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Les néo-réacs ont-ils gagné?

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levy houellebecq michea

Les « néo-réactionnaires » n’ont pas gagné la bataille des idées, car l’équipe en question ne participait pas au championnat. Elle n’a même pas de maillot commun. Qui en est, qui n’en est pas? Les néo-réacs viennent-ils de la gauche populaire athée comme Onfray, de la gauche intello-dandy-gay comme Renaud Camus ou de la vieille droite catholique comme de Villiers ? Peuvent-il se réclamer à la fois de Céline et de Vallès, d’Orwell et de Nietzsche ? Peuvent-ils être francs-maçons ? Quel est le dénominateur commun d’un Finkielkraut, d’un Michéa, d’une Elisabeth Lévy et d’un Houellebecq, sinon le talent et le cœur qu’ils mettent à ce qu’ils font ? Est-ce une affaire de tempérament polémique et de recul sceptique, mâtiné d’amour de la langue ? Auquel cas, le « néo-réac » n’est rien d’autre que l’honnête homme au sens classique du mot et cette distinction remplace avec grâce les palmes académiques dévaluées qu’on décerne à tant de cuistres obscurs.

De fait, cette appellation est une contradiction dans les termes qui ne dit absolument rien sur le clan qu’elle est censée définir. Elle révèle en revanche les propensions à l’abstraction et à la manipulation du milieu qui l’a lancée. En lançant de tels amalgames, les chiens de garde du dogmatisme intellectuel cherchent à plier dans un même sac le vaste éventail de ceux qui ne pensent pas comme eux, et donc à simplifier leurs idées. Faisant oublier, du même coup, qu’ils forment eux-mêmes une chapelle monolithique dans ses références et ses modes de pensée. Je parle de cette « élite » où la conviction tient lieu de raison, où le langage façonne la réalité plutôt que l’inverse et dont l’étiquetage policier est l’une des passions. Les « néo-réacs », s’ils existent, sont tous ceux qui n’y ressemblent pas.

Cela dit, l’affadissement des anathèmes, passant des quasi-pénaux « facho », « nazi » et « d’extrême droite » au badin « réactionnaire », montre l’étendue du pouvoir qu’ils ont perdu. Pouvoir intellectuel et moral, s’entend, car le pouvoir concret, au sens de l’occupation des postes et des charges, de l’accaparement des subsides et de la direction des programmes scolaires et culturels, demeure très largement entre leurs mains. Et ce pouvoir-là, ils le défendent bec et ongles, non par la lutte intellectuelle, mais avec le génie manœuvrier des fonctionnaires de Gogol et l’âpreté des boutiquiers balzaciens.

*Photo : Baker, Joseph E., ca. 1837-1914, artist. – lithograph, Walker, Geo. H., & Co. (Library of Congress). wikicommons.

Votez Donald!

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En politique, j’ai pris l’habitude de me méfier de ceux qui rassurent l’opinion pour m’intéresser à ceux qui l’inquiètent. Souvent dans l’histoire de France, les visionnaires excentriques ont concentré les méfiances et les moqueries pendant que les gestionnaires à courte vue ramassaient les suffrages. On se souvient qu’en juin 1940, Pétain était plus acclamé que de Gaulle, qu’en 2002, Jacques Chirac mit le pays dans sa poche face à Jean-Marie Le Pen et, comme on n’apprend jamais rien, il se pourrait qu’en 2017, les mêmes trouilles et les mêmes paresses nous condamnent à perdre cinq longues années avec Alain Juppé. La tentation du centre est le recours des Français qui ne comprennent rien et qui ont peur de tout, de ceux qui préfèrent s’endormir avec Alain Duhamel plutôt que réfléchir avec Alain Finkielkraut.

Les Américains, qui ont de l’audace dans les gènes et le goût de l’aventure, placent aujourd’hui Donald Trump en tête dans les sondages pour l’investiture républicaine. Ça fait beaucoup rire au Petit Journal. C’est bon signe mais jusqu’à présent, ça ne suffisait pas à me convaincre que le type était taillé pour le job. Au début de sa campagne, je n’avais pas aimé toutes ses déclarations. Surtout celles qui généralisent. Même si je n’ai aucun mal à croire qu’un peuple venu du Sud sans qu’on l’ait invité soit surreprésenté dans les prisons pour des affaires de drogue, de crimes et de viols, on ne doit pas dire : « Les » Mexicains. Il faut dire : « Des » Mexicains. [access capability= »lire_inedits »]

Je n’avais pas aimé non plus ses propos à l’adresse d’Hillary Clinton, lui reprochant de n’avoir pas su satisfaire son mari. Il faut être ignorant pour avancer cela. Et grossier. Nous ne trompons pas nos femmes parce qu’elles ne réveillent plus nos désirs, mais parce que nous avons de l’audace dans les gènes et le goût de l’aventure. Or l’ignorance et la grossièreté sont trop répandues pour faire sortir du lot un candidat à la candidature suprême, même pour celui qui ambitionnerait de ne devenir qu’un président normal. Quand on promet de « make América great again », on ne peut pas être so far away des grandes figures qui ont fait l’Amérique. Même sans états d’âme avec les Mexicains et sans retenue contre les Indiens, le cow-boy savait rester un gentleman. Jamais John Wayne n’aurait laissé une dame marcher dans la boue en descendant de la diligence. Évidemment, ni dans Alamo ni dans La Chevauchée fantastique, les femmes ne se présentent aux élections pour être shérif à la place du shérif. Mais ce n’est pas une raison pour perdre son sang-froid, et un futur président devrait savoir que l’héroïsme s’arrête là où l’égalité commence.

Le terroriste est souvent un ex-voisin modèle

Je n’avais pas aimé non plus sa critique des interventions militaires menées par ses prédécesseurs, en particulier les regrettés George Bush. Comme il est facile aujourd’hui de condamner ces idéalistes, qui ont surtout péché par excès d’occidentalo-morphisme, prêtant à ces populations des aspirations démocratiques, des soifs de liberté et des rêves de paix. Peut-être eût-il fallu ne remplir que la première partie des missions, en Afghanistan comme en Irak, en éliminant massivement tout ennemi avéré et, par précaution, supposé, et en renonçant à la seconde qui ambitionnait de faire des survivants des démocrates. Peut-être eût-il fallu entendre ce général russe qui, au xixe siècle disait déjà que « L’Afghanistan ne peut être conquis, et qu’il ne le mérite pas. » Mais qui donc avait prévu que, dans le monde arabe, les alternatives aux tyrannies se révéleraient bien pires que les régimes autoritaires abattus, et que les printemps libéreraient surtout les islamismes ? En tout cas, pas ceux qui aujourd’hui rivalisent de sévérité pour condamner les erreurs passées de leurs adversaires.

Voilà pourquoi j’étais réservé sur l’opportunité de donner le poste à Donald Trump car il ne suffit pas, pour faire un bon président, d’effaroucher les bien-pensants, même si c’est une condition incontournable, ou d’avoir raison après tout le monde. Et puis est venue cette idée, peut-être devenue promesse depuis la publication de cet article, de ne plus laisser entrer les musulmans sur le sol des États-Unis. Je sais bien qu’il ne faut pas dire « les », il faut dire « des », j’ai compris la leçon. Oui, mais alors lesquels ? Telle est la question que Donald rétorque à nos indignations. Avant que des musulmans balancent des avions dans des tours ou que d’autres flinguent des handicapés, les uns comme les autres étaient de paisibles citoyens, des voisins sans histoires, des étudiants appréciés, ou des travailleurs honnêtes, car on ne peut, au pays de la troisième récidive et de la peine de mort, devenir terroriste après avoir fait carrière dans le banditisme. Comment faire, donc, pour distinguer les terroristes musulmans parmi les musulmans ? Et que faire si la mission s’avère impossible ? C’est en posant ces questions, que devrait se poser tout responsable politique qui s’est penché sur le vrai sens des mots « responsable » et « politique », que Donald est remonté dans mon estime. C’est en opposant à la liberté de circulation le principe de précaution (surtout utilisé pour nous empêcher de vivre libres, et qui pourrait bien, en l’occurrence, nous empêcher de mourir jeunes), qu’il est devenu mon candidat.

Vers un maccarthysme antidjihad ?

La solution est radicale, entière, brutale, américaine et nous paraît folle, comme tout ce qui nous vient d’outre-Atlantique avec vingt ans d’avance, pour nous apparaître comme moderne, vingt ans après. Ainsi, les Américains ont fermé, au temps de la guerre froide, leur pays au communisme. On se souvient du maccarthysme et des questions risibles posées par les douaniers aux nouveaux arrivants, immigrés ou touristes : Appartenez-vous au crime organisé ? Êtes-vous membre du parti communiste ? Ils ont su, sous la réprobation du monde entier, éviter d’être contaminés par cette maladie du xxe siècle. Nous avons eu, en France et en Europe, une autre approche. Nous avons fait le pari que cette idéologie dangereuse et liberticide se dissoudrait dans la démocratie et dans l’économie de marché. Et nous avons gagné. Chez nous, il ne reste du communisme qu’un parti crépusculaire et folklorique, une curiosité européenne où se retrouvent des écrivains chics, idiots utiles du village souverainiste – utiles à qui, on se le demande ? On les lit avec bonheur quand ils ne parlent pas de politique.

Mais alors deux questions se posent : le monde libre aura-t-il raison de l’islamisme comme il a eu raison du communisme ? Pouvons-nous attendre vingt ans pour le savoir ?[/access]

*Photo : SIPA. AP21852001_000055

L’islam, comment vivre avec, ici

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islam laicite integration

L’idéologie prépondérante expose informateurs et commentateurs à se tromper sur la manière dont les religions sont présentes dans la vie sociale. On les considère soit comme des ethnies, soit comme des mouvements d’opinion à préoccupation éthique. Quand on conclut, de la présence de musulmans parmi les victimes des terroristes, que leur motif n’est pas religieux, on applique une grille d’analyse inspirée par un universalisme naïf pour lequel toute la violence sociale revient à la « haine de l’autre » et pour cette raison, on ignore la violence contre les mauvais croyants. On se trompe tout autant quand on identifie les religions à partir de leur enseignement moral. À cet égard toutes les religions, monothéistes du moins, sont impeccables ; elles reprennent la « règle d’or » : ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas subir, respecte la vie humaine. Malheureusement, pas plus que les idéologies laïques, les religions ne font ce qu’elles disent. Leur action est d’une autre nature que leur message moral. Elles structurent des personnalités en les faisant entrer et habiter dans l’anthropologie fondamentale qui correspond à leurs récits et à leurs rites. Surtout, elles conditionnent et rassurent leurs fidèles en leur imposant, plus ou moins strictement, un mode de vie.

Sur l’anthropologie, quant à la dynamique qu’elles inaugurent, les religions diffèrent profondément[1. Quant à la différence islamo-chrétienne sur ce plan, voir le chapitre 6 du dernier livre d’Alain Besançon, Problèmes religieux contemporains, Éd. De Fallois, 2015.]. Les différences sont encore plus flagrantes en ce qui concerne les disciplines quotidiennes. Le christianisme, même catholique, a cessé ces dernières décennies d’être un mode de vie. À l’opposé, l’islam, on le voit désormais en Europe, s’identifie par des manières de s’habiller, de se nourrir, de scander la journée… qu’il impose dans l’espace public, en faisant valoir ses interdits d’une façon que des reportages à Saint-Denis ou à Molenbeek ont décrite récemment. Michèle Tribalat a montré l’efficacité de cette occupation du temps et de l’espace ces dernières décennies : raréfaction des mariages mixtes, transmission religieuse de plus en plus assurée dans les familles. En France, le taux de transmission de l’appartenance religieuse était pour les musulmans de 86 % dans les années 1980, contre 43 % vingt-cinq ans auparavant. Chez les catholiques l’évolution a été inverse, passant de 68 % à 60 %[2. Assimilation, la fin du modèle français, Éd du Toucan, 2013, p. 161.]. [access capability= »lire_inedits »]

Une religion identifiée par un mode de vie a des implications politiques directes parce qu’elle rend homogène le groupe des croyants, mettant ainsi ses fidèles à part. L’islam impérial, l’islam dominant, a pu neutraliser cette propension, il a su alors gérer la diversité et proposer une sagesse pratique[3. Cf Adrien Candiart, « Comprendre l’islam, ou plutôt pourquoi on n’y comprend rien », Urbi et Orbi, sur le site de La Croix, 25/11/2015.]. Au contraire un islam déraciné et sur la défensive pratique chez nous ce que Paul Yonnet a pu appeler une « autoségrégation ». Il est sans doute vain dans le cas d’un islam engagé dans une surenchère aux pratiques discriminantes, comme le salafisme, de se demander où est la frontière entre le politique et le religieux. Quiétisme ou activisme, ces deux attitudes sont sans doute incompatibles à un moment donné, mais parce qu’elles mettent en œuvre la même passion de se séparer, on passe facilement de l’une à l’autre. Dans l’islam, l’autonomie du politique a du mal à s’enraciner parce que les domaines religieux et politique sont peu distingués. On voit des hommes pieux passer à l’acte, on voit aussi des politisés incroyants (au départ) prendre feu pour l’islam. On a vu surtout des régimes nés laïques, comme celui de la Turquie moderne ou celui du Baath irakien, s’islamiser sans qu’un seuil soit repérable, comme si le religieux et le politique c’était la même chose autrement. Une structure mentale semble d’ailleurs chez beaucoup, coiffer le politique et le religieux : l’opposition frontale à la modernité, « l’islam contre tout le reste »[4. Formule d’un islamiste anglais repenti dont Michèle Tribalat présente l’autobiographie en épilogue du livre précité.]. Et si l’attachement aux signes et aux interdits qui « font la différence » paraît souvent plus systématique dans nos banlieues que dans les pays d’émigration[5. Voir à ce sujet dans Marianne le témoignage de l’universitaire algérien Fawzi Benhabib habitant Saint-Denis.], c’est évidemment que le défi à relever est plus direct à Paris qu’au pays. C’est pourquoi nous assistons à la constitution chez nous d’éléments d’une contre-société musulmane dont on se demande où elle va, à quelles séductions elle peut succomber.

