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Le petit remplacement

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A gauche, l'école internationale algérienne de la rue Bouret, dans le 19e arrondissement de Paris (Photos : Robert Capable)

J’ai rencontré Marie par hasard, alors qu’elle quittait Paris pour aller vivre en banlieue. Appelé par un copain, qui avait deux mains gauches et un scooter, pour l’aider à récupérer une mezzanine achetée sur Ebay, je le rejoignais un matin dans le 19e arrondissement avec mes outils et mon camion. C’est lui qui me présenta Marie, la soixantaine passée, coquette, vive, gaie, bavarde. Elle vendait sa mezzanine parce qu’elle déménageait. On se mit à causer comme je fais souvent : elle parle, j’écoute. Là, je dévissais, elle racontait. Après une quinzaine d’années parisiennes dans un quartier vivant, sympa, populaire, elle rendait son logement HLM parce que, glissa-t-elle au bout d’une phrase, « ce sont les plus gênés qui s’en vont ». En jetant un coup d’œil par la fenêtre en arrivant, j’avais remarqué sur la façade de l’immeuble d’en face un drapeau algérien à l’allure très officielle, plus imposant que le fanion français accroché à mes volets que je n’ai pas le cœur de retirer. « Les plus gênés.. » Alléché par l’odeur d’un vrai dialogue, je lâchais la pression sur la dévisseuse et entrais dans la conversation : « Et qu’est-ce qui vous gêne ? Trop d’immigration ? » Elle se défendit tout de suite, sur le ton du rire qui répond à l’absurde.

Née à Clamart de parents italiens venus en France en 1936 en voyage de noces et jamais repartis, naturalisée à l’âge de 7 ans, elle grandit avec des Polonais, des Belges, des Russes qui travaillaient dans les briqueteries. À côté d’une vie de travail dans la fonction publique et de syndicalisme, elle se démène souvent avec ses deux enfants pour aider des Chinois à avoir des papiers, pour obtenir une pension à une veuve de guerre ou la nationalité française au fils d’un ancien combattant africain. Elle ouvre sa porte à des Maliens perdus dans leurs démarches administratives, installés dans un coin du 19e moins mélangé que le sien, qui deviendront des amis et qui la font rire quand ils décrivent la sortie de l’école dans leur quartier – « On se croirait à Bamako, on n’est pas dépaysés. » Elle rit de bon cœur en me le racontant. À la retraite, l’envie d’être utile la pousse vers des associations, mais elle ne s’y retrouve pas. Pour partir en Inde il faut parler l’anglais. Elle ne reste pas à ATD quart monde, trop hiérarchique, trop snob. Alors, au cours de plusieurs séjours au Sénégal, elle remarque un homme qui lit toujours le même livre ; elle s’en étonne. Il lui explique qu’il n’en a qu’un. Elle crée une association pour acheminer des livres, puis c’est une classe qu’elle soutient pendant des années. Elle achète un « Peugeot gendarme » qui servira de taxi pour les élèves, et dégagera un salaire pour l’institutrice. Et elle s’attache à ces élèves, garçons et filles francophones musulmans.

« Mais là, c’est trop différent », dit-elle en me montrant la rue. Le bâtiment en face avec son drapeau est une annexe de l’ambassade d’Algérie, devenue depuis deux ou trois ans une « école internationale algérienne ». Dans le quartier, pendant les travaux, on parlait d’une école musulmane ou coranique, on ne savait pas trop. Marie a écrit à la mairie pour qu’on la renseigne, elle n’a pas aimé qu’on ne lui réponde pas. Et elle a vu la rue changer. Des femmes en burqa sont apparues, qu’elle croise de plus en plus régulièrement. « C’est pourtant interdit », s’indigne-t-elle. Et il y a ces hommes barbus et en djellaba qui accompagnent les enfants à l’école. Elle les sent fermés, elle les trouve hostiles, dans leur façon d’occuper l’espace public sans partage, quand ils parlent l’arabe entre eux, fort, ou quand ils descendent la rue en colonne, comme si le trottoir était à eux, sans un regard pour les autres, surtout pour les femmes, par indifférence ou par défi. Elle me racontera plus tard que sa mère, à peine arrivée en France, chuchotait dans les files d’attente parce que ne parlant qu’italien, elle craignait de vexer des Français.

« Ce que je ne supporte pas, c’est de voir des gamines de 7 ans entièrement voilées. »

Elle s’emporte quand elle confie : « Ce que je ne supporte pas, c’est de voir des gamines de 7 ans entièrement voilées. » Cet islam-là, elle ne le connaît pas et elle n’a aucune envie de s’y habituer, et elle ne comprend pas ce que font les féministes, qu’on n’entend jamais parler de ça.[access capability= »lire_inedits »] Elle ne comprend pas non plus ces gens qui demandent toujours plus de droits, qui se plaignent de discriminations, qui viennent prendre et ne donnent rien. Elle me racontera aussi son prix d’honneur. La maîtresse d’école appelle un jour sa mère pour lui dire que Marie a mérité le prix d’excellence ; seulement elle n’est pas française mais encore italienne. Elle explique alors, un peu gênée, qu’on ne pourra lui remettre qu’un prix d’honneur. Marie se souvient mot pour mot de la réponse de sa mère qu’elle me donne en jouant la fierté maternelle : « Ce n’est pas grave, cela n’enlève rien au mérite de ma fille. » Elle ne comprend pas comment les choses ont pu autant changer, elle accuse « la discrimination positive » d’avoir déréglé les gens, leurs attitudes, leurs demandes, leurs tons. « Et comme je ne peux pas me taire, je me sens menacée, alors je préfère m’en aller », finit-elle par expliquer. Dans son immeuble, elle est la troisième à partir, depuis l’ouverture de l’école. Les deux appartements quittés ont été repris par des familles musulmanes aux femmes voilées. Celui qu’elle laisse a été visité par « un monsieur africain qui a bien regardé mais n’a pas semblé le trouver à son goût », précise-t-elle en ajoutant « mais j’espère qu’il trouvera ». Puis elle s’étonne, son amie Monique qui vit à Montpellier a adressé une demande de logement à Paris à la RIVP (logements qui appartiennent à la Ville mais ne sont pas des HLM), il y a huit ans, pour se rapprocher de son fils parisien, en vain.

J’ai rencontré Sarah par Hannah, qui prend des photos pour Causeur et pour d’autres, à qui j’avais un peu raconté la dame et la rue et qui me rappelle quelques jours plus tard. Elle avait croisé dans un dîner Sarah Mesguich, comédienne et metteur en scène de théâtre, comme son père. « Figure-toi qu’elle habite la rue de ta bonne femme là, avec l’école. » Et voilà. On s’est vus dans un café miteux à deux pas de l’école, avec des photos de Hendrix sur les murs et un poste qui crachait du blues, tenu par des Arabes qui se causaient en arabe après nous avoir servis, dans un français aimable. J’avais tendance à trouver les gens de théâtre toujours un peu théâtraux, je me souvenais de Luchini incapable de se tenir même chez Finkielkraut, incapable d’aligner trois phrases sans emphase. Sarah est à l’opposé délicate, précise, scrupuleuse, pesant ses mots non pas pour leurs effets mais pour leur justesse, attachée dans son récit à chercher des explications, pas des coupables. Elle est fine et jolie, droite et emmitouflée dans des ampleurs laineuses. Elle vit depuis douze ans dans cette rue du 19e sympa, avec ses trois enfants, tous dans les écoles publiques du quartier, et peut-être un homme, je l’ignore, j’aime les questions qui fâchent mais pas celles qui chagrinent. Je sens une habitante plutôt heureuse quand elle raconte son quartier, loin de Riquet ou de Crimée, près de Stalingrad et des Buttes-Chaumont mais loin de la place des Fêtes, dans ce Paris populaire devenu un peu bobo et lieu « d’une vraie diversité, d’un vrai brassage, avec une école catholique en haut de la rue Bouret et des écoles juives pas loin, où le samedi, les familles juives se baladent au parc des Buttes-Chaumont très tranquillement. Et en douze ans, pas l’ombre d’un problème ». Je lui parle du témoignage de Marie, de son départ, et de ses motifs. Je glisse : « Et cette fameuse école alors ? » Elle habite juste à côté. Elle a connu l’ancien consulat d’Algérie, où il y a peu, des gens venaient faire leurs papiers. L’école accueille des filles très voilées et de plus en plus jeunes, dont on ne voit que le visage et les mains, mais aussi des garçons et des filles jusqu’à 14 ou 15 ans, aux cheveux libres, et qui se côtoient comme tous les collégiens. L’établissement ne pose pas de problèmes, et les élèves non plus mais Sarah comprend que Marie se soit sentie menacée. Elle a presque les mêmes mots quand elle évoque les accompagnateurs des enfants, ces « murs d’hommes habillés comme des islamistes, avec qui il n’y a aucun échange », qui affichent en France une idéologie qu’elle rejette depuis toujours, dans toutes les religions. En précisant qu’elle ne veut pas « tomber dans l’islamophobie débile », elle a les mêmes incompréhensions que Marie quand elle confie être atterrée que l’on puisse voiler des gamines intégralement autour de nous et que tout le monde ait l’air de s’en foutre. Cette pression, cette tension nouvelle, elle la ressent aussi, dans sa rue, dans le 19e et au-delà, en tant que juive et que femme. Elle rappelle que personne n’a été frappé et que les violences dans le quartier sont le fait de jeunes qui s’affrontent et règlent des comptes liés à des trafics mais parle d’attitude agressive. « Puisqu’ils savent que ça nous fout la trouille quand ils viennent à l’école en djellaba, pourquoi le font-ils ? » Des voisins lui ont rapporté un incident : l’été dernier, des femmes dont les bureaux donnent sur la rue ont été insultées par ces types parce qu’elles étaient en jupe. Et puis elle est intervenue récemment dans une altercation entre un commerçant de sa rue et le gardien de l’école au moment où le barbu traitait l’autre de « sale juif ».

Des jeunes donnent du « sale juif » quand on les empêche de voler

Je suis allé voir le commerçant, M. Layani, envoyé par Sarah qui le connaît un peu et le décrit comme « un amour qui lui donne plein de légumes ». Il m’a raconté l’incident en toute simplicité, sans drame, sans colère et sans cette indignation qui sied surtout aux professionnels de l’antiracisme, peut-être un peu inquiet de ce qu’un « journaliste » ferait de son histoire. Peut-être aussi parce qu’on ne monte pas sur ses grands chevaux pour un rien quand on tient un Franprix dans un quartier populaire et qu’on est juif, si on veut tenir la distance. Mais on ne se laisse pas faire non plus. Le gardien de l’école algérienne est venu un jour se plaindre de l’attitude raciste d’une employée du magasin, asiatique, après un différend à la caisse. Le ton est monté et le barbu a traité Layani de « sale juif ». Celui-ci est allé s’en plaindre à l’école qui semble avoir remplacé le gardien puisqu’on ne l’a plus jamais revu. Pour Layani, l’incident est clos. Il m’en parle comme d’un dérapage. « Il a oublié qu’il était en France », glisse-t-il en riant. Ce qui le fait moins rire, ce sont ces jeunes qui donnent du « sale juif » quand on les empêche de voler, avec un aplomb effrayant, comme armés d’une légitimité qui ne laisse aucune place au doute ou à l’hésitation, comme si, dit-il, « ça faisait partie de leur identité ». Et ceux-là n’ont pas l’excuse d’oublier qu’ils sont en France, ils sont français, ces jeunes qui forment les bandes du 19e arrondissement, pas forcément ethniques ou religieuses, quoique de plus en plus homogènes, exclusivement mâles et manifestement antisémites.

« Il n’est pas possible qu’aujourd’hui, en France, mes enfants puissent entendre “sale juif” quand ils sortent dans la rue », me dit Sarah en reposant son café avant de constater que l’impossible est devenu réalité. Mais fuir comme Marie, elle n’y pense pas. Elle n’a pas entendu parler d’autres projets de départs envisagés par des habitants gênés mais regrette que Marie s’en aille. « Elle n’est pas chouette votre nana », dit-elle, fermement décidée à « ne pas lâcher un pouce de terrain ». Elle évoque sans s’y attarder l’histoire de sa famille et plus encore le tempérament et l’idéal social de sa mère, professeur engagé, qui allait chercher des gosses dans les bidonvilles, et qui il y a peu enseignait encore le français à des classes techniques dans des zones difficiles. De cet héritage, Sarah semble avoir gardé une conviction solide : on ne vit pas bien dans un monde qui s’accommode de ces ghettos, et on doit s’inspirer de ceux qui tendent des mains par-dessus les murs.

Mais aujourd’hui dans sa rue, le mur a changé. Il n’est plus cet objet contre nature qui nous sépare d’un autre aimable. Le mur ici, c’est l’autre, dans toute son arrogance. C’est l’autre qui se voile au-delà du pudique ou du religieux, et jusqu’à faire peur. C’est l’autre qui n’a plus un regard, sinon réprobateur, et plus un mot sinon insultant. Nous attendons tous de l’autre, de cet inconnu croisé dans l’espace public, dans l’espace commun, qu’il soit un écho à notre existence. Un échange de regards bienveillants ou un pas de côté pour laisser la place, une formule de politesse ou un « après vous » urbain sont autant de signes d’existence que nous nous adressons les uns aux autres. Un simple mode de vie qui n’oblige personne, qui semble aller de soi, mais qui manque cruellement quand il disparaît. Dans ce monde vers lequel semble nous mener insensiblement mais inexorablement la rue Bouret, ce ne sont pas les différences qui dressent des murs entre les gens mais le comportement de certains. Et sur ces murs, se brisent chaque jour, sans heurts et en silence, les habitudes du « vivre ensemble » en vigueur en France, défendues par Marie et par sa mère italienne avant elle, ou par Sarah, fille de Français d’Algérie. Pour vivre ensemble, il faut être deux. Et ces femmes qui voient leur rue changer vers une certaine régression se sentent bien seules. L’une s’exile pour retrouver des regards nouveaux et inconnus mais amis, parce que « les plus gênés s’en vont ». L’autre se fait à l’idée qu’il faut résister à ce que le monde devient, jusqu’en bas de chez soi, quand on est attaché à l’idée de progrès comme au projet de vivre ensemble, les uns avec les autres. Mais dans l’état actuel des choses, même pacifiquement, dans la rue Bouret, on ne vit plus tellement les uns avec les autres mais les uns à côté des autres.

Les esprits les plus fins grimacent quand ils évoquent « le grand remplacement ». « Trop logique ! » s’exclament de concert Élisabeth Lévy et Alain Finkielkraut au micro de RCJ pour qualifier l’idée de Renaud Camus. Dans la réalité et dans l’immeuble de Marie, un petit remplacement a pourtant lieu, sans planification ni orchestration, sans autre logique que celle qui pousse les uns à fuir, gênés, ou à assister impuissants aux régressions en marche et aux menaces implicites, quand les autres imposent leur mode de vie là où ils s’installent, comme au temps des colonies. « Pourquoi viennent-ils devant l’école en djellabas puisqu’ils savent que ça nous fait peur ? » demande Sarah. La réponse est peut-être dans la question, et la logique aussi. Sa réponse est courageuse : elle ne lâchera rien. Mais jusqu’à quand peut-on défendre la liberté de son mode de vie, aussi légitime soit-il dans une rue de Paris, au pays des droits de l’homme et de la femme, quand les Marie s’en vont et que des femmes voilées arrivent ? Combien de temps peut-on vivre dans un environnement qui s’islamise, quand une partie du pays semble s’en moquer et qu’une partie de la gauche, de Todd à Juppé, dénonce d’abord les amalgames et les stigmatisations ? Nous avons tous affirmé le lendemain des assassinats de Charlie Hebdo que, « même pas peur », nous allions tenir bon. Pourtant depuis, personne n’ose plus se moquer du prophète. Nous nous sommes payés de mots et nous avons reculé d’un pas.

J’ai peur que la rue Bouret nous raconte un peu la même histoire, celle d’un pays qui se gargarise de république et de laïcité, mais qui continue de laisser venir par an et par centaines de milliers, des populations qui, loin d’être séduites par les vertus de nos libertés, semblent décidées à ne pas s’en laisser convaincre. Face au risque que ces incompatibilités de mœurs produisent de dangereuses et peu républicaines sécessions, un consensus rassemble aujourd’hui les partisans de plus en plus nombreux d’une laïcité intransigeante. Réjouissons-nous que le bon sens et le droit d’être nous prennent le dessus sur les lubies multiculturalistes. Mais même en chassant l’expression religieuse de l’espace public par la persécution, même si une police des mœurs protège le droit de porter des minijupes et impose la parité aux terrasses des cafés, aucune loi ne rendra à la rue Bouret son sirop d’antan, ni son envie d’avenir commun. Il y a peut-être plus réaliste, plus simple et moins répressif : nous pourrions cesser de prendre des vessies pour des lanternes, et des dévots hostiles et fermés à tout ce que nous aimons et tout ce que nous sommes, pour de possibles Français.
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Nuit debout: les contradictions de nos rebelles en charentaises

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(Photo : SIPA.AP21882387_000010)

La gauche française, ou ce qu’il en reste, loin du « terranovisme » du Parti socialiste, loin des libéraux libertaires comme Macron, c’est un peu comme les cathos progressistes. Ils ne sont plus très nombreux mais l’on n’entend qu’eux, ils sont encore à de nombreux postes décisionnaires. Et surtout ils se posent encore en arbitres des élégances politiques faisant valoir le plus possible leur capacité de nuisance quitte à se ridiculiser comme Badiou victime d’un canular comme ce vulgaire « sioniste » de BHL avec les dépositaires de la mémoire de Jean-Baptiste Botul.

Il faut dire qu’ils ont beau jeu de le faire. La droite est littéralement tétanisée par la peur panique d’être assimilée à la Réaction : tout ce qui rappellerait les fameuses z-heures les plus sombres de notre histoire, des souvenirs « nauséabonds » de Vichy où il y avait des politiques de tout bord, sauf des communistes.

Nuit debout est une émanation directe de cette « gauche morale » voire moralisatrice. Et ce sont ses enfants qui chaque nuit se rassemblent place de la République à Paris. Certains se sont demandés gravement, se demandent encore, qui sont ses gosses, de quel milieu viennent-ils. A noter que ce sont aussi des enfants perdus souffrant de carences d’éducation de la part de leurs géniteurs souvent absents à lire l’article de Ludovic Fillois sur Causeur.fr. Leur milieu ? Voyons voir ? Quel est le milieu social où l’on peut se permettre de veiller toute la nuit pendant trois semaines sans incidences sur ses revenus ? Pas un milieu précaire en tout cas, cela paraît largement évident…

Je m’étonne grandement soit dit en passant, en parlant de précarité sociale, que personne ou presque ne se soucie véritablement des personnels de nettoyage de la Mairie de Paris qui chaque jour viennent ramasser les ordures et passer le tout au jet. Eux sont des précaires par contre, le plus souvent mal logés. Où est donc leur place dans les diverses commissions mises en place au sein de Nuit debout ? Curieusement (sic) on ne les trouve nulle part. Ce n’est pas très étonnant me dira-t-on…

Oui car il y a des commissions pour chaque sujet au sein de Nuit debout qui en à peine trois semaines a réinventé la bureaucratie stalinienne. Rien de bien neuf lorsque l’on lit les délibérations des commissions, les affiches de ces veilleurs d’ultra-gauche, leurs déclarations à la télévision. C’est toujours et encore le même jargon absolument imbittable, on m’excusera du mot mais il est parfait, en vigueur depuis des lustres au sein de cette gauche vraiment de gauche, tellement partageuse que ses militants partagent tous leur salaire avec des prolétaires exploités.

Du Grand soir au grand barnum consumériste

Cela a au moins le mérite de me rappeler mes années de fac à l’Université de Nanterre où les mêmes groupuscules, aux noms claquant comme de grandiloquentes déclarations de bonnes intentions employaient exactement les mêmes slogans, le même discours, avait le même folklore vaguement africano-reggae-pouèt pouèt (« Tu ois l’Afrique j’veux dire c’est tellement authentique t’ois, z’ont pas besoin de tous nos gadgets, du coup sont drôlement plus humains que nous en fait… », etc.).

Il est également une contradiction énormissime entre leur discours anticapitaliste, se voulant refondateur, et leur participation plus qu’enthousiaste au grand « Barnum consumériste » (TM). Il me semble bien que la plupart d’entre eux poste des messages, de nombreuses photos sur Facebook, des commentaires à la pelle sur Twitter, des affiches en pagaille sur Instagram. Et leurs leaders, qui finiront adjoints à la mairie de Paris, passent à la télévision. On peut lire également souvent des sympathisants de ce mouvement réclamer avec véhémence beaucoup plus de visibilité dans les médias qui sont pourtant inféodés au Grand Capital. Un geste cohérent avec toute cette « envie de révolte, de crier zut, crotte , chier », le premier à faire, cela aurait été de jeter de suite son « smartphone », sa tablette numérique ou son ordinateur à la poubelle. Non ?

Au lieu de cela ces rebelles en charentaises se font féliciter par la préfecture de police de Paris pour leur comportement exemplaire lors des dispersions. De braves petits toutous rebelles mais disciplinés et dociles donc.

>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de nos articles consacrés à Nuit debout.

Les valeurs perdues de la République

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François Hollande, début mars à l'Elysée (Photo : SIPA.00745030_000002°

La mode d’aujourd’hui veut qu’on relativise l’opposition entre gauche et droite, voire qu’on nie son importance. C’est parce qu’on a oublié deux valeurs républicaines qui structurent fortement cette opposition. La mode d’aujourd’hui chez le peuple de gauche veut qu’on méprise ouvertement François Hollande. A lui tout seul, il résume pourtant la gauche, avec ses qualités et son défaut principal : l’oubli de ces valeurs. En méprisant François Hollande, la gauche crache sur son miroir. La mode d’aujourd’hui veut qu’on porte aux nues Emmanuel Macron, alors que celui-ci fonctionne au charme et que personne ne se demande s’il est capable d’agir selon ces valeurs, indispensables à l’homme d’Etat.

Je vais me couvrir de ridicule, me donner des airs de dinosaure. Tant pis. C’est peu de dire que ces deux valeurs sont oubliées, elles sont complètement discréditées. L’autorité est toujours caricaturée en autoritarisme, la discipline est considérée comme une atteinte insupportable à la liberté individuelle. Quand elles fonctionnaient, ces deux-là marchaient de conserve : l’autorité était celle du chef, la discipline était celle des troupes. Chef, troupes : un vocabulaire militariste hors de saison ! Tant pis, malgré les ricanements de la foule, je continue.

La Vème République exige un président qui ait de l’autorité et des ministres et députés qui aient de la discipline. Force est de constater que ces valeurs ont été assumées par la droite, refusées par la gauche. Voilà une sérieuse différence. Certes François Mitterrand fut un monarque républicain autoritaire, c’était peut-être son côté droitier. Certes c’est Jean-Pierre Chevènement qui a énoncé cette noble maxime qu’on devrait graver sur les murs de la salle du Conseil des ministres : « Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne ».

Les deux derniers quinquennats, qu’il est chic désormais de mettre dans le même sac sous l’appellation virale de « décennie perdue », ont prouvé que la différence entre droite et gauche existe encore puissamment, pour peu qu’on pense au couple autorité-discipline (mais on n’y pense pas, puisqu’on l’a oublié). Nicolas Sarkozy terrifiait ses ministres par ses colères et certes son autorité a parfois dérivé vers l’autoritarisme. Il ne serait venu à l’esprit d’aucun député UMP de fomenter un groupe de frondeurs pour s’opposer au gouvernement Fillon. Ils étaient des « godillots », mais les « godillots » sont nécessaires au fonctionnement de la Vème.

Des indisciplinés au gouvernement et à l’Assemblée

François Hollande, par bonhomie et stratégie (la fameuse recherche du « point d’équilibre »), n’est pas autoritaire. A peine nommée ministre, Emmanuelle Cosse a déclaré qu’elle était contre la déchéance de nationalité : elle n’a pas été sanctionnée. Ce que les journalistes complaisants appellent un « recadrage » n’a rien d’une engueulade en bonne et due forme. Emmanuel Macron fonde-t-il le mouvement « En marche ! », le recadrage du président consiste à répondre deux jours plus tard : « Je cours, je cours… » Le refus de l’autorité, le « On a toujours raison de se révolter » de Sartre sont des valeurs de gauche, pleinement incarnées par le président actuel.

Le groupe des députés socialistes illustre parfaitement cette « valeur » de gauche : l’indiscipline. Il est extrêmement choquant pour un homme de droite assumé comme moi, que des députés censés soutenir le gouvernement deviennent des « frondeurs » et l’empêchent de faire passer ses lois. Les députés de la majorité ont été élus en juin 2012 dans le sillage de la victoire de François Hollande en mai. Il me semble qu’ils devraient pratiquer une sorte d’allégeance envers l’homme qui leur a permis de siéger à la chambre des députés, comme le vassal envers le suzerain dans la société médiévale (j’aggrave ma dinosauritude par cette comparaison). Je sais que François Hollande s’est fait élire sur des promesses gauchistes pour pratiquer ensuite une politique vaguement teintée de libéralisme économique. MM. Christian Paul et consorts auraient pu se dire avec modestie qu’ils devaient fidélité à l’homme plus qu’à ses promesses de campagne, et qu’il leur fallait changer de logiciel économique. Ils ont préféré l’indiscipline et cassé la majorité.

A contresens des idées en vogue, je crois que le couple autorité-discipline peut produire de bonnes réformes comme celles du général de Gaulle après son retour au pouvoir en 1958, celles de Tony Blair en Grande-Bretagne. Au contraire, le couple refus de l’autorité-indiscipline peut produire de bonnes chansons (Brassens), de joyeux moments lyriques (mai 68), de tristes moments sectaires (la place de la République en ce moment), mais il produit peu de bonne gouvernance. Et il va engendrer l’échec prévisible du quinquennat de François Hollande.

Pourquoi cet oubli total de l’autorité et de la discipline dans la France d’aujourd’hui ? Les idées à la mode sont exactement à l’inverse : l’exaltation de la liberté individuelle et la « démocratie participative » refusent farouchement d’être dirigées et encadrées. Pas de chef, pas de mots d’ordre chez Nuit debout, simplement l’exaltation d’être ensemble et de parloter, et le plaisir de chasser les indésirables qui voulaient simplement s’informer. Parfait exemple de démocratisme qui tue la démocratie. Les primaires, dont j’ai dit le plus grand mal dans ces colonnes, désignent le plus gentil et écartent le plus autoritaire. Manuel Valls a été classé dernier des socialistes en 2011, puis est revenu comme sauveur de François Hollande.

Eglise, armée, école : trois institutions amochées

La France contemporaine a vu le recul de trois institutions dans lesquelles la relation autorité-discipline est essentielle. Bien sûr, je ne nie pas que des abus d’autorité ont pu se produire dans ces institutions, je prétends simplement que la vie en société ne peut complètement se passer de ce binôme. A l’église, on ne discute pas. J’ai souvent eu la tentation d’interrompre le prêche du dimanche pour donner mon avis, j’aurais causé un beau scandale. Mais l’Eglise voit sa puissance et son influence décliner rapidement. A l’armée, on ne discute pas, on obéit aux ordres. Mais Jacques Chirac, par la suppression du service militaire, a privé les jeunes Français de tout contact vécu avec l’armée. A l’école, on ne discutait pas, mais maintenant on discute, et c’est bien là le problème. Cette vénérable institution est entrée en décadence le jour où l’on a prôné le « dialogue » et mis « l’élève au centre » du dispositif scolaire, à la place de la relation dissymétrique enseignant-enseigné.

On peut ricaner tant qu’on voudra de ces valeurs, leur oubli ne donnera pas de bons résultats. Il peut même engendrer des retournements à 180 degrés. Les guerres civiles du Ier siècle avant J.-C. ont donné aux Romains envie de discipline, et ils se sont soumis volontiers au régime impérial créé par Auguste. De même à la fin de la Révolution Française, Napoléon a été le bienvenu parce qu’il mettait un terme à la pagaille. Deux régimes autoritaires qui d’ailleurs ne furent pas des dictatures. J’hallucine, me dira-t-on, voilà qu’après avoir voulu remettre en honneur des valeurs ringardes, vous nous infligez les leçons de l’Histoire ! Vous ne savez donc pas que le monde a commencé avec nous, à la fin du XXème siècle ?

Nuit debout: «On est chez nous!»

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finkielkraut nuit debout caroline haas
Sipa. Numéro de reportage : 00751424_000014.

Caroline de Haas n’est pas contente. Car Alain Finkielkraut, écrit-elle dans Le Monde, « en spécialiste de la provocation et de l’invective », armé de son épée d’académicien, a commis l’irréparable samedi soir. Il n’aurait jamais dû se rendre sur l’Esplanade des mosquées, pardon la place de la République, pour « déverser sa haine des autres » et ainsi déclencher une nouvelle Intifada ! Miss de Haas assure qu’« Alain Finkielkraut n’a pas été viré de l’AG de Nuit debout sous les huées » mais à peine visé par les harangues de quatre ou cinq veilleurs tombés dans le panneau de cette « provocation ». L’honnêteté oblige en effet à reconnaître que le philosophe a été chassé aux cris de « fasciste » et sous les crachats. Excusez du peu.

On ne débat pas avec Nosferatu

D’après la ci-devant collaboratrice de Najat Vallaud-Belkacem au ministère du Droit des Femmes, ce « polémiste réactionnaire, vulgaire, aux relents xénophobes » ne mérite pas l’ombre d’une réfutation argumentée. De La Défaite de la pensée à La Seule exactitude, sa critique moderne de la modernité en fait un infréquentable tout juste digne des leçons de maintien de Caroline chérie. On ne débat pas avec Nosferatu sans gousses d’ail ni crucifix… Dommage, on ne saura jamais ce que la garde-chiourme du féminisme pense des pages de L’Identité malheureuse célébrant la patrie de la galanterie et du jeu de l’amour entre les sexes[1. D’ailleurs, qu’inspire à Caroline de Haas les éloges du voile et de la prostitution que prononcent la présidente de la Commission féminisme de Nuit debout ? Une jeune fille issue du Parti des indigènes de la République, contempteur du « philosémitisme d’Etat ».]… Mais foin de palinodies, la pureté idéologique est à ce prix !

S’il y a bien une preuve, pour Caroline de Haas, que la minorité agissante qui a houspillé Finkielkraut ne saurait discréditer l’ensemble du mouvement, c’est que « le patron des socialistes lui-même et une ministre ont tous deux raconté leur déambulation place de la République, sans que personne ne les ait invectivés ». Jean-Christophe Cambadélis a bel et bien pu arpenter la place martyre en toute impunité, malgré son passé chargé à la Mnef, sa réputation de strauss-kahnien impénitent et sa carrière d’apparatchik nourrit au lait du lambertisme. C’est dire si les Nuit debout sont tolérants et ouverts à toutes les sensibilités… de la gauche !

La visite de Cambadélis s’est déroulée sans invectives

Un jeune interpelle Camba : – Tu me prends pas un peu pour un con ?
– Hmmm… tant que ça peut durer !

Blague à part, lorsqu’elle ne stigmatise pas sa présumée camarade de lutte féministe Elisabeth Badinter pour crime d’islamophobie, Caroline de Haas va à République où elle rencontre « de la bienveillance, beaucoup » et même une « envie de faire » intransitive inaccessible au cerveau borné du « réaco-philosophe ». Pour ricaner de l’abolition du capitalisme et de l’extension infinie des droits votée à l’unanimité, il faut avoir la morgue des anciens révolutionnaires. Ainsi, le tweet des Jeunes communistes consécutif à l’expulsion de Finkielkraut (voir ci-dessous) est-il une merveille de style djeune, rendant ici hommage au rappeur bling-bling Booba (auquel on doit l’expression « Okalm »), là au parler verlan de Pierre Laurent.

finkielkraut alain jc

Seul un scrogneugneu comme le Debord de la maturité aurait à y redire, au prétexte que le contestataire au lexique appauvri « se place ainsi d’entrée de jeu au service de l’ordre établi, alors que son intention subjective a pu être complètement contraire à ce résultat. Il suivra pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique ; mais il emploiera sa syntaxe. » (Commentaires sur la société du spectacle, 1988).

Pas de direction pour assurer la bonne direction

Je ne vois guère que Romain Goupil pour enfiler l’habit usé du révolutionnaire revenu de ses illusions, dans une tribune qu’a publiée Le Monde. Non content de railler les bonnes intentions de Nuit debout (« souhaiter la paix », « la fin de l’horreur économique », « la condamnation des violences policières »…), l’ancien militant trotskiste des JCR nous adresse un clin d’œil : plutôt que de chasser Finkielkraut comme un malpropre, ses opposants auraient pu « lui mettre une pancarte de Causeur au cou et le convoquer devant les masses de « merci patron » pour faire un procès édifiant ». Goupil qui « (s)e souvien(t) de mai 68 » ne retrouve aucune des « utopies pacificatrices et sanglantes de sa jeunesse » dans les indignés de la République, sinon le désir de certitude et d’entre-soi commun à tous les soviets. L’habitué des AG piétine le dogme de l’horizontalité pure de Nuit debout, mouvement présumé spontané et acéphale : « Je veux bien continuer à faire semblant de croire qu’il n’y a pas de « direction du mouvement » mais je sais pertinemment par vieille expérience que c’est faux et manipulatoire. La direction est contre « toute direction » pour mieux conserver la « bonne direction«  »

Mais je ne laisserai pas le dernier mot aux sociaux-traîtres. Une élue régionale issue de la gauche mouvementiste balaie les critiques réactionnaires de Nuit debout et certifie que le niveau monte. Certes, nos déclassés en révolte n’ont lu ni Debord, ni Vaneigem, ni Khayati, mais « Frédéric Lordon vaut bien Althusser », argue la péronnelle. Plût au dieu des féministes qu’il ne joue pas au caïman avec sa compagne !

>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de nos articles consacrés à Nuit debout.

Commentaires sur la société du spectacle

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Faire face au désarmement existentiel des Européens

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Devant le Parlement européen de Bruxelles (Photo : SIPA.00503932_000005)

Face à l’urgence de la situation, les clivages classiques sautent : dix-huit think tanks, allant de la gauche aux libéraux, se sont réunis sous l’égide du Monde pour réfléchir à « la refondation de l’Europe » et refuser « la rétrogradation de notre économie et l’effritement de la cohésion de notre société ». Mais s’ils abordent les aspects économiques voire sociétaux, le malaise n’est-il pas beaucoup plus profond – concernant le sens même de la civilisation européenne ? Déshérence, consumérisme, fuite de soi, religion du sport et du spectacle, abrutissement médiatique, relativisme, complaisance ou recul face aux obscurantismes et, surtout, honte de sa propre civilisation… Y a-t-il des remèdes au nihilisme insidieux et au désarmement existentiel (et moral) de l’Homme européen, désarmement dont on voit tous les jours les symptômes et les effets délétères, et auquel Causeur a consacré son dernier numéro ?

La critique du politiquement correct ne suffit pas, car la source du mal remonte beaucoup plus loin. En ce sens, il s’agit de chercher ailleurs que la critique classique de 68, ou de la bien-pensance, par une généalogie de cette perte de soi qui ronge l’Europe – et qui vient de la crise de la philosophie occidentale, de « l’auto-liquidation de la raison » diagnostiquée par Max Horkheimer dans Eclipse de la raison dès les années 1930-1940 : « Si l’on suit la philosophie de l’intellectuel moyen des temps modernes, il n’y a qu’une autorité, à savoir la science, comprise comme classification des faits et calcul des probabilités. L’énoncé selon lequel la justice et la liberté sont meilleures en soi que l’injustice et l’oppression, est scientifiquement invérifiable et inutile. Il est devenu aussi vide de sens que l’énoncé selon lequel le rouge est plus beau que le bleu, ou qu’un œuf est meilleur que du lait. » Avec un tel relativisme, on n’a rien à répondre au partisan de l’ordre basé sur une religion – ou sur toute velléité irrationnelle. Le relativisme et l’auto-liquidation de la raison constituent un nihilisme insidieux. On ne peut pas fonder ni même défendre une civilisation à partir d’une telle position.

A l’origine, la civilisation occidentale (voire euro-méditerranéenne) est fondée sur un élan et un projet exaltant, symbolisés par Socrate. S’affranchissant des dieux et des dogmes, des mythes et des rois, nous avons voulu connaître le réel et la vérité par notre propre raison. Ce mouvement à la recherche de la connaissance a conduit, comme on le sait, à Descartes et à la puissance de domination sur le monde – donc à la science et à la technique. Peu à peu, l’élan fondateur s’est perdu ; aujourd’hui, il semble éteint. Les Européens constatent alors avec inquiétude la vitalité de l’islam, qui semble garder intact sa ferveur et son élan, fondé sur un véritable projet de civilisation ordonnée à une loi divine.

Qu’avons-nous à répondre à un tel défi ? S’agit-il de défendre l’héritage et les valeurs de l’Occident ? Revendiquer les trois écrans plats pour tout le monde, la voiture, le droit de caricaturer le pape et le prophète, la consommation à outrance, la liberté de porter une mini-jupe ? Il y a des choses que je voudrais défendre, comme la liberté d’expression et l’égalité homme-femme, et d’autres qui me semblent plus déficientes en Occident que dans les sociétés traditionnelles – comme ce qui concerne le traitement des anciens, ou la capacité d’être solidaire et de ne pas laisser les gens mourir dans la rue.

La liberté est-elle une valeur suffisante pour fonder une civilisation ?

Donc il est difficile de dire que l’on va défendre « en bloc » les valeurs de l’Occident. On me dira qu’in fine, ces valeurs coïncident avec la liberté. C’est en partie la thèse de Carlo Strenger dans son essai important, Le Mépris civilisé, qui appelle la gauche à se ressaisir des valeurs des Lumières. Dont acte. Ainsi, défendre notre civilisation, ce serait défendre la liberté des individus. Là encore, cela pose problème. Doit-on accepter la liberté sans limites ? N’arrive-t-on pas à une démesure, l’homme, se croyant libre, faisant ce qu’il veut de la nature (désastres écologiques) et de l’animal (ferme des mille vaches), voire de son propre corps et du corps d’autrui (GPA) ?

La liberté est une valeur ambiguë. La liberté ne se pose pas de limites ; si elle ne se réfère à rien d’autre qu’elle-même, elle sombre dans l’hubris. A l’horizon, c’est le transhumanisme : une liberté sans frein qui propose des implants, des jeux de construction avec le vivant, un immense meccano sans but autre que la variation des sensations et l’exploration indéfinie du chaos. Comment trouver un principe supérieur qui limite de façon légitime une liberté devenue folle ? Les Lumières permettent-elles ces limites ? Une notion assez floue comme la « dignité humaine », par exemple, suffit-elle à se préserver du mésusage de la liberté ?

Au fond, la liberté est une valeur insuffisante pour fonder une civilisation ; « chacun fais ce qui lui plaît » ne donne pas un sens à nos vies. La liberté est une condition de possibilité, elle permet de s’accomplir, mais ne dit pas ce qui donne cet accomplissement. Elle ne définit pas un bien supérieur, un but à atteindre, une culture à défendre. La « liberté » est un projet vide, ce n’est pas une fin – comme l’est la connaissance philosophique, la sagesse stoïcienne, l’héroïsme nietzschéen, ou la recherche de la transcendance. Voilà ce que sont quelques-unes des fins possibles à l’homme.

Notre civilisation est inaugurée par le geste socratique de la recherche de la vérité par la raison. C’est la raison qui nous dira quelle est la finalité à suivre, et permettra de départager et de critiquer les meilleurs choix politiques, sociétaux, existentiels. C’est la raison aussi qui doit nous permettre de jauger et juger les modes de vie, de critiquer l’Autre quand c’est nécessaire, de s’opposer aux tentations obscurantistes. Si l’on dénie le pouvoir de la raison, on devient impuissant face aux forces qui menacent nos sociétés. L’homme européen doit se reprendre et revendiquer le droit d’évaluer et de hiérarchiser. Mais si ce geste est reconduit, il doit l’être à l’aide d’une raison non mutilante (Edgar Morin), anti-dogmatique (Karl Popper), ouverte aux multiples approches du réel y compris fondées sur une certaine transcendance, en dialogue passionné/critique avec les autres civilisations ; dans une telle visée, l’homme européen est invité à être cosmopolite sans renoncement à soi. Cette raison non mutilante deviendra alors le centre de gravité de notre civilisation.

Cette raison « non mutilante » s’opposera au « repli identitaire » pour défendre les valeurs de l’Europe, car justement une des valeurs de l’Europe est la curiosité pour les autres et pour ce qu’ils peuvent apporter à notre recherche de vérité. Et elle sera résolument contre le relativisme ambiant, qui au nom d’une pseudo-tolérance, refuse la critique de l’Autre et la confrontation intellectuelle avec ses valeurs et ses croyances. Si nous ne trouvons pas le bon équilibre entre la force d’affirmation et l’ouverture, le sens critique et le dialogue, notre société se scindera en deux camps adverses, aussi aveugles l’un que l’autre : le camp des communautaires aux valeurs affirmées, avec leurs identités meurtrières si bien décrites par Amin Maalouf ; le camp des démocrates mous, pseudo-tolérants relativistes qui nous mènent à accepter l’inacceptable, notamment les croyances irrationnelles les plus rétrogrades ou l’avilissement généralisé. Il faut sortir par le haut de notre crise de civilisation, qui dépasse largement le problème économique et touche aux plus profonds choix existentiels.

Après le relativisme

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Etats-Unis – Cuba: la politique de la main tordue

Barack Obama et Raul Castro le 21 mars dernier (Photo : SIPA.AP21873157_000106)

« Monsieur le président, auriez-vous la gentillesse de m’envoyer un billet de dix dollars ? (…) Car je n’en ai jamais vu, et je voudrais vraiment avoir un de ces billets verts. (…) Si vous avez besoin d’acier pour construire vos cuirassés, je vous montrerai notre plus grande mine ». Rédigé dans un anglais approximatif, le courrier était adressé en 1940 au président Roosevelt par un garçon de 14 ans, qui prétendait en avoir douze : Fidel Castro. La lettre n’est probablement jamais arrivée à la Maison Blanche ; l’ambassade des États-Unis écrivit en retour à l’adolescent, mais l’histoire ne dit pas si la réponse était accompagnée d’un billet.

Moins de vingt ans plus tard, Fidel Castro flambait les champs de cannes appartenant aux Yanqui, expropriait leurs grands domaines et confisquait les palaces doublés de casinos et triplés de bordels de luxe détenus par la mafia, où les victorieux paysans de la Sierra bivouaquèrent avec cabris, poules et cochons. Le vibrant plaidoyer anti-impérialiste délivré par le révolutionnaire aux faux airs beatnik face à l’Assemblée des Nations unies le 26 septembre 1960 acheva de consommer les relations entre les deux pays : non seulement Cuba révoquait le protectorat établi de fait par les États-Unis depuis 1898, mais le David caraïbe entendait ravir au géant américain la torche du panaméricanisme. En 1963, dans le sillage de l’embargo instauré l’année précédente et malgré une tentative de détente initiée par La Havane, les transactions entre les États-Unis et Cuba étaient définitivement proscrites — exit le billet vert que le jeune collectionneur souhaitait épingler à son album.

Des canons…

Pendant près d’un demi-siècle, Cuba fut aux avant-postes de la guerre froide, subissant l’embargo et moult opérations foireuses lancées par la CIA, qui n’empêchèrent pas La Havane d’intervenir bien au-delà de la « chasse gardée » sud-américaine de Washington. Des expéditions parfois glorieuses sur le théâtre par exemple de la « border war » engagée par Pretoria, où l’envoi massif de troupes cubaines précipita la chute de l’apartheid ; d’autres peu honorables comme lors de la guerre du Kippour ou dans l’Ogaden… Sur le plan économique, le « modèle » socialiste cubain a accouché d’un système caporalisé dominé par le secteur public. Celui-ci combine d’indéniables succès en matière de santé publique et d’éducation — l’île fait légèrement mieux que les Etats-Unis pour l’alphabétisation et l’espérance de vie — et une quasi-paralysie du secteur productif doublement contraint par le bureaucratisme et l’embargo américain, encore aggravée, en haut, par la grande corruption et, en bas, par les rapines dans les entreprises publiques. Au cœur de ce schéma autoritaire et social, l’armée constitue un véritable État dans l’État.

… et du pognon

Dès leur création, les Forces armées révolutionnaires (FAR) ont disposé de leurs propres réseaux d’approvisionnement, de leurs propres champs et de leurs propres fermes ; depuis quelques années, les militaires interviennent dans des secteurs aussi divers que le tourisme, la vente de cigares, la métallurgie, l’extraction de nickel et de pétrole off-shore via pas moins de neuf cent entreprises. Un empire constitué sous la férule de Raul Castro, patron des armées cubaines de 1959 à 2006 — année où il prit la relève de Fidel.

Ce général réputé tant pour sa dureté que pour une orthodoxie communiste qui a toujours fait défaut à son frère a, dès 1997, étudié auprès des Chinois les mécanismes de l’économie de marché appliquée en milieu socialiste. Sous l’uniforme vert olive de la revolución, l’heure est plus que jamais aux affaires… De l’autre côté de la mer, nombre de businessmen américains voient dans la reprise des relations entre les deux pays l’opportunité de juteux contrats d’exportation et d’échanges de savoir-faire. Signe des temps, l’émergence du « bio » éveille un intérêt particulier dans le secteur agro-alimentaire : privée des produits phytosanitaires autrefois importés d’Europe de l’Est, l’île contrainte à un tournant « vert » affiche des rendements supérieurs à ceux de l’agriculture « organique » pratiquée aux Etats-Unis. Enfin, l’industrie pharmaceutique et la recherche universitaire courtisent la brillante communauté scientifique cubaine. Mais bien plus que le commerce bilatéral, les considérations géopolitiques et le billet vert demeurent au cœur de la relation américano-cubaine, qui vit désormais à l’heure de la détente.

Old school Raul

La visite « historique » effectuée par Barack Obama à La Havane les 21 et 22 mars derniers laisse dans son sillage l’image équivoque d’un Raul Castro bloquant la main que le président des États-Unis allait lui mettre à l’épaule — pas de ça Lisette — et levant le bras inerte de son homologue.  Aux Etats-Unis, la presse conservatrice a dénoncé les « reniements » du président américain et raillé sa « main molle »,  sa « main tordue » — son « poignet mou », daubait le Tea-Party, « limp wrist »  étant synonyme de « tapette ». Sans surprise, la presse européenne a généralement vu dans cette prestation un Obama au faîte du cool et un Castro old school.

Ces commentaires de surface masquent la part de complicité désormais bien arrimée à l’antagonisme cubano-américain. Significativement, celui-ci s’apaise au moment où les États-Unis, par usage combiné du big stick et du soft power, intensifient la pression sur les États de la mouvance dite « bolivarienne », affaiblie par la chute des cours du pétrole et les récentes défaites électorales enregistrées par le socialisme venezuelien et le néo-péronisme argentin. Au Honduras, les États-Unis soutiennent le régime issu du coup d’Etat de 2009 au terme d’un processus approuvé, encouragé et financé par Washington, malgré l’implication des dirigeants dans le narcotrafic et les assassinats de militants indigènes. En Équateur, la Maison Blanche guette la chute du pouvoir de Rafael Correa, qui a le tort de réorienter son économie vers le marché chinois — aux dépens, d’ailleurs, de l’Amazonie et de ses populations indigènes — et d’abriter Julian Assange dans son ambassade londonienne. En Argentine, l’appui des Etats-Unis aux « fonds vautours » a pesé lourd dans la défaite de la péroniste Cristina Kirchner face à Mauricio Macri, candidat pro-marché, pro-life et surtout pro-américain. Mais c’est dans la relation entre La Havane et Caracas que se trouve la clef de l’équation géopolitique américaine. Épicentre du risorgimento sud-américain, le Venezuela s’est, à la fin des années 1990, partiellement substitué à l’Union soviétique, partenaire principal de l’île rouge jusqu’à l’effondrement du régime soviétique.

Géopolitique, d’abord !

En contrepartie de livraisons d’hydrocarbures à prix d’ami, Cuba met depuis 1999 des cohortes de médecins à la disposition des ambitieuses réformes sociales d’Hugo Chavez ; les FAR forment l’armée et les paramilitaires « chavistes » ; des Cubains occupent fréquemment des postes de conseillers au sein des entreprises publiques et de l’administration. Une assistance critiquée sans relâche par l’opposition qui dénonce une « occupation étrangère ».

Si certains Vénézuéliens vivent mal la présence des insulaires, Raul Castro a toujours vu d’un mauvais œil la dépendance cubaine au pétrole de l’Orénoque et n’a jamais fait mystère de sa volonté de diversifier les sources d’approvisionnement. Cette orientation inquiétait déjà Hugo Chavez, qui n’avait guère d’affinités avec ce militaire plus inspiré par Clausewitz que par Bolivar ; elle s’est affirmée avec la chute des cours du brut, qui rogne la rente pétrolière du chavisme.

La rapidité et l’intensité affichée de la « réconciliation » américano-cubaine ont d’autant plus surpris Nicolas Maduro, successeur de Chavez, qu’elles coïncident avec un durcissement de la Maison Blanche à l’encontre de Caracas. Le 14 mars dernier, soit une semaine avant de s’envoler pour Cuba, Barack Obama renouvelait sur CNN en espagnol les sanctions prononcées à l’égard de plusieurs officiels vénézuéliens en 2015 et n’hésitait pas à qualifier le pouvoir de Caracas de « menace envers la sécurité nationale » des Etats-Unis. L’interview prit un tour proprement menaçant lorsque le président des États-Unis fit part de son souhait « de voir au plus tôt le peuple vénézuélien élire un gouvernement légitime (sic) capable de sortir son économie de la spirale où il se trouve».

« Le rapprochement cubano-américain est une gifle de La Havane à Caracas », analysait dès 2014 le politologue vénézuélien Carlos Romero, réputé proche d’Enrique Capriles, chef de l’opposition soutenue par les Etats-Unis, lequel ironisait de son côté sur les « infidélités que Raul fait à Nicolas ». Dans le même registre, la presse de droite a tourné en dérision l’aller-retour effectué par Nicolas Maduro à Cuba, à peine un jour avant l’arrivée de son homologue américain. Ainsi, pour le quotidien El Estimulo, le président vénézuélien « s’en est allé soupirer les paroles de la chanson “Be Careful, It’s my Heart” aux oreilles des Castro». Outranciers, vulgaires, ces propos n’en contiennent pas moins une part de vérité : le réchauffement de la relation entre les deux adversaires de la guerre froide renforce l’isolation politique, économique du Venezuela et affecte l’économie charismatique du chavisme.

D’un Castro l’autre

Sur le fond, les accords passés entre les deux pays octroient désormais aux citoyens américains le droit de détenir à 100 % une entreprise à Cuba et les dispensent de l’obligation faites aux entrepreneurs étrangers d’opérer en joint-venture avec des compagnies publiques —  privilège jusque-là réservé aux investisseurs vénézuéliens… Dans cette partie, RauI Castro risque bien autre chose que la fidélité aux principes internationalistes — et risque sans doute bien plus gros que son partenaire vénézuélien, dont l’itinéraire s’inscrit dans le cadre d’un système légal plus ou moins « routinisé ». La recherche de l’apaisement des relations avec le grand voisin Yankee est indissociable d’une transition économique dont dépend, en dernière analyse, la survie du groupe dominant des militaires businessmen.

La marche vers l’économie de marché place l’élite dirigeante face à une somme de contradictions explosives : comment peut-elle redéfinir à son profit de « vrais » droits sur la propriété des moyens de production toujours gérés au nom du peuple et instaurer un « vrai » salariat ? Comment, en d’autres termes, racheter les entreprises qu’il faudra bien privatiser, alors que l’économie est faiblement monétisée et que de nombreux services constituent des protections sociales non marchandes, auxquelles il faudra fatalement demander aux travailleurs de renoncer ? Comment, enfin, procéder à ces changements radicaux et impopulaires sans remettre en cause l’hégémonie politique du Parti communiste cubain ?

Pour l’heure, Raul Castro marche sur des œufs ; il faut, d’une part, éviter de heurter le « sentido de derecho » d’une population largement consciente de la valeurs de ses acquis, et d’autre part, éviter tout emballement susceptible d’aboutir à un chaos comparable à celui qui a suivi la tentative de reconversion « en désordre » de la nomenklatura soviétique. Prudentes, les réformes visent surtout à poser les jalons d’une économie capitaliste et à injecter des billets verts dans l’économie cubaine au profit de la bureaucratie politique. Ecarté du pouvoir, diminué sur le plan physique, coupés de ses collaborateurs « purgés » par Raul, Fidel rumine. Contraint et forcé, le « jefe maximo » avait introduit quelques réformes de marchés dans l’île au début des années 1990 ; il n’en a pas moins boudé, dix ans plus tard, les conférences-événements du conseiller économique du dirigeant chinois Jiang Zemin organisées à La Havane à l’initiative de Raul. À la fin des années 1960, Fidel ne cachait pas son mépris pour le maoïsme de la Révolution culturelle, dans lequel il ne voyait rien d’autre qu’un « culte superstitieux des idoles » ; le Castro de l’après-guerre froide ne prise guère plus le fétichisme de marché des continuateurs de Deng Xiaoping. En 2008, ce n’était plus le « Lider » mais simplement « el compañero Fidel » qui pourfendait l’« idéologie ennemie » — les réformes engagées par Raul — dans les colonnes de l’organe officiel Granma.

Les 21 et 22 mars derniers, l’ancien dirigeant tiers-mondiste a évité Barack Obama ; la veille, il avait accordé un long entretien privé à Nicolas Maduro, venu, histoire de garder la face, recevoir l’ordre de Josè Marti à La Havane. Le vieux chef déchu a attendu le départ du président américain pour commenter son passage et rappeler les luttes du peuple cubain et lancer une mise en garde au « frère Obama » : « Personne ne doit s’imaginer que le peuple de ce noble pays renoncera à sa gloire et à ses droits. Nous sommes capables de produire ce dont nous avons besoin (…) grâce au travail et à l’intelligence de notre peuple ». «  Frère » : l’adresse qui inaugure cette tribune libre publiée par Granma est pour le moins inattendue. Fidel Castro, qui avait fait sensation aux Etats-Unis il y a un demi-ciècle en refusant d’être hébergé dans un hôtel qui pratiquait la ségrégation raciale veut-il rappeler au premier président afro-américain de ce pays le compagnonnage des « barbus » avec la cause noire, qui a conduit certains brothers (et sisters) à s’exiler à La Havane, où ils vivent encore ? Ou ces avertissements s’adressent-ils, par ricochet, au frère qui l’a remplacé au pouvoir ?

Dites non à la vente aberrante du domaine de Grignon au PSG!

(Photo : INRA DIST - Flickr - cc)

>>> Lire préalablement l’enquête de Causeur sur le sujet : « Thiverval-Grignon: comment l’Etat a proposé un site historique aux Qataris »

 

Madame la ministre de l’Environnement, Madame la présidente de la Cop 21,

Ce lundi, vous vous êtes envolée pour New York afin de présider au siège des Nations Unies la signature officielle de l’Accord de Paris, adopté lors de la Cop21 par 195 Etats et l’Union européenne. Cet accord historique, dont la France peut légitimement s’enorgueillir, laisse entrevoir une nouvelle ère, celle de la sortie des énergies fossiles et du respect de notre environnement.

Il permettra de concrétiser le programme « 4 pour 1 000 », dont l’objectif est de développer la recherche agronomique afin d’améliorer les stocks de matière organique des sols de 4 pour 1 000 par an. Comme vous le savez, une telle augmentation permettrait de compenser l’ensemble des émissions des gaz à effet de serre de la planète.

Il se trouve que notre pays a la chance formidable de posséder à Grignon, dans les Yvelines, un centre historique de la recherche agronomique, dédié à une agriculture durable, à la souveraineté alimentaire, qui respecte les ressources et développe des techniques visant à devenir une agriculture puits de carbone et à énergie positive.

Or, au moment même où vous vous apprêtez à apposer votre signature au bas d’un accord fondateur d’une nouvelle ère, l’Etat français s’apprête à vendre ce domaine historique avec son château Louis XIII, son parc de 300 ha, ses amphithéâtres, ses laboratoires, ses champs d’expérimentation, etc. Selon nos informations et celles de nombreux médias, le club de football du Paris Saint-Germain dont la Qatar Investment Authority est le propriétaire, se porterait acquéreur du site.

Ainsi, tandis que vous signez l’Accord de Paris, l’Etat pourrait brader le temple de l’agronomie française pour y implanter 18 terrains de football dont une partie en pelouses synthétiques, une académie de formation, un hôtel de luxe, un centre de remise en forme pour joueurs, un ou plusieurs stades, des parkings, etc.

Vous allez écrire une page majeure de notre avenir quand d’autres autour de vous s’apprêtent à bétonner notre glorieux passé scientifique. Lequel est pourtant également notre avenir !

Au sein du domaine de Grignon, l’Institut national de la recherche agronomique et sa ferme expérimentale travaillent en effet depuis des années sur les objectifs poursuivis par l’Accord de Paris, l’un avec un programme de recherches appliquées portant sur l’amélioration des services écosystémiques des sols agricoles, l’autre avec le programme expérimental « Grignon énergie positive » portant sur l’impact de l’agriculture sur l’énergie, les gaz à effet de serre et la biodiversité. Ils sont aujourd’hui réunis dans une exceptionnelle plateforme de l’innovation en agroécologie sur le territoire de la Plaine de Versailles.

Madame la ministre, Madame la présidente, vous devez empêcher cette énorme faute que constituerait la vente de notre plus beau patrimoine agronomique au privé en général et au PSG en particulier ! Les générations futures nous le reprocheront. Comme ils nous reprocheront l’immense gaspillage d’argent public investi dans cette structure en pure perte !

En empêchant la réalisation de ce projet aberrant, vous diriez solennellement, avec toute la communauté scientifique, les défenseurs de l’environnement et du patrimoine : oui à une agriculture pour le climat !

Ce serait un signal fort et ambitieux, Madame la ministre, de faire vivre cet Accord de Paris que vous allez signer en notre nom à tous, en proposant au même moment, la création, sur le site privilégié de Grignon, entouré d’une grande plaine agricole proche de Paris et voisine du cluster de Saclay, d’un Centre international d’échanges et de formations pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement de demain, lieu de recherche, d’expérimentation et de partage pour la sauvegarde de la planète et le bien vivre de ses habitants. La France pourrait être le premier pays, en lien avec l’ONU, à mettre en place une telle plateforme.

Les 24 000 signataires de la pétition que nous avons lancée au moment de la COP21 vous le demandent instamment. Ils comptent sur votre détermination et votre courage dans la défense du bien commun pour permettre la réalisation de ce formidable projet.

————————————

Et vous, qu’en pensez-vous ?

 

Souverainisme, une nouvelle jeunesse?

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Alexandre, Sarah et Nicolas, étudiants à Sciences-Po (Photo : Hannah Assouline)

Il y a trente ans, beaucoup auraient combattu les frontières au nom d’une Internationale rouge ou libérale. Et voilà qu’aujourd’hui, une partie de nos futures élites étudiant dans les meilleures écoles reprend goût à la France. Moins utopistes – ou moins conformistes – que leurs aînés, ils ont hissé le drapeau bleu-blanc-rouge pour dire non au terrorisme, sans songer une seconde à exhiber l’étendard européen. Les membres de la génération Charlie et Bataclan ne rêvent pas de révolution ou de taux de croissance, mais d’une nation souveraine qui aurait recouvré un destin.

Génération post-Maastricht

« Les jeunes d’aujourd’hui sont nés après la chute de l’URSS et le traité de Maastricht. Contrairement aux déçus du soviétisme, ils ne se sentent pas touchés par l’utopie de substitution qu’a représentée le rêve d’une Europe sociale », me glisse Lenny, jeune militant communiste favorable à la sortie de la France de l’Union européenne. À l’image de ce fort en thème, élève de l’EHESS, une frange de la jeunesse a pris en grippe l’Europe de Bruxelles, jugée trop libérale et irrespectueuse de la vox populi nationale.

Il faut dire que la génération post-Maastricht a été biberonnée aux interventions d’Éric Zemmour chez Ruquier, dans sa grande période « gaulliste social ». Cinq ans durant (2006-2011), le journaliste du Figaro a vaticiné tous les samedis soir devant des millions de téléspectateurs, remettant sur le tapis les sujets épineux que les médias mainstream ont coutume de nier. « Son influence dans le débat intellectuel a été déterminante. Zemmour a éveillé toute une génération aux questions de souveraineté et d’identité », me confie Simon Olivennes, président de la section PS de l’ENS-Ulm.

À l’exception d’une poignée de royalistes[1. Cf. « Maurras pas mort »Causeur no32, janvier 2016.], les ex-fans de Zemmour se rattachent à la grande tribu républicaine, pour laquelle la liberté, l’égalité et la fraternité ont pour pilier la nation jacobine. Qu’ils soient de droite (Les Républicains, Debout la France) ou de gauche (PS, PCF, PG), nos eurosceptiques cultivent un tropisme majoritairement jacobin et antilibéral qui les distingue de leurs cousins britanniques, dont la jeune chercheuse Laetitia Strauch-Bonart constate l’ancrage conservateur[2. Chose impensable sous nos cieux, le Premier ministre David Cameron soumet à référendum le maintien de son pays au sein de l’UE.]. « Pour un Anglais, on peut tout à fait aimer la nation et être attaché au libre commerce. Mais à l’inverse des jacobins français qui considèrent la nation comme l’unique cadre d’exercice de la démocratie, Red Tories et Blue Labour se rapprochent sur la question du localisme, posant le local comme le premier échelon de la souveraineté politique », détaille l’auteur de Vous avez dit conservateur ? (Le Cerf, 2016).

Quand Lordon snobe l’invitation des souverainistes de Sciences-Po

Ces jeunes jacobins forment une amicale informelle de militants, qui se connaissent et s’apprécient souvent par-delà leurs divergences idéologiques. Une frange de la nébuleuse eurosceptique espère même ressusciter l’esprit de ce que fut le Pôle Républicain constitué autour de la candidature de Jean-Pierre Chevènement à l’élection présidentielle de 2002.[access capability= »lire_inedits »] Loin des pages Facebook, c’est sur les bancs de Sciences Po que l’on retrouve la dernière tentative d’union des « républicains des deux rives » autour d’une Critique de la raison européenne (CRE) qui donne son nom kantien à l’association. Née à l’automne 2014 à l’initiative de deux étudiants, Alexandre et Damien, respectivement engagés auprès de Dupont-Aignan (Debout la France) et de Chevènement, CRE a mis une bonne année à décoller. Après une reconnaissance de justesse (120 suffrages sont nécessaires pour qu’une association obtienne les subsides de l’école), obtenue par le vote inattendu d’« européistes de l’UDI » et des premiers mois poussifs, ils ont vu les spectateurs affluer. Chaque jour, l’union est un combat pour Alexandre et Nicolas, militants de Debout La France d’un côté, Raphaël, encarté au Parti de gauche de Mélenchon de l’autre. « L’une de nos réussites, c’est qu’on a arrêté de se compter mutuellement, même si ça reste dans un coin de notre tête. Personne n’a envie de devenir l’idiot utile de l’autre », plaide Nicolas avant de soupirer : « le ni-droite ni-gauche fonctionne toujours… à droite ! ». Afin de ne pas prêter le flanc à la diabolisation, sitôt qu’un de ses membres (anciennement antifa et mélenchoniste de stricte obédience !) a fait son coming out frontiste, la direction de CRE a décidé de s’en séparer. Mais l’encartage dans des partis de gauche d’une majorité d’adhérents de CRE ne facilite pas forcément la venue d’intellectuels du même bord. Ainsi, l’économiste Frédéric Lordon, qui n’aime rien tant que débattre avec lui-même, a-t-il snobé l’invitation de CRE, au prétexte qu’une partie de ses adhérents émargeait à Debout la France ou aux Républicains. Moins sectaires, le fédéraliste social-démocrate Pierre Larrouturou, le chevènementiste Bastien Faudot, le mélenchoniste Jacques Généreux et Natacha Polony ont tous discouru devant le public de CRE. Son cofondateur Alexandre, aujourd’hui président de Debout les jeunes, préside au choix des invités. Il avoue être tombé de sa chaise en découvrant, à peine débarqué de sa Haute-Garonne natale, l’ostracisme idéologique qui sévit rue Saint-Guillaume. Une grande partie de l’état-major de CRE étant de souche provinciale ou banlieusarde, l’esprit de clocher germanopratin lui demeure étranger. Voyant grand, Alexandre projette de faire de son bébé métapolitique le futur « laboratoire de la recomposition du paysage politique».

En attendant le Grand Soir, dans un environnement qui reste assez hostile à l’idée d’enracinement, la bonne centaine de sympathisants de CRE-Sciences Po se serre les coudes et s’influence mutuellement. « On est en train de faire imploser le comité Front de gauche-Sciences Po », s’amuse un des animateurs de CRE. L’assoce a en effet acculé les militants communistes et mélenchonistes à la clarification sur l’Europe, entraînant de nombreux transferts de l’un vers l’autre parti, en fonction des affinités idéologiques de chacun. Raphaël a par exemple délaissé le Parti communiste au profit du Parti de gauche, en raison du virage eurocritique amorcé par Jean-Luc Mélenchon l’an dernier. Par un curieux retournement de l’histoire, l’ancien trotskiste lambertiste ennemi des frontières, avocat du traité de Maastricht à la gauche du PS au début des années 1990, puis adversaire déclaré du « nationaliste » Chevènement à l’orée de la décennie 2000, dépasse aujourd’hui le Parti communiste sur le terrain eurocritique. Quitte à construire le socialisme dans un seul parti, Pierre Laurent a pour principal souci d’éviter les dérives « populistes » et invoque de manière incantatoire la « rupture avec l’UE du capital » au nom d’une autre « Europe sociale » à laquelle plus personne ne croit.

Les pulsions eurobéates de la place du Colonel-Fabien

Intarissable sur les pulsions eurobéates de la place du Colonel-Fabien, Lenny n’est pourtant pas du genre à désespérer. « Les lignes ont bougé. Au dernier congrès des Jeunes communistes (JC) en 2014, on a perdu le vote sur la sortie de l’UE à seulement 45 % contre 55 % », se réjouit ce marxiste bleu-blanc-rouge. Back to the seventies ? À la fin des années 1970, lors des premières élections européennes au suffrage universel, le PC fédérait plus d’un électeur sur cinq autour de slogans comme « Produisons français », « J’aime mon pays », « Non à l’Europe allemande ». Bien qu’il usât alors ses fonds de culotte à la maternelle, Lenny a en tête le brusque virage acrobatique qu’accomplit le PC en 1997 pour intégrer la majorité plurielle de Jospin : en quelques jours, les économistes du Parti ont tourné casaque afin d’approuver le principe de l’euro sous pression de Robert Hue. « La base déboussolée a difficilement avalé la pilule, mais l’a tout de même avalée », regrette Lenny. Rebelote l’été dernier, lors de la crise grecque. Au terme d’une partie de bras de fer avec l’Allemagne, le Premier ministre hellène Alexis Tsipras a douché les espoirs d’une remise à plat de sa dette. Convoquant un référendum pour aussitôt en désavouer le verdict, le leader de Syriza n’incarne plus que la social-traîtrise aux yeux de ses anciennes groupies mélenchonistes. À la gauche de la gauche, seuls Pierre Laurent et les apparatchiks du PC s’ingénient encore à le défendre. Par voie de conséquence, le Front de gauche s’est lézardé et Mélenchon s’est déclaré « candidat du peuple » à la présidentielle.

« Aussi bien aux JC qu’au PC, il y a un fossé entre la base et le sommet. La question européenne concentre la plupart de nos désaccords sur la nation et l’internationalisme », diagnostique Lenny. Signataire du Manifeste pour un printemps républicain, texte fondateur de la gauche antimulticulturaliste[3. Voir « Journal d’un laïque de campagne », Marc Cohen, Causeur no33, mars 2016.], ce dernier campe sur des positions fermement laïques, ce qui n’est pas le cas de tous ses camarades. Ainsi, pour reconquérir les bastions de banlieue perdus, certains misent sur un discours « anti-islamophobe » flirtant gentiment avec le communautarisme vert. Dernièrement, des jeunes communistes se sont fait prendre en photo avec Tariq Ramadan, sans que la direction du PCF réagisse, au grand dam de nombreux militants, et surtout de militantes, allergiques à l’offensive des Frères musulmans dans leur parti. Bref, entre les « islamo-gauchistes », les athées militants et les laïques pur jus, « c’est le bordel » !

La vraie division ? Celle qui sépare les « oui-ouistes des nonistes de 2005 »

Même dans les rangs chevènementistes, de tradition plutôt caporaliste, le chaos règne. Il y a un peu moins d’un an, quelques-uns des plus fidèles lieutenants de Jean-Pierre Chevènement ont tué le père. La rupture entre le « Che » et son parti, le Mouvement républicain et citoyen, qu’on ne pourra plus caricaturer en « Mouvement réduit à Chevènement », s’est faite sur la question des alliances et de l’inscription dans le clivage droite-gauche. À 77 ans, le Lion de Belfort s’est débarrassé de sa gangue de gauche en espérant reconstruire un grand rassemblement gaulliste avec Nicolas Dupont-Aignan. Las, le millier de militants du MRC, héritiers du courant marxiste du PS que fut le CERES des années 1970, ne l’entendaient pas de cette oreille. Ils ont poussé le « Che » à la démission, échaudés par la déconfiture du Pôle républicain il y a quatorze ans, un certain 21 avril 2002. « Toutes les campagnes électorales gagnantes de ces vingt dernières années ont intégré un élément souverainiste et républicain, mais lorsque les souverainistes présentent un candidat, ils font 5 % », résume avec dépit Simon Olivennes, certes militant PS mais chevènementiste de cœur et cofondateur du Printemps républicain. Le normalien « préfère mille fois Dupont-Aignan à Macron ou Juppé », jugeant que la contradiction principale du spectre politique sépare les « oui-ouistes des nonistes de 2005 », les partisans des adversaires du retour de l’État. « Mélenchon a une très belle formule : les gens s’opposent au “déménagement du monde”. Ils veulent un monde moins fluctuant, avec moins de chômage, une immigration contrôlée et plus de dureté sur les questions de sécurité », développe avec le sourire ce déçu de Mélenchon affligé par le gauchisme culturel de ses condisciples. Rue d’Ulm, si on est loin de l’effervescence maoïste des années 1970 autour du caïman Althusser, une cinquantaine de « psychopathes » (NPA, Blacks Blocs, antifas) verrouillent tout débat d’idées. Dans ce panier de crabes, ces têtes dures – dont Alain Badiou reste le saint patron – infligent crachats et quolibets (« fascistes », « sociaux-traîtres ») à tout ce qui se situe à la droite de Besancenot. « Le discours sur les frontières parle aux élèves de droite plutôt souverainistes qui rasent les murs », me soutient Simon Olivennes, avant de me citer l’exception de l’école, un dénommé Benjamin Briand devenu proche de Florian Philippot au Front national. « Philippot tient un discours avec lequel il est très difficile d’être en désaccord mais le FN est un parti de guerre civile qui est resté d’extrême droite », lâche Simon avant de reconnaître la cohérence doctrinale du souverainisme de la droite traditionnelle tendance RPR. On pourrait cependant énumérer les bols de couleuvres qu’ont avalées les antieuropéens de droite : de l’appel de Cochin (1978) que Chirac avait dirigé contre « le parti de l’Etranger » qu’était alors l’UDF, avant de voter « oui » à Maastricht puis de faire entrer la France dans l’euro, au traité de Lisbonne (2008) que Nicolas Sarkozy a fait ratifier par voie parlementaire, s’asseyant au passage sur les résultats du référendum de 2005.

Pas sectaire pour un euro, Simon s’entend comme larron en foire avec Sarah, dirigeante de CRE et élève de Sciences Po en prep’ENA qu’il décrit comme une « pasquaïo-séguiniste » aux références irréprochables. Du haut de ses 23 ans, la jolie Sarah se présente comme « un mix entre Marie-France Garaud, Pasqua, Séguin et Chevènement » – autant d’estimables dinosaures que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ! Ancienne membre de l’UMP, elle n’a plus repris sa carte depuis 2012, alors qu’elle pariait sur la défaite de Sarkozy pour reconfigurer la droite. En attendant Guaino, elle ne nourrit aucun espoir pour les primaires des Républicains et ne se rallie qu’à une hypothétique candidature de l’ex-conseiller élyséen devenu député. Où sont les nouveaux Séguin, Pasqua, Villiers et autres gloires de la droite eurosceptique ? En dehors des Myard, Mariani et quelques autres députés isolés membres de la Droite populaire, il n’y a guère que Laurent Wauquiez pour occuper le créneau eurocritique chez les Républicains. Son bilan insipide au ministère de l’Europe sous Sarkozy laisse entendre que le nouveau président de la région Auvergne-Rhône-Alpes a flairé le bon filon électoral. Loin de cette politicaillerie, Sarah se dit frappée par les convergences entre intellectuels aux origines idéologiques diamétralement opposées : « Zemmour et Sapir se rejoignent dans leur combat contre l’UE car on ne peut défendre de politique sociale sans souveraineté, ni la souveraineté en restant indifférent à la cause du peuple ». Peu importe que « Zemmour arrive à Jaurès par Napoléon » tandis que « Sapir arrive à la nation par la critique de l’Europe antisociale », il y a plusieurs demeures dans la maison du souverainisme.

Reste que l’observateur extérieur note un paradoxe : si bon nombre de jeunes militants, a fortiori de droite, relativisent la pertinence du clivage droite/gauche, chacun occupe un point précis de l’échiquier politique. Quoique avocat d’une refondation républicaine de la gauche (une stratégie qui l’a fait rompre avec son ancien mentor Chevènement), Bastien Faudot, candidat du MRC à la présidentielle de 2017, reconnaît un complet brouillage des cartes politiques : « Dans les années 1970, on était dans une guerre entre gauche Capulet et droite Montaigu, deux familles irréconciliables. Mais Valls et Hollande sont aujourd’hui en rupture avec les couches sociales qui portent leur histoire. La « gauche américaine » aura mis trente ans à s’assumer pleinement ! », lance-t-il avec l’aplomb d’un Besancenot qui aurait du fonds. Le Belfortain perçoit un frémissement souverainiste qui profite essentiellement au Front national.

« On peut imaginer un axe euro-béat Sarkozy-Cambadélis après 2017 »

Il n’empêche, si le FN rafle électoralement la mise, sur le front des idées, le parti de Marine Le Pen se cantonne à la remorque du paysage souverainiste. Victime de son lourd passé antigaulliste, le Front œuvre à l’union des droites souverainistes à travers La Cocarde, un syndicat étudiant créé il y a quelques mois par Maxime, un étudiant à Assas, transfuge de la Droite populaire. En l’espèce, le Front national poursuit la stratégie du coucou, un volatile assez opportuniste pour faire son nid dans celui des autres. « Un syndicat souverainiste ? Pour exiger quoi, l’abolition d’Erasmus ? », raille-t-on à gauche. C’est sans gêne aucune que Maxime, qui a démissionné des Républicains à la création de La Cocarde, s’affiche au côté de Kelly, étudiante en médecine devenue l’égérie photogénique du FN. « Gaulliste » dans la droite ligne du Front mariniste, Kelly s’est fait connaître un jour de janvier 2015 lorsque quelques sites de presse peu sourcilleux de la vie privée ont fait fuiter la photo de son 31 décembre. On y voyait des jeunes de la Droite populaire réveillonner sans complexes ni longue cuiller avec leurs amis du FNJ ! Si l’entente entre Kelly et Maxime paraît parfaite, certains murmurent qu’il n’en va pas de même au sein des sections de La Cocarde, où Républicains, dupont-aignantistes et frontistes en quête de futurs cadres s’efforcent de tirer les marrons du feu sans se brûler. Comment se fait-il que les Républicains et, dans une moindre mesure Debout la France, qui diabolisent le FN, laissent leurs jeunes ouailles batifoler dans la même structure étudiante ? D’après Maxime, « les appareils n’osent rien faire contre La Cocarde de peur de perdre leur base ». L’éclectisme des conférenciers que convie l’embryon de syndicat étudiant illustre son acrobatisme : après le « gaulliste » (en fait, un mégrétiste recyclé) Yvan Blot, Nicolas Dupont-Aignan prendra la parole devant ce parterre de toutes les droites anti-UE.

En ce 9 mars, journée de mobilisation contre la loi El Khomri, Maxime et Kelly se tiennent loin de la mêlée. « La loi travail ? J’avoue ne pas avoir d’opinion là-dessus puisque je ne l’ai pas lue, mais par principe nous sommes contre les blocages » me glisse Maxime avant de moquer la tartufferie de l’Uni « qui s’oppose au projet au seul prétexte qu’il ne va pas assez loin » comme de l’Unef « dont le président négocie en secret avec le gouvernement pour s’assurer une carrière personnelle ». Dans ce confusionnisme à tous les étages, Kelly et Maxime entendent défendre « un État stratège » tout en voulant « libéraliser le marché du travail pour aider les TPE/PME ».

Adversaire convaincue du Front national, la pro-Guaino Sarah exprime fort bien la pensée de la génération post-Maastricht : « Qu’on soit de droite ou de gauche, on a le même ennemi mais on n’est pas d’accord sur bien des choses. Si demain on gouvernait ensemble, qu’est-ce qu’on ferait ? » Une union des deux rives qui a toutes les chances de se produire, selon Simon Olivennes, mais dans une tout autre mouture : d’ici 2017, « un axe Sarkozy-Cambadélis » pourrait assurer la pérennité de l’ordo-libéralisme bruxellois. Le pire n’est jamais incertain.
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Vous avez dit conservateur ?

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J’ai fait un (mauvais) rêve

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(Photo : Paul Townsend - Flickr - cc)

La nuit dernière, j’ai fait un rêve bizarre. Le genre de rêve qui fout vraiment les jetons. J’étais prisonnier d’un monde total(itair)ement politiquement correct. Une sorte de dystopie orwellienne, en pire. Massacre à la tronçonneuse ou Vendredi 13 à côté, c’est presque un conte pour enfants… Je vous raconte.

C’est le jour de Noël. J’allume la radio et me rends compte que seul France Inter émet, au moment même où Patrick Cohen passe la main à Nicolas Demorand. Bizarre. Du coup je mets en marche ma télé. Toutes les chaînes sont payantes et cryptées, hormis celles du service public, iTélé et Arte. Le journal de 13 h de France 2 est présenté par Noël Mamère, lequel a arrêté la politique après ses 0,3 % à la dernière présidentielle pour se consacrer de nouveau au journalisme.

J’apprends ainsi que le pays est gouverné par un Comité de bien-pensance publique dirigé par Edwy Plenel et composé de six hommes et six femmes, mixité oblige. Parmi ses membres figurent Clémentine AutainJean-Louis BiancoAymeric CaronCaroline de HaasEva Joly, Gérard Filoche, Gérard Miller ou encore Alain Juppé. Une goutte de sueur perle sur mon front. J’apprends également que Michel Houellebecq vient d’être retrouvé mort à son domicile. De source officielle, il se serait suicidé d’un coup de poignard dans le dos.

Mamère lance ensuite un reportage sur la prison du Temple, apparemment restaurée, où sont enfermés Eric ZemmourElisabeth BadinterAlain Finkielkraut et Malek Boutih, tous inculpés pour « islamophobie ». Michel Onfray a, lui, été condamné par contumace car il s’est réfugié à Cuba. Par curiosité, je zappe sur iTélé et tombe sur Claude Askolovitch qui regarde dans les yeux la caméra en disant « Pas de stigmatisation, pas d’amalgame ». Un quatrième attentat a eu lieu cette semaine en Belgique. Déprimant.

Je tente ma chance sur France 3 où une naine unijambiste et borgne présente la météo régionale. Vu sa coupe de cheveux et son accoutrement, je me demande si elle n’est pas lesbienne. Mais je n’en suis pas certain. Bon, j’enfile mon manteau et décide de faire un tour au jardin du Luxembourg. En sortant, je croise mon nouveau voisin pakistanais. Un homme charmant, même si l’on a du mal à se comprendre tous les deux.

A chacun son wagon camarade !

J’arrive près de ma station de métro. C’est étrange, car je me rends compte que je n’ai vu aucune déco de Noël dans la rue. Je croise une jeune femme bien roulée en mini-jupe et ne peux m’empêcher — c’est hélas instinctif, voire darwinien — de me retourner. Là, une policière m’interpelle et me fait payer une amende de 22 euros. Elle me rappelle qu’en vertu de la loi du 18 fructose, pardon fructidor, qui vise à lutter contre les manifestations d’oppression masculine, il est désormais interdit de reluquer de façon trop marquée une silhouette féminine. Si mes calculs sont bons, je serai verbalisé à 14 reprises pendant mon rêve.

La rame de métro arrive. Je pénètre dans un wagon particulièrement cosy et parfaitement chauffé. Un détail m’étonne néanmoins : assis sur des fauteuils confortables, tout le monde feuillette Le Nouvel obs ou Libé. Un jeune binoclard aux faux airs de hipster me murmure que je suis obligé de monter dans le wagon d’à côté, car je n’ai rien en main. Comme les regards sont pesants, je ne me fais pas prier et m’exécute. Dans l’autre wagon, pas de fauteuil molletonné, mais des banquettes austères, placées sous un immense panneau : « REACTIONNAIRES ! » Il fait froid. Je m’enquiers de ce qui se passe auprès de mon voisin, lequel m’explique que l’on n’a pas à se plaindre car dans le troisième wagon, réservé aux lecteurs du Figaro et de Causeur, il n’y a même pas de banquettes pour s’assoir !

J’arrive enfin devant le Jardin du Luxembourg. Je ne reconnais pas du tout les alentours ! On se croirait dans le 13e arrondissement. Des tours ont remplacé les immeubles haussmanniens. Je croise une vieille dame que promène son chien et lui pose des questions. J’apprends ainsi qu’en vertu de la loi du 14 prairial sur le vivre ensemble et la mixité sociale, chaque immeuble doit contenir une moitié de locataires « issus de la diversité ». Tout propriétaire d’un logement de plus de 50 m2 doit en outre héberger un migrant pendant un an, trois s’il habite le 16ème arrondissement. C’est la raison pour laquelle on a été obligé de lancer un vaste programme de construction.

J’apprends également que le calendrier grégorien ayant été jugé discriminant à l’égard des autres religions, le calendrier républicain a été rétabli. La vieille dame me révèle par ailleurs que, pour les mêmes raisons, Noël a été remplacé par la Fête de la Diversité. Je lui demande pourquoi certaines personnes portent un bracelet électronique dans la rue. Elle m’explique que seuls les mâles blancs, hétéros et chrétiens ou athées ont l’obligation d’en porter. Je ne comprends pas non plus pourquoi les couloirs de bus sont saturés alors que les voies classiques roulent parfaitement. La vieille dame me confie qu’en raison des embouteillages dans Paris, les voies réservées au bus et aux taxis ont été ouvertes aux femmes et aux minorités ethniques au nom de la discrimination positive. Mais que du coup, ce sont ces voies qui sont désormais saturées. Je note au passage qu’on roule maintenant à gauche dans la capitale.

Le grand roque du vocabulaire

Dans le Jardin du Luxembourg, je m’approche de l’endroit où pullulent des joueurs d’échecs, l’une de mes passions. Et là, je pige que dalle. J’interpelle un joueur.
– Excusez-moi, mais vous savez que ce ne sont pas les noirs qui commencent la partie normalement…
– De quelle planète venez-vous monsieur ? La Commissaire à l’Egalité réelle a modifié les règles il y a longtemps. En vertu de la loi du 3 ventôse, ce sont les pièces « de couleurs », et non les « noirs » comme vous dîtes trivialement, qui commencent la partie…
– Et le roi ?
– Vous voulez parler du « tyran » ? On ne dit plus le « roi », symbole de l’oppression. De même, les « pions » s’appellent désormais les « surveillants » et doivent protéger la « dame » à la place du « tyran »…

Je m’enfuis et cours pendant de longues minutes, une cavalcade seulement interrompue par les amendes de 22 euros que je dois débourser, ici ou là. J’ai l’impression de vivre un cauchemar ce qui, ironie de l’histoire, est le cas. Je passe devant la vitrine d’une librairie où est mis en exergue un best-seller d’Agatha Christie intitulé A la fin, il ne reste plus personne. J’entre intrigué et confesse au vendeur que je ne savais pas que la romancière anglaise avait écrit ce livre. Mon interlocuteur m’informe qu’il s’agit en fait de la version rebaptisée des Dix petits nègres. Stupéfait, j’apprends également que Tintin au Congo se vend sous le manteau et que la version originale des Mémoires du général de Gaulle est interdite, tout comme Les Aventures de Babar, suspecté de défendre en creux (comme dirait l’autre) des idées colonialistes.
– C’est une blague ?
– Sûrement pas, les blagues sont interdites en public !
– Quoi ?
– Le Comité a remarqué que la plupart des histoires drôles étaient tendancieuses, car trop souvent à caractère homophobe, sexiste, antisémite ou raciste… Seules les blagues Carambar et les charades sont autorisées.
– Et dans votre monde, on a le droit de baiser au moins ?
– Cela dépend ?
– Comment ça cela dépend ?
– La sexualité est encadrée par la loi du 11 prairial. En vertu de l’égalité femme-homme, la durée de la fellation ne doit excéder celle du cunnilingus. Il n’y a que trois positions autorisées, les autres étant jugées potentiellement dégradantes pour les femmes : le « missionnaire », la « balançoire » et « l’herboriste ». La « levrette » est passible d’une peine d’intérêt général. Quand à la s…
– C’est bon, j’ai compris.

Je sors du magasin abasourdi et suis aussitôt abordé par un homme hirsute, vêtu d’un imperméable beige. Il me demande de le suivre jusqu’à une petite ruelle. Là, il entrouvre furtivement son imper et me propose un CD de Michel Sardou, un livre de Sacha Guitry et un DVD de La Petite maison dans la prairie. Sardou et Guitry, je vois à peu près pourquoi, mais La Petite maison dans la prairie ? Le clone de Columbo m’explique que cette série est prohibée car elle contient des passages controversés sur les Indiens d’Amérique.

J’arrive enfin au seuil de ma porte, où règne une odeur appétissante de cheese nan. Mais aucun bruit. Parce que le bruit et les odeurs, plus un voisin pakistanais, ça sort illico du cadre du politiquement correct. Je mets le journal de 20 heures, présenté par Bruno Masure. J’apprends qu’une technicienne de surface en surcharge pondérale non-voyante et malentendante a été « l’auteure » (sic) d’un homicide envers son mari, un ancien exploitant agricole demandeur d’emploi et issu de la minorité visible. Traduire : une femme de ménage obèse, sourde et aveugle a étranglé son mari, un paysan maghrébin au chômage.

Avant de clôturer son journal sur un dicton (« A la Saint-Valentin, elle me tient la main. Vivement la Sainte-Marguerite »), Bruno Masure évoque le titre de champion de France de foot remporté par l’OM. Les nouvelles règles, qui stipulent qu’au nom de l’égalité les matchs nuls valent 3 points et les victoires 1 seul point, ont semble-t-il avantagé le club marseillais.

C’est à y perdre son gaulois…

Je zappe sur iTélé. J’entends à peine Olivier Ravanello dire « Pas de stigmatisation, pas d’amalgame » que je bascule sur France 5, où je découvre une pub avec la poupée Barbie, habillée en plombier, à côté de Ken, vêtu d’un simple tablier de cuisine… Sur France 4, un dessin animé. Astérix « l’Européen » (anciennement Astérix « le Gaulois ») dévore un sanglier avec son ami Obélix, qui a étrangement la peau noire. J’ignore quelle loi est à l’origine de cette teinture. Je jette un œil au programme : après Astérix, France 4 doit diffuser Blanche-Neige et les sept personnes de petite taille, suivi de La Belle et le SDF.

Sur Arte, je tombe sur une speakerine bègue qui annonce une soirée James Bond : tous les 007 seront diffusés successivement, sauf deux. Je me dis qu’il faudrait au moins deux jours entiers pour les voir tous, mais je comprends vite mon erreur. Expurgé de ses scènes jugées violentes et sexistes, la durée de chaque James Bond n’excède guère dix minutes. Les diamants sont éternels, où les méchants sont joués par un couple d’homosexuels, n’est pas diffusé. Tout comme Vivre et laisser mourir, où Roger Moore combat un homme de couleur, Mr Big. Un cliché honteusement raciste.

Sur France 3, une fois n’est pas coutume, pas d’énième rediffusion du Père Noël est une ordure, mais un pot-pourri des meilleurs spectacles de Guy Bedos et Stéphane Guillon. Du coup, je repasse sur France 2 où David Pujadas anime « Des paroles et des actes », émission qui a pour thème : « Comment combattre le terrorisme ». Pour analyser et trouver des réponses à ce délicat problème, l’animateur, pardon le journaliste a invité Joey Starr, l’ex-footballeur Vikash Dhorasoo, le psychotérapeuthe Christophe André et le moine bouddhiste Matthieu Ricard. Karim Rissouli fait son apparition pour évoquer le débat qui a eu lieu en début d’émission entre Edwy Plenel et Alain Finkielkraut, lequel avait obtenu une permission temporaire de sortie. Rissouli explique que les réseaux sociaux ont été bien davantage convaincus par le président du Comité de bien-pensance publique que par le « pseudo philosophe », selon ses termes.

La soirée se poursuit avec l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché », diffusée désormais quatre fois par jour sur le service public. Un nouveau concept. L’animateur précise que pour respecter la pluralité des opinions, il y aura désormais un invité plutôt centriste, voire de droite, parmi la dizaine de personnalités autour de la table. Le téléphone sonne tout d’un coup. Je me réveille d’un bond, en nage. Tout ceci n’était en fait qu’un interminable cauchemar ! Que ça fait du bien, parfois, de retrouver le monde réel…

Pourquoi pédagogues et médias ont éradiqué le scepticisme

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La Procession du cheval de Troie par Giambattista Tiepolo.

Vous avez entendu parler de Timeo Danaeos et dona ferentes ? Non ? Rassurez-vous, vous n’avez rien raté. Ce n’est pas le couple de trans néerlando-ibériques qui est certain de remporter le prochain concours Eurovision de la chanson. Ce n’est pas non plus un duo de claquettes. L’air de rien, c’est une phrase. Une formule. Une sentence, carrément. Son tort, c’est qu’elle est en latin, une langue morte jadis parlée par quelques castes réactionnaires du Vieux Continent. Du coup, on est dispensé de l’apprendre. On est même fortement encouragé à l’ignorer.

Nous n’en étions pas encore conscients dans notre enfance, mais les écoliers d’aujourd’hui, et surtout leurs pédagogues, le savent : il n’est pas utile de connaître le latin ni son alter ego pédérastique, le grec ancien. C’est superfétatoire, limite nocif. Pourquoi les jeunes gens se chargeraient-ils d’un fardeau plus lourd encore que leurs rucksacks remplis de tablettes, d’écouteurs, de chargeurs et de manuels scolaires obsolètes depuis le jour de leur parution ? Le grec moderne, passe encore : il permet de commander le gyros aux indigènes ruinés du Sud-Est européen. Mais essayez, pour voir, de commander le même gyros en grec ancien !

A quoi bon s’encombrer ?

Où caser un tel bric-à-brac ? Apprendre le grec et le latin au XXIe siècle, c’est comme reconstruire les relais de poste quand on a des autoroutes. Remonter un atelier de dentellière. Ressortir le Rolleiflex de grand-papa pour diffuser les photos de la teuf sur Instagram. Vous imaginez le sparadrap ? Des langues qui charrient deux mille ans de lois, de poèmes, de mémoires, de sagesses, de préceptes de gouvernement et de maximes de vie ? Autant s’embarquer sur le train fantôme ! C’est un défilé d’ombres dans une odeur de tissus moisis !

Parmi ces ombres désaffectées croupit entre autres le sinistre prêtre troyen Laocoon, l’auteur du fameux Timeo Danaeos et dona ferentes cité dans l’Enéide. Un ronchon sectaire qui avait osé dire « Je redoute les Grecs, même porteurs de cadeaux ». Quel racisme ! Quelle intolérance ! Vous imaginez quelqu’un dire aujourd’hui : « Je me méfie des Albanais kosovars, même quand ils jouent bien au foot » ? Ou : « Gare aux immigrés arabes, même quand ils veulent travailler » ? Pire encore : « Je refuse le prêt d’un juif, même à intérêt nul » ? Il serait immédiatement puni. Le monde moderne a des lois pour ça. En Suisse, c’est l’article 261bis : il suffit de le brandir, sans même l’appliquer, pour que tout le monde se taise.

Au temps de la guerre de Troie, ces lois salutaires n’existaient pas encore. Laocoon a donc pu laisser libre cours à sa haine des Grecs en voyant le cheval de bois qu’ils avaient laissé devant les portes de Troie en se retirant. Hargne gratuite, bien entendu, et du reste personne ne l’a écouté. Les Troyens ont fait rentrer le bel objet dans leurs murs et les Grecs en sont sortis dès la nuit tombée pour les massacrer. Comme pour justifier, a posteriori, l’ignoble xénophobie de Laocoon !

Les vertus de l’éducation classique

Cet exemple nous permet de comprendre combien les pédagogues modernes ont eu raison de couper les nouvelles générations de toute influence classique. Dans cette école du scepticisme et de la méfiance, on devenait vieux avant l’heure. On apprenait à tout rejeter a priori, pour n’accepter les innovations qu’au compte-gouttes, à tâtons, comme un chat de gouttière à qui l’on tend du lard.

L’éducation classique est l’antithèse exacte de l’esprit d’ouverture qui marque l’époque actuelle. Malheureusement, il en subsiste beaucoup de traces dans toute la culture commune. « Chat échaudé craint l’eau froide », disent les grands-mères par chez nous. Encore un proverbe qui vante la méfiance et le repli sur soi. Il serait urgent d’éplucher les traditions populaires, ou ce qu’il en reste, pour en extirper la graine de racisme. Pour le moment, il faut encore faire avec. Les crédits alloués aux centres de recherche tautologique et aux facultés de déconstruction sont ridiculement insuffisants pour la besogne. On estime en effet que plus de 99,9 % des idées non filtrées par la science moderne reposent à des degrés divers sur un discours réactionnaire.

Heureusement, les citoyens des pays développés commencent déjà, en moins de deux générations, à ressentir les bienfaits d’une éducation basée non plus sur le passé et le repli, mais sur l’avenir et l’ouverture. Les vieux réflexes de scepticisme sont pratiquement déracinés au sein de la population. Nous le devons en premier lieu au remarquable travail des médias, qui se hâtent de dénoncer comme « complotiste » ou « extrémiste » toute personne prétendant faire usage de ses facultés logiques. Les facultés logiques — reposant, par exemple, sur le principe de non-contradiction, l’analogie ou la mise en rapport des causes et des conséquences — sont un héritage pernicieux et camouflé de l’ère classique. L’élimination de ces mauvaises herbes coriaces demandera encore quelques décennies. Si elles s’accrochent dans les bas-fonds sociaux, on constate déjà leur quasi-disparition au sein des couches les mieux éduquées. Les exemples de l’actualité récente le démontrent brillamment.

Nous n’avons même pas besoin de nous attarder sur le phénomène migratoire en Europe, dont l’acceptation est exactement proportionnée au niveau de revenu et au statut social. Moins l’Européen a de chances d’être concrètement en contact avec ces migrants, et plus il les accepte. En revanche, moins il est instruit, et plus il les soupçonne d’apporter le chaos social, l’appauvrissement et la violence.

L’accueil peu curieux fait aux « Panama papers »

Prenons un exemple plus frais : les « Panama papers ». C’est une révélation inouïe, aussi inattendue et spectaculaire que la découverte d’une planète habitée : les riches trichent ! Ils se moquent des lois et des frontières nationales ! Quel choc ! On est si abasourdi qu’on remarque à peine que les seuls riches vertueux au monde, d’après ces listes, sont les citoyens américains. On ne lit même pas la signature des institutions qui nous ont apporté la nouvelle, et qui sont financées par M. George Soros, l’un des plus redoutables spéculateurs financiers de la planète. Timeo Soros et virtutes ferentem (« Je crains Soros, même drapé de vertus »), aurait dit un journaliste ferré d’éducation classique. Puis il se serait aussitôt demandé où est le cheval de Troie dans l’affaire et ce qu’il cache dans son ventre.

Heureusement, les journalistes d’éducation classique ont été pratiquement exterminés. Les journalistes modernes et ouverts, eux, n’y ont vu aucune malice. Au contraire : ils ont couru avec enthousiasme après le bâton que papa Soros leur a lancé. Et maintenant, ils le lui rapportent et le re-rapportent sans se lasser, en bavant de joie et en frétillant de la queue. Et voici que les bâtons s’entassent au pied du lanceur : ici un chef de gouvernement islandais ; là un ministre espagnol ; là-bas encore une ministre belge. Et d’amener au poteau de la honte des avocats de renom soudain devenus véreux et infréquentables ; et d’applaudir l’adoption précipitée de nouvelles lois de flicage financier…

Mais le plus gros bâton que nos journalistes modernes ont rapporté à leur maître, c’est la nouvelle campagne de dénigrement contre le tsar russe. Il n’est même pas nommé dans l’affaire ? Qu’importe : on le mouillera par amalgame. Par osmose ! « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! » : le plus fort accuse, mais ne s’embarrasse pas de preuves

Cet article a été originalement publié dans ANTIPRESSE n°20.

Enéide

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Le petit remplacement

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A gauche, l'école internationale algérienne de la rue Bouret, dans le 19e arrondissement de Paris (Photos : Robert Capable)
A gauche, l'école internationale algérienne de la rue Bouret, dans le 19e arrondissement de Paris (Photos : Robert Capable)

J’ai rencontré Marie par hasard, alors qu’elle quittait Paris pour aller vivre en banlieue. Appelé par un copain, qui avait deux mains gauches et un scooter, pour l’aider à récupérer une mezzanine achetée sur Ebay, je le rejoignais un matin dans le 19e arrondissement avec mes outils et mon camion. C’est lui qui me présenta Marie, la soixantaine passée, coquette, vive, gaie, bavarde. Elle vendait sa mezzanine parce qu’elle déménageait. On se mit à causer comme je fais souvent : elle parle, j’écoute. Là, je dévissais, elle racontait. Après une quinzaine d’années parisiennes dans un quartier vivant, sympa, populaire, elle rendait son logement HLM parce que, glissa-t-elle au bout d’une phrase, « ce sont les plus gênés qui s’en vont ». En jetant un coup d’œil par la fenêtre en arrivant, j’avais remarqué sur la façade de l’immeuble d’en face un drapeau algérien à l’allure très officielle, plus imposant que le fanion français accroché à mes volets que je n’ai pas le cœur de retirer. « Les plus gênés.. » Alléché par l’odeur d’un vrai dialogue, je lâchais la pression sur la dévisseuse et entrais dans la conversation : « Et qu’est-ce qui vous gêne ? Trop d’immigration ? » Elle se défendit tout de suite, sur le ton du rire qui répond à l’absurde.

Née à Clamart de parents italiens venus en France en 1936 en voyage de noces et jamais repartis, naturalisée à l’âge de 7 ans, elle grandit avec des Polonais, des Belges, des Russes qui travaillaient dans les briqueteries. À côté d’une vie de travail dans la fonction publique et de syndicalisme, elle se démène souvent avec ses deux enfants pour aider des Chinois à avoir des papiers, pour obtenir une pension à une veuve de guerre ou la nationalité française au fils d’un ancien combattant africain. Elle ouvre sa porte à des Maliens perdus dans leurs démarches administratives, installés dans un coin du 19e moins mélangé que le sien, qui deviendront des amis et qui la font rire quand ils décrivent la sortie de l’école dans leur quartier – « On se croirait à Bamako, on n’est pas dépaysés. » Elle rit de bon cœur en me le racontant. À la retraite, l’envie d’être utile la pousse vers des associations, mais elle ne s’y retrouve pas. Pour partir en Inde il faut parler l’anglais. Elle ne reste pas à ATD quart monde, trop hiérarchique, trop snob. Alors, au cours de plusieurs séjours au Sénégal, elle remarque un homme qui lit toujours le même livre ; elle s’en étonne. Il lui explique qu’il n’en a qu’un. Elle crée une association pour acheminer des livres, puis c’est une classe qu’elle soutient pendant des années. Elle achète un « Peugeot gendarme » qui servira de taxi pour les élèves, et dégagera un salaire pour l’institutrice. Et elle s’attache à ces élèves, garçons et filles francophones musulmans.

« Mais là, c’est trop différent », dit-elle en me montrant la rue. Le bâtiment en face avec son drapeau est une annexe de l’ambassade d’Algérie, devenue depuis deux ou trois ans une « école internationale algérienne ». Dans le quartier, pendant les travaux, on parlait d’une école musulmane ou coranique, on ne savait pas trop. Marie a écrit à la mairie pour qu’on la renseigne, elle n’a pas aimé qu’on ne lui réponde pas. Et elle a vu la rue changer. Des femmes en burqa sont apparues, qu’elle croise de plus en plus régulièrement. « C’est pourtant interdit », s’indigne-t-elle. Et il y a ces hommes barbus et en djellaba qui accompagnent les enfants à l’école. Elle les sent fermés, elle les trouve hostiles, dans leur façon d’occuper l’espace public sans partage, quand ils parlent l’arabe entre eux, fort, ou quand ils descendent la rue en colonne, comme si le trottoir était à eux, sans un regard pour les autres, surtout pour les femmes, par indifférence ou par défi. Elle me racontera plus tard que sa mère, à peine arrivée en France, chuchotait dans les files d’attente parce que ne parlant qu’italien, elle craignait de vexer des Français.

« Ce que je ne supporte pas, c’est de voir des gamines de 7 ans entièrement voilées. »

Elle s’emporte quand elle confie : « Ce que je ne supporte pas, c’est de voir des gamines de 7 ans entièrement voilées. » Cet islam-là, elle ne le connaît pas et elle n’a aucune envie de s’y habituer, et elle ne comprend pas ce que font les féministes, qu’on n’entend jamais parler de ça.[access capability= »lire_inedits »] Elle ne comprend pas non plus ces gens qui demandent toujours plus de droits, qui se plaignent de discriminations, qui viennent prendre et ne donnent rien. Elle me racontera aussi son prix d’honneur. La maîtresse d’école appelle un jour sa mère pour lui dire que Marie a mérité le prix d’excellence ; seulement elle n’est pas française mais encore italienne. Elle explique alors, un peu gênée, qu’on ne pourra lui remettre qu’un prix d’honneur. Marie se souvient mot pour mot de la réponse de sa mère qu’elle me donne en jouant la fierté maternelle : « Ce n’est pas grave, cela n’enlève rien au mérite de ma fille. » Elle ne comprend pas comment les choses ont pu autant changer, elle accuse « la discrimination positive » d’avoir déréglé les gens, leurs attitudes, leurs demandes, leurs tons. « Et comme je ne peux pas me taire, je me sens menacée, alors je préfère m’en aller », finit-elle par expliquer. Dans son immeuble, elle est la troisième à partir, depuis l’ouverture de l’école. Les deux appartements quittés ont été repris par des familles musulmanes aux femmes voilées. Celui qu’elle laisse a été visité par « un monsieur africain qui a bien regardé mais n’a pas semblé le trouver à son goût », précise-t-elle en ajoutant « mais j’espère qu’il trouvera ». Puis elle s’étonne, son amie Monique qui vit à Montpellier a adressé une demande de logement à Paris à la RIVP (logements qui appartiennent à la Ville mais ne sont pas des HLM), il y a huit ans, pour se rapprocher de son fils parisien, en vain.

J’ai rencontré Sarah par Hannah, qui prend des photos pour Causeur et pour d’autres, à qui j’avais un peu raconté la dame et la rue et qui me rappelle quelques jours plus tard. Elle avait croisé dans un dîner Sarah Mesguich, comédienne et metteur en scène de théâtre, comme son père. « Figure-toi qu’elle habite la rue de ta bonne femme là, avec l’école. » Et voilà. On s’est vus dans un café miteux à deux pas de l’école, avec des photos de Hendrix sur les murs et un poste qui crachait du blues, tenu par des Arabes qui se causaient en arabe après nous avoir servis, dans un français aimable. J’avais tendance à trouver les gens de théâtre toujours un peu théâtraux, je me souvenais de Luchini incapable de se tenir même chez Finkielkraut, incapable d’aligner trois phrases sans emphase. Sarah est à l’opposé délicate, précise, scrupuleuse, pesant ses mots non pas pour leurs effets mais pour leur justesse, attachée dans son récit à chercher des explications, pas des coupables. Elle est fine et jolie, droite et emmitouflée dans des ampleurs laineuses. Elle vit depuis douze ans dans cette rue du 19e sympa, avec ses trois enfants, tous dans les écoles publiques du quartier, et peut-être un homme, je l’ignore, j’aime les questions qui fâchent mais pas celles qui chagrinent. Je sens une habitante plutôt heureuse quand elle raconte son quartier, loin de Riquet ou de Crimée, près de Stalingrad et des Buttes-Chaumont mais loin de la place des Fêtes, dans ce Paris populaire devenu un peu bobo et lieu « d’une vraie diversité, d’un vrai brassage, avec une école catholique en haut de la rue Bouret et des écoles juives pas loin, où le samedi, les familles juives se baladent au parc des Buttes-Chaumont très tranquillement. Et en douze ans, pas l’ombre d’un problème ». Je lui parle du témoignage de Marie, de son départ, et de ses motifs. Je glisse : « Et cette fameuse école alors ? » Elle habite juste à côté. Elle a connu l’ancien consulat d’Algérie, où il y a peu, des gens venaient faire leurs papiers. L’école accueille des filles très voilées et de plus en plus jeunes, dont on ne voit que le visage et les mains, mais aussi des garçons et des filles jusqu’à 14 ou 15 ans, aux cheveux libres, et qui se côtoient comme tous les collégiens. L’établissement ne pose pas de problèmes, et les élèves non plus mais Sarah comprend que Marie se soit sentie menacée. Elle a presque les mêmes mots quand elle évoque les accompagnateurs des enfants, ces « murs d’hommes habillés comme des islamistes, avec qui il n’y a aucun échange », qui affichent en France une idéologie qu’elle rejette depuis toujours, dans toutes les religions. En précisant qu’elle ne veut pas « tomber dans l’islamophobie débile », elle a les mêmes incompréhensions que Marie quand elle confie être atterrée que l’on puisse voiler des gamines intégralement autour de nous et que tout le monde ait l’air de s’en foutre. Cette pression, cette tension nouvelle, elle la ressent aussi, dans sa rue, dans le 19e et au-delà, en tant que juive et que femme. Elle rappelle que personne n’a été frappé et que les violences dans le quartier sont le fait de jeunes qui s’affrontent et règlent des comptes liés à des trafics mais parle d’attitude agressive. « Puisqu’ils savent que ça nous fout la trouille quand ils viennent à l’école en djellaba, pourquoi le font-ils ? » Des voisins lui ont rapporté un incident : l’été dernier, des femmes dont les bureaux donnent sur la rue ont été insultées par ces types parce qu’elles étaient en jupe. Et puis elle est intervenue récemment dans une altercation entre un commerçant de sa rue et le gardien de l’école au moment où le barbu traitait l’autre de « sale juif ».

Des jeunes donnent du « sale juif » quand on les empêche de voler

Je suis allé voir le commerçant, M. Layani, envoyé par Sarah qui le connaît un peu et le décrit comme « un amour qui lui donne plein de légumes ». Il m’a raconté l’incident en toute simplicité, sans drame, sans colère et sans cette indignation qui sied surtout aux professionnels de l’antiracisme, peut-être un peu inquiet de ce qu’un « journaliste » ferait de son histoire. Peut-être aussi parce qu’on ne monte pas sur ses grands chevaux pour un rien quand on tient un Franprix dans un quartier populaire et qu’on est juif, si on veut tenir la distance. Mais on ne se laisse pas faire non plus. Le gardien de l’école algérienne est venu un jour se plaindre de l’attitude raciste d’une employée du magasin, asiatique, après un différend à la caisse. Le ton est monté et le barbu a traité Layani de « sale juif ». Celui-ci est allé s’en plaindre à l’école qui semble avoir remplacé le gardien puisqu’on ne l’a plus jamais revu. Pour Layani, l’incident est clos. Il m’en parle comme d’un dérapage. « Il a oublié qu’il était en France », glisse-t-il en riant. Ce qui le fait moins rire, ce sont ces jeunes qui donnent du « sale juif » quand on les empêche de voler, avec un aplomb effrayant, comme armés d’une légitimité qui ne laisse aucune place au doute ou à l’hésitation, comme si, dit-il, « ça faisait partie de leur identité ». Et ceux-là n’ont pas l’excuse d’oublier qu’ils sont en France, ils sont français, ces jeunes qui forment les bandes du 19e arrondissement, pas forcément ethniques ou religieuses, quoique de plus en plus homogènes, exclusivement mâles et manifestement antisémites.

« Il n’est pas possible qu’aujourd’hui, en France, mes enfants puissent entendre “sale juif” quand ils sortent dans la rue », me dit Sarah en reposant son café avant de constater que l’impossible est devenu réalité. Mais fuir comme Marie, elle n’y pense pas. Elle n’a pas entendu parler d’autres projets de départs envisagés par des habitants gênés mais regrette que Marie s’en aille. « Elle n’est pas chouette votre nana », dit-elle, fermement décidée à « ne pas lâcher un pouce de terrain ». Elle évoque sans s’y attarder l’histoire de sa famille et plus encore le tempérament et l’idéal social de sa mère, professeur engagé, qui allait chercher des gosses dans les bidonvilles, et qui il y a peu enseignait encore le français à des classes techniques dans des zones difficiles. De cet héritage, Sarah semble avoir gardé une conviction solide : on ne vit pas bien dans un monde qui s’accommode de ces ghettos, et on doit s’inspirer de ceux qui tendent des mains par-dessus les murs.

Mais aujourd’hui dans sa rue, le mur a changé. Il n’est plus cet objet contre nature qui nous sépare d’un autre aimable. Le mur ici, c’est l’autre, dans toute son arrogance. C’est l’autre qui se voile au-delà du pudique ou du religieux, et jusqu’à faire peur. C’est l’autre qui n’a plus un regard, sinon réprobateur, et plus un mot sinon insultant. Nous attendons tous de l’autre, de cet inconnu croisé dans l’espace public, dans l’espace commun, qu’il soit un écho à notre existence. Un échange de regards bienveillants ou un pas de côté pour laisser la place, une formule de politesse ou un « après vous » urbain sont autant de signes d’existence que nous nous adressons les uns aux autres. Un simple mode de vie qui n’oblige personne, qui semble aller de soi, mais qui manque cruellement quand il disparaît. Dans ce monde vers lequel semble nous mener insensiblement mais inexorablement la rue Bouret, ce ne sont pas les différences qui dressent des murs entre les gens mais le comportement de certains. Et sur ces murs, se brisent chaque jour, sans heurts et en silence, les habitudes du « vivre ensemble » en vigueur en France, défendues par Marie et par sa mère italienne avant elle, ou par Sarah, fille de Français d’Algérie. Pour vivre ensemble, il faut être deux. Et ces femmes qui voient leur rue changer vers une certaine régression se sentent bien seules. L’une s’exile pour retrouver des regards nouveaux et inconnus mais amis, parce que « les plus gênés s’en vont ». L’autre se fait à l’idée qu’il faut résister à ce que le monde devient, jusqu’en bas de chez soi, quand on est attaché à l’idée de progrès comme au projet de vivre ensemble, les uns avec les autres. Mais dans l’état actuel des choses, même pacifiquement, dans la rue Bouret, on ne vit plus tellement les uns avec les autres mais les uns à côté des autres.

Les esprits les plus fins grimacent quand ils évoquent « le grand remplacement ». « Trop logique ! » s’exclament de concert Élisabeth Lévy et Alain Finkielkraut au micro de RCJ pour qualifier l’idée de Renaud Camus. Dans la réalité et dans l’immeuble de Marie, un petit remplacement a pourtant lieu, sans planification ni orchestration, sans autre logique que celle qui pousse les uns à fuir, gênés, ou à assister impuissants aux régressions en marche et aux menaces implicites, quand les autres imposent leur mode de vie là où ils s’installent, comme au temps des colonies. « Pourquoi viennent-ils devant l’école en djellabas puisqu’ils savent que ça nous fait peur ? » demande Sarah. La réponse est peut-être dans la question, et la logique aussi. Sa réponse est courageuse : elle ne lâchera rien. Mais jusqu’à quand peut-on défendre la liberté de son mode de vie, aussi légitime soit-il dans une rue de Paris, au pays des droits de l’homme et de la femme, quand les Marie s’en vont et que des femmes voilées arrivent ? Combien de temps peut-on vivre dans un environnement qui s’islamise, quand une partie du pays semble s’en moquer et qu’une partie de la gauche, de Todd à Juppé, dénonce d’abord les amalgames et les stigmatisations ? Nous avons tous affirmé le lendemain des assassinats de Charlie Hebdo que, « même pas peur », nous allions tenir bon. Pourtant depuis, personne n’ose plus se moquer du prophète. Nous nous sommes payés de mots et nous avons reculé d’un pas.

J’ai peur que la rue Bouret nous raconte un peu la même histoire, celle d’un pays qui se gargarise de république et de laïcité, mais qui continue de laisser venir par an et par centaines de milliers, des populations qui, loin d’être séduites par les vertus de nos libertés, semblent décidées à ne pas s’en laisser convaincre. Face au risque que ces incompatibilités de mœurs produisent de dangereuses et peu républicaines sécessions, un consensus rassemble aujourd’hui les partisans de plus en plus nombreux d’une laïcité intransigeante. Réjouissons-nous que le bon sens et le droit d’être nous prennent le dessus sur les lubies multiculturalistes. Mais même en chassant l’expression religieuse de l’espace public par la persécution, même si une police des mœurs protège le droit de porter des minijupes et impose la parité aux terrasses des cafés, aucune loi ne rendra à la rue Bouret son sirop d’antan, ni son envie d’avenir commun. Il y a peut-être plus réaliste, plus simple et moins répressif : nous pourrions cesser de prendre des vessies pour des lanternes, et des dévots hostiles et fermés à tout ce que nous aimons et tout ce que nous sommes, pour de possibles Français.
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Nuit debout: les contradictions de nos rebelles en charentaises

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(Photo : SIPA.AP21882387_000010)
(Photo : SIPA.AP21882387_000010)

La gauche française, ou ce qu’il en reste, loin du « terranovisme » du Parti socialiste, loin des libéraux libertaires comme Macron, c’est un peu comme les cathos progressistes. Ils ne sont plus très nombreux mais l’on n’entend qu’eux, ils sont encore à de nombreux postes décisionnaires. Et surtout ils se posent encore en arbitres des élégances politiques faisant valoir le plus possible leur capacité de nuisance quitte à se ridiculiser comme Badiou victime d’un canular comme ce vulgaire « sioniste » de BHL avec les dépositaires de la mémoire de Jean-Baptiste Botul.

Il faut dire qu’ils ont beau jeu de le faire. La droite est littéralement tétanisée par la peur panique d’être assimilée à la Réaction : tout ce qui rappellerait les fameuses z-heures les plus sombres de notre histoire, des souvenirs « nauséabonds » de Vichy où il y avait des politiques de tout bord, sauf des communistes.

Nuit debout est une émanation directe de cette « gauche morale » voire moralisatrice. Et ce sont ses enfants qui chaque nuit se rassemblent place de la République à Paris. Certains se sont demandés gravement, se demandent encore, qui sont ses gosses, de quel milieu viennent-ils. A noter que ce sont aussi des enfants perdus souffrant de carences d’éducation de la part de leurs géniteurs souvent absents à lire l’article de Ludovic Fillois sur Causeur.fr. Leur milieu ? Voyons voir ? Quel est le milieu social où l’on peut se permettre de veiller toute la nuit pendant trois semaines sans incidences sur ses revenus ? Pas un milieu précaire en tout cas, cela paraît largement évident…

Je m’étonne grandement soit dit en passant, en parlant de précarité sociale, que personne ou presque ne se soucie véritablement des personnels de nettoyage de la Mairie de Paris qui chaque jour viennent ramasser les ordures et passer le tout au jet. Eux sont des précaires par contre, le plus souvent mal logés. Où est donc leur place dans les diverses commissions mises en place au sein de Nuit debout ? Curieusement (sic) on ne les trouve nulle part. Ce n’est pas très étonnant me dira-t-on…

Oui car il y a des commissions pour chaque sujet au sein de Nuit debout qui en à peine trois semaines a réinventé la bureaucratie stalinienne. Rien de bien neuf lorsque l’on lit les délibérations des commissions, les affiches de ces veilleurs d’ultra-gauche, leurs déclarations à la télévision. C’est toujours et encore le même jargon absolument imbittable, on m’excusera du mot mais il est parfait, en vigueur depuis des lustres au sein de cette gauche vraiment de gauche, tellement partageuse que ses militants partagent tous leur salaire avec des prolétaires exploités.

Du Grand soir au grand barnum consumériste

Cela a au moins le mérite de me rappeler mes années de fac à l’Université de Nanterre où les mêmes groupuscules, aux noms claquant comme de grandiloquentes déclarations de bonnes intentions employaient exactement les mêmes slogans, le même discours, avait le même folklore vaguement africano-reggae-pouèt pouèt (« Tu ois l’Afrique j’veux dire c’est tellement authentique t’ois, z’ont pas besoin de tous nos gadgets, du coup sont drôlement plus humains que nous en fait… », etc.).

Il est également une contradiction énormissime entre leur discours anticapitaliste, se voulant refondateur, et leur participation plus qu’enthousiaste au grand « Barnum consumériste » (TM). Il me semble bien que la plupart d’entre eux poste des messages, de nombreuses photos sur Facebook, des commentaires à la pelle sur Twitter, des affiches en pagaille sur Instagram. Et leurs leaders, qui finiront adjoints à la mairie de Paris, passent à la télévision. On peut lire également souvent des sympathisants de ce mouvement réclamer avec véhémence beaucoup plus de visibilité dans les médias qui sont pourtant inféodés au Grand Capital. Un geste cohérent avec toute cette « envie de révolte, de crier zut, crotte , chier », le premier à faire, cela aurait été de jeter de suite son « smartphone », sa tablette numérique ou son ordinateur à la poubelle. Non ?

Au lieu de cela ces rebelles en charentaises se font féliciter par la préfecture de police de Paris pour leur comportement exemplaire lors des dispersions. De braves petits toutous rebelles mais disciplinés et dociles donc.

>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de nos articles consacrés à Nuit debout.

Les valeurs perdues de la République

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François Hollande, début mars à l'Elysée (Photo : SIPA.00745030_000002°
François Hollande, début mars à l'Elysée (Photo : SIPA.00745030_000002°

La mode d’aujourd’hui veut qu’on relativise l’opposition entre gauche et droite, voire qu’on nie son importance. C’est parce qu’on a oublié deux valeurs républicaines qui structurent fortement cette opposition. La mode d’aujourd’hui chez le peuple de gauche veut qu’on méprise ouvertement François Hollande. A lui tout seul, il résume pourtant la gauche, avec ses qualités et son défaut principal : l’oubli de ces valeurs. En méprisant François Hollande, la gauche crache sur son miroir. La mode d’aujourd’hui veut qu’on porte aux nues Emmanuel Macron, alors que celui-ci fonctionne au charme et que personne ne se demande s’il est capable d’agir selon ces valeurs, indispensables à l’homme d’Etat.

Je vais me couvrir de ridicule, me donner des airs de dinosaure. Tant pis. C’est peu de dire que ces deux valeurs sont oubliées, elles sont complètement discréditées. L’autorité est toujours caricaturée en autoritarisme, la discipline est considérée comme une atteinte insupportable à la liberté individuelle. Quand elles fonctionnaient, ces deux-là marchaient de conserve : l’autorité était celle du chef, la discipline était celle des troupes. Chef, troupes : un vocabulaire militariste hors de saison ! Tant pis, malgré les ricanements de la foule, je continue.

La Vème République exige un président qui ait de l’autorité et des ministres et députés qui aient de la discipline. Force est de constater que ces valeurs ont été assumées par la droite, refusées par la gauche. Voilà une sérieuse différence. Certes François Mitterrand fut un monarque républicain autoritaire, c’était peut-être son côté droitier. Certes c’est Jean-Pierre Chevènement qui a énoncé cette noble maxime qu’on devrait graver sur les murs de la salle du Conseil des ministres : « Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne ».

Les deux derniers quinquennats, qu’il est chic désormais de mettre dans le même sac sous l’appellation virale de « décennie perdue », ont prouvé que la différence entre droite et gauche existe encore puissamment, pour peu qu’on pense au couple autorité-discipline (mais on n’y pense pas, puisqu’on l’a oublié). Nicolas Sarkozy terrifiait ses ministres par ses colères et certes son autorité a parfois dérivé vers l’autoritarisme. Il ne serait venu à l’esprit d’aucun député UMP de fomenter un groupe de frondeurs pour s’opposer au gouvernement Fillon. Ils étaient des « godillots », mais les « godillots » sont nécessaires au fonctionnement de la Vème.

Des indisciplinés au gouvernement et à l’Assemblée

François Hollande, par bonhomie et stratégie (la fameuse recherche du « point d’équilibre »), n’est pas autoritaire. A peine nommée ministre, Emmanuelle Cosse a déclaré qu’elle était contre la déchéance de nationalité : elle n’a pas été sanctionnée. Ce que les journalistes complaisants appellent un « recadrage » n’a rien d’une engueulade en bonne et due forme. Emmanuel Macron fonde-t-il le mouvement « En marche ! », le recadrage du président consiste à répondre deux jours plus tard : « Je cours, je cours… » Le refus de l’autorité, le « On a toujours raison de se révolter » de Sartre sont des valeurs de gauche, pleinement incarnées par le président actuel.

Le groupe des députés socialistes illustre parfaitement cette « valeur » de gauche : l’indiscipline. Il est extrêmement choquant pour un homme de droite assumé comme moi, que des députés censés soutenir le gouvernement deviennent des « frondeurs » et l’empêchent de faire passer ses lois. Les députés de la majorité ont été élus en juin 2012 dans le sillage de la victoire de François Hollande en mai. Il me semble qu’ils devraient pratiquer une sorte d’allégeance envers l’homme qui leur a permis de siéger à la chambre des députés, comme le vassal envers le suzerain dans la société médiévale (j’aggrave ma dinosauritude par cette comparaison). Je sais que François Hollande s’est fait élire sur des promesses gauchistes pour pratiquer ensuite une politique vaguement teintée de libéralisme économique. MM. Christian Paul et consorts auraient pu se dire avec modestie qu’ils devaient fidélité à l’homme plus qu’à ses promesses de campagne, et qu’il leur fallait changer de logiciel économique. Ils ont préféré l’indiscipline et cassé la majorité.

A contresens des idées en vogue, je crois que le couple autorité-discipline peut produire de bonnes réformes comme celles du général de Gaulle après son retour au pouvoir en 1958, celles de Tony Blair en Grande-Bretagne. Au contraire, le couple refus de l’autorité-indiscipline peut produire de bonnes chansons (Brassens), de joyeux moments lyriques (mai 68), de tristes moments sectaires (la place de la République en ce moment), mais il produit peu de bonne gouvernance. Et il va engendrer l’échec prévisible du quinquennat de François Hollande.

Pourquoi cet oubli total de l’autorité et de la discipline dans la France d’aujourd’hui ? Les idées à la mode sont exactement à l’inverse : l’exaltation de la liberté individuelle et la « démocratie participative » refusent farouchement d’être dirigées et encadrées. Pas de chef, pas de mots d’ordre chez Nuit debout, simplement l’exaltation d’être ensemble et de parloter, et le plaisir de chasser les indésirables qui voulaient simplement s’informer. Parfait exemple de démocratisme qui tue la démocratie. Les primaires, dont j’ai dit le plus grand mal dans ces colonnes, désignent le plus gentil et écartent le plus autoritaire. Manuel Valls a été classé dernier des socialistes en 2011, puis est revenu comme sauveur de François Hollande.

Eglise, armée, école : trois institutions amochées

La France contemporaine a vu le recul de trois institutions dans lesquelles la relation autorité-discipline est essentielle. Bien sûr, je ne nie pas que des abus d’autorité ont pu se produire dans ces institutions, je prétends simplement que la vie en société ne peut complètement se passer de ce binôme. A l’église, on ne discute pas. J’ai souvent eu la tentation d’interrompre le prêche du dimanche pour donner mon avis, j’aurais causé un beau scandale. Mais l’Eglise voit sa puissance et son influence décliner rapidement. A l’armée, on ne discute pas, on obéit aux ordres. Mais Jacques Chirac, par la suppression du service militaire, a privé les jeunes Français de tout contact vécu avec l’armée. A l’école, on ne discutait pas, mais maintenant on discute, et c’est bien là le problème. Cette vénérable institution est entrée en décadence le jour où l’on a prôné le « dialogue » et mis « l’élève au centre » du dispositif scolaire, à la place de la relation dissymétrique enseignant-enseigné.

On peut ricaner tant qu’on voudra de ces valeurs, leur oubli ne donnera pas de bons résultats. Il peut même engendrer des retournements à 180 degrés. Les guerres civiles du Ier siècle avant J.-C. ont donné aux Romains envie de discipline, et ils se sont soumis volontiers au régime impérial créé par Auguste. De même à la fin de la Révolution Française, Napoléon a été le bienvenu parce qu’il mettait un terme à la pagaille. Deux régimes autoritaires qui d’ailleurs ne furent pas des dictatures. J’hallucine, me dira-t-on, voilà qu’après avoir voulu remettre en honneur des valeurs ringardes, vous nous infligez les leçons de l’Histoire ! Vous ne savez donc pas que le monde a commencé avec nous, à la fin du XXème siècle ?

Nuit debout: «On est chez nous!»

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finkielkraut nuit debout caroline haas
finkielkraut nuit debout caroline haas
Sipa. Numéro de reportage : 00751424_000014.

Caroline de Haas n’est pas contente. Car Alain Finkielkraut, écrit-elle dans Le Monde, « en spécialiste de la provocation et de l’invective », armé de son épée d’académicien, a commis l’irréparable samedi soir. Il n’aurait jamais dû se rendre sur l’Esplanade des mosquées, pardon la place de la République, pour « déverser sa haine des autres » et ainsi déclencher une nouvelle Intifada ! Miss de Haas assure qu’« Alain Finkielkraut n’a pas été viré de l’AG de Nuit debout sous les huées » mais à peine visé par les harangues de quatre ou cinq veilleurs tombés dans le panneau de cette « provocation ». L’honnêteté oblige en effet à reconnaître que le philosophe a été chassé aux cris de « fasciste » et sous les crachats. Excusez du peu.

On ne débat pas avec Nosferatu

D’après la ci-devant collaboratrice de Najat Vallaud-Belkacem au ministère du Droit des Femmes, ce « polémiste réactionnaire, vulgaire, aux relents xénophobes » ne mérite pas l’ombre d’une réfutation argumentée. De La Défaite de la pensée à La Seule exactitude, sa critique moderne de la modernité en fait un infréquentable tout juste digne des leçons de maintien de Caroline chérie. On ne débat pas avec Nosferatu sans gousses d’ail ni crucifix… Dommage, on ne saura jamais ce que la garde-chiourme du féminisme pense des pages de L’Identité malheureuse célébrant la patrie de la galanterie et du jeu de l’amour entre les sexes[1. D’ailleurs, qu’inspire à Caroline de Haas les éloges du voile et de la prostitution que prononcent la présidente de la Commission féminisme de Nuit debout ? Une jeune fille issue du Parti des indigènes de la République, contempteur du « philosémitisme d’Etat ».]… Mais foin de palinodies, la pureté idéologique est à ce prix !

S’il y a bien une preuve, pour Caroline de Haas, que la minorité agissante qui a houspillé Finkielkraut ne saurait discréditer l’ensemble du mouvement, c’est que « le patron des socialistes lui-même et une ministre ont tous deux raconté leur déambulation place de la République, sans que personne ne les ait invectivés ». Jean-Christophe Cambadélis a bel et bien pu arpenter la place martyre en toute impunité, malgré son passé chargé à la Mnef, sa réputation de strauss-kahnien impénitent et sa carrière d’apparatchik nourrit au lait du lambertisme. C’est dire si les Nuit debout sont tolérants et ouverts à toutes les sensibilités… de la gauche !

La visite de Cambadélis s’est déroulée sans invectives

Un jeune interpelle Camba : – Tu me prends pas un peu pour un con ?
– Hmmm… tant que ça peut durer !

Blague à part, lorsqu’elle ne stigmatise pas sa présumée camarade de lutte féministe Elisabeth Badinter pour crime d’islamophobie, Caroline de Haas va à République où elle rencontre « de la bienveillance, beaucoup » et même une « envie de faire » intransitive inaccessible au cerveau borné du « réaco-philosophe ». Pour ricaner de l’abolition du capitalisme et de l’extension infinie des droits votée à l’unanimité, il faut avoir la morgue des anciens révolutionnaires. Ainsi, le tweet des Jeunes communistes consécutif à l’expulsion de Finkielkraut (voir ci-dessous) est-il une merveille de style djeune, rendant ici hommage au rappeur bling-bling Booba (auquel on doit l’expression « Okalm »), là au parler verlan de Pierre Laurent.

finkielkraut alain jc

Seul un scrogneugneu comme le Debord de la maturité aurait à y redire, au prétexte que le contestataire au lexique appauvri « se place ainsi d’entrée de jeu au service de l’ordre établi, alors que son intention subjective a pu être complètement contraire à ce résultat. Il suivra pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique ; mais il emploiera sa syntaxe. » (Commentaires sur la société du spectacle, 1988).

Pas de direction pour assurer la bonne direction

Je ne vois guère que Romain Goupil pour enfiler l’habit usé du révolutionnaire revenu de ses illusions, dans une tribune qu’a publiée Le Monde. Non content de railler les bonnes intentions de Nuit debout (« souhaiter la paix », « la fin de l’horreur économique », « la condamnation des violences policières »…), l’ancien militant trotskiste des JCR nous adresse un clin d’œil : plutôt que de chasser Finkielkraut comme un malpropre, ses opposants auraient pu « lui mettre une pancarte de Causeur au cou et le convoquer devant les masses de « merci patron » pour faire un procès édifiant ». Goupil qui « (s)e souvien(t) de mai 68 » ne retrouve aucune des « utopies pacificatrices et sanglantes de sa jeunesse » dans les indignés de la République, sinon le désir de certitude et d’entre-soi commun à tous les soviets. L’habitué des AG piétine le dogme de l’horizontalité pure de Nuit debout, mouvement présumé spontané et acéphale : « Je veux bien continuer à faire semblant de croire qu’il n’y a pas de « direction du mouvement » mais je sais pertinemment par vieille expérience que c’est faux et manipulatoire. La direction est contre « toute direction » pour mieux conserver la « bonne direction«  »

Mais je ne laisserai pas le dernier mot aux sociaux-traîtres. Une élue régionale issue de la gauche mouvementiste balaie les critiques réactionnaires de Nuit debout et certifie que le niveau monte. Certes, nos déclassés en révolte n’ont lu ni Debord, ni Vaneigem, ni Khayati, mais « Frédéric Lordon vaut bien Althusser », argue la péronnelle. Plût au dieu des féministes qu’il ne joue pas au caïman avec sa compagne !

>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de nos articles consacrés à Nuit debout.

Commentaires sur la société du spectacle

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Faire face au désarmement existentiel des Européens

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Devant le Parlement européen de Bruxelles (Photo : SIPA.00503932_000005)
Devant le Parlement européen de Bruxelles (Photo : SIPA.00503932_000005)

Face à l’urgence de la situation, les clivages classiques sautent : dix-huit think tanks, allant de la gauche aux libéraux, se sont réunis sous l’égide du Monde pour réfléchir à « la refondation de l’Europe » et refuser « la rétrogradation de notre économie et l’effritement de la cohésion de notre société ». Mais s’ils abordent les aspects économiques voire sociétaux, le malaise n’est-il pas beaucoup plus profond – concernant le sens même de la civilisation européenne ? Déshérence, consumérisme, fuite de soi, religion du sport et du spectacle, abrutissement médiatique, relativisme, complaisance ou recul face aux obscurantismes et, surtout, honte de sa propre civilisation… Y a-t-il des remèdes au nihilisme insidieux et au désarmement existentiel (et moral) de l’Homme européen, désarmement dont on voit tous les jours les symptômes et les effets délétères, et auquel Causeur a consacré son dernier numéro ?

La critique du politiquement correct ne suffit pas, car la source du mal remonte beaucoup plus loin. En ce sens, il s’agit de chercher ailleurs que la critique classique de 68, ou de la bien-pensance, par une généalogie de cette perte de soi qui ronge l’Europe – et qui vient de la crise de la philosophie occidentale, de « l’auto-liquidation de la raison » diagnostiquée par Max Horkheimer dans Eclipse de la raison dès les années 1930-1940 : « Si l’on suit la philosophie de l’intellectuel moyen des temps modernes, il n’y a qu’une autorité, à savoir la science, comprise comme classification des faits et calcul des probabilités. L’énoncé selon lequel la justice et la liberté sont meilleures en soi que l’injustice et l’oppression, est scientifiquement invérifiable et inutile. Il est devenu aussi vide de sens que l’énoncé selon lequel le rouge est plus beau que le bleu, ou qu’un œuf est meilleur que du lait. » Avec un tel relativisme, on n’a rien à répondre au partisan de l’ordre basé sur une religion – ou sur toute velléité irrationnelle. Le relativisme et l’auto-liquidation de la raison constituent un nihilisme insidieux. On ne peut pas fonder ni même défendre une civilisation à partir d’une telle position.

A l’origine, la civilisation occidentale (voire euro-méditerranéenne) est fondée sur un élan et un projet exaltant, symbolisés par Socrate. S’affranchissant des dieux et des dogmes, des mythes et des rois, nous avons voulu connaître le réel et la vérité par notre propre raison. Ce mouvement à la recherche de la connaissance a conduit, comme on le sait, à Descartes et à la puissance de domination sur le monde – donc à la science et à la technique. Peu à peu, l’élan fondateur s’est perdu ; aujourd’hui, il semble éteint. Les Européens constatent alors avec inquiétude la vitalité de l’islam, qui semble garder intact sa ferveur et son élan, fondé sur un véritable projet de civilisation ordonnée à une loi divine.

Qu’avons-nous à répondre à un tel défi ? S’agit-il de défendre l’héritage et les valeurs de l’Occident ? Revendiquer les trois écrans plats pour tout le monde, la voiture, le droit de caricaturer le pape et le prophète, la consommation à outrance, la liberté de porter une mini-jupe ? Il y a des choses que je voudrais défendre, comme la liberté d’expression et l’égalité homme-femme, et d’autres qui me semblent plus déficientes en Occident que dans les sociétés traditionnelles – comme ce qui concerne le traitement des anciens, ou la capacité d’être solidaire et de ne pas laisser les gens mourir dans la rue.

La liberté est-elle une valeur suffisante pour fonder une civilisation ?

Donc il est difficile de dire que l’on va défendre « en bloc » les valeurs de l’Occident. On me dira qu’in fine, ces valeurs coïncident avec la liberté. C’est en partie la thèse de Carlo Strenger dans son essai important, Le Mépris civilisé, qui appelle la gauche à se ressaisir des valeurs des Lumières. Dont acte. Ainsi, défendre notre civilisation, ce serait défendre la liberté des individus. Là encore, cela pose problème. Doit-on accepter la liberté sans limites ? N’arrive-t-on pas à une démesure, l’homme, se croyant libre, faisant ce qu’il veut de la nature (désastres écologiques) et de l’animal (ferme des mille vaches), voire de son propre corps et du corps d’autrui (GPA) ?

La liberté est une valeur ambiguë. La liberté ne se pose pas de limites ; si elle ne se réfère à rien d’autre qu’elle-même, elle sombre dans l’hubris. A l’horizon, c’est le transhumanisme : une liberté sans frein qui propose des implants, des jeux de construction avec le vivant, un immense meccano sans but autre que la variation des sensations et l’exploration indéfinie du chaos. Comment trouver un principe supérieur qui limite de façon légitime une liberté devenue folle ? Les Lumières permettent-elles ces limites ? Une notion assez floue comme la « dignité humaine », par exemple, suffit-elle à se préserver du mésusage de la liberté ?

Au fond, la liberté est une valeur insuffisante pour fonder une civilisation ; « chacun fais ce qui lui plaît » ne donne pas un sens à nos vies. La liberté est une condition de possibilité, elle permet de s’accomplir, mais ne dit pas ce qui donne cet accomplissement. Elle ne définit pas un bien supérieur, un but à atteindre, une culture à défendre. La « liberté » est un projet vide, ce n’est pas une fin – comme l’est la connaissance philosophique, la sagesse stoïcienne, l’héroïsme nietzschéen, ou la recherche de la transcendance. Voilà ce que sont quelques-unes des fins possibles à l’homme.

Notre civilisation est inaugurée par le geste socratique de la recherche de la vérité par la raison. C’est la raison qui nous dira quelle est la finalité à suivre, et permettra de départager et de critiquer les meilleurs choix politiques, sociétaux, existentiels. C’est la raison aussi qui doit nous permettre de jauger et juger les modes de vie, de critiquer l’Autre quand c’est nécessaire, de s’opposer aux tentations obscurantistes. Si l’on dénie le pouvoir de la raison, on devient impuissant face aux forces qui menacent nos sociétés. L’homme européen doit se reprendre et revendiquer le droit d’évaluer et de hiérarchiser. Mais si ce geste est reconduit, il doit l’être à l’aide d’une raison non mutilante (Edgar Morin), anti-dogmatique (Karl Popper), ouverte aux multiples approches du réel y compris fondées sur une certaine transcendance, en dialogue passionné/critique avec les autres civilisations ; dans une telle visée, l’homme européen est invité à être cosmopolite sans renoncement à soi. Cette raison non mutilante deviendra alors le centre de gravité de notre civilisation.

Cette raison « non mutilante » s’opposera au « repli identitaire » pour défendre les valeurs de l’Europe, car justement une des valeurs de l’Europe est la curiosité pour les autres et pour ce qu’ils peuvent apporter à notre recherche de vérité. Et elle sera résolument contre le relativisme ambiant, qui au nom d’une pseudo-tolérance, refuse la critique de l’Autre et la confrontation intellectuelle avec ses valeurs et ses croyances. Si nous ne trouvons pas le bon équilibre entre la force d’affirmation et l’ouverture, le sens critique et le dialogue, notre société se scindera en deux camps adverses, aussi aveugles l’un que l’autre : le camp des communautaires aux valeurs affirmées, avec leurs identités meurtrières si bien décrites par Amin Maalouf ; le camp des démocrates mous, pseudo-tolérants relativistes qui nous mènent à accepter l’inacceptable, notamment les croyances irrationnelles les plus rétrogrades ou l’avilissement généralisé. Il faut sortir par le haut de notre crise de civilisation, qui dépasse largement le problème économique et touche aux plus profonds choix existentiels.

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Etats-Unis – Cuba: la politique de la main tordue

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Barack Obama et Raul Castro le 21 mars dernier (Photo : SIPA.AP21873157_000106)
Barack Obama et Raul Castro le 21 mars dernier (Photo : SIPA.AP21873157_000106)

« Monsieur le président, auriez-vous la gentillesse de m’envoyer un billet de dix dollars ? (…) Car je n’en ai jamais vu, et je voudrais vraiment avoir un de ces billets verts. (…) Si vous avez besoin d’acier pour construire vos cuirassés, je vous montrerai notre plus grande mine ». Rédigé dans un anglais approximatif, le courrier était adressé en 1940 au président Roosevelt par un garçon de 14 ans, qui prétendait en avoir douze : Fidel Castro. La lettre n’est probablement jamais arrivée à la Maison Blanche ; l’ambassade des États-Unis écrivit en retour à l’adolescent, mais l’histoire ne dit pas si la réponse était accompagnée d’un billet.

Moins de vingt ans plus tard, Fidel Castro flambait les champs de cannes appartenant aux Yanqui, expropriait leurs grands domaines et confisquait les palaces doublés de casinos et triplés de bordels de luxe détenus par la mafia, où les victorieux paysans de la Sierra bivouaquèrent avec cabris, poules et cochons. Le vibrant plaidoyer anti-impérialiste délivré par le révolutionnaire aux faux airs beatnik face à l’Assemblée des Nations unies le 26 septembre 1960 acheva de consommer les relations entre les deux pays : non seulement Cuba révoquait le protectorat établi de fait par les États-Unis depuis 1898, mais le David caraïbe entendait ravir au géant américain la torche du panaméricanisme. En 1963, dans le sillage de l’embargo instauré l’année précédente et malgré une tentative de détente initiée par La Havane, les transactions entre les États-Unis et Cuba étaient définitivement proscrites — exit le billet vert que le jeune collectionneur souhaitait épingler à son album.

Des canons…

Pendant près d’un demi-siècle, Cuba fut aux avant-postes de la guerre froide, subissant l’embargo et moult opérations foireuses lancées par la CIA, qui n’empêchèrent pas La Havane d’intervenir bien au-delà de la « chasse gardée » sud-américaine de Washington. Des expéditions parfois glorieuses sur le théâtre par exemple de la « border war » engagée par Pretoria, où l’envoi massif de troupes cubaines précipita la chute de l’apartheid ; d’autres peu honorables comme lors de la guerre du Kippour ou dans l’Ogaden… Sur le plan économique, le « modèle » socialiste cubain a accouché d’un système caporalisé dominé par le secteur public. Celui-ci combine d’indéniables succès en matière de santé publique et d’éducation — l’île fait légèrement mieux que les Etats-Unis pour l’alphabétisation et l’espérance de vie — et une quasi-paralysie du secteur productif doublement contraint par le bureaucratisme et l’embargo américain, encore aggravée, en haut, par la grande corruption et, en bas, par les rapines dans les entreprises publiques. Au cœur de ce schéma autoritaire et social, l’armée constitue un véritable État dans l’État.

… et du pognon

Dès leur création, les Forces armées révolutionnaires (FAR) ont disposé de leurs propres réseaux d’approvisionnement, de leurs propres champs et de leurs propres fermes ; depuis quelques années, les militaires interviennent dans des secteurs aussi divers que le tourisme, la vente de cigares, la métallurgie, l’extraction de nickel et de pétrole off-shore via pas moins de neuf cent entreprises. Un empire constitué sous la férule de Raul Castro, patron des armées cubaines de 1959 à 2006 — année où il prit la relève de Fidel.

Ce général réputé tant pour sa dureté que pour une orthodoxie communiste qui a toujours fait défaut à son frère a, dès 1997, étudié auprès des Chinois les mécanismes de l’économie de marché appliquée en milieu socialiste. Sous l’uniforme vert olive de la revolución, l’heure est plus que jamais aux affaires… De l’autre côté de la mer, nombre de businessmen américains voient dans la reprise des relations entre les deux pays l’opportunité de juteux contrats d’exportation et d’échanges de savoir-faire. Signe des temps, l’émergence du « bio » éveille un intérêt particulier dans le secteur agro-alimentaire : privée des produits phytosanitaires autrefois importés d’Europe de l’Est, l’île contrainte à un tournant « vert » affiche des rendements supérieurs à ceux de l’agriculture « organique » pratiquée aux Etats-Unis. Enfin, l’industrie pharmaceutique et la recherche universitaire courtisent la brillante communauté scientifique cubaine. Mais bien plus que le commerce bilatéral, les considérations géopolitiques et le billet vert demeurent au cœur de la relation américano-cubaine, qui vit désormais à l’heure de la détente.

Old school Raul

La visite « historique » effectuée par Barack Obama à La Havane les 21 et 22 mars derniers laisse dans son sillage l’image équivoque d’un Raul Castro bloquant la main que le président des États-Unis allait lui mettre à l’épaule — pas de ça Lisette — et levant le bras inerte de son homologue.  Aux Etats-Unis, la presse conservatrice a dénoncé les « reniements » du président américain et raillé sa « main molle »,  sa « main tordue » — son « poignet mou », daubait le Tea-Party, « limp wrist »  étant synonyme de « tapette ». Sans surprise, la presse européenne a généralement vu dans cette prestation un Obama au faîte du cool et un Castro old school.

Ces commentaires de surface masquent la part de complicité désormais bien arrimée à l’antagonisme cubano-américain. Significativement, celui-ci s’apaise au moment où les États-Unis, par usage combiné du big stick et du soft power, intensifient la pression sur les États de la mouvance dite « bolivarienne », affaiblie par la chute des cours du pétrole et les récentes défaites électorales enregistrées par le socialisme venezuelien et le néo-péronisme argentin. Au Honduras, les États-Unis soutiennent le régime issu du coup d’Etat de 2009 au terme d’un processus approuvé, encouragé et financé par Washington, malgré l’implication des dirigeants dans le narcotrafic et les assassinats de militants indigènes. En Équateur, la Maison Blanche guette la chute du pouvoir de Rafael Correa, qui a le tort de réorienter son économie vers le marché chinois — aux dépens, d’ailleurs, de l’Amazonie et de ses populations indigènes — et d’abriter Julian Assange dans son ambassade londonienne. En Argentine, l’appui des Etats-Unis aux « fonds vautours » a pesé lourd dans la défaite de la péroniste Cristina Kirchner face à Mauricio Macri, candidat pro-marché, pro-life et surtout pro-américain. Mais c’est dans la relation entre La Havane et Caracas que se trouve la clef de l’équation géopolitique américaine. Épicentre du risorgimento sud-américain, le Venezuela s’est, à la fin des années 1990, partiellement substitué à l’Union soviétique, partenaire principal de l’île rouge jusqu’à l’effondrement du régime soviétique.

Géopolitique, d’abord !

En contrepartie de livraisons d’hydrocarbures à prix d’ami, Cuba met depuis 1999 des cohortes de médecins à la disposition des ambitieuses réformes sociales d’Hugo Chavez ; les FAR forment l’armée et les paramilitaires « chavistes » ; des Cubains occupent fréquemment des postes de conseillers au sein des entreprises publiques et de l’administration. Une assistance critiquée sans relâche par l’opposition qui dénonce une « occupation étrangère ».

Si certains Vénézuéliens vivent mal la présence des insulaires, Raul Castro a toujours vu d’un mauvais œil la dépendance cubaine au pétrole de l’Orénoque et n’a jamais fait mystère de sa volonté de diversifier les sources d’approvisionnement. Cette orientation inquiétait déjà Hugo Chavez, qui n’avait guère d’affinités avec ce militaire plus inspiré par Clausewitz que par Bolivar ; elle s’est affirmée avec la chute des cours du brut, qui rogne la rente pétrolière du chavisme.

La rapidité et l’intensité affichée de la « réconciliation » américano-cubaine ont d’autant plus surpris Nicolas Maduro, successeur de Chavez, qu’elles coïncident avec un durcissement de la Maison Blanche à l’encontre de Caracas. Le 14 mars dernier, soit une semaine avant de s’envoler pour Cuba, Barack Obama renouvelait sur CNN en espagnol les sanctions prononcées à l’égard de plusieurs officiels vénézuéliens en 2015 et n’hésitait pas à qualifier le pouvoir de Caracas de « menace envers la sécurité nationale » des Etats-Unis. L’interview prit un tour proprement menaçant lorsque le président des États-Unis fit part de son souhait « de voir au plus tôt le peuple vénézuélien élire un gouvernement légitime (sic) capable de sortir son économie de la spirale où il se trouve».

« Le rapprochement cubano-américain est une gifle de La Havane à Caracas », analysait dès 2014 le politologue vénézuélien Carlos Romero, réputé proche d’Enrique Capriles, chef de l’opposition soutenue par les Etats-Unis, lequel ironisait de son côté sur les « infidélités que Raul fait à Nicolas ». Dans le même registre, la presse de droite a tourné en dérision l’aller-retour effectué par Nicolas Maduro à Cuba, à peine un jour avant l’arrivée de son homologue américain. Ainsi, pour le quotidien El Estimulo, le président vénézuélien « s’en est allé soupirer les paroles de la chanson “Be Careful, It’s my Heart” aux oreilles des Castro». Outranciers, vulgaires, ces propos n’en contiennent pas moins une part de vérité : le réchauffement de la relation entre les deux adversaires de la guerre froide renforce l’isolation politique, économique du Venezuela et affecte l’économie charismatique du chavisme.

D’un Castro l’autre

Sur le fond, les accords passés entre les deux pays octroient désormais aux citoyens américains le droit de détenir à 100 % une entreprise à Cuba et les dispensent de l’obligation faites aux entrepreneurs étrangers d’opérer en joint-venture avec des compagnies publiques —  privilège jusque-là réservé aux investisseurs vénézuéliens… Dans cette partie, RauI Castro risque bien autre chose que la fidélité aux principes internationalistes — et risque sans doute bien plus gros que son partenaire vénézuélien, dont l’itinéraire s’inscrit dans le cadre d’un système légal plus ou moins « routinisé ». La recherche de l’apaisement des relations avec le grand voisin Yankee est indissociable d’une transition économique dont dépend, en dernière analyse, la survie du groupe dominant des militaires businessmen.

La marche vers l’économie de marché place l’élite dirigeante face à une somme de contradictions explosives : comment peut-elle redéfinir à son profit de « vrais » droits sur la propriété des moyens de production toujours gérés au nom du peuple et instaurer un « vrai » salariat ? Comment, en d’autres termes, racheter les entreprises qu’il faudra bien privatiser, alors que l’économie est faiblement monétisée et que de nombreux services constituent des protections sociales non marchandes, auxquelles il faudra fatalement demander aux travailleurs de renoncer ? Comment, enfin, procéder à ces changements radicaux et impopulaires sans remettre en cause l’hégémonie politique du Parti communiste cubain ?

Pour l’heure, Raul Castro marche sur des œufs ; il faut, d’une part, éviter de heurter le « sentido de derecho » d’une population largement consciente de la valeurs de ses acquis, et d’autre part, éviter tout emballement susceptible d’aboutir à un chaos comparable à celui qui a suivi la tentative de reconversion « en désordre » de la nomenklatura soviétique. Prudentes, les réformes visent surtout à poser les jalons d’une économie capitaliste et à injecter des billets verts dans l’économie cubaine au profit de la bureaucratie politique. Ecarté du pouvoir, diminué sur le plan physique, coupés de ses collaborateurs « purgés » par Raul, Fidel rumine. Contraint et forcé, le « jefe maximo » avait introduit quelques réformes de marchés dans l’île au début des années 1990 ; il n’en a pas moins boudé, dix ans plus tard, les conférences-événements du conseiller économique du dirigeant chinois Jiang Zemin organisées à La Havane à l’initiative de Raul. À la fin des années 1960, Fidel ne cachait pas son mépris pour le maoïsme de la Révolution culturelle, dans lequel il ne voyait rien d’autre qu’un « culte superstitieux des idoles » ; le Castro de l’après-guerre froide ne prise guère plus le fétichisme de marché des continuateurs de Deng Xiaoping. En 2008, ce n’était plus le « Lider » mais simplement « el compañero Fidel » qui pourfendait l’« idéologie ennemie » — les réformes engagées par Raul — dans les colonnes de l’organe officiel Granma.

Les 21 et 22 mars derniers, l’ancien dirigeant tiers-mondiste a évité Barack Obama ; la veille, il avait accordé un long entretien privé à Nicolas Maduro, venu, histoire de garder la face, recevoir l’ordre de Josè Marti à La Havane. Le vieux chef déchu a attendu le départ du président américain pour commenter son passage et rappeler les luttes du peuple cubain et lancer une mise en garde au « frère Obama » : « Personne ne doit s’imaginer que le peuple de ce noble pays renoncera à sa gloire et à ses droits. Nous sommes capables de produire ce dont nous avons besoin (…) grâce au travail et à l’intelligence de notre peuple ». «  Frère » : l’adresse qui inaugure cette tribune libre publiée par Granma est pour le moins inattendue. Fidel Castro, qui avait fait sensation aux Etats-Unis il y a un demi-ciècle en refusant d’être hébergé dans un hôtel qui pratiquait la ségrégation raciale veut-il rappeler au premier président afro-américain de ce pays le compagnonnage des « barbus » avec la cause noire, qui a conduit certains brothers (et sisters) à s’exiler à La Havane, où ils vivent encore ? Ou ces avertissements s’adressent-ils, par ricochet, au frère qui l’a remplacé au pouvoir ?

Dites non à la vente aberrante du domaine de Grignon au PSG!

(Photo : INRA DIST - Flickr - cc)
(Photo : INRA DIST - Flickr - cc)

>>> Lire préalablement l’enquête de Causeur sur le sujet : « Thiverval-Grignon: comment l’Etat a proposé un site historique aux Qataris »

 

Madame la ministre de l’Environnement, Madame la présidente de la Cop 21,

Ce lundi, vous vous êtes envolée pour New York afin de présider au siège des Nations Unies la signature officielle de l’Accord de Paris, adopté lors de la Cop21 par 195 Etats et l’Union européenne. Cet accord historique, dont la France peut légitimement s’enorgueillir, laisse entrevoir une nouvelle ère, celle de la sortie des énergies fossiles et du respect de notre environnement.

Il permettra de concrétiser le programme « 4 pour 1 000 », dont l’objectif est de développer la recherche agronomique afin d’améliorer les stocks de matière organique des sols de 4 pour 1 000 par an. Comme vous le savez, une telle augmentation permettrait de compenser l’ensemble des émissions des gaz à effet de serre de la planète.

Il se trouve que notre pays a la chance formidable de posséder à Grignon, dans les Yvelines, un centre historique de la recherche agronomique, dédié à une agriculture durable, à la souveraineté alimentaire, qui respecte les ressources et développe des techniques visant à devenir une agriculture puits de carbone et à énergie positive.

Or, au moment même où vous vous apprêtez à apposer votre signature au bas d’un accord fondateur d’une nouvelle ère, l’Etat français s’apprête à vendre ce domaine historique avec son château Louis XIII, son parc de 300 ha, ses amphithéâtres, ses laboratoires, ses champs d’expérimentation, etc. Selon nos informations et celles de nombreux médias, le club de football du Paris Saint-Germain dont la Qatar Investment Authority est le propriétaire, se porterait acquéreur du site.

Ainsi, tandis que vous signez l’Accord de Paris, l’Etat pourrait brader le temple de l’agronomie française pour y implanter 18 terrains de football dont une partie en pelouses synthétiques, une académie de formation, un hôtel de luxe, un centre de remise en forme pour joueurs, un ou plusieurs stades, des parkings, etc.

Vous allez écrire une page majeure de notre avenir quand d’autres autour de vous s’apprêtent à bétonner notre glorieux passé scientifique. Lequel est pourtant également notre avenir !

Au sein du domaine de Grignon, l’Institut national de la recherche agronomique et sa ferme expérimentale travaillent en effet depuis des années sur les objectifs poursuivis par l’Accord de Paris, l’un avec un programme de recherches appliquées portant sur l’amélioration des services écosystémiques des sols agricoles, l’autre avec le programme expérimental « Grignon énergie positive » portant sur l’impact de l’agriculture sur l’énergie, les gaz à effet de serre et la biodiversité. Ils sont aujourd’hui réunis dans une exceptionnelle plateforme de l’innovation en agroécologie sur le territoire de la Plaine de Versailles.

Madame la ministre, Madame la présidente, vous devez empêcher cette énorme faute que constituerait la vente de notre plus beau patrimoine agronomique au privé en général et au PSG en particulier ! Les générations futures nous le reprocheront. Comme ils nous reprocheront l’immense gaspillage d’argent public investi dans cette structure en pure perte !

En empêchant la réalisation de ce projet aberrant, vous diriez solennellement, avec toute la communauté scientifique, les défenseurs de l’environnement et du patrimoine : oui à une agriculture pour le climat !

Ce serait un signal fort et ambitieux, Madame la ministre, de faire vivre cet Accord de Paris que vous allez signer en notre nom à tous, en proposant au même moment, la création, sur le site privilégié de Grignon, entouré d’une grande plaine agricole proche de Paris et voisine du cluster de Saclay, d’un Centre international d’échanges et de formations pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement de demain, lieu de recherche, d’expérimentation et de partage pour la sauvegarde de la planète et le bien vivre de ses habitants. La France pourrait être le premier pays, en lien avec l’ONU, à mettre en place une telle plateforme.

Les 24 000 signataires de la pétition que nous avons lancée au moment de la COP21 vous le demandent instamment. Ils comptent sur votre détermination et votre courage dans la défense du bien commun pour permettre la réalisation de ce formidable projet.

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Et vous, qu’en pensez-vous ?

 

Souverainisme, une nouvelle jeunesse?

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Alexandre, Sarah et Nicolas, étudiants à Sciences-Po (Photo : Hannah Assouline)
Alexandre, Sarah et Nicolas, étudiants à Sciences-Po (Photo : Hannah Assouline)

Il y a trente ans, beaucoup auraient combattu les frontières au nom d’une Internationale rouge ou libérale. Et voilà qu’aujourd’hui, une partie de nos futures élites étudiant dans les meilleures écoles reprend goût à la France. Moins utopistes – ou moins conformistes – que leurs aînés, ils ont hissé le drapeau bleu-blanc-rouge pour dire non au terrorisme, sans songer une seconde à exhiber l’étendard européen. Les membres de la génération Charlie et Bataclan ne rêvent pas de révolution ou de taux de croissance, mais d’une nation souveraine qui aurait recouvré un destin.

Génération post-Maastricht

« Les jeunes d’aujourd’hui sont nés après la chute de l’URSS et le traité de Maastricht. Contrairement aux déçus du soviétisme, ils ne se sentent pas touchés par l’utopie de substitution qu’a représentée le rêve d’une Europe sociale », me glisse Lenny, jeune militant communiste favorable à la sortie de la France de l’Union européenne. À l’image de ce fort en thème, élève de l’EHESS, une frange de la jeunesse a pris en grippe l’Europe de Bruxelles, jugée trop libérale et irrespectueuse de la vox populi nationale.

Il faut dire que la génération post-Maastricht a été biberonnée aux interventions d’Éric Zemmour chez Ruquier, dans sa grande période « gaulliste social ». Cinq ans durant (2006-2011), le journaliste du Figaro a vaticiné tous les samedis soir devant des millions de téléspectateurs, remettant sur le tapis les sujets épineux que les médias mainstream ont coutume de nier. « Son influence dans le débat intellectuel a été déterminante. Zemmour a éveillé toute une génération aux questions de souveraineté et d’identité », me confie Simon Olivennes, président de la section PS de l’ENS-Ulm.

À l’exception d’une poignée de royalistes[1. Cf. « Maurras pas mort »Causeur no32, janvier 2016.], les ex-fans de Zemmour se rattachent à la grande tribu républicaine, pour laquelle la liberté, l’égalité et la fraternité ont pour pilier la nation jacobine. Qu’ils soient de droite (Les Républicains, Debout la France) ou de gauche (PS, PCF, PG), nos eurosceptiques cultivent un tropisme majoritairement jacobin et antilibéral qui les distingue de leurs cousins britanniques, dont la jeune chercheuse Laetitia Strauch-Bonart constate l’ancrage conservateur[2. Chose impensable sous nos cieux, le Premier ministre David Cameron soumet à référendum le maintien de son pays au sein de l’UE.]. « Pour un Anglais, on peut tout à fait aimer la nation et être attaché au libre commerce. Mais à l’inverse des jacobins français qui considèrent la nation comme l’unique cadre d’exercice de la démocratie, Red Tories et Blue Labour se rapprochent sur la question du localisme, posant le local comme le premier échelon de la souveraineté politique », détaille l’auteur de Vous avez dit conservateur ? (Le Cerf, 2016).

Quand Lordon snobe l’invitation des souverainistes de Sciences-Po

Ces jeunes jacobins forment une amicale informelle de militants, qui se connaissent et s’apprécient souvent par-delà leurs divergences idéologiques. Une frange de la nébuleuse eurosceptique espère même ressusciter l’esprit de ce que fut le Pôle Républicain constitué autour de la candidature de Jean-Pierre Chevènement à l’élection présidentielle de 2002.[access capability= »lire_inedits »] Loin des pages Facebook, c’est sur les bancs de Sciences Po que l’on retrouve la dernière tentative d’union des « républicains des deux rives » autour d’une Critique de la raison européenne (CRE) qui donne son nom kantien à l’association. Née à l’automne 2014 à l’initiative de deux étudiants, Alexandre et Damien, respectivement engagés auprès de Dupont-Aignan (Debout la France) et de Chevènement, CRE a mis une bonne année à décoller. Après une reconnaissance de justesse (120 suffrages sont nécessaires pour qu’une association obtienne les subsides de l’école), obtenue par le vote inattendu d’« européistes de l’UDI » et des premiers mois poussifs, ils ont vu les spectateurs affluer. Chaque jour, l’union est un combat pour Alexandre et Nicolas, militants de Debout La France d’un côté, Raphaël, encarté au Parti de gauche de Mélenchon de l’autre. « L’une de nos réussites, c’est qu’on a arrêté de se compter mutuellement, même si ça reste dans un coin de notre tête. Personne n’a envie de devenir l’idiot utile de l’autre », plaide Nicolas avant de soupirer : « le ni-droite ni-gauche fonctionne toujours… à droite ! ». Afin de ne pas prêter le flanc à la diabolisation, sitôt qu’un de ses membres (anciennement antifa et mélenchoniste de stricte obédience !) a fait son coming out frontiste, la direction de CRE a décidé de s’en séparer. Mais l’encartage dans des partis de gauche d’une majorité d’adhérents de CRE ne facilite pas forcément la venue d’intellectuels du même bord. Ainsi, l’économiste Frédéric Lordon, qui n’aime rien tant que débattre avec lui-même, a-t-il snobé l’invitation de CRE, au prétexte qu’une partie de ses adhérents émargeait à Debout la France ou aux Républicains. Moins sectaires, le fédéraliste social-démocrate Pierre Larrouturou, le chevènementiste Bastien Faudot, le mélenchoniste Jacques Généreux et Natacha Polony ont tous discouru devant le public de CRE. Son cofondateur Alexandre, aujourd’hui président de Debout les jeunes, préside au choix des invités. Il avoue être tombé de sa chaise en découvrant, à peine débarqué de sa Haute-Garonne natale, l’ostracisme idéologique qui sévit rue Saint-Guillaume. Une grande partie de l’état-major de CRE étant de souche provinciale ou banlieusarde, l’esprit de clocher germanopratin lui demeure étranger. Voyant grand, Alexandre projette de faire de son bébé métapolitique le futur « laboratoire de la recomposition du paysage politique».

En attendant le Grand Soir, dans un environnement qui reste assez hostile à l’idée d’enracinement, la bonne centaine de sympathisants de CRE-Sciences Po se serre les coudes et s’influence mutuellement. « On est en train de faire imploser le comité Front de gauche-Sciences Po », s’amuse un des animateurs de CRE. L’assoce a en effet acculé les militants communistes et mélenchonistes à la clarification sur l’Europe, entraînant de nombreux transferts de l’un vers l’autre parti, en fonction des affinités idéologiques de chacun. Raphaël a par exemple délaissé le Parti communiste au profit du Parti de gauche, en raison du virage eurocritique amorcé par Jean-Luc Mélenchon l’an dernier. Par un curieux retournement de l’histoire, l’ancien trotskiste lambertiste ennemi des frontières, avocat du traité de Maastricht à la gauche du PS au début des années 1990, puis adversaire déclaré du « nationaliste » Chevènement à l’orée de la décennie 2000, dépasse aujourd’hui le Parti communiste sur le terrain eurocritique. Quitte à construire le socialisme dans un seul parti, Pierre Laurent a pour principal souci d’éviter les dérives « populistes » et invoque de manière incantatoire la « rupture avec l’UE du capital » au nom d’une autre « Europe sociale » à laquelle plus personne ne croit.

Les pulsions eurobéates de la place du Colonel-Fabien

Intarissable sur les pulsions eurobéates de la place du Colonel-Fabien, Lenny n’est pourtant pas du genre à désespérer. « Les lignes ont bougé. Au dernier congrès des Jeunes communistes (JC) en 2014, on a perdu le vote sur la sortie de l’UE à seulement 45 % contre 55 % », se réjouit ce marxiste bleu-blanc-rouge. Back to the seventies ? À la fin des années 1970, lors des premières élections européennes au suffrage universel, le PC fédérait plus d’un électeur sur cinq autour de slogans comme « Produisons français », « J’aime mon pays », « Non à l’Europe allemande ». Bien qu’il usât alors ses fonds de culotte à la maternelle, Lenny a en tête le brusque virage acrobatique qu’accomplit le PC en 1997 pour intégrer la majorité plurielle de Jospin : en quelques jours, les économistes du Parti ont tourné casaque afin d’approuver le principe de l’euro sous pression de Robert Hue. « La base déboussolée a difficilement avalé la pilule, mais l’a tout de même avalée », regrette Lenny. Rebelote l’été dernier, lors de la crise grecque. Au terme d’une partie de bras de fer avec l’Allemagne, le Premier ministre hellène Alexis Tsipras a douché les espoirs d’une remise à plat de sa dette. Convoquant un référendum pour aussitôt en désavouer le verdict, le leader de Syriza n’incarne plus que la social-traîtrise aux yeux de ses anciennes groupies mélenchonistes. À la gauche de la gauche, seuls Pierre Laurent et les apparatchiks du PC s’ingénient encore à le défendre. Par voie de conséquence, le Front de gauche s’est lézardé et Mélenchon s’est déclaré « candidat du peuple » à la présidentielle.

« Aussi bien aux JC qu’au PC, il y a un fossé entre la base et le sommet. La question européenne concentre la plupart de nos désaccords sur la nation et l’internationalisme », diagnostique Lenny. Signataire du Manifeste pour un printemps républicain, texte fondateur de la gauche antimulticulturaliste[3. Voir « Journal d’un laïque de campagne », Marc Cohen, Causeur no33, mars 2016.], ce dernier campe sur des positions fermement laïques, ce qui n’est pas le cas de tous ses camarades. Ainsi, pour reconquérir les bastions de banlieue perdus, certains misent sur un discours « anti-islamophobe » flirtant gentiment avec le communautarisme vert. Dernièrement, des jeunes communistes se sont fait prendre en photo avec Tariq Ramadan, sans que la direction du PCF réagisse, au grand dam de nombreux militants, et surtout de militantes, allergiques à l’offensive des Frères musulmans dans leur parti. Bref, entre les « islamo-gauchistes », les athées militants et les laïques pur jus, « c’est le bordel » !

La vraie division ? Celle qui sépare les « oui-ouistes des nonistes de 2005 »

Même dans les rangs chevènementistes, de tradition plutôt caporaliste, le chaos règne. Il y a un peu moins d’un an, quelques-uns des plus fidèles lieutenants de Jean-Pierre Chevènement ont tué le père. La rupture entre le « Che » et son parti, le Mouvement républicain et citoyen, qu’on ne pourra plus caricaturer en « Mouvement réduit à Chevènement », s’est faite sur la question des alliances et de l’inscription dans le clivage droite-gauche. À 77 ans, le Lion de Belfort s’est débarrassé de sa gangue de gauche en espérant reconstruire un grand rassemblement gaulliste avec Nicolas Dupont-Aignan. Las, le millier de militants du MRC, héritiers du courant marxiste du PS que fut le CERES des années 1970, ne l’entendaient pas de cette oreille. Ils ont poussé le « Che » à la démission, échaudés par la déconfiture du Pôle républicain il y a quatorze ans, un certain 21 avril 2002. « Toutes les campagnes électorales gagnantes de ces vingt dernières années ont intégré un élément souverainiste et républicain, mais lorsque les souverainistes présentent un candidat, ils font 5 % », résume avec dépit Simon Olivennes, certes militant PS mais chevènementiste de cœur et cofondateur du Printemps républicain. Le normalien « préfère mille fois Dupont-Aignan à Macron ou Juppé », jugeant que la contradiction principale du spectre politique sépare les « oui-ouistes des nonistes de 2005 », les partisans des adversaires du retour de l’État. « Mélenchon a une très belle formule : les gens s’opposent au “déménagement du monde”. Ils veulent un monde moins fluctuant, avec moins de chômage, une immigration contrôlée et plus de dureté sur les questions de sécurité », développe avec le sourire ce déçu de Mélenchon affligé par le gauchisme culturel de ses condisciples. Rue d’Ulm, si on est loin de l’effervescence maoïste des années 1970 autour du caïman Althusser, une cinquantaine de « psychopathes » (NPA, Blacks Blocs, antifas) verrouillent tout débat d’idées. Dans ce panier de crabes, ces têtes dures – dont Alain Badiou reste le saint patron – infligent crachats et quolibets (« fascistes », « sociaux-traîtres ») à tout ce qui se situe à la droite de Besancenot. « Le discours sur les frontières parle aux élèves de droite plutôt souverainistes qui rasent les murs », me soutient Simon Olivennes, avant de me citer l’exception de l’école, un dénommé Benjamin Briand devenu proche de Florian Philippot au Front national. « Philippot tient un discours avec lequel il est très difficile d’être en désaccord mais le FN est un parti de guerre civile qui est resté d’extrême droite », lâche Simon avant de reconnaître la cohérence doctrinale du souverainisme de la droite traditionnelle tendance RPR. On pourrait cependant énumérer les bols de couleuvres qu’ont avalées les antieuropéens de droite : de l’appel de Cochin (1978) que Chirac avait dirigé contre « le parti de l’Etranger » qu’était alors l’UDF, avant de voter « oui » à Maastricht puis de faire entrer la France dans l’euro, au traité de Lisbonne (2008) que Nicolas Sarkozy a fait ratifier par voie parlementaire, s’asseyant au passage sur les résultats du référendum de 2005.

Pas sectaire pour un euro, Simon s’entend comme larron en foire avec Sarah, dirigeante de CRE et élève de Sciences Po en prep’ENA qu’il décrit comme une « pasquaïo-séguiniste » aux références irréprochables. Du haut de ses 23 ans, la jolie Sarah se présente comme « un mix entre Marie-France Garaud, Pasqua, Séguin et Chevènement » – autant d’estimables dinosaures que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ! Ancienne membre de l’UMP, elle n’a plus repris sa carte depuis 2012, alors qu’elle pariait sur la défaite de Sarkozy pour reconfigurer la droite. En attendant Guaino, elle ne nourrit aucun espoir pour les primaires des Républicains et ne se rallie qu’à une hypothétique candidature de l’ex-conseiller élyséen devenu député. Où sont les nouveaux Séguin, Pasqua, Villiers et autres gloires de la droite eurosceptique ? En dehors des Myard, Mariani et quelques autres députés isolés membres de la Droite populaire, il n’y a guère que Laurent Wauquiez pour occuper le créneau eurocritique chez les Républicains. Son bilan insipide au ministère de l’Europe sous Sarkozy laisse entendre que le nouveau président de la région Auvergne-Rhône-Alpes a flairé le bon filon électoral. Loin de cette politicaillerie, Sarah se dit frappée par les convergences entre intellectuels aux origines idéologiques diamétralement opposées : « Zemmour et Sapir se rejoignent dans leur combat contre l’UE car on ne peut défendre de politique sociale sans souveraineté, ni la souveraineté en restant indifférent à la cause du peuple ». Peu importe que « Zemmour arrive à Jaurès par Napoléon » tandis que « Sapir arrive à la nation par la critique de l’Europe antisociale », il y a plusieurs demeures dans la maison du souverainisme.

Reste que l’observateur extérieur note un paradoxe : si bon nombre de jeunes militants, a fortiori de droite, relativisent la pertinence du clivage droite/gauche, chacun occupe un point précis de l’échiquier politique. Quoique avocat d’une refondation républicaine de la gauche (une stratégie qui l’a fait rompre avec son ancien mentor Chevènement), Bastien Faudot, candidat du MRC à la présidentielle de 2017, reconnaît un complet brouillage des cartes politiques : « Dans les années 1970, on était dans une guerre entre gauche Capulet et droite Montaigu, deux familles irréconciliables. Mais Valls et Hollande sont aujourd’hui en rupture avec les couches sociales qui portent leur histoire. La « gauche américaine » aura mis trente ans à s’assumer pleinement ! », lance-t-il avec l’aplomb d’un Besancenot qui aurait du fonds. Le Belfortain perçoit un frémissement souverainiste qui profite essentiellement au Front national.

« On peut imaginer un axe euro-béat Sarkozy-Cambadélis après 2017 »

Il n’empêche, si le FN rafle électoralement la mise, sur le front des idées, le parti de Marine Le Pen se cantonne à la remorque du paysage souverainiste. Victime de son lourd passé antigaulliste, le Front œuvre à l’union des droites souverainistes à travers La Cocarde, un syndicat étudiant créé il y a quelques mois par Maxime, un étudiant à Assas, transfuge de la Droite populaire. En l’espèce, le Front national poursuit la stratégie du coucou, un volatile assez opportuniste pour faire son nid dans celui des autres. « Un syndicat souverainiste ? Pour exiger quoi, l’abolition d’Erasