du goût douteux, peut-être faut-il aussi ranger cette photo publiée par Paris Match où l’on voit, dans l’avion qui la ramène de Mayotte, Marine Le Pen en larmes, effondrée. Elle vient d’apprendre le décès de son père. Était-il si opportun, si indispensable de dérober ce moment d’intime détresse ? Est-ce que le plus élémentaire respect qu’on doit à la mort, à ceux qu’elle touche, bouleverse, blesse, n’aurait pas dû tempérer quelque peu la précipitation mise à coucher sur papier glacé cet accès de chagrin[1] ? Le respect, oui. Mais parfois on en arriverait à douter qu’on puisse encore respecter quelque chose en France aujourd’hui. Cela dit, à terme, cet instant d’humanité restera. Cet instant volé qui ne peut que rendre la cheffe politique plus proche de nous, du commun des mortels, qui finalement la créditera de cette proximité qui nous semble si souvent faire défaut à nos élites dirigeantes. Il n’y avait pas urgence, certes. Mais ainsi le veut, dans notre monde d’aujourd’hui, la dictature de l’immédiateté.

LES TÊTES MOLLES - HONTE ET RUINE DE LA FRANCE

Price: 14,77 €

5 used & new available from 10,78 €


[1] Publiée sur les réseaux sociaux, la photo a depuis été retirée

Peggy Sastre: « Nous avons échangé l’émancipation contre la susceptibilité »

0
Philippe Matsas/Leextra via opale.photos

Peggy Sastre fait partie de ces enfants des Lumières qui ont perdu de leur naïveté depuis les massacres de Charlie. Dans Ce que je veux sauver, elle défend un idéal de liberté alliant ouverture et fermeté. Et elle désigne ses ennemis : l’individualisme capricieux, l’identitarisme morbide, l’universalisme dévoyé.


Causeur. Après Charlie Hebdo, vous avez mis un mois à pouvoir sortir de chez vous. Après le 7-Octobre, seulement quatre jours. On s’habitue ?

Peggy Sastre. Je ne dirais pas qu’on s’habitue, mais on développe des mécanismes de survie et c’est bien normal. Ou alors on s’érode, comme une falaise face aux marées ? Après, il y a évidemment la logistique, on finit par sortir parce que le monde ne s’arrête pas, et que la petite famille réclame à manger. Mais chaque retour à la « normale » semble davantage appartenir à une autre époque. La sidération se mue en lucidité et on apprend à vivre dans un monde où la barbarie n’est plus une anomalie.

Vous explorez ce qui s’efface sous nos yeux et qui était l’ADN des sociétés libérales. Qu’est-ce qui distingue l’individu autonome des Lumières et l’individu tyrannique d’aujourd’hui ? Comment l’un a-t-il accouché de l’autre ? Y a-t-il eu un libéralisme heureux ?

Les Lumières voulaient limiter les conflits en donnant à chacun la liberté d’être et de penser différemment, dans le cadre de la raison et de la responsabilité. Cet individu autonome devait coexister sans asservir ni être asservi. Mais aujourd’hui, nous avons glissé vers un individualisme capricieux où la moindre contrariété devient une atteinte insupportable. Un peu comme un préado mal élevé (ou mal appris, comme dirait ma mère) qui exige tout, tout de suite, sans vouloir les responsabilités qui vont avec. Cette dérive vient d’un malentendu fondamental : croire que la liberté est illimitée. Le libéralisme originel savait poser des bornes : ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre. Aujourd’hui, l’absence de limites engendre un chaos émotionnel. Il n’y a sans doute pas eu de « libéralisme heureux », mais il y a eu des périodes où l’équilibre semblait possible.

Le libéralisme originel défend l’individu contre la tyrannie du groupe. Pendant longtemps, les nouveaux arrivants en France ont échappé à leur groupe (par exemple les enfants des juifs du shtetl). Mais aujourd’hui, dans les sociétés musulmanes européennes et française, le groupe a repris son ascendant sur l’individu. Et on arrive à ce paradoxe d’un individu capricieux et susceptible, qui exige d’abord qu’on respecte son groupe et ses petites lubies…

Oui, c’est le paradoxe de l’universalisme mal compris. L’idéal libéral proposait de protéger les individus des contraintes de leur groupe. Mais aujourd’hui, l’universalisme se retourne contre lui-même : on utilise la protection des groupes comme justification pour brider les libertés individuelles. Ce phénomène est amplifié par les discours identitaires, où les sensibilités des uns deviennent le prétexte pour censurer les autres. Nous avons échangé l’émancipation contre la susceptibilité. Et il est effectivement là, le mot-clef. Nous sommes passés de la quête d’émancipation à une fixation obsessionnelle sur le respect de l’identité, au point de détester quiconque ne partage pas notre vision. Résultat : l’individu hypersensible exige que son groupe soit sacré et que ses caprices deviennent des dogmes. L’ancien libéralisme aura enfanté d’un tyran miniature à force de mal comprendre ce qu’il voulait dire par « liberté ».

L’idéal de la liberté, c’était de pouvoir faire ce qu’on voulait (de sa vie, de son cerveau, etc.). Aujourd’hui, on prétend être ce qu’on veut (homme, femme, caillou, poisson). Au nom de quoi déciderions-nous que cette liberté-là n’est pas désirable ?

La question n’est pas de savoir si elle est désirable, mais si elle est viable. On ne peut pas ignorer les réalités biologiques, sociales et anthropologiques. Se prétendre homme ou femme au gré de ses envies sans reconnaître les structures objectives qui sous-tendent ces catégories, c’est basculer dans une fiction collective. Cette liberté-là n’est pas une avancée, mais une fuite vers l’irréel. Aussi, je crois que cela relève de la confusion entre le vouloir être et le pouvoir être. Vouloir devenir poisson, c’est poétique. L’exiger, c’est absurde. À force de tout sacraliser, y compris nos fantasmes, on finit par perdre le sens des limites. Et sans limites, il n’y a plus de liberté, juste un chaos identitaire où tout se vaut.

« Ce sont des gens qui ont été assassinés, pas la liberté d’expression », disait Luz. Pardon pour votre estomac saturé de symboles, mais n’est-ce pas un peu aussi la liberté d’expression ? Depuis Charlie, tout le monde a peur de parler de l’islam. Qui publierait une caricature aujourd’hui ?

La liberté d’expression n’est pas morte, mais elle est effectivement gravement malade. Le mouvement avait été initié avant janvier 2015, mais le fait est qu’après Charlie, on a vu multiplier les lois et les censures qui brident précisément ce que Charlie défendait. Oui, qui oserait publier une caricature aujourd’hui ? La peur de parler de l’islam est réelle, et elle sape la possibilité même du débat public. Mais il y a aussi tout un appareil législatif qui permet de contraindre les discours, la création intellectuelle, et nourrit l’autocensure.

Dieudonné se rend au ministère de l’Intérieur pour soumettre sa liste « antisioniste » pour les élections européennes, Paris, 13 mai 2009. Les restrictions à la liberté d’expression, loin d’éradiquer les discours qu’elles visent, les rendent souvent plus virulents en les reléguant dans l’ombre.

Vous affirmez, études à l’appui, que les lois de censure (des discours de haine) type loi Gayssot, etc., ne font nullement diminuer la haine. Et même qu’elles la renforcent par un « effet de convergence morale ». (J’apprends dans votre livre qu’il y en avait dans l’Allemagne préhitlérienne). Pourquoi persévère-t-on dans l’erreur en ce cas ? Ces lois sont-elles le moyen d’acheter une bonne conscience collective ? Ne sont-elles pas indispensables quand la civilité naturelle disparaît ?

Parce qu’elles donnent l’illusion d’agir. Ces lois permettent de montrer qu’on est du « bon côté », mais elles n’éradiquent pas les idées qu’elles visent. Au contraire, elles les envoient sous le radar, où elles se radicalisent. Ces lois donnent une illusion de contrôle, mais elles amplifient souvent la haine en la rendant clandestine et plus virulente. Regardez Dieudonné et Soral : leurs idées ont prospéré dans un climat où la discussion libre était bridée. On persévère parce qu’on préfère une bonne conscience collective à une réelle efficacité. C’est de la cosmétique législative.

De fait, après la loi Gayssot, on a eu Dieudonné et Soral qui, bien avant le 7-Octobre, avaient rendu l’antisémitisme tendance. Si les lois sont à l’évidence inefficaces (mais très efficaces pour plomber le débat public et interdire la pensée libre), que faire pour lutter contre les affects déplorables qui envahissent la vie sociale (via les réseaux du même nom) ? Êtes-vous pour le laisser-faire intégral, ce qui signifie qu’on pourrait déclarer publiquement qu’il faut tuer tous les coiffeurs ?

Non, je ne suis pas pour le laisser-faire total, car être maximaliste sur la liberté d’expression, comme je le suis, ne signifie pas que la liberté d’expression n’a aucune limite. Même selon le Premier amendement de la Constitution américaine, tel qu’interprété depuis le milieu du xxe siècle par des juges de la Cour suprême comme Oliver Wendell Holmes et Louis Brandeis, et qui constitue aujourd’hui le cadre législatif le plus permissif qui soit dans le monde sur ce plan, il n’y a qu’un type de discours qui mérite la censure : ceux qui en appellent à des dommages réels et directs envers des personnes, et qui le font de manière immédiate. Ni plus ni moins. Aussi, le problème avec les « discours de haine » contrevient à un autre principe constitutionnel majeur : la neutralité du point de vue, qui interdit au gouvernement de réglementer des propos uniquement parce qu’ils ne sont pas appréciés ou qu’ils sont considérés comme dangereux par les représentants du gouvernement. Et le tout se redouble d’une question pragmatique, d’efficacité : interdire les discours haineux ne fait que les rendre plus séduisants. Qu’on mise plutôt sur la contradiction, l’exposition et l’humour pour dégonfler les passions. Un monde où tout peut être dit est un monde où tout peut être contesté. C’est cela qui fait avancer la société. Laisser parler les imbéciles, c’est leur retirer le charme du tabou. Protéger au maximum la liberté d’expression, c’est aussi permettre aux idées de s’affronter en plein jour, pas de les reléguer dans des champignonnières où elles vont dangereusement fermenter.

Aujourd’hui, c’est à gauche (et dans toutes les niches progressistes) que sévit la pulsion de censure, ce qui nous conduit à nous demander comment les héritiers des Lumières sont devenus le camp de l’obscurantisme. C’est peut-être que la gauche n’est pas héritière des Lumières, mais de la pensée magique de l’Idéologie du progrès (je pense à l’occulto-socialisme de Muray) ?

Je pense que la pulsion de censure sévit partout, mais qu’elle est simplement plus ou moins active selon l’ampleur de votre pouvoir. La gauche a effectivement troqué la raison contre des émotions survoltées, du fait justement des succès des causes progressistes, et elle en est ainsi venue à vouloir toujours plus et à confondre amélioration et perfection. Sauf que vouloir imposer une perfection, c’est le terreau de l’obscurantisme. L’héritage des Lumières repose sur le doute et la critique. Pour avoir toujours raison, il faut être disposé à toujours changer d’avis. Dès que l’on sacralise une idéologie, on glisse vers le dogmatisme, et on arme des inquisiteurs et leurs excommunications.

Les véritables sociétés libérales, si on vous suit, ne proposent aucun contenu sur ce qu’est la vie bonne, mais des procédures pour coexister sans s’étriper. Mais n’a-t-on pas besoin d’autre chose pour vivre ensemble ? Vous moquez justement les « valeurs de la République », mais la tentative de créer un sacré laïque était-elle si stupide ?

Peut-être pas stupide, mais en tout cas mal ficelée. Le sacré laïque est une coquille vide qu’on agite à chaque crise, sans en comprendre le sens. Les « valeurs de la République » sont répétées comme un mantra, mais elles ne reposent plus sur rien de solide, et le danger, c’est qu’elles constituent une religion d’État. Les sociétés libérales ne définissent pas la « vie bonne » : elles instaurent des règles pour coexister sans violence. Avec les « valeurs de la République », on en vient à justifier des normes autoritaires, à chercher une moralisation collective sous couvert de neutralité.

Pour vous la France est l’héritière du wokisme à cause de la centralité d’un État qui dit aux gens ce qu’il faut penser (en réalité ce qu’il ne faut pas penser). N’est-ce pas plutôt à cause d’une sorte de robespierrisme d’atmosphère ? Quand on détient le Bien, on veut l’offrir aux autres, par la force s’il le faut.

Oui, les deux sont liés. La centralisation et le robespierrisme partagent une croyance dans l’imposition du « Bien », avec un grand B et au singulier. Mais dès qu’un État prétend détenir le monopole du bien commun, il ouvre la porte à toutes les formes de coercition morale et ensuite de tyrannie.

« Aucune civilisation n’a résisté sans une certaine fermeté sur ses normes fondatrices », écrivez-vous. Le problème, c’est non seulement la lâcheté, mais aussi le fait que par nature les démocraties ne sont pas fermes puisque la tolérance et l’altérité font partie de leurs normes fondatrices. Comment sortir de là ?

C’est un dilemme. Les démocraties valorisent la tolérance et l’altérité, mais elles doivent se défendre sans renier leurs principes. Cela demande du courage, de la clarté et une capacité à dire : « Jusqu’ici, pas au-delà. » Une démocratie peut être tolérante sans être naïve, et ouverte sans être suicidaire. C’est une gymnastique périlleuse, mais indispensable.

De l’antisémitisme déchaîné au féminisme déréglé, tout indique que nous sommes entrés dans une nuit de la raison. Or, comme vous le démontrez brillamment, c’est la clef de toute vie civilisée. Tout cela – la liberté, la dispute, la possibilité de la dissidence – n’est-il pas déjà détruit par l’affaissement du niveau intellectuel général, encore attesté récemment par une étude OCDE ? Si la clef de l’émancipation, c’est la connaissance et la réflexion, on ne va pas se mentir, comme vous dites : c’est foutu, non ?

Je crois que s’il y avait quelque chose qui pouvait définir le monde libéral, c’est le sentiment que tout est foutu, que l’apocalypse est pour demain. Peut-être parce que le désastre est notre meilleur stimulant ? En tant que traductrice de Peter Turchin, je pourrais aussi vous dire que l’histoire a cette étrange habitude de flirter avec l’abîme avant de rebondir. Alors, foutu ? Peut-être que ce pourrait être un bon prétexte pour arrêter de rêver d’utopies et commencer à faire avec ce qu’on a, en espérant que l’humour et la lucidité survivent au passage.

Ce que je veux sauver

Price: 18,00 €

15 used & new available from 6,89 €

Contre le capitalisme de connivence

0
DR.

Dans une économie capitaliste trop encadrée par l’État, comme la nôtre, de vos relations étroites avec les représentants des gouvernements dépendra le succès de vos affaires, déplore notre chroniqueuse.


Le fait que l’État français soit omniprésent induit une forme d’économie administrée, qui, outre son coût élevé pour les citoyens et les entreprises, engendre des effets pervers. Il est indéniable, par exemple, que le succès de certaines entreprises repose, entre autres, sur leurs relations étroites avec le gouvernement, les décideurs politiques et d’autres élites du système, ce qui fausse leur performance et leur compétitivité sur le marché.

On accuse ces entreprises de bénéficier d’aides, de subventions ou d’exonérations, mais c’est aussi ainsi que l’État consolide son pouvoir et maîtrise, croit-il, l’économie du pays ! De leur côté, les entreprises tentent de compenser les pressions fiscales et sociales qu’elles subissent en obtenant des subventions, des contrats publics avantageux ou des régulations sur mesure. Les lobbyistes jouent ici un rôle clé, souvent comme les seuls défenseurs efficaces des entreprises, particulièrement des grandes, car les PME, elles, n’ont pas les moyens d’exercer une telle influence.

Non au capitalisme du copinage

On aboutit alors à une forme de capitalisme de connivence, régulièrement dénoncée, mais dont la responsabilité est complexe à attribuer. Cela peut évidemment dériver vers des pratiques de corruption et de trafic d’influence. Un lobbying quasi officiel, souvent exercé par de hauts fonctionnaires ou d’anciens élus, tente ainsi de manipuler les décisions publiques. Ces interventions, monnayées ou non, sont parfois perçues comme légitimes par leurs auteurs.

A lire aussi, Charles Gave: L’Argentine à la tronçonneuse

Au fil des années, la proximité entre les dirigeants économiques et les politiques s’est accentuée, donnant aux citoyens le sentiment d’être laissés de côté au profit d’élites souvent accusées d’être « toutes pourries ». Le président Emmanuel Macron, par exemple, est régulièrement qualifié de « président des riches ». Bien que cette accusation soit plutôt infondée, elle illustre le problème français : une méfiance envers les riches et la réussite financière, perçue comme injustifiée, imméritée ou malhonnête. Ce jugement est directement lié à cette connivence. Ce phénomène n’est pas propre à la France : l’indice du capitalisme de connivence publié par The Economist évalue la part de la richesse des milliardaires provenant de secteurs favorables à ce type de proximité, comme la défense, les infrastructures ou l’immobilier.

En France, les syndicats, qui ne représentent que seulement 10 % des salariés, possèdent néanmoins un grand pouvoir grâce à leur capacité de nuisance, notamment par la grève, cette menace suprême qui paralyse les réformes nécessaires.

Morale et business

Un exemple concret illustre selon moi cette influence excessive : celui d’un entrepreneur ayant créé un service de VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur) dans le Vaucluse[1]. Ce service, couronné de succès au départ, proposait des prix compétitifs grâce à la rentabilité obtenue via des espaces publicitaires sur les voitures et dans les véhicules. Cependant, face à la panique des taxis, désireux de faire couler ce concurrent, le ministère de l’Intérieur intervient. Résultat : la loi est modifiée à deux reprises.

D’abord, une longueur minimale de 4,50 mètres est imposée aux véhicules, supérieure aux 4,40 mètres initialement choisis par l’entreprise, qui se voit contrainte de renouveler sa flotte. Ensuite, le lobbying des taxis obtient qu’une puissance moteur minimale soit exigée, sans justification claire. Ces interventions mènent finalement à la faillite de l’entreprise : investisseurs ruinés, vingt chauffeurs au chômage. Merci l’État. Ce manque d’éthique et cet interventionnisme de connivence créent des inégalités économiques et sociales flagrantes.

N’est-ce pas là une négation totale du libéralisme ? Ces pratiques courantes et immorales doivent cesser.

La France sens dessus dessous !: Les caprices de Marianne

Price: 17,00 €

17 used & new available from 1,99 €


[1] Easy Take était une société de taxis fondée en 2009 dans le Vaucluse. Son modèle économique se distinguait par des tarifs forfaitaires attractifs, établis en fonction de la distance parcourue. Ces prix s’appliquaient quel que soit le nombre de passagers (véhicules de 4 passagers maximum), avec ou sans bagages. En parallèle de son activité de transport, Easy Take offrait des solutions publicitaires innovantes en utilisant sa flotte de véhicules comme supports de communication. Cela incluait le « covering » (habillage total ou partiel des véhicules) et la diffusion de clips publicitaires sur des écrans embarqués.

Jean-Marie Le Pen a gagné sa bataille culturelle

0
Défilé du Front national à Paris, 1er mai 1995 © HALEY/JOBARD/NIVIERE/SIPA

Disparu hier, Jean-Marie Le Pen apparait pour une majorité de citoyens français comme un prophète caricaturé – ou caricatural – sur la question de l’immigration.


Jean-Marie Le Pen, décédé mardi dans sa 97e année, a gagné sa bataille culturelle. L’histoire retiendra l’impétueux lanceur d’alertes, davantage que l’homme politique infréquentable. En effet, ses outrances à caractères antisémites font aujourd’hui pâles figures face aux débordements de haines anti-juives qui s’observent dans une partie de la communauté musulmane immigrée et dans l’extrême gauche antisioniste et anticapitaliste. Hier soir, à Paris et ailleurs, des militants « humanistes » se sont rassemblés pour cracher sur le mort en buvant bières et champagnes tièdes. Loin de clore une époque, la disparition du fondateur du Front national s’accompagne, partout dans le monde, du réveil annoncé des peuples et des nations. L’élection de Donald Trump témoigne de cette révolution conservatrice aboutie. L’annonce de la démission du Premier ministre canadien Justin Trudeau, lundi, vient confirmer l’échec des idéologues du mondialisme et du multiculturalisme : des utopies dénoncées par Le Pen.

Le goût de déplaire

Reste que son goût de déplaire aux élites parisiennes et à leurs médias, et sa coquetterie à assumer une posture d’ex-para devenu paria-punk, l’ont poussé à des fautes et à des condamnations infamantes. Cet attrait jubilatoire pour la provocation a eu pour conséquence de créer un effet repoussoir chez ceux (je fus de ceux-là) qui pouvaient comprendre ses assauts contre le politiquement correct mais qui ne pouvaient cautionner son « point de détail de l’histoire » sur les chambres à gaz, son « Durafour crématoire » et autres finesses de fin de banquet. De ce point de vue, Le Pen a contribué à compliquer et donc ralentir la tâche de ceux qui voyaient les mêmes choses mais ne voulaient pas être mêlés à son univers mental.

A lire aussi: La rentrée du numéro 10

Ironie de l’histoire

La concomitance entre sa mort, annoncée hier à midi, et la commémoration des attentats islamistes contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, rappelle l’aveuglement de tous ceux qui, à commencer par la rédaction du journal satirique, n’auront jamais voulu entendre ses mises en garde contre l’immigration de peuplement et la subversion de l’islam conquérant. Ironie de l’histoire : c’est l’ex-gauchiste Daniel Cohn-Bendit qui, dimanche sur LCI parlant de Mayotte submergée par les clandestins, a appelé à « freiner et rendre impossible cette immigration qui est un grand bouleversement, un grand remplacement de la population ». Cette adhésion soudaine du vieux soixante-huitard au vocabulaire de Renaud Camus n’est en tout cas pas partagée par Emmanuel Macron, corseté dans sa dialectique sommaire opposant gentils et  méchants. Non content d’avoir visé l’autre jour Elon Musk en l’accusant de soutenir « une nouvelle Internationale réactionnaire », le chef de l’Etat a désigné Le Pen, dans une nécrologie avare de mots, comme la « figure historique de l’extrême droite ».

Or ce procès récurrent en extrémisme est l’autre moyen, avec la censure, de délégitimer des opinions non conformes. Derrière « l’extrême droite » ou le « fascisme », déjà brandis jadis contre les dénonciateurs du goulag et des crimes communistes, apparait un nouveau cycle politique aspirant au contraire à plus de démocratie.

En l’occurrence, c’est le monde déraciné, indifférencié et remplaçable, rêvé par Soros et appliqué par Macron, qui s’achève pour laisser place à une souveraineté plus directement liée à la volonté des peuples ordinaires. Les yeux de Jean-Marie Le Pen se sont fermés tandis que s’ouvrent les yeux des Français.

Journal d'un paria: Bloc-notes 2020-21

Price: 20,00 €

36 used & new available from 2,79 €

Épopée révolutionnaire

0
© Lucile Cocito

Ariane Mnouchkine et la troupe du Théâtre du Soleil ressuscitent la révolution bolchévique de 1917. Animée par un souffle puissant, l’épopée portée sur scène fustige cent ans de totalitarisme en Russie.


Avec Ici sont les dragons.1917 : la victoire était entre nos mains,le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine renoue avec les grandes fresques héroïques que furent 1789 ou les drames de Shakespeare.  Entre la Révolution de février 1917 qui aurait pu conduire la Russie et les autres nations de l’empire des Romanov sur le chemin de la démocratie, et la révolution d’Octobre fomentée par des bolcheviques fanatiques, avides d’imposer la soi-disant dictature du prolétariat, ce premier volet d’un ambitieux dessein théâtral dévoile avec éloquence combien la force, en Russie, prime sur le droit, et combien l’autocrate Poutine est l’avatar peu glorieux des tyrans de jadis.

Une époustouflante maestria

Des tableaux étonnants, comme l’apparition de Nicolas II émergeant à cheval de l’obscurité, le temps d’une phrase signifiant son fatal aveuglement devant ce qui se trame dans son empire ; ou comme l’arrivée de Lénine en gare de Finlande dans les volutes de vapeur d’une locomotive en fureur ; des scènes de révolution, de batailles, de guerre civile ; les renaissances stupéfiantes des plus noires figures de ce temps, évoquées aussi bien par des masques à leur image que par des textes jadis écrits ou proférés par ces manipulateurs sanglants : de ce chaos d’idéologies, de luttes intestines, de conspirations, de traîtrises, de guerres fratricides, d’événements contradictoires, de ce bouleversement copernicien soulevant le plus vaste pays du monde, Ariane Mnouchkine et ses collaborateurs ont brossé un récit épique qu’ils présentent avec une époustouflante maestria.

Et ces tableaux innombrables qui défilent à un rythme infernal, ces éléments de décor qui apparaissent et disparaissent comme des fulgurances dans un permanent souci d’esthétique, forcent l’admiration. Il y a quelque chose de suffoquant dans cette splendide mécanique qui tourne à plein régime durant près de trois heures sans l’ombre d’une maladresse, et où trois femmes, trois Parques du malheur, sillonnent le théâtre pour toujours annoncer le pire.

© Lucile Cocito

Une lecture fantastique

Textes, mise en scène, direction d’acteurs, décors, lumières, projections, costumes, musiques, fonds sonores, ont été pensés et repensés, polis et repolis, retranchés, réécrits, restructurés au fil d’innombrables répétitions, jusqu’à ne conserver que l’essentiel des événements prodigieux ou misérables qui composent cette épopée ambitionnant avec panache à être une lecture implacable de l’Histoire.  

Ariane Mnouchkine et les siens (plus de soixante-dix personnes, dont trente comédiens sur le plateau) n’hésitent pas à dénoncer l’architecture de ce système totalitaire qui fait du tyran russe d’aujourd’hui le descendant direct des tyrans soviétiques de jadis.   Rien ici ne permet de faire croire que la révolution de Lénine et de Trotski aurait été trahie par Staline, comme tant d’idéologues ont voulu le faire croire. Déjà, elle n’était rien d’autre que l’œuf monstrueux d’où allaient sortir l’hydre stalinienne et la violence actuelle.

Cette course à l’abîme ne permet évidemment pas les nuances. Qu’importe ! L’essentiel est dit. Plus d’un siècle de crimes effroyables, de génocides, de mensonges se profile dans le premier volet de cette effroyable épopée courant de 1916 à 1918, où les crimes de 1917, mais aussi ceux de 1905 commis par le régime impérial, annoncent les crimes qui aujourd’hui ravagent l’Ukraine et pèsent sur la Russie.

Dans cette époustouflante mise en scène qui file comme le vent, sans temps mort, sans anecdotes inutiles, la tempête de l’Histoire est transportée par le génie du théâtre.


Ici sont les dragons
Théâtre du Soleil. Cartoucherie de Vincennes. Jusqu’au 27 avril 2025. https://www.theatre-du-soleil.fr/fr/notre-theatre/les-spectacles/ici-sont-les-dragons-2024-2470 / 01 43 74 24 08