Quand nos principes nous divisent

Cette situation, peut-on croire, fait augurer un avenir dramatique voire apocalyptique. Les « padamalgame ! » ressassés n’empêchent pas qu’on ressente comme une menace le séparatisme quotidien de nombreux musulmans. On a tendance à penser : ils font société à part, ils se réclament d’une culture allergique à la démocratie, pas étonnant que leur ressentiment se condense à l’occasion en folie meurtrière. Aller ainsi directement du banal au pire, c’est oublier les responsabilités de la société française dans l’isolement des musulmans et aussi le seuil décisif de la crise d’adolescence dans les biographies de djihadistes. Pourtant si ce schéma reste prégnant dans les mentalités, ce n’est pas sans raison. Daech ne recrute qu’une infime minorité des musulmans, mais ses adeptes se sont tous voués à la cause de l’islam ou à l’idée qu’ils en ont. Olivier Roy réfère le djihadisme au nihilisme d’une partie de la jeunesse occidentale, toutes origines confondues. Mais ce nihilisme a un lien particulier avec l’islam. En effet, l’attitude « islam contre tout le reste » touche au nihilisme par le centrement sur soi et le mépris du « reste ». À cause de cette connexion, l’amalgame subsistera dans les mentalités si l’on n’admet pas qu’il y a deux questions, à ne pas confondre et à ne pas isoler, celle du terrorisme et celle de l’islam.

La première difficulté que nous rencontrons quand nous essayons de penser et de construire le lien entre les musulmans de France et leurs concitoyens, c’est celle du sens donné aux mots essentiels. À l’usage, les mots de la devise républicaine, aussi bien que le mot laïcité, se révèlent de faux amis. On invoque l’égalité et la fraternité mais d’un côté, c’est pour dire que les musulmans n’en ont pas leur part en France, de l’autre qu’ils ne les mettent pas en pratique chez eux, donc qu’ils ne remplissent pas les conditions pour entrer dans la communauté civique qui s’est donné de tels principes. Ces incompréhensions tiennent à ce que, dans le cadre d’une communauté civique affaiblie où les droits de l’individu sont le dernier repère, égalité et fraternité au lieu d’être des principes d‘action, des tâches communes, des devoirs, sont des créances sur l’État. Cette perversion nous engage dans une logique de séparation, chaque groupe s’identifiant à ce qui lui manque alors qu’il estime y avoir droit. On pourrait dire la même chose de la tolérance et des usages contradictoires qui en sont faits.

Que nos principes ne nous unissent plus si on les détache de l’appartenance civique, les malentendus querelleurs autour de la laïcité le montrent : implique-t-elle un refoulement strict des religions dans le privé ou bien demande-t-elle qu’on sanctuarise pour chacune le territoire qu’elle revendique ? Une société de droits rivaux ne peut pas former un ensemble intégré.

On a des chances de comprendre le malaise et même le malheur d’être déchiré par de tels malentendus, si l’on se rappelle qu’il y a peu, jusqu’aux années 1980, comme le montre Michèle Tribalat, une partie des immigrés musulmans se sont, en se « sécularisant », rapprochés des autres Français et même assimilés – sécularisation signifiant qu’ils ont valorisé et investi personnellement un domaine pour eux nouveau, la citoyenneté (dont l’État-providence était une concrétisation). Ceci les mettait à distance de l’englobant qu’était leur religion infuse dans toute la vie. Après d’autres arrivants, certains musulmans ont trouvé suffisamment significatif le débat public en France pour s’y impliquer et en être transformés. Leur intégration s’est faite grâce à la politique qui pouvait alors brasser et mêler des matériaux divers dans son courant, ce qu’elle ne fait plus quand elle stagne comme actuellement. Malgré cela, des optimistes voient l’intégration se poursuivre par le simple effet du vivre-ensemble. Ils en donnent comme preuve, la fréquence des patronymes arabes chez les médecins, avocats, commerçants… Cette thèse, notamment défendue par Olivier Roy[6. Voir par exemple, La Peur de l’islam, Éd. de l’aube, 2015.], revient à soutenir que les musulmans sont en fait plus intégrés qu’on ne le croit et qu’ils ne voudraient l’être. Outre qu’elle oublie peut-être la tendance récente au séparatisme, soulignée par Michèle Tribalat, elle ne correspond pas au modèle français classique d’intégration (de Gambetta et Zola jusqu’à Sarkozy et Valls) par la politique, donc par la volonté de participer à une histoire en cours.

L’année 2015 nous a permis de comparer, sur le cas justement de l’islam de France, l’intégration sociale et coutumière, et l’intégration civique. Le défaut d’intégration civique a été illustré par l’absence des musulmans à la manifestation du 11 janvier, alors que l’existence d’une intégration à la société et à l’espace national explique leur indignation après les attentats du 13 novembre. La République a été invoquée dans les deux cas, mais celle de novembre désignait un espace commun menacé par des attentats aveugles alors qu’en janvier l’enjeu, plus exigeant, était la défense d’un régime de liberté et de débat où l’islam n’était pas nécessairement épargné.

Si c’est la dynamique politique qui nous fait défaut, on ne peut pas incriminer les seuls musulmans. Son épuisement est plutôt révélateur de notre asthénie collective, qui s’exprime par notre incapacité à traduire nos problèmes en tâches communes, avec son corollaire qu’est la séparation des élites et de la masse. C’est à propos de la présence musulmane que cette asthénie apparaît le plus clairement. Si en effet on excepte des marges qui avouent leur inquiétude sans s’y résigner, deux courants principaux se partagent l’opinion, concluant l’un et l’autre à une certaine forme de passivité. Au Front national, on tempête et on désespère, on rêve de se débarrasser du mauvais objet. Du côté d’un libéralisme facile, on pense (on pensait jusqu’au 12 novembre ?) qu’il n’y a pas vraiment de problème, sinon dans la mentalité des Français.

La situation française peut apparaître désespérante, voire désespérée. Ressenti comme une menace externe, l’isolationnisme musulman est largement un effet et un symptôme de la crise générale d’un pays à un point bas de son histoire : impuissant depuis dix ans devant le chômage, sous tutelle européenne, incapable de maîtriser ses dépenses publiques, désinvesti par ses élites, en crise de représentation. Tout cela, qui contribue à notre fameuse déprime, peut être désigné comme une situation historique de désœuvrement. La France a naguère montré la voie, désormais, elle ne se voit plus de mission, ni même d’orientation claire. On ne lui adresse pas d’autre message que la consigne de s’adapter.

Mais il se peut que, comme à d’autres moments de notre histoire, des difficultés jugées insurmontables soient l’occasion et la voie d’une invention. Moderniser une monarchie ancienne ancrée dans l’absolutisme pouvait paraître en 1780 aussi nécessaire qu’impossible, de même qu’en 1870, sortir de l’oscillation entre instaurations républicaines utopiques et restaurations autoritaires de l’ordre. Maintenant, pouvons-nous discerner un avenir à travers nos problèmes, particulièrement celui de l’islam ? La présence de musulmans parmi nous est durable, elle ne peut que devenir plus nombreuse, à cause de la proximité d’un Maghreb instable, à cause de la démographie de l’Afrique subsaharienne. Nous ne sommes pas en Europe les seuls à compter des millions de musulmans sur notre territoire, mais nous avons des responsabilités historiques particulières. Nous ne savons pas quel tour prendra la crise générale de l’islam, mais nous savons que la zone de contact islamo-européenne traverse notre pays, et que nous avons là un rôle à jouer.

L’enjeu, c’est l’affirmation, ou non, d’un islam français et plus largement européen. Le point décisif, c’est la consistance et la légitimité des appartenances politiques nationales, sur quoi s’opposent le système européen (chrétien ou postchrétien) et le monde musulman. Pour les musulmans de France, Pierre Manent l’a très bien vu[7. Dans Situation de la France, Éd. Desclée de Brouwer, 2015.], le seuil à franchir est la rupture avec l’oumma. 0n lui a reproché de demander à ce propos l’impossible. Mais il se peut que l’indignation de la grande majorité des musulmans d’ici après les attentats, exprimée par leurs représentants, annonce un tournant, la conscience nouvelle que leur sort est celui du pays où ils se trouvent, alors que ceux qui se recommandent de l’oumma les menacent. Comme la ruée des Syriens vers l’Allemagne, la réaction à la fois réaliste et horrifiée des musulmans de France participe peut-être d’un basculement vers l’Europe de populations dont la communauté musulmane était le seul horizon. Dans ces conditions peut s’affirmer en France un leadership musulman pour qui la citoyenneté comporte des obligations de principe. Ces obligations, c’est à l’État de les affirmer clairement. La monogamie, l’échange des regards et des visages dans les lieux publics, le droit de se marier librement, celui de quitter l’islam ne sont évidemment pas « négociables ». Si ces conditions d’une entrée de l’islam dans l’espace républicain étaient définies et admises a priori, si une représentation reconnue de l’islam désapprouvait les comportements « séparatistes », ce qui a été manqué avec le CFCM, pourrait alors être engagé et les musulmans devenir pour nous non seulement un souci majeur mais les partenaires d’une invention historique.

Pour que cela se réalise, il faut que le corps politique national sache engager avec l’islam un débat de fond sur l’éthique commune. Donc, le modèle d’intégration individuelle se révélant insuffisant, que la communauté musulmane en tant que telle soit présente au débat républicain. Cela suppose que la querelle de la visibilité soit dépassée, que l’islam ne soit pas d’un côté l’invisible ou ce que l’on ne voudrait pas voir et de l’autre, ce qu’on a le devoir d’exhiber en permanence. L’islam pourrait, alors, comme les confessions chrétiennes, participer au débat civique, contribuer par des ONG à l’action sociale et éducative, et aussi s’exprimer sur ce qui concerne le « sociétal ». Du côté de la République, comme du côté de l’islam, il s’agit en somme de prendre l’autre au sérieux, de ne plus considérer ni l’islam comme un détail, ni la résidence en France comme une contingence sans valeur, encore moins l’État comme un simple débiteur de services. La question devient donc : l’énergie pour s’affirmer dont font preuve les musulmans de France peut-elle être réorientée et devenir une contribution au civisme national ?

Un chantier global

Le système politique français est-il à la hauteur de ces enjeux ? Non ! Il en est loin. Rien n’est moins français actuellement que le « Nous y arriverons ! » d’Angela Merkel. Au contraire nous déclinons notre prétendue impuissance sous deux formes : l’impuissance cynique et l’impuissance idéaliste. La rhétorique du « barrage au FN » est à cet égard trompeuse parce qu’improductive. C’est avec raison que l’on reproche au FN de ne pas avoir de politique, mais s’opposer à une non-politique ne suffit pas à fonder une politique, à combler le vide d’idées des partis de gouvernement. La seule fois que le FN a été mis en échec, c’était à la présidentielle de 2007, quand Sarkozy – brocardant celui qu’il allait remplacer comme un « roi fainéant » – a fait croire aux Français qu’ils allaient être gouvernés non pas en apparence mais vraiment, ce qui n’a pas été le cas. Aujourd’hui, le défi de l’islam (si nous ne le réduisons pas à la question de la sécurité) et la réaction de nos compatriotes musulmans en novembre nous offrent, sur un point crucial, l’occasion de dépasser nos craintes et nos regrets en redéployant nos capacités.

Ce chantier est un chantier global, il doit être attaqué à plusieurs niveaux. Au niveau religieux, il s’agit de reformuler la laïcité ; au niveau politique, il s’agit de faire peuple en surmontant la sécession des élites ; au niveau moral, il s’agit de penser l’avenir non selon des contraintes et des idéologies, deux formes du « tout fait » comme disait Péguy, mais au vu de tâches à entreprendre et à poursuivre, selon l’espérance.

La laïcité ne doit pas être une laïcité de séparation et d’ignorance, inefficace dans les « quartiers » parce qu’elle porte à ne pas prendre la religion au sérieux donc, dans la pratique, à ignorer le sens des accommodements qu’on accepte. Du côté des musulmans, entrer dans la laïcité c’est rompre avec l’holisme, avec la représentation de l’islam comme un mode de vie complet, donc aussi à admettre que l’islam a connu et peut connaître des variations, qu’il a une histoire[8. Spontanément, l’islam se voit anhistorique, début et fin de la révélation. Dans Relire le Coran, Éd. Albin Michel, 2012, Jacques Berque remarque que le mot « temps » ne figure pas dans le texte.], dont il doit rendre compte, comme Jean-Paul II l’a fait pour le catholicisme en 2000, au lieu d’en rester aux évocations apologétiques (l’Andalousie !). De l’autre côté, une laïcité de délibération doit rompre avec le dogmatisme individualiste, pour qui la société est pure immanence, pur exercice des droits actuels, n’ayant besoin ni d’idées d’avenir ni d’institutions, idéologie qui fait imaginer par exemple une école sans autre repère que l’égalité et le confort des élèves. Le réflexe de proscrire certains sujets de débat (que l’on a vu à l’œuvre à propos du mariage homosexuel) prive la démocratie de force intégrative.

L’intégration des diverses composantes suppose que le peuple qui les reçoit ait une consistance. On ne peut pas faire peuple quand, comme en France, les élites tiennent la majorité pour indigne et incapable, quand on demande de la générosité à ceux qu’on méprise, quand on espère obtenir les sacrifices que suppose l’intégration de gens auxquels on ne donne rien à admirer chez ceux qu’ils doivent rejoindre. Et puis, comment prêcher l’ouverture et l’accueil d’un pays qu’une partie de plus en plus grande de la nouvelle génération[9. Dans  Le Monde (14/10/2015), Julia Pascual reprend des chiffres de l’INSEE : en 2013, 193 000 « nés en France », dont 80 % de 18-25 ans, ont quitté le territoire alors que 78 000 sont revenus : solde négatif, 120 000.] quitte, faute d’y voir un avenir ?

Moralement nous sommes entravés par des idéologies, c’est-à-dire des conceptions fixistes, prédéfinies, de l’avenir. Ainsi l’idéologie islamiste existant à la marge chez ceux qui n’ont rien d’autre à leur portée et surtout l’idéologie des droits individuels qui, à sa manière, évoque un indépassable, donc participe de « l’ineptie de vouloir conclure » comme disait Flaubert. Les uns et les autres, les fanatiques et ceux qui n’attendent rien, veulent se tenir dans un universel direct, effectif, contrôlé, arrêté. Ce lieu utopique est aussi celui des querelles sans issue. Nous avons besoin au contraire d’un universalisme d’espérance, vers quoi s’orientent diverses entreprises historiques. Parmi celles-ci l’une est à la portée des Français, devant eux, s’ils savent s’en rendre capables. [/access]

*Photo : SIPA.00487457_000003

JDD: l’étrange sondage

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On peut se demander ce qui a pris le Journal du dimanche du 31 janvier, qu’on appelle parfois par son petit nom de JDD ?  Il a proposé un sondage pour le moins douteux.  En une, le titre, ça va encore : « Vivre ensemble. L’enquête qui inquiète. Antisémitisme et islam au cœur d’une étude Ipsos» Bon, ça sent bien le titre un peu putassier caché derrière une belle excuse « scientifique » mais en la matière, on a été habitués à bien pire.

En revanche, on se rend aux pages indiquées et là, il vaut mieux avoir le cœur bien accroché. Une question, notamment, interroge les sondés sur les « problèmes (comportements agressifs, insultes, agressions) » qu’ils ont « personnellement rencontré » avec différents groupes ethniques ou religieux au cours de l’année. Les catégories, proposées par Ipsos, sont les suivantes : Maghrébins, Roms, de confession musulmane, d’origine africaine, de confession catholique, de confession juive, d’origine asiatique.

Déjà, première anomalie : depuis quand, dans la république française, est-on classé de cette manière ? Ou plus exactement, en quoi cette classification est-elle pertinente pour « classer » (ficher ?) ceux qui vous auraient posé « des problèmes ». Pour l’anecdote, les réponses positives vont, dans l’ordre, de 29% (pour les Maghrébins) à 2% (pour les Asiatiques). Et d’en tirer les conclusions que les juifs vivent dans la peur, que les musulmans sont rejetés et que nous vivons une époque de « choc des religions ».

Et puis c’est quoi un « problème » ? Se faire insulter ? Voler sa bagnole ? Mitrailler à une terrasse ? Voir une femme en burqa dans la rue et ne pas apprécier la chose ?

Le plus choquant sans doute est la méthodologie utilisée pour ce sondage. On apprend en tout petits caractères qu’il  y a des « répondants juifs » et des « répondants musulmans » Apparemment pas de répondants roms, africains, asiatiques. Ou alors ceux-ci sont confondus avec l’ensemble des Français, indiqué comme première catégorie répondante, ce qui sous entendrait que juifs et musulmans ne font pas partie de l’ensemble des Français… Sans compter que le journal reste très flou sur ce qui a fait qu’un sondé se définisse comme juif et un autre comme musulman. Je le comprends, d’ailleurs, le sondé : l’idée de me définir comme catholique, par exemple, ce que je suis puisque je suis baptisé, que j’ai communié et même que je suis confirmé, me semblerait totalement incongrue pour être interrogé dans un sondage, sauf un sondage qui porterait sur la pratique religieuse et la déchristianisation de la société, par exemple.

Sous prétexte, en plus, d’éclaircir la situation, le sondage pose des questions qui incitent ouvertement à des représentations racistes. Ainsi demande-t-on aux sondés musulmans et à l’ensemble de la population s’ils pensent par exemple, que les juifs sont plus intelligents que la moyenne ou s’ils sont trop nombreux en France. On demande aussi si ça vous gênerait de voir votre fille épouser un noir. Même en prenant hypocritement la précaution qui consiste à dire, par exemple, dans la question « Voilà des opinions que l’on entend parfois à propos des juifs »,  eh bien même, là, ce ne sont pas des opinions, mais des préjugés, désolé…

Outre le côté pompier pyromane d’un tel sondage dans un contexte comme celui de la France post-13 novembre, il pose deux problèmes. Le premier, on le connaît, il est inhérent aux sondages. On leur fait dire ce qu’on veut et même on peut leur faire fabriquer l’opinion qui arrange ceux qui les commandent. Qui va faire croire que Macron est l’homme politique le plus populaire du moment ? Et pourtant les sondages le disent. Il est vrai que si la question est « Préférez vous dire que Macron est sympathique et a de bonnes idées ou voir votre maison brûler, votre femme vous quitter et vos enfants devenir drogués ? » il y a de fortes chances que Macron s’en sorte bien. Le deuxième, c’est que cette grille de lecture de la France est totalement communautariste, pour ne pas dire pire.

Une « enquête hors norme » qu’ils disent au JDD. Effectivement. Tout ça sous prétexte de pousser un cri d’alarme. Contre quoi ? Le communautarisme ? Alors on ferait mieux d’éviter, pour ce faire, de parler comme l’adversaire qu’on veut combattre.

GPA: l’éthique n’est pas un supplément d’âme

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Aujourd’hui, se tiennent à l’Assemblée nationale les Assises pour l’Abolition Internationale de la Maternité de substitution. L’organisation de cet événement témoigne d’une prise de conscience : la fécondation in vitro, saluée depuis bientôt quarante ans comme l’alliance irréfutable de la prouesse scientifique et du désir d’enfant, porte en elle des dimensions infiniment discutables. Longtemps, les images de bébés radieux et de couples heureux exhibés à la télévision en ont masqué les aspérités.

Or, ces assises invitent à une interdiction internationale du non moins international marché de la maternité, qui compte ses usines, ses intermédiaires, ses tarifications, ses offres, son langage et son style. Question standing, le « choix » d’une mère porteuse, en Californie par exemple, passe par la sélection de la couleur des yeux, du niveau d’études précisé et d’autres critères bien définis. En Inde, plus modestement, les centres reproduction hébergent des femmes miséreuses enfermées du premier au dernier jour de leur grossesse pour porter un enfant (commandé et acheté par d’autres) qui leur sera livré contre de maigres émoluments.

Partout, règne le même fanatisme du contrat, le même discours mensonger sur l’altruisme, qui occultent des situations juridiques inextricables où l’enfant perd son droit de savoir qui est son père et sa mère et où le droit de la filiation se perd tout court. Plus grave encore, ces femmes-ventres qui ne sont plus les mères des enfants qu’elles ont portés et dont elles ont accouché préfigurent probablement les gestations en machine que l’avenir posthumain nous annonce.

Médiatiquement, le terme de « gestation pour autrui » s’est imposé. Trois mots, gestation, pour, et autrui, en appellent à l’idéologie du don, de l’altruisme, dans la suavité de la novlangue bio-éthique qui endort les esprits depuis des dizaines d’années. C’est dans cette même langue que se prennent les décisions juridiques et institutionnelles ouvrant la voie à des échanges marchands et des esclavages d’un nouveau genre.

Si l’on appelait ces tractations par leur nom, par exemple « contrats de location d’utérus », la marchandisation du corps des femmes, l’émiettement de l’engendrement, l’objectivation des enfants, et le viol des lois de certains pays par fait accompli apparaîtraient de manière plus saillante. Quiconque a contemplé une fois dans sa vie un tel contrat est moins avide des sucreries bioéthiques. J’en tiens des exemplaires à la disposition de tout lecteur intéressé.

Il y a près de quarante ans, la fécondation in vitro a d’abord marqué le transfert de techniques qui avaient fait leurs preuves dans l’industrialisation de l’élevage. Dans ce théâtre de bébés désirés, des sigles sont apparus (PMA., NTR, AMP), consacrant la généralisation d’un vocabulaire économique ou industriel. S’est même créé Euromater, un projet européen d’association de mères porteuses des années 80, tandis que les banques (de sperme), les stocks (d’embryons) se constituaient et que la « traçabilité » désignait la filiation.

La société « gynetics » vendait des produits de prélèvement et de transfert. « Imagyn » proposait un système transcervical pour la falloscopie. Gift et Zift nommaient des procédures de transfert de gamètes. Dans les colloques de gynécologie, les seringues semblaient tout à coup trop proches des muqueuses délicates, l’industrie trop proche de la science, l’inconscient trop proche du marché. « Looking at the future », déclaraient des firmes vendant des inhibiteurs hormonaux. « Affranchissons-nous de la sexualité », proclamait une bannière de l’INRA. « Le futur est présent » décrétait l’entreprise Delfia sous une planète ourlée de spermatozoïdes et nimbée d’un halo fluorescent.

Pendant ce temps, la maternité, pas encore séparée de l’enfantement, était découpée en fonctions génétique, utérine, adoptive, sociale, porteuse, de substitution. Le corps féminin fouillé, exploré, hyper-stimulé, ponctionné. Et un philosophe, François Dagognet, pouvait écrire : « La grossesse tisse des liens difficiles à déchirer entre la mère et le fœtus. Mais il n’en faut pas moins briser le concept de maternité ». De telles affirmations sont-elle vraiment d’ordre scientifique ?

Ignorant cette violence, vous trouverez sur le site Needmoms.com, tout sourires dehors, le lien vers « Extraordinary conceptions », une agence internationale de mères porteuses. Parmi les perles juridiques, on retiendra ceci : le mari d’un chanteur illustre déclaré mère à l’état-civil de son enfant. Et comme perle tout court, ce propos d’une non moins célèbre actrice : « Nous avons fait le gâteau du bébé et nous l’avons mis dans un autre four ».

En faut-il davantage ? Pendant que se dessinait ce monde à la Huxley, les médias unanimes célébraient le progrès scientifique et la générosité des donneurs. Le « projet parental », maître mot de cette langue inédite, ni commune, ni scientifique, ni juridique, allait bientôt « neutraliser » les parents, les faire disparaître en tant que père et mère [1. Qui ont bien du mal à conserver une place dans de nombreux textes de loi.]. Au sein de la science la plus pointue, semble ainsi prévaloir l’inconscient le plus archaïque, jubilant de l’auto-engendrement, tendant à effacer le corps et le désir pour magnifier la Volonté, qui, comme chacun sait, est de fer.

Alors, que faire ? Ces assises témoignent d’une résistance au franchissement d’un nouveau seuil. Seul la perspective du clonage humain avait eu le pouvoir de soulever un tel cri d’indignation. Puisse cette prise de conscience être l’occasion d’une relecture moins chargée d’anathèmes. Toutes les objections à la GPA ne sont pas d’ordre religieux ou naturaliste. Toutes méritent en tout cas d’être écoutées ; c’est le terrorisme intellectuel qui doit être écarté, pas la pensée qui se cherche. De nombreux citoyens perçoivent que quelque chose ne tourne pas rond dans cette affaire mais échouent à l’énoncer. Puissions-nous poser les bonnes questions : pas seulement celles, en forme d’expertise, sur l’état des enfants, mais celles, en forme d’interprétation, qui se demandent ce qui est en train de se passer.

Miss Univers et le désir attrapé par la queue

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Une amie vient de m’écrire, affolée : l’un de ses multiples amants, par ailleurs important responsable d’une grande université de province, lui a confié hier soir qu’il restait insensible au charme de Miss Lituanie.

Comme elle-même a un petit quelque chose de Miss Pays-Bas, sans doute s’est-elle inquiétée.

J’avoue que je ne savais rien de Miss Lituanie, ni de Miss Univers en général. À peine si j’avais capté que le dernier concours, en décembre, avait donné lieu à l’une des plus magistrales bourdes de l’histoire de la télévision…

J’ai donc cherché, et je suis tombé sur tout un catalogue de postulantes à ce titre apparemment désirables.

Ah my God !

Ce n’est pas qu’aucune d’entre elles ne soit rigoureusement jolie — elles le sont toutes, chacune individuellement — et même parfaitement jolies. Mais c’est en masse qu’elles sont terrifiantes de standardisation, de conformisme esthétique et de mensurations identiques. Imaginons-les toutes à la fois dans le lit d’un honnête homme : il aurait le tournis à constater (je laisse les lacaniens d’opérette réécrire ce verbe comme ils l’entendent) toutes ces quasi-jumelles. À ne pas pouvoir les identifier.

Alors, je ne sais pas trop ce que sous-entendait ce monsieur en indiquant sa quasi-répulsion — mais je le devine. Jolies, sans doute. Indésirables, certainement. Les voici en maillot de bain, elles pourraient être déshabillées, je redirais ce que Dorine dit à Tartuffe : « Et je vous verrais nu du haut jusques au bas / Que toute votre peau ne me tenterait pas ».

Le désir se nourrit de chair, pas de papier glacé. En l’occurrence, elles sont si peu réelles qu’on les dirait photoshopées : le désir n’est pas une mouche, il ne peut pas s’accrocher sur une académie si parfaitement lisse, il lui faut quelques aspérités. Un nez différent, un sein qui ne soit pas exactement conforme au standard, un sourire qui exprime autre chose que l’exploit d’un orthodontiste, une taille que l’on ait envie de saisir avec autre chose qu’un objectif photographique. Entre ces mensurations prétendument « de rêve » et une ligne d’André Breton (« Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre »), j’avoue que je n’hésiterais pas un instant — et qui de nous, d’ailleurs ?

Dans Dr No — le roman, pas le film —, il y a une scène que j’aime suprêmement, quand Bond, au petit matin, découvre sur l’île fatale une sublime fille sortant de l’onde comme une Vénus caraïbe — Honeychile Rider : « It was a beautiful face, with wide-apart deep blue eyes under lashes paled by the sun. The mouth was wide and when she stopped pursing the lips with tension they would be full. It was a serious face and the jawline was determined—the face of a girl who fends for herself. And once, reflected Bond, she had failed to fend. For the nose was badly broken, smashed crooked like a boxer’s. Bond stiffened with revolt at what had happened to this supremely beautiful girl. No wonder this was her shame and not the beautiful firm breasts that now jutted towards him without concealment. »

Et quelques pages plus loin, 007 note : « Now Bond loved the broken nose. It had become part of his thoughts of her and it suddenly occurred to him that he would be sad when she was just an immaculately beautiful girl like other beautiful girls. »

De façon significative, les producteurs du film de 1962 ont renoncé à casser le nez d’Ursula Andress — et quand je l’ai vue sortir de l’eau à l’époque,moi qui avais lu le livre, j’ai été fort déçu qu’ils n’aient pas osé aller au-delà des convenances esthétiques — tout comme ils avaient effacé la fameuse cicatrice sur la joue de Bond. Pff…

De façon significative, on se pose moins de questions quand il s’agit d’un homme, auquel on concède très vite, dans l’ordre du désir, toutes sortes de défauts visibles et invisibles — de ceux qui constituent le charme. Regardez Casanova, les yeux à fleur de tête, un nez aquilin impensable, la structure même d’un oiseau de proie — mais quel délicieux frisson devait courir à la surface de toutes les petites Pompadour des années 1750 à l’idée d’être dans la serre d’un tel homme !

Regardez Mirabeau, avec sa trogne impossible — l’un des plus grands séducteurs du XVIIIème, un siècle qui pourtant n’en manquait pas — et écoutez ce qu’en dit Chateaubriand, qui pourtant ne l’aimait guère : « La laideur de Mirabeau, appliquée sur le fond de beauté particulière à sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange, compatriote des Arrighetti. Les sillons creusés par la petite-vérole sur le visage de l’orateur, avaient plutôt l’air d’escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile : il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion. »

Ah, combien de femmes ont dû rêver, dans les années 1780, à être saisies par cette patte d’ours… C’est autour de la part d’animalité que se construit le désir — aigle ici, ou plantigrade là. Pas dans le papier glacé.

D’ailleurs, n’est-il pas significatif que Monsieur Univers (cela existe aussi, Arnold Schwarzenegger a remporté jadis le titre) soit un miracle de la testostérone, et non un quelconque bellâtre ? Au moins, chez les hommes, on affiche l’artificialité.

Alors, je ne sais pas ce que sous-entend la critique de tel ou tel universitaire peut-être en panne de désir. Mais je sais, moi, que Miss Lituanie et toutes ses consœurs n’ont rien de désirable, alors que la ville est pleine, à chaque instant, de créatures réelles que l’on roulerait volontiers dans un tapis pour les ramener chez soi — comme Cléopâtre, dont on sait que le nez…

*Photos : SIPA.AP21683449_000045 / Capture écran Dr No / Wikimedia commons

L’ambassade d’Ukraine veut faire interdire un docu sur Canal+

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Ce soir Canal+ devrait diffuser dans le cadre de « Spécial investigation » un documentaire de Paul Moreira qui évoque la question très controversée du rôle des milices néonazies en Ukraine, avant, pendant et après Maïdan. J’ai utilisé le conditionnel « devrait » parce que d’intenses pressions sont exercées actuellement sur la chaîne pour qu’elle déprogramme purement et simplement le doc de Moreira.

Dans un communiqué officiel, l’ambassade s’en prend violemment au réalisateur qui, bien sûr, « donne au spectateur une représentation travestie et mensongère de la situation en Ukraine. »

En vertu de quoi, explique l’ambassade d’Ukraine, « la version de M. Moreira des événements en Ukraine, y compris l’annexion illégale de la Crimée, est une douce musique aux oreilles des partisans des théories du complot et des propagandistes pro-russes. Cela fait de ce reportage un pamphlet à la hauteur des pires traditions de désinformation. »

Suite logique du raisonnement officiel ukrainien : « L’auteur a créé un film qui génère des préjugés et induit les téléspectateurs en confusion sur les événements tragiques que l’Ukraine a subi ces derniers temps. » L’adjectif « ukrainophobe » n’a pas été utilisé, mais c’est tout juste…

Mais le meilleur est pour la fin, le gouvernement de Kiev aurait pu tout à fait légitimement demander un droit de réponse ou un débat contradictoire sur la chaîne. Mais pas du tout, ce que demande l’ambassade à la chaîne, c’est la censure pure et simple, l’interdiction. Jugez par vous-même : « Ce n’est pas du pluralisme dans les médias, mais de la tromperie, et Canal+ serait bien avisé de reconsidérer la diffusion du film. Vous le savez, sans doute, ce genre de journalisme déloyal est une arme très puissante qui peut en effet être utilisé au détriment de vos téléspectateurs… »

Alors, cher ambassadeur d’Ukraine, j’ai deux ou trois petites choses à vous dire.

Primo : dans cette longue lettre, vous ne contestez concrètement aucun des « mensonges » et autres « désinformations » ou procédés « conspirationnistes » dont vous accusez Moreira. Pourquoi ? Pourquoi ne pas argumenter factuellement si par exemple la contre-enquête sur le massacre de 45 civils russophones à Odessa, dans l’incendie de la maison des Syndicats, relève de la propagande téléguidée par le Kremlin ?

Secundo : merci de nous faire prendre à tous un coup de jeune : on croirait vraiment que cette lettre a été écrite en URSS aux pires temps de Brejnev.

Tertio : on a bien sûr le droit d’être en désaccord, total ou partiel, avec Paul Moreira. Perso, ça m’est arrivé plus d’une fois, et parfois très rudement. Mais on n’a pas le droit de criminaliser son travail ou sa réflexion et encore moins d’exiger sa censure.

On note dans que dans cette campagne, le lobbying de l’ambassade a été efficacement relayé par certains de nos confrères, notamment Benoît Vitkine, le très engagé spécialiste de l’Ukraine au Monde. Celui-ci reproche notamment à Moreira « d’éluder aussi toute analyse nuancée du nationalisme ukrainien et de ses ressorts, amalgamant nationalisme, extrême droite et néonazisme. Au sein même des groupes que Moreira étudie, les néonazis constituent une minorité. » Avouez qu’on a connu le quotidien du soir plus offensif contre le nationalisme radical, et moins sourcilleux de trier le bon grain de l’ivraie entre « extrême droite et néonazisme ». Nuance, nuance…

Pas de nuance, en revanche, pour le bilan globalement très négatif du doc, pour Vitkine, qui conclut ainsi : « Le rôle de chevalier blanc que s’arroge Paul Moreira, en prétendant dévoiler des vérités passées sous silence, ne tient pas. L’expérimenté documentariste s’est attaqué à un sujet réel. Il a choisi de « regarder par lui-même », nous dit-il. Mais n’a vu que ce qu’il voulait voir, remplaçant les masques par des œillères. »

Des attaques auxquelles Moreira fait une réponse fort argumentée sur son blog : « Benoît Vitkine insinue, sans rien citer à l’appui, que mon propos serait de mettre en lumière « l’installation d’un nouveau fascisme en Ukraine. » Vitkine doit être sacrément en colère pour écrire des choses pareilles. Je n’ai jamais dit que le fascisme s’était installé en Ukraine. La phrase clé de mon doc est : « La révolution ukrainienne a engendré un monstre qui va bientôt se retourner contre son créateur. » Puis je raconte comment des groupes d’extrême droite ont attaqué le Parlement et tué trois policiers en août 2015. Jamais je n’ai laissé entendre qu’ils étaient au pouvoir. Même si le pouvoir a pu se servir d’eux. »

Il est un argument dont Moreira n’use pas, sans doute par timidité confraternelle. Il a tort. A mes yeux, il aurait du mettre en demeure Vitkine d’expliquer pourquoi il ne parle à aucun moment de la volonté de censure de l’ambassade d’Ukraine alors que son papier a été publié 48 heures après le communiqué de l’ambassade, et republié 72 heures après. La censure, c’est peanuts, au Monde en 2016 ?

Ce silence regrettable de mon confrère du Monde appelle un dernier commentaire de ma part. On n’a pas le droit de rester neutre face à une tentative honteuse de censure. Ici, c’est la France, pas le Qatar ou la Corée du Nord.

*Photo : SIPA.00676237_000010

Hillary Clinton: être une femme ne suffira pas

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Hillary Clinton primaire

Comme en 2008, Hillary Clinton a comme meilleure promesse celle d’être potentiellement la première femme présidente de l’histoire des Etats-Unis. Mais elle doit beaucoup au parcours et à la personnalité de son mari Bill. Son meilleur directeur de campagne n’a rien perdu de sa popularité et il est souvent plus applaudi que sa femme dans les meetings où la nostalgie de la prospérité des années 90 domine. En réalité, l’ancien président entend bien prolonger son aventure politique et familiale par l’intermédiaire de son épouse (on parle déjà du destin politique de Chelsea Clinton…). La santé fragile de Bill le contraint sans doute à baisser de rythme ce qui donne plus d’espace à Hillary. Mais les sorties d’hôpital de l’ancien gouverneur de l’Arkansas ne rajeunissent pas l’image du couple.

Si l’ancienne secrétaire d’Etat de Barack Obama est chahutée dans les sondages, c’est aussi du fait de son image cassante et arrogante qui en fait une caricature de l’establishment de la côte est. Femme du sérail qui a déjà occupé la Maison-Blanche, la candidate a du mal à incarner le changement, elle a du mal à nouer le contact avec son public. Le soutien du New-York Times et de Goldman Sachs à sa campagne sont deux marqueurs du politically correct et de Wall Street. Bref, les Américains n’aiment pas Hillary, l’électeur de Des Moines, Iowa, encore moins. Elle est la meilleure ennemie de Donald Trump parce qu’elle incarne tout ce que l’Amérique profonde déteste.

Alors que les choses se compliquent dans les sondages pour l’ancienne première dame, l’affaire des courriels envoyés depuis son adresse personnelle en violation des règles élémentaires de sécurité n’en finit plus de polluer sa campagne. Vingt-deux courriels soit 37 pages ne seront finalement pas publiés malgré la demande de Hillary de jouer « la transparence » (ils ont été classé secret défense). Les commentateurs ont aussitôt fait le rapprochement avec des révélations potentielles sur le fiasco libyen et l’assassinat de l’ambassadeur Chris Stevens le 11 septembre 2012. Affaire qui a révélé dans un premier temps l’imprudence de la secrétaire d’Etat et ensuite sa duplicité. Pour se disculper, Mme Clinton avait d’abord invoqué une manifestation spontanée suite à la diffusion du film L’Innocence des musulmans alors qu’il s’agissait d’un assaut parfaitement préméditée d’un consulat aux normes de sécurité défaillantes. Dans ce contexte, Hillary avait pourtant autorisé Stevens à se rendre à Benghazi. L’affaire a aussi mis en relief les calculs hasardeux du département d’Etat en Libye à l’occasion des printemps arabes, dans le sillage de Nicolas Sarkozy et de sa muse, Bernard-Henri Lévy. Légèreté, mauvaise foi et incompétence, le bilan de l’ancienne sénatrice de New-York est un sérieux handicap pour la candidate.

Il y a un an l’issue ne faisait pas de doute. Hillary Clinton devait l’emporter face à Jeb Bush. Circulez, il n’y a rien à voir ! Elle pensait profiter des divisions d’un camp républicain plus à droite que jamais. Mais Trump est sur un nuage et elle se retrouve fragilisée par la concurrence improbable d’un mâle blanc de 74 ans, Bernie Sanders. Un « socialiste démocrate » qui la double sur sa gauche et dont la personnalité est par contraste sympathique et sincère. Deux qualités qui font cruellement défaut à Hillary. Bref, l’argument féministe ne suffira pas pour remporter la campagne.

*Photo : SIPA.AP21851412_000117

«Jacqueline Sauvage avait des circonstances atténuantes»

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luc fremiot jacqueline sauvage
Manifestion en soutien à Jacqueline Sauvage

Daoud Boughezala. Que pensez-vous de la « remise gracieuse de peine » dont vient de bénéficier Jacqueline Sauvage sur décision du Président de la République ? Sa condamnation aux assises n’était-elle donc pas méritée ?

Luc Frémiot. Je n’ai pas accès au dossier et il ne m’appartient pas de commenter une décision de la Cour d’assises. En revanche, par rapport à ce que je sais de ce qu’a vécu Madame Sauvage, aux années de souffrance qui ont été les siennes, je ne peux que me réjouir du fait que sa peine soit aujourd’hui réduite à de plus justes proportions.

Il y a quelques années, vous aviez requis l’acquittement d’Alexandra Lange, meurtrière d’un mari qui la battait depuis dix-sept ans. Cette affaire est-elle comparable au cas de Jacqueline Sauvage ?

Les cas d’Alexandra Lange et de Jacqueline Sauvage sont tout à fait différents. Alexandra Lange était en état de légitime défense. Son mari était en train de l’étrangler, le couteau se trouvant à proximité, elle s’en est saisi et a donné un seul coup qui s’est révélé mortel. En péril de mort imminent, elle a eu une réaction qui lui a permis d’échapper à cette issue fatale. Madame Sauvage n’était pas du tout dans un état de légitime défense. On ne peut donc pas comparer les deux affaires. Mais le parcours de ces deux femmes les rapproche : le calvaire et les violences qu’elles ont vécus pendant des années sont comparables. Dans l’affaire Sauvage,  toute une série d’autres arguments est à prendre en considération, comme des circonstances atténuantes très fortes du fait de ce qu’elle a subi, mais pas la légitime défense.

Comme s’en inquiète notre confrère Régis de Castelnau, la campagne médiatique orchestrée autour de l’affaire Sauvage ne risque-t-elle pas de substituer une dictature de l’émotion au libre exercice la justice ?

Ce risque existe dans toutes les affaires très médiatisées qui retiennent l’attention de l’opinion publique. L’opinion raisonne en effet de façon affective sans tenir compte des détails du dossier, des éléments rassemblés par la juge d’instruction, de ce qui s’est passé à l’audience, du droit, etc. Tout cela échappe à l’opinion médiatique. Actuellement, je vois se profiler une dérive inacceptable: l’instauration d’une présomption de légitime défense pour les femmes victimes de violences conjugales. C’est une proposition de loi défendue par la députée Valérie Boyer à laquelle je suis complètement opposé. Cela reviendrait à dire à ces femmes – psychologiquement fragiles et en état de souffrance avancée – que la seule issue à leur calvaire consiste à tuer leur compagnon devenu tortionnaire. La réponse ne devrait jamais être le meurtre, mais de s’en aller, de se confier, d’aller déposer plainte. Instaurer une présomption de légitime défense équivaudrait à une démission des autorités, des institutions judiciaires et policières dans la mesure en leur disant : « Nous sommes incapables de vous protéger, protégez-vous vous-mêmes ! »

Il y a un peu plus d’un an, Causeur consacrait un numéro entier à l’autodéfense, révélant notamment la sévérité des juges qui craignent de cautionner la loi du talion et tentent d’entraver une dérive à l’américaine de la société française. Comment les magistrats distinguent-ils les cas de légitime défense des simples crimes ?

L’arbitrage se fait tout naturellement. Nous autres magistrats connaissons tous par cœur les éléments constitutifs d’une légitime défense. À ce niveau-là, je ne déplore de dérive ni dans un sens ni dans l’autre. J’aimerais rappeler que l’autodéfense est la négation du droit, une véritable forme d’anarchie sociale. En tant qu’avocat général représentant les intérêts de la société, j’y suis fermement opposé.

*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00739153_000014 .

Frédéric Bonnaud, de la presse Pigasse à la Cinémathèque Française

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bonnaud cinematheque frederic

La nomination en décembre 2015  au poste de directeur général de la  Cinémathèque française de Frédéric Bonnaud, jusquelà directeur de la rédaction magazine jdanovien hype Les Inrocks[1. Fleuron de la « presse Pigasse », selon l’expression d’Alain Finkielkraut.], laisse augurer du pire.

Je n’ai rien de personnel contre l’heureux gagnant qui –dans un entretien complaisant au Monde – nous cite Fassbinder, Garrel, et ses débuts laborieux dans un petit bureau au Palais de Chaillot comme autant de lettres de créances de cinéphilie active.

Cependant, la nomination de ce pigassien émérite donc commerçant avisé est un symptôme …celui d’une époque ou  Cinémathèque.org  a muté en Cinémathèque.com et où, comme au box-office,  le chiffre du nombre d’entrées aux expos crowd pleasing  sert de mètre-étalon  pour plébisciter le bilan de son prédécesseur Serge Toubiana.

Rappelons néanmoins  en forme d’hommage que Patrick Bensard, l’ancien directeur de la Cinémathèque de la Danse, avait des audaces de programmation que le monde entier nous enviait …il a été mis à l’écart sans ménagement.

M. Bonnaud rêve de transgression, il se veut le Klaus Biesenbach, le fameux curator de l’exposition Björk au Moma en 2015 qui a fait scandale  et qui a failli  être viré par son Conseil d’administration.

Mon conseil, cher Monsieur Bonnaud, faites attention à vous … il y aussi des accidents industriels dans les lieux de mémoire (et non de pouvoir) de l’Histoire du cinéma.

 

 

 

 

Les néo-réacs ont-ils gagné?

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levy houellebecq michea

levy houellebecq michea

Les « néo-réactionnaires » n’ont pas gagné la bataille des idées, car l’équipe en question ne participait pas au championnat. Elle n’a même pas de maillot commun. Qui en est, qui n’en est pas? Les néo-réacs viennent-ils de la gauche populaire athée comme Onfray, de la gauche intello-dandy-gay comme Renaud Camus ou de la vieille droite catholique comme de Villiers ? Peuvent-il se réclamer à la fois de Céline et de Vallès, d’Orwell et de Nietzsche ? Peuvent-ils être francs-maçons ? Quel est le dénominateur commun d’un Finkielkraut, d’un Michéa, d’une Elisabeth Lévy et d’un Houellebecq, sinon le talent et le cœur qu’ils mettent à ce qu’ils font ? Est-ce une affaire de tempérament polémique et de recul sceptique, mâtiné d’amour de la langue ? Auquel cas, le « néo-réac » n’est rien d’autre que l’honnête homme au sens classique du mot et cette distinction remplace avec grâce les palmes académiques dévaluées qu’on décerne à tant de cuistres obscurs.

De fait, cette appellation est une contradiction dans les termes qui ne dit absolument rien sur le clan qu’elle est censée définir. Elle révèle en revanche les propensions à l’abstraction et à la manipulation du milieu qui l’a lancée. En lançant de tels amalgames, les chiens de garde du dogmatisme intellectuel cherchent à plier dans un même sac le vaste éventail de ceux qui ne pensent pas comme eux, et donc à simplifier leurs idées. Faisant oublier, du même coup, qu’ils forment eux-mêmes une chapelle monolithique dans ses références et ses modes de pensée. Je parle de cette « élite » où la conviction tient lieu de raison, où le langage façonne la réalité plutôt que l’inverse et dont l’étiquetage policier est l’une des passions. Les « néo-réacs », s’ils existent, sont tous ceux qui n’y ressemblent pas.

Cela dit, l’affadissement des anathèmes, passant des quasi-pénaux « facho », « nazi » et « d’extrême droite » au badin « réactionnaire », montre l’étendue du pouvoir qu’ils ont perdu. Pouvoir intellectuel et moral, s’entend, car le pouvoir concret, au sens de l’occupation des postes et des charges, de l’accaparement des subsides et de la direction des programmes scolaires et culturels, demeure très largement entre leurs mains. Et ce pouvoir-là, ils le défendent bec et ongles, non par la lutte intellectuelle, mais avec le génie manœuvrier des fonctionnaires de Gogol et l’âpreté des boutiquiers balzaciens.

*Photo : Baker, Joseph E., ca. 1837-1914, artist. – lithograph, Walker, Geo. H., & Co. (Library of Congress). wikicommons.

Votez Donald!

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En politique, j’ai pris l’habitude de me méfier de ceux qui rassurent l’opinion pour m’intéresser à ceux qui l’inquiètent. Souvent dans l’histoire de France, les visionnaires excentriques ont concentré les méfiances et les moqueries pendant que les gestionnaires à courte vue ramassaient les suffrages. On se souvient qu’en juin 1940, Pétain était plus acclamé que de Gaulle, qu’en 2002, Jacques Chirac mit le pays dans sa poche face à Jean-Marie Le Pen et, comme on n’apprend jamais rien, il se pourrait qu’en 2017, les mêmes trouilles et les mêmes paresses nous condamnent à perdre cinq longues années avec Alain Juppé. La tentation du centre est le recours des Français qui ne comprennent rien et qui ont peur de tout, de ceux qui préfèrent s’endormir avec Alain Duhamel plutôt que réfléchir avec Alain Finkielkraut.

Les Américains, qui ont de l’audace dans les gènes et le goût de l’aventure, placent aujourd’hui Donald Trump en tête dans les sondages pour l’investiture républicaine. Ça fait beaucoup rire au Petit Journal. C’est bon signe mais jusqu’à présent, ça ne suffisait pas à me convaincre que le type était taillé pour le job. Au début de sa campagne, je n’avais pas aimé toutes ses déclarations. Surtout celles qui généralisent. Même si je n’ai aucun mal à croire qu’un peuple venu du Sud sans qu’on l’ait invité soit surreprésenté dans les prisons pour des affaires de drogue, de crimes et de viols, on ne doit pas dire : « Les » Mexicains. Il faut dire : « Des » Mexicains. [access capability= »lire_inedits »]

Je n’avais pas aimé non plus ses propos à l’adresse d’Hillary Clinton, lui reprochant de n’avoir pas su satisfaire son mari. Il faut être ignorant pour avancer cela. Et grossier. Nous ne trompons pas nos femmes parce qu’elles ne réveillent plus nos désirs, mais parce que nous avons de l’audace dans les gènes et le goût de l’aventure. Or l’ignorance et la grossièreté sont trop répandues pour faire sortir du lot un candidat à la candidature suprême, même pour celui qui ambitionnerait de ne devenir qu’un président normal. Quand on promet de « make América great again », on ne peut pas être so far away des grandes figures qui ont fait l’Amérique. Même sans états d’âme avec les Mexicains et sans retenue contre les Indiens, le cow-boy savait rester un gentleman. Jamais John Wayne n’aurait laissé une dame marcher dans la boue en descendant de la diligence. Évidemment, ni dans Alamo ni dans La Chevauchée fantastique, les femmes ne se présentent aux élections pour être shérif à la place du shérif. Mais ce n’est pas une raison pour perdre son sang-froid, et un futur président devrait savoir que l’héroïsme s’arrête là où l’égalité commence.

Le terroriste est souvent un ex-voisin modèle

Je n’avais pas aimé non plus sa critique des interventions militaires menées par ses prédécesseurs, en particulier les regrettés George Bush. Comme il est facile aujourd’hui de condamner ces idéalistes, qui ont surtout péché par excès d’occidentalo-morphisme, prêtant à ces populations des aspirations démocratiques, des soifs de liberté et des rêves de paix. Peut-être eût-il fallu ne remplir que la première partie des missions, en Afghanistan comme en Irak, en éliminant massivement tout ennemi avéré et, par précaution, supposé, et en renonçant à la seconde qui ambitionnait de faire des survivants des démocrates. Peut-être eût-il fallu entendre ce général russe qui, au xixe siècle disait déjà que « L’Afghanistan ne peut être conquis, et qu’il ne le mérite pas. » Mais qui donc avait prévu que, dans le monde arabe, les alternatives aux tyrannies se révéleraient bien pires que les régimes autoritaires abattus, et que les printemps libéreraient surtout les islamismes ? En tout cas, pas ceux qui aujourd’hui rivalisent de sévérité pour condamner les erreurs passées de leurs adversaires.

Voilà pourquoi j’étais réservé sur l’opportunité de donner le poste à Donald Trump car il ne suffit pas, pour faire un bon président, d’effaroucher les bien-pensants, même si c’est une condition incontournable, ou d’avoir raison après tout le monde. Et puis est venue cette idée, peut-être devenue promesse depuis la publication de cet article, de ne plus laisser entrer les musulmans sur le sol des États-Unis. Je sais bien qu’il ne faut pas dire « les », il faut dire « des », j’ai compris la leçon. Oui, mais alors lesquels ? Telle est la question que Donald rétorque à nos indignations. Avant que des musulmans balancent des avions dans des tours ou que d’autres flinguent des handicapés, les uns comme les autres étaient de paisibles citoyens, des voisins sans histoires, des étudiants appréciés, ou des travailleurs honnêtes, car on ne peut, au pays de la troisième récidive et de la peine de mort, devenir terroriste après avoir fait carrière dans le banditisme. Comment faire, donc, pour distinguer les terroristes musulmans parmi les musulmans ? Et que faire si la mission s’avère impossible ? C’est en posant ces questions, que devrait se poser tout responsable politique qui s’est penché sur le vrai sens des mots « responsable » et « politique », que Donald est remonté dans mon estime. C’est en opposant à la liberté de circulation le principe de précaution (surtout utilisé pour nous empêcher de vivre libres, et qui pourrait bien, en l’occurrence, nous empêcher de mourir jeunes), qu’il est devenu mon candidat.

Vers un maccarthysme antidjihad ?

La solution est radicale, entière, brutale, américaine et nous paraît folle, comme tout ce qui nous vient d’outre-Atlantique avec vingt ans d’avance, pour nous apparaître comme moderne, vingt ans après. Ainsi, les Américains ont fermé, au temps de la guerre froide, leur pays au communisme. On se souvient du maccarthysme et des questions risibles posées par les douaniers aux nouveaux arrivants, immigrés ou touristes : Appartenez-vous au crime organisé ? Êtes-vous membre du parti communiste ? Ils ont su, sous la réprobation du monde entier, éviter d’être contaminés par cette maladie du xxe siècle. Nous avons eu, en France et en Europe, une autre approche. Nous avons fait le pari que cette idéologie dangereuse et liberticide se dissoudrait dans la démocratie et dans l’économie de marché. Et nous avons gagné. Chez nous, il ne reste du communisme qu’un parti crépusculaire et folklorique, une curiosité européenne où se retrouvent des écrivains chics, idiots utiles du village souverainiste – utiles à qui, on se le demande ? On les lit avec bonheur quand ils ne parlent pas de politique.

Mais alors deux questions se posent : le monde libre aura-t-il raison de l’islamisme comme il a eu raison du communisme ? Pouvons-nous attendre vingt ans pour le savoir ?[/access]

*Photo : SIPA. AP21852001_000055

L’islam, comment vivre avec, ici

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islam laicite integration

L’idéologie prépondérante expose informateurs et commentateurs à se tromper sur la manière dont les religions sont présentes dans la vie sociale. On les considère soit comme des ethnies, soit comme des mouvements d’opinion à préoccupation éthique. Quand on conclut, de la présence de musulmans parmi les victimes des terroristes, que leur motif n’est pas religieux, on applique une grille d’analyse inspirée par un universalisme naïf pour lequel toute la violence sociale revient à la « haine de l’autre » et pour cette raison, on ignore la violence contre les mauvais croyants. On se trompe tout autant quand on identifie les religions à partir de leur enseignement moral. À cet égard toutes les religions, monothéistes du moins, sont impeccables ; elles reprennent la « règle d’or » : ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas subir, respecte la vie humaine. Malheureusement, pas plus que les idéologies laïques, les religions ne font ce qu’elles disent. Leur action est d’une autre nature que leur message moral. Elles structurent des personnalités en les faisant entrer et habiter dans l’anthropologie fondamentale qui correspond à leurs récits et à leurs rites. Surtout, elles conditionnent et rassurent leurs fidèles en leur imposant, plus ou moins strictement, un mode de vie.

Sur l’anthropologie, quant à la dynamique qu’elles inaugurent, les religions diffèrent profondément[1. Quant à la différence islamo-chrétienne sur ce plan, voir le chapitre 6 du dernier livre d’Alain Besançon, Problèmes religieux contemporains, Éd. De Fallois, 2015.]. Les différences sont encore plus flagrantes en ce qui concerne les disciplines quotidiennes. Le christianisme, même catholique, a cessé ces dernières décennies d’être un mode de vie. À l’opposé, l’islam, on le voit désormais en Europe, s’identifie par des manières de s’habiller, de se nourrir, de scander la journée… qu’il impose dans l’espace public, en faisant valoir ses interdits d’une façon que des reportages à Saint-Denis ou à Molenbeek ont décrite récemment. Michèle Tribalat a montré l’efficacité de cette occupation du temps et de l’espace ces dernières décennies : raréfaction des mariages mixtes, transmission religieuse de plus en plus assurée dans les familles. En France, le taux de transmission de l’appartenance religieuse était pour les musulmans de 86 % dans les années 1980, contre 43 % vingt-cinq ans auparavant. Chez les catholiques l’évolution a été inverse, passant de 68 % à 60 %[2. Assimilation, la fin du modèle français, Éd du Toucan, 2013, p. 161.]. [access capability= »lire_inedits »]

Une religion identifiée par un mode de vie a des implications politiques directes parce qu’elle rend homogène le groupe des croyants, mettant ainsi ses fidèles à part. L’islam impérial, l’islam dominant, a pu neutraliser cette propension, il a su alors gérer la diversité et proposer une sagesse pratique[3. Cf Adrien Candiart, « Comprendre l’islam, ou plutôt pourquoi on n’y comprend rien », Urbi et Orbi, sur le site de La Croix, 25/11/2015.]. Au contraire un islam déraciné et sur la défensive pratique chez nous ce que Paul Yonnet a pu appeler une « autoségrégation ». Il est sans doute vain dans le cas d’un islam engagé dans une surenchère aux pratiques discriminantes, comme le salafisme, de se demander où est la frontière entre le politique et le religieux. Quiétisme ou activisme, ces deux attitudes sont sans doute incompatibles à un moment donné, mais parce qu’elles mettent en œuvre la même passion de se séparer, on passe facilement de l’une à l’autre. Dans l’islam, l’autonomie du politique a du mal à s’enraciner parce que les domaines religieux et politique sont peu distingués. On voit des hommes pieux passer à l’acte, on voit aussi des politisés incroyants (au départ) prendre feu pour l’islam. On a vu surtout des régimes nés laïques, comme celui de la Turquie moderne ou celui du Baath irakien, s’islamiser sans qu’un seuil soit repérable, comme si le religieux et le politique c’était la même chose autrement. Une structure mentale semble d’ailleurs chez beaucoup, coiffer le politique et le religieux : l’opposition frontale à la modernité, « l’islam contre tout le reste »[4. Formule d’un islamiste anglais repenti dont Michèle Tribalat présente l’autobiographie en épilogue du livre précité.]. Et si l’attachement aux signes et aux interdits qui « font la différence » paraît souvent plus systématique dans nos banlieues que dans les pays d’émigration[5. Voir à ce sujet dans Marianne le témoignage de l’universitaire algérien Fawzi Benhabib habitant Saint-Denis.], c’est évidemment que le défi à relever est plus direct à Paris qu’au pays. C’est pourquoi nous assistons à la constitution chez nous d’éléments d’une contre-société musulmane dont on se demande où elle va, à quelles séductions elle peut succomber.

Quand nos principes nous divisent

Cette situation, peut-on croire, fait augurer un avenir dramatique voire apocalyptique. Les « padamalgame ! » ressassés n’empêchent pas qu’on ressente comme une menace le séparatisme quotidien de nombreux musulmans. On a tendance à penser : ils font société à part, ils se réclament d’une culture allergique à la démocratie, pas étonnant que leur ressentiment se condense à l’occasion en folie meurtrière. Aller ainsi directement du banal au pire, c’est oublier les responsabilités de la société française dans l’isolement des musulmans et aussi le seuil décisif de la crise d’adolescence dans les biographies de djihadistes. Pourtant si ce schéma reste prégnant dans les mentalités, ce n’est pas sans raison. Daech ne recrute qu’une infime minorité des musulmans, mais ses adeptes se sont tous voués à la cause de l’islam ou à l’idée qu’ils en ont. Olivier Roy réfère le djihadisme au nihilisme d’une partie de la jeunesse occidentale, toutes origines confondues. Mais ce nihilisme a un lien particulier avec l’islam. En effet, l’attitude « islam contre tout le reste » touche au nihilisme par le centrement sur soi et le mépris du « reste ». À cause de cette connexion, l’amalgame subsistera dans les mentalités si l’on n’admet pas qu’il y a deux questions, à ne pas confondre et à ne pas isoler, celle du terrorisme et celle de l’islam.

La première difficulté que nous rencontrons quand nous essayons de penser et de construire le lien entre les musulmans de France et leurs concitoyens, c’est celle du sens donné aux mots essentiels. À l’usage, les mots de la devise républicaine, aussi bien que le mot laïcité, se révèlent de faux amis. On invoque l’égalité et la fraternité mais d’un côté, c’est pour dire que les musulmans n’en ont pas leur part en France, de l’autre qu’ils ne les mettent pas en pratique chez eux, donc qu’ils ne remplissent pas les conditions pour entrer dans la communauté civique qui s’est donné de tels principes. Ces incompréhensions tiennent à ce que, dans le cadre d’une communauté civique affaiblie où les droits de l’individu sont le dernier repère, égalité et fraternité au lieu d’être des principes d‘action, des tâches communes, des devoirs, sont des créances sur l’État. Cette perversion nous engage dans une logique de séparation, chaque groupe s’identifiant à ce qui lui manque alors qu’il estime y avoir droit. On pourrait dire la même chose de la tolérance et des usages contradictoires qui en sont faits.

Que nos principes ne nous unissent plus si on les détache de l’appartenance civique, les malentendus querelleurs autour de la laïcité le montrent : implique-t-elle un refoulement strict des religions dans le privé ou bien demande-t-elle qu’on sanctuarise pour chacune le territoire qu’elle revendique ? Une société de droits rivaux ne peut pas former un ensemble intégré.

On a des chances de comprendre le malaise et même le malheur d’être déchiré par de tels malentendus, si l’on se rappelle qu’il y a peu, jusqu’aux années 1980, comme le montre Michèle Tribalat, une partie des immigrés musulmans se sont, en se « sécularisant », rapprochés des autres Français et même assimilés – sécularisation signifiant qu’ils ont valorisé et investi personnellement un domaine pour eux nouveau, la citoyenneté (dont l’État-providence était une concrétisation). Ceci les mettait à distance de l’englobant qu’était leur religion infuse dans toute la vie. Après d’autres arrivants, certains musulmans ont trouvé suffisamment significatif le débat public en France pour s’y impliquer et en être transformés. Leur intégration s’est faite grâce à la politique qui pouvait alors brasser et mêler des matériaux divers dans son courant, ce qu’elle ne fait plus quand elle stagne comme actuellement. Malgré cela, des optimistes voient l’intégration se poursuivre par le simple effet du vivre-ensemble. Ils en donnent comme preuve, la fréquence des patronymes arabes chez les médecins, avocats, commerçants… Cette thèse, notamment défendue par Olivier Roy[6. Voir par exemple, La Peur de l’islam, Éd. de l’aube, 2015.], revient à soutenir que les musulmans sont en fait plus intégrés qu’on ne le croit et qu’ils ne voudraient l’être. Outre qu’elle oublie peut-être la tendance récente au séparatisme, soulignée par Michèle Tribalat, elle ne correspond pas au modèle français classique d’intégration (de Gambetta et Zola jusqu’à Sarkozy et Valls) par la politique, donc par la volonté de participer à une histoire en cours.

L’année 2015 nous a permis de comparer, sur le cas justement de l’islam de France, l’intégration sociale et coutumière, et l’intégration civique. Le défaut d’intégration civique a été illustré par l’absence des musulmans à la manifestation du 11 janvier, alors que l’existence d’une intégration à la société et à l’espace national explique leur indignation après les attentats du 13 novembre. La République a été invoquée dans les deux cas, mais celle de novembre désignait un espace commun menacé par des attentats aveugles alors qu’en janvier l’enjeu, plus exigeant, était la défense d’un régime de liberté et de débat où l’islam n’était pas nécessairement épargné.

Si c’est la dynamique politique qui nous fait défaut, on ne peut pas incriminer les seuls musulmans. Son épuisement est plutôt révélateur de notre asthénie collective, qui s’exprime par notre incapacité à traduire nos problèmes en tâches communes, avec son corollaire qu’est la séparation des élites et de la masse. C’est à propos de la présence musulmane que cette asthénie apparaît le plus clairement. Si en effet on excepte des marges qui avouent leur inquiétude sans s’y résigner, deux courants principaux se partagent l’opinion, concluant l’un et l’autre à une certaine forme de passivité. Au Front national, on tempête et on désespère, on rêve de se débarrasser du mauvais objet. Du côté d’un libéralisme facile, on pense (on pensait jusqu’au 12 novembre ?) qu’il n’y a pas vraiment de problème, sinon dans la mentalité des Français.

La situation française peut apparaître désespérante, voire désespérée. Ressenti comme une menace externe, l’isolationnisme musulman est largement un effet et un symptôme de la crise générale d’un pays à un point bas de son histoire : impuissant depuis dix ans devant le chômage, sous tutelle européenne, incapable de maîtriser ses dépenses publiques, désinvesti par ses élites, en crise de représentation. Tout cela, qui contribue à notre fameuse déprime, peut être désigné comme une situation historique de désœuvrement. La France a naguère montré la voie, désormais, elle ne se voit plus de mission, ni même d’orientation claire. On ne lui adresse pas d’autre message que la consigne de s’adapter.

Mais il se peut que, comme à d’autres moments de notre histoire, des difficultés jugées insurmontables soient l’occasion et la voie d’une invention. Moderniser une monarchie ancienne ancrée dans l’absolutisme pouvait paraître en 1780 aussi nécessaire qu’impossible, de même qu’en 1870, sortir de l’oscillation entre instaurations républicaines utopiques et restaurations autoritaires de l’ordre. Maintenant, pouvons-nous discerner un avenir à travers nos problèmes, particulièrement celui de l’islam ? La présence de musulmans parmi nous est durable, elle ne peut que devenir plus nombreuse, à cause de la proximité d’un Maghreb instable, à cause de la démographie de l’Afrique subsaharienne. Nous ne sommes pas en Europe les seuls à compter des millions de musulmans sur notre territoire, mais nous avons des responsabilités historiques particulières. Nous ne savons pas quel tour prendra la crise générale de l’islam, mais nous savons que la zone de contact islamo-européenne traverse notre pays, et que nous avons là un rôle à jouer.

L’enjeu, c’est l’affirmation, ou non, d’un islam français et plus largement européen. Le point décisif, c’est la consistance et la légitimité des appartenances politiques nationales, sur quoi s’opposent le système européen (chrétien ou postchrétien) et le monde musulman. Pour les musulmans de France, Pierre Manent l’a très bien vu[7. Dans Situation de la France, Éd. Desclée de Brouwer, 2015.], le seuil à franchir est la rupture avec l’oumma. 0n lui a reproché de demander à ce propos l’impossible. Mais il se peut que l’indignation de la grande majorité des musulmans d’ici après les attentats, exprimée par leurs représentants, annonce un tournant, la conscience nouvelle que leur sort est celui du pays où ils se trouvent, alors que ceux qui se recommandent de l’oumma les menacent. Comme la ruée des Syriens vers l’Allemagne, la réaction à la fois réaliste et horrifiée des musulmans de France participe peut-être d’un basculement vers l’Europe de populations dont la communauté musulmane était le seul horizon. Dans ces conditions peut s’affirmer en France un leadership musulman pour qui la citoyenneté comporte des obligations de principe. Ces obligations, c’est à l’État de les affirmer clairement. La monogamie, l’échange des regards et des visages dans les lieux publics, le droit de se marier librement, celui de quitter l’islam ne sont évidemment pas « négociables ». Si ces conditions d’une entrée de l’islam dans l’espace républicain étaient définies et admises a priori, si une représentation reconnue de l’islam désapprouvait les comportements « séparatistes », ce qui a été manqué avec le CFCM, pourrait alors être engagé et les musulmans devenir pour nous non seulement un souci majeur mais les partenaires d’une invention historique.

Pour que cela se réalise, il faut que le corps politique national sache engager avec l’islam un débat de fond sur l’éthique commune. Donc, le modèle d’intégration individuelle se révélant insuffisant, que la communauté musulmane en tant que telle soit présente au débat républicain. Cela suppose que la querelle de la visibilité soit dépassée, que l’islam ne soit pas d’un côté l’invisible ou ce que l’on ne voudrait pas voir et de l’autre, ce qu’on a le devoir d’exhiber en permanence. L’islam pourrait, alors, comme les confessions chrétiennes, participer au débat civique, contribuer par des ONG à l’action sociale et éducative, et aussi s’exprimer sur ce qui concerne le « sociétal ». Du côté de la République, comme du côté de l’islam, il s’agit en somme de prendre l’autre au sérieux, de ne plus considérer ni l’islam comme un détail, ni la résidence en France comme une contingence sans valeur, encore moins l’État comme un simple débiteur de services. La question devient donc : l’énergie pour s’affirmer dont font preuve les musulmans de France peut-elle être réorientée et devenir une contribution au civisme national ?

Un chantier global

Le système politique français est-il à la hauteur de ces enjeux ? Non ! Il en est loin. Rien n’est moins français actuellement que le « Nous y arriverons ! » d’Angela Merkel. Au contraire nous déclinons notre prétendue impuissance sous deux formes : l’impuissance cynique et l’impuissance idéaliste. La rhétorique du « barrage au FN » est à cet égard trompeuse parce qu’improductive. C’est avec raison que l’on reproche au FN de ne pas avoir de politique, mais s’opposer à une non-politique ne suffit pas à fonder une politique, à combler le vide d’idées des partis de gouvernement. La seule fois que le FN a été mis en échec, c’était à la présidentielle de 2007, quand Sarkozy – brocardant celui qu’il allait remplacer comme un « roi fainéant » – a fait croire aux Français qu’ils allaient être gouvernés non pas en apparence mais vraiment, ce qui n’a pas été le cas. Aujourd’hui, le défi de l’islam (si nous ne le réduisons pas à la question de la sécurité) et la réaction de nos compatriotes musulmans en novembre nous offrent, sur un point crucial, l’occasion de dépasser nos craintes et nos regrets en redéployant nos capacités.

Ce chantier est un chantier global, il doit être attaqué à plusieurs niveaux. Au niveau religieux, il s’agit de reformuler la laïcité ; au niveau politique, il s’agit de faire peuple en surmontant la sécession des élites ; au niveau moral, il s’agit de penser l’avenir non selon des contraintes et des idéologies, deux formes du « tout fait » comme disait Péguy, mais au vu de tâches à entreprendre et à poursuivre, selon l’espérance.

La laïcité ne doit pas être une laïcité de séparation et d’ignorance, inefficace dans les « quartiers » parce qu’elle porte à ne pas prendre la religion au sérieux donc, dans la pratique, à ignorer le sens des accommodements qu’on accepte. Du côté des musulmans, entrer dans la laïcité c’est rompre avec l’holisme, avec la représentation de l’islam comme un mode de vie complet, donc aussi à admettre que l’islam a connu et peut connaître des variations, qu’il a une histoire[8. Spontanément, l’islam se voit anhistorique, début et fin de la révélation. Dans Relire le Coran, Éd. Albin Michel, 2012, Jacques Berque remarque que le mot « temps » ne figure pas dans le texte.], dont il doit rendre compte, comme Jean-Paul II l’a fait pour le catholicisme en 2000, au lieu d’en rester aux évocations apologétiques (l’Andalousie !). De l’autre côté, une laïcité de délibération doit rompre avec le dogmatisme individualiste, pour qui la société est pure immanence, pur exercice des droits actuels, n’ayant besoin ni d’idées d’avenir ni d’institutions, idéologie qui fait imaginer par exemple une école sans autre repère que l’égalité et le confort des élèves. Le réflexe de proscrire certains sujets de débat (que l’on a vu à l’œuvre à propos du mariage homosexuel) prive la démocratie de force intégrative.

L’intégration des diverses composantes suppose que le peuple qui les reçoit ait une consistance. On ne peut pas faire peuple quand, comme en France, les élites tiennent la majorité pour indigne et incapable, quand on demande de la générosité à ceux qu’on méprise, quand on espère obtenir les sacrifices que suppose l’intégration de gens auxquels on ne donne rien à admirer chez ceux qu’ils doivent rejoindre. Et puis, comment prêcher l’ouverture et l’accueil d’un pays qu’une partie de plus en plus grande de la nouvelle génération[9. Dans  Le Monde (14/10/2015), Julia Pascual reprend des chiffres de l’INSEE : en 2013, 193 000 « nés en France », dont 80 % de 18-25 ans, ont quitté le territoire alors que 78 000 sont revenus : solde négatif, 120 000.] quitte, faute d’y voir un avenir ?

Moralement nous sommes entravés par des idéologies, c’est-à-dire des conceptions fixistes, prédéfinies, de l’avenir. Ainsi l’idéologie islamiste existant à la marge chez ceux qui n’ont rien d’autre à leur portée et surtout l’idéologie des droits individuels qui, à sa manière, évoque un indépassable, donc participe de « l’ineptie de vouloir conclure » comme disait Flaubert. Les uns et les autres, les fanatiques et ceux qui n’attendent rien, veulent se tenir dans un universel direct, effectif, contrôlé, arrêté. Ce lieu utopique est aussi celui des querelles sans issue. Nous avons besoin au contraire d’un universalisme d’espérance, vers quoi s’orientent diverses entreprises historiques. Parmi celles-ci l’une est à la portée des Français, devant eux, s’ils savent s’en rendre capables. [/access]

*Photo : SIPA.00487457_000003

JDD: l’étrange sondage

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sondage jdd

On peut se demander ce qui a pris le Journal du dimanche du 31 janvier, qu’on appelle parfois par son petit nom de JDD ?  Il a proposé un sondage pour le moins douteux.  En une, le titre, ça va encore : « Vivre ensemble. L’enquête qui inquiète. Antisémitisme et islam au cœur d’une étude Ipsos» Bon, ça sent bien le titre un peu putassier caché derrière une belle excuse « scientifique » mais en la matière, on a été habitués à bien pire.

En revanche, on se rend aux pages indiquées et là, il vaut mieux avoir le cœur bien accroché. Une question, notamment, interroge les sondés sur les « problèmes (comportements agressifs, insultes, agressions) » qu’ils ont « personnellement rencontré » avec différents groupes ethniques ou religieux au cours de l’année. Les catégories, proposées par Ipsos, sont les suivantes : Maghrébins, Roms, de confession musulmane, d’origine africaine, de confession catholique, de confession juive, d’origine asiatique.

Déjà, première anomalie : depuis quand, dans la république française, est-on classé de cette manière ? Ou plus exactement, en quoi cette classification est-elle pertinente pour « classer » (ficher ?) ceux qui vous auraient posé « des problèmes ». Pour l’anecdote, les réponses positives vont, dans l’ordre, de 29% (pour les Maghrébins) à 2% (pour les Asiatiques). Et d’en tirer les conclusions que les juifs vivent dans la peur, que les musulmans sont rejetés et que nous vivons une époque de « choc des religions ».

Et puis c’est quoi un « problème » ? Se faire insulter ? Voler sa bagnole ? Mitrailler à une terrasse ? Voir une femme en burqa dans la rue et ne pas apprécier la chose ?

Le plus choquant sans doute est la méthodologie utilisée pour ce sondage. On apprend en tout petits caractères qu’il  y a des « répondants juifs » et des « répondants musulmans » Apparemment pas de répondants roms, africains, asiatiques. Ou alors ceux-ci sont confondus avec l’ensemble des Français, indiqué comme première catégorie répondante, ce qui sous entendrait que juifs et musulmans ne font pas partie de l’ensemble des Français… Sans compter que le journal reste très flou sur ce qui a fait qu’un sondé se définisse comme juif et un autre comme musulman. Je le comprends, d’ailleurs, le sondé : l’idée de me définir comme catholique, par exemple, ce que je suis puisque je suis baptisé, que j’ai communié et même que je suis confirmé, me semblerait totalement incongrue pour être interrogé dans un sondage, sauf un sondage qui porterait sur la pratique religieuse et la déchristianisation de la société, par exemple.

Sous prétexte, en plus, d’éclaircir la situation, le sondage pose des questions qui incitent ouvertement à des représentations racistes. Ainsi demande-t-on aux sondés musulmans et à l’ensemble de la population s’ils pensent par exemple, que les juifs sont plus intelligents que la moyenne ou s’ils sont trop nombreux en France. On demande aussi si ça vous gênerait de voir votre fille épouser un noir. Même en prenant hypocritement la précaution qui consiste à dire, par exemple, dans la question « Voilà des opinions que l’on entend parfois à propos des juifs »,  eh bien même, là, ce ne sont pas des opinions, mais des préjugés, désolé…

Outre le côté pompier pyromane d’un tel sondage dans un contexte comme celui de la France post-13 novembre, il pose deux problèmes. Le premier, on le connaît, il est inhérent aux sondages. On leur fait dire ce qu’on veut et même on peut leur faire fabriquer l’opinion qui arrange ceux qui les commandent. Qui va faire croire que Macron est l’homme politique le plus populaire du moment ? Et pourtant les sondages le disent. Il est vrai que si la question est « Préférez vous dire que Macron est sympathique et a de bonnes idées ou voir votre maison brûler, votre femme vous quitter et vos enfants devenir drogués ? » il y a de fortes chances que Macron s’en sorte bien. Le deuxième, c’est que cette grille de lecture de la France est totalement communautariste, pour ne pas dire pire.

Une « enquête hors norme » qu’ils disent au JDD. Effectivement. Tout ça sous prétexte de pousser un cri d’alarme. Contre quoi ? Le communautarisme ? Alors on ferait mieux d’éviter, pour ce faire, de parler comme l’adversaire qu’on veut combattre.

GPA: l’éthique n’est pas un supplément d’âme

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Aujourd’hui, se tiennent à l’Assemblée nationale les Assises pour l’Abolition Internationale de la Maternité de substitution. L’organisation de cet événement témoigne d’une prise de conscience : la fécondation in vitro, saluée depuis bientôt quarante ans comme l’alliance irréfutable de la prouesse scientifique et du désir d’enfant, porte en elle des dimensions infiniment discutables. Longtemps, les images de bébés radieux et de couples heureux exhibés à la télévision en ont masqué les aspérités.

Or, ces assises invitent à une interdiction internationale du non moins international marché de la maternité, qui compte ses usines, ses intermédiaires, ses tarifications, ses offres, son langage et son style. Question standing, le « choix » d’une mère porteuse, en Californie par exemple, passe par la sélection de la couleur des yeux, du niveau d’études précisé et d’autres critères bien définis. En Inde, plus modestement, les centres reproduction hébergent des femmes miséreuses enfermées du premier au dernier jour de leur grossesse pour porter un enfant (commandé et acheté par d’autres) qui leur sera livré contre de maigres émoluments.

Partout, règne le même fanatisme du contrat, le même discours mensonger sur l’altruisme, qui occultent des situations juridiques inextricables où l’enfant perd son droit de savoir qui est son père et sa mère et où le droit de la filiation se perd tout court. Plus grave encore, ces femmes-ventres qui ne sont plus les mères des enfants qu’elles ont portés et dont elles ont accouché préfigurent probablement les gestations en machine que l’avenir posthumain nous annonce.

Médiatiquement, le terme de « gestation pour autrui » s’est imposé. Trois mots, gestation, pour, et autrui, en appellent à l’idéologie du don, de l’altruisme, dans la suavité de la novlangue bio-éthique qui endort les esprits depuis des dizaines d’années. C’est dans cette même langue que se prennent les décisions juridiques et institutionnelles ouvrant la voie à des échanges marchands et des esclavages d’un nouveau genre.

Si l’on appelait ces tractations par leur nom, par exemple « contrats de location d’utérus », la marchandisation du corps des femmes, l’émiettement de l’engendrement, l’objectivation des enfants, et le viol des lois de certains pays par fait accompli apparaîtraient de manière plus saillante. Quiconque a contemplé une fois dans sa vie un tel contrat est moins avide des sucreries bioéthiques. J’en tiens des exemplaires à la disposition de tout lecteur intéressé.

Il y a près de quarante ans, la fécondation in vitro a d’abord marqué le transfert de techniques qui avaient fait leurs preuves dans l’industrialisation de l’élevage. Dans ce théâtre de bébés désirés, des sigles sont apparus (PMA., NTR, AMP), consacrant la généralisation d’un vocabulaire économique ou industriel. S’est même créé Euromater, un projet européen d’association de mères porteuses des années 80, tandis que les banques (de sperme), les stocks (d’embryons) se constituaient et que la « traçabilité » désignait la filiation.

La société « gynetics » vendait des produits de prélèvement et de transfert. « Imagyn » proposait un système transcervical pour la falloscopie. Gift et Zift nommaient des procédures de transfert de gamètes. Dans les colloques de gynécologie, les seringues semblaient tout à coup trop proches des muqueuses délicates, l’industrie trop proche de la science, l’inconscient trop proche du marché. « Looking at the future », déclaraient des firmes vendant des inhibiteurs hormonaux. « Affranchissons-nous de la sexualité », proclamait une bannière de l’INRA. « Le futur est présent » décrétait l’entreprise Delfia sous une planète ourlée de spermatozoïdes et nimbée d’un halo fluorescent.

Pendant ce temps, la maternité, pas encore séparée de l’enfantement, était découpée en fonctions génétique, utérine, adoptive, sociale, porteuse, de substitution. Le corps féminin fouillé, exploré, hyper-stimulé, ponctionné. Et un philosophe, François Dagognet, pouvait écrire : « La grossesse tisse des liens difficiles à déchirer entre la mère et le fœtus. Mais il n’en faut pas moins briser le concept de maternité ». De telles affirmations sont-elle vraiment d’ordre scientifique ?

Ignorant cette violence, vous trouverez sur le site Needmoms.com, tout sourires dehors, le lien vers « Extraordinary conceptions », une agence internationale de mères porteuses. Parmi les perles juridiques, on retiendra ceci : le mari d’un chanteur illustre déclaré mère à l’état-civil de son enfant. Et comme perle tout court, ce propos d’une non moins célèbre actrice : « Nous avons fait le gâteau du bébé et nous l’avons mis dans un autre four ».

En faut-il davantage ? Pendant que se dessinait ce monde à la Huxley, les médias unanimes célébraient le progrès scientifique et la générosité des donneurs. Le « projet parental », maître mot de cette langue inédite, ni commune, ni scientifique, ni juridique, allait bientôt « neutraliser » les parents, les faire disparaître en tant que père et mère [1. Qui ont bien du mal à conserver une place dans de nombreux textes de loi.]. Au sein de la science la plus pointue, semble ainsi prévaloir l’inconscient le plus archaïque, jubilant de l’auto-engendrement, tendant à effacer le corps et le désir pour magnifier la Volonté, qui, comme chacun sait, est de fer.

Alors, que faire ? Ces assises témoignent d’une résistance au franchissement d’un nouveau seuil. Seul la perspective du clonage humain avait eu le pouvoir de soulever un tel cri d’indignation. Puisse cette prise de conscience être l’occasion d’une relecture moins chargée d’anathèmes. Toutes les objections à la GPA ne sont pas d’ordre religieux ou naturaliste. Toutes méritent en tout cas d’être écoutées ; c’est le terrorisme intellectuel qui doit être écarté, pas la pensée qui se cherche. De nombreux citoyens perçoivent que quelque chose ne tourne pas rond dans cette affaire mais échouent à l’énoncer. Puissions-nous poser les bonnes questions : pas seulement celles, en forme d’expertise, sur l’état des enfants, mais celles, en forme d’interprétation, qui se demandent ce qui est en train de se passer.

Miss Univers et le désir attrapé par la queue

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Une amie vient de m’écrire, affolée : l’un de ses multiples amants, par ailleurs important responsable d’une grande université de province, lui a confié hier soir qu’il restait insensible au charme de Miss Lituanie.

Comme elle-même a un petit quelque chose de Miss Pays-Bas, sans doute s’est-elle inquiétée.

J’avoue que je ne savais rien de Miss Lituanie, ni de Miss Univers en général. À peine si j’avais capté que le dernier concours, en décembre, avait donné lieu à l’une des plus magistrales bourdes de l’histoire de la télévision…

J’ai donc cherché, et je suis tombé sur tout un catalogue de postulantes à ce titre apparemment désirables.

Ah my God !

Ce n’est pas qu’aucune d’entre elles ne soit rigoureusement jolie — elles le sont toutes, chacune individuellement — et même parfaitement jolies. Mais c’est en masse qu’elles sont terrifiantes de standardisation, de conformisme esthétique et de mensurations identiques. Imaginons-les toutes à la fois dans le lit d’un honnête homme : il aurait le tournis à constater (je laisse les lacaniens d’opérette réécrire ce verbe comme ils l’entendent) toutes ces quasi-jumelles. À ne pas pouvoir les identifier.

Alors, je ne sais pas trop ce que sous-entendait ce monsieur en indiquant sa quasi-répulsion — mais je le devine. Jolies, sans doute. Indésirables, certainement. Les voici en maillot de bain, elles pourraient être déshabillées, je redirais ce que Dorine dit à Tartuffe : « Et je vous verrais nu du haut jusques au bas / Que toute votre peau ne me tenterait pas ».

Le désir se nourrit de chair, pas de papier glacé. En l’occurrence, elles sont si peu réelles qu’on les dirait photoshopées : le désir n’est pas une mouche, il ne peut pas s’accrocher sur une académie si parfaitement lisse, il lui faut quelques aspérités. Un nez différent, un sein qui ne soit pas exactement conforme au standard, un sourire qui exprime autre chose que l’exploit d’un orthodontiste, une taille que l’on ait envie de saisir avec autre chose qu’un objectif photographique. Entre ces mensurations prétendument « de rêve » et une ligne d’André Breton (« Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre »), j’avoue que je n’hésiterais pas un instant — et qui de nous, d’ailleurs ?

Dans Dr No — le roman, pas le film —, il y a une scène que j’aime suprêmement, quand Bond, au petit matin, découvre sur l’île fatale une sublime fille sortant de l’onde comme une Vénus caraïbe — Honeychile Rider : « It was a beautiful face, with wide-apart deep blue eyes under lashes paled by the sun. The mouth was wide and when she stopped pursing the lips with tension they would be full. It was a serious face and the jawline was determined—the face of a girl who fends for herself. And once, reflected Bond, she had failed to fend. For the nose was badly broken, smashed crooked like a boxer’s. Bond stiffened with revolt at what had happened to this supremely beautiful girl. No wonder this was her shame and not the beautiful firm breasts that now jutted towards him without concealment. »

Et quelques pages plus loin, 007 note : « Now Bond loved the broken nose. It had become part of his thoughts of her and it suddenly occurred to him that he would be sad when she was just an immaculately beautiful girl like other beautiful girls. »

De façon significative, les producteurs du film de 1962 ont renoncé à casser le nez d’Ursula Andress — et quand je l’ai vue sortir de l’eau à l’époque,moi qui avais lu le livre, j’ai été fort déçu qu’ils n’aient pas osé aller au-delà des convenances esthétiques — tout comme ils avaient effacé la fameuse cicatrice sur la joue de Bond. Pff…

De façon significative, on se pose moins de questions quand il s’agit d’un homme, auquel on concède très vite, dans l’ordre du désir, toutes sortes de défauts visibles et invisibles — de ceux qui constituent le charme. Regardez Casanova, les yeux à fleur de tête, un nez aquilin impensable, la structure même d’un oiseau de proie — mais quel délicieux frisson devait courir à la surface de toutes les petites Pompadour des années 1750 à l’idée d’être dans la serre d’un tel homme !

Regardez Mirabeau, avec sa trogne impossible — l’un des plus grands séducteurs du XVIIIème, un siècle qui pourtant n’en manquait pas — et écoutez ce qu’en dit Chateaubriand, qui pourtant ne l’aimait guère : « La laideur de Mirabeau, appliquée sur le fond de beauté particulière à sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange, compatriote des Arrighetti. Les sillons creusés par la petite-vérole sur le visage de l’orateur, avaient plutôt l’air d’escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile : il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion. »

Ah, combien de femmes ont dû rêver, dans les années 1780, à être saisies par cette patte d’ours… C’est autour de la part d’animalité que se construit le désir — aigle ici, ou plantigrade là. Pas dans le papier glacé.

D’ailleurs, n’est-il pas significatif que Monsieur Univers (cela existe aussi, Arnold Schwarzenegger a remporté jadis le titre) soit un miracle de la testostérone, et non un quelconque bellâtre ? Au moins, chez les hommes, on affiche l’artificialité.

Alors, je ne sais pas ce que sous-entend la critique de tel ou tel universitaire peut-être en panne de désir. Mais je sais, moi, que Miss Lituanie et toutes ses consœurs n’ont rien de désirable, alors que la ville est pleine, à chaque instant, de créatures réelles que l’on roulerait volontiers dans un tapis pour les ramener chez soi — comme Cléopâtre, dont on sait que le nez…

*Photos : SIPA.AP21683449_000045 / Capture écran Dr No / Wikimedia commons

L’ambassade d’Ukraine veut faire interdire un docu sur Canal+

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Ce soir Canal+ devrait diffuser dans le cadre de « Spécial investigation » un documentaire de Paul Moreira qui évoque la question très controversée du rôle des milices néonazies en Ukraine, avant, pendant et après Maïdan. J’ai utilisé le conditionnel « devrait » parce que d’intenses pressions sont exercées actuellement sur la chaîne pour qu’elle déprogramme purement et simplement le doc de Moreira.

Dans un communiqué officiel, l’ambassade s’en prend violemment au réalisateur qui, bien sûr, « donne au spectateur une représentation travestie et mensongère de la situation en Ukraine. »

En vertu de quoi, explique l’ambassade d’Ukraine, « la version de M. Moreira des événements en Ukraine, y compris l’annexion illégale de la Crimée, est une douce musique aux oreilles des partisans des théories du complot et des propagandistes pro-russes. Cela fait de ce reportage un pamphlet à la hauteur des pires traditions de désinformation. »

Suite logique du raisonnement officiel ukrainien : « L’auteur a créé un film qui génère des préjugés et induit les téléspectateurs en confusion sur les événements tragiques que l’Ukraine a subi ces derniers temps. » L’adjectif « ukrainophobe » n’a pas été utilisé, mais c’est tout juste…

Mais le meilleur est pour la fin, le gouvernement de Kiev aurait pu tout à fait légitimement demander un droit de réponse ou un débat contradictoire sur la chaîne. Mais pas du tout, ce que demande l’ambassade à la chaîne, c’est la censure pure et simple, l’interdiction. Jugez par vous-même : « Ce n’est pas du pluralisme dans les médias, mais de la tromperie, et Canal+ serait bien avisé de reconsidérer la diffusion du film. Vous le savez, sans doute, ce genre de journalisme déloyal est une arme très puissante qui peut en effet être utilisé au détriment de vos téléspectateurs… »

Alors, cher ambassadeur d’Ukraine, j’ai deux ou trois petites choses à vous dire.

Primo : dans cette longue lettre, vous ne contestez concrètement aucun des « mensonges » et autres « désinformations » ou procédés « conspirationnistes » dont vous accusez Moreira. Pourquoi ? Pourquoi ne pas argumenter factuellement si par exemple la contre-enquête sur le massacre de 45 civils russophones à Odessa, dans l’incendie de la maison des Syndicats, relève de la propagande téléguidée par le Kremlin ?

Secundo : merci de nous faire prendre à tous un coup de jeune : on croirait vraiment que cette lettre a été écrite en URSS aux pires temps de Brejnev.

Tertio : on a bien sûr le droit d’être en désaccord, total ou partiel, avec Paul Moreira. Perso, ça m’est arrivé plus d’une fois, et parfois très rudement. Mais on n’a pas le droit de criminaliser son travail ou sa réflexion et encore moins d’exiger sa censure.

On note dans que dans cette campagne, le lobbying de l’ambassade a été efficacement relayé par certains de nos confrères, notamment Benoît Vitkine, le très engagé spécialiste de l’Ukraine au Monde. Celui-ci reproche notamment à Moreira « d’éluder aussi toute analyse nuancée du nationalisme ukrainien et de ses ressorts, amalgamant nationalisme, extrême droite et néonazisme. Au sein même des groupes que Moreira étudie, les néonazis constituent une minorité. » Avouez qu’on a connu le quotidien du soir plus offensif contre le nationalisme radical, et moins sourcilleux de trier le bon grain de l’ivraie entre « extrême droite et néonazisme ». Nuance, nuance…

Pas de nuance, en revanche, pour le bilan globalement très négatif du doc, pour Vitkine, qui conclut ainsi : « Le rôle de chevalier blanc que s’arroge Paul Moreira, en prétendant dévoiler des vérités passées sous silence, ne tient pas. L’expérimenté documentariste s’est attaqué à un sujet réel. Il a choisi de « regarder par lui-même », nous dit-il. Mais n’a vu que ce qu’il voulait voir, remplaçant les masques par des œillères. »

Des attaques auxquelles Moreira fait une réponse fort argumentée sur son blog : « Benoît Vitkine insinue, sans rien citer à l’appui, que mon propos serait de mettre en lumière « l’installation d’un nouveau fascisme en Ukraine. » Vitkine doit être sacrément en colère pour écrire des choses pareilles. Je n’ai jamais dit que le fascisme s’était installé en Ukraine. La phrase clé de mon doc est : « La révolution ukrainienne a engendré un monstre qui va bientôt se retourner contre son créateur. » Puis je raconte comment des groupes d’extrême droite ont attaqué le Parlement et tué trois policiers en août 2015. Jamais je n’ai laissé entendre qu’ils étaient au pouvoir. Même si le pouvoir a pu se servir d’eux. »

Il est un argument dont Moreira n’use pas, sans doute par timidité confraternelle. Il a tort. A mes yeux, il aurait du mettre en demeure Vitkine d’expliquer pourquoi il ne parle à aucun moment de la volonté de censure de l’ambassade d’Ukraine alors que son papier a été publié 48 heures après le communiqué de l’ambassade, et republié 72 heures après. La censure, c’est peanuts, au Monde en 2016 ?

Ce silence regrettable de mon confrère du Monde appelle un dernier commentaire de ma part. On n’a pas le droit de rester neutre face à une tentative honteuse de censure. Ici, c’est la France, pas le Qatar ou la Corée du Nord.

*Photo : SIPA.00676237_000010

Hillary Clinton: être une femme ne suffira pas

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Hillary Clinton primaire

Comme en 2008, Hillary Clinton a comme meilleure promesse celle d’être potentiellement la première femme présidente de l’histoire des Etats-Unis. Mais elle doit beaucoup au parcours et à la personnalité de son mari Bill. Son meilleur directeur de campagne n’a rien perdu de sa popularité et il est souvent plus applaudi que sa femme dans les meetings où la nostalgie de la prospérité des années 90 domine. En réalité, l’ancien président entend bien prolonger son aventure politique et familiale par l’intermédiaire de son épouse (on parle déjà du destin politique de Chelsea Clinton…). La santé fragile de Bill le contraint sans doute à baisser de rythme ce qui donne plus d’espace à Hillary. Mais les sorties d’hôpital de l’ancien gouverneur de l’Arkansas ne rajeunissent pas l’image du couple.

Si l’ancienne secrétaire d’Etat de Barack Obama est chahutée dans les sondages, c’est aussi du fait de son image cassante et arrogante qui en fait une caricature de l’establishment de la côte est. Femme du sérail qui a déjà occupé la Maison-Blanche, la candidate a du mal à incarner le changement, elle a du mal à nouer le contact avec son public. Le soutien du New-York Times et de Goldman Sachs à sa campagne sont deux marqueurs du politically correct et de Wall Street. Bref, les Américains n’aiment pas Hillary, l’électeur de Des Moines, Iowa, encore moins. Elle est la meilleure ennemie de Donald Trump parce qu’elle incarne tout ce que l’Amérique profonde déteste.

Alors que les choses se compliquent dans les sondages pour l’ancienne première dame, l’affaire des courriels envoyés depuis son adresse personnelle en violation des règles élémentaires de sécurité n’en finit plus de polluer sa campagne. Vingt-deux courriels soit 37 pages ne seront finalement pas publiés malgré la demande de Hillary de jouer « la transparence » (ils ont été classé secret défense). Les commentateurs ont aussitôt fait le rapprochement avec des révélations potentielles sur le fiasco libyen et l’assassinat de l’ambassadeur Chris Stevens le 11 septembre 2012. Affaire qui a révélé dans un premier temps l’imprudence de la secrétaire d’Etat et ensuite sa duplicité. Pour se disculper, Mme Clinton avait d’abord invoqué une manifestation spontanée suite à la diffusion du film L’Innocence des musulmans alors qu’il s’agissait d’un assaut parfaitement préméditée d’un consulat aux normes de sécurité défaillantes. Dans ce contexte, Hillary avait pourtant autorisé Stevens à se rendre à Benghazi. L’affaire a aussi mis en relief les calculs hasardeux du département d’Etat en Libye à l’occasion des printemps arabes, dans le sillage de Nicolas Sarkozy et de sa muse, Bernard-Henri Lévy. Légèreté, mauvaise foi et incompétence, le bilan de l’ancienne sénatrice de New-York est un sérieux handicap pour la candidate.

Il y a un an l’issue ne faisait pas de doute. Hillary Clinton devait l’emporter face à Jeb Bush. Circulez, il n’y a rien à voir ! Elle pensait profiter des divisions d’un camp républicain plus à droite que jamais. Mais Trump est sur un nuage et elle se retrouve fragilisée par la concurrence improbable d’un mâle blanc de 74 ans, Bernie Sanders. Un « socialiste démocrate » qui la double sur sa gauche et dont la personnalité est par contraste sympathique et sincère. Deux qualités qui font cruellement défaut à Hillary. Bref, l’argument féministe ne suffira pas pour remporter la campagne.

*Photo : SIPA.AP21851412_000117

«Jacqueline Sauvage avait des circonstances atténuantes»

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luc fremiot jacqueline sauvage
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Manifestion en soutien à Jacqueline Sauvage

Daoud Boughezala. Que pensez-vous de la « remise gracieuse de peine » dont vient de bénéficier Jacqueline Sauvage sur décision du Président de la République ? Sa condamnation aux assises n’était-elle donc pas méritée ?

Luc Frémiot. Je n’ai pas accès au dossier et il ne m’appartient pas de commenter une décision de la Cour d’assises. En revanche, par rapport à ce que je sais de ce qu’a vécu Madame Sauvage, aux années de souffrance qui ont été les siennes, je ne peux que me réjouir du fait que sa peine soit aujourd’hui réduite à de plus justes proportions.

Il y a quelques années, vous aviez requis l’acquittement d’Alexandra Lange, meurtrière d’un mari qui la battait depuis dix-sept ans. Cette affaire est-elle comparable au cas de Jacqueline Sauvage ?

Les cas d’Alexandra Lange et de Jacqueline Sauvage sont tout à fait différents. Alexandra Lange était en état de légitime défense. Son mari était en train de l’étrangler, le couteau se trouvant à proximité, elle s’en est saisi et a donné un seul coup qui s’est révélé mortel. En péril de mort imminent, elle a eu une réaction qui lui a permis d’échapper à cette issue fatale. Madame Sauvage n’était pas du tout dans un état de légitime défense. On ne peut donc pas comparer les deux affaires. Mais le parcours de ces deux femmes les rapproche : le calvaire et les violences qu’elles ont vécus pendant des années sont comparables. Dans l’affaire Sauvage,  toute une série d’autres arguments est à prendre en considération, comme des circonstances atténuantes très fortes du fait de ce qu’elle a subi, mais pas la légitime défense.

Comme s’en inquiète notre confrère Régis de Castelnau, la campagne médiatique orchestrée autour de l’affaire Sauvage ne risque-t-elle pas de substituer une dictature de l’émotion au libre exercice la justice ?

Ce risque existe dans toutes les affaires très médiatisées qui retiennent l’attention de l’opinion publique. L’opinion raisonne en effet de façon affective sans tenir compte des détails du dossier, des éléments rassemblés par la juge d’instruction, de ce qui s’est passé à l’audience, du droit, etc. Tout cela échappe à l’opinion médiatique. Actuellement, je vois se profiler une dérive inacceptable: l’instauration d’une présomption de légitime défense pour les femmes victimes de violences conjugales. C’est une proposition de loi défendue par la députée Valérie Boyer à laquelle je suis complètement opposé. Cela reviendrait à dire à ces femmes – psychologiquement fragiles et en état de souffrance avancée – que la seule issue à leur calvaire consiste à tuer leur compagnon devenu tortionnaire. La réponse ne devrait jamais être le meurtre, mais de s’en aller, de se confier, d’aller déposer plainte. Instaurer une présomption de légitime défense équivaudrait à une démission des autorités, des institutions judiciaires et policières dans la mesure en leur disant : « Nous sommes incapables de vous protéger, protégez-vous vous-mêmes ! »

Il y a un peu plus d’un an, Causeur consacrait un numéro entier à l’autodéfense, révélant notamment la sévérité des juges qui craignent de cautionner la loi du talion et tentent d’entraver une dérive à l’américaine de la société française. Comment les magistrats distinguent-ils les cas de légitime défense des simples crimes ?

L’arbitrage se fait tout naturellement. Nous autres magistrats connaissons tous par cœur les éléments constitutifs d’une légitime défense. À ce niveau-là, je ne déplore de dérive ni dans un sens ni dans l’autre. J’aimerais rappeler que l’autodéfense est la négation du droit, une véritable forme d’anarchie sociale. En tant qu’avocat général représentant les intérêts de la société, j’y suis fermement opposé.

*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00739153_000014 .

Frédéric Bonnaud, de la presse Pigasse à la Cinémathèque Française

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La nomination en décembre 2015  au poste de directeur général de la  Cinémathèque française de Frédéric Bonnaud, jusquelà directeur de la rédaction magazine jdanovien hype Les Inrocks[1. Fleuron de la « presse Pigasse », selon l’expression d’Alain Finkielkraut.], laisse augurer du pire.

Je n’ai rien de personnel contre l’heureux gagnant qui –dans un entretien complaisant au Monde – nous cite Fassbinder, Garrel, et ses débuts laborieux dans un petit bureau au Palais de Chaillot comme autant de lettres de créances de cinéphilie active.

Cependant, la nomination de ce pigassien émérite donc commerçant avisé est un symptôme …celui d’une époque ou  Cinémathèque.org  a muté en Cinémathèque.com et où, comme au box-office,  le chiffre du nombre d’entrées aux expos crowd pleasing  sert de mètre-étalon  pour plébisciter le bilan de son prédécesseur Serge Toubiana.

Rappelons néanmoins  en forme d’hommage que Patrick Bensard, l’ancien directeur de la Cinémathèque de la Danse, avait des audaces de programmation que le monde entier nous enviait …il a été mis à l’écart sans ménagement.

M. Bonnaud rêve de transgression, il se veut le Klaus Biesenbach, le fameux curator de l’exposition Björk au Moma en 2015 qui a fait scandale  et qui a failli  être viré par son Conseil d’administration.

Mon conseil, cher Monsieur Bonnaud, faites attention à vous … il y aussi des accidents industriels dans les lieux de mémoire (et non de pouvoir) de l’Histoire du cinéma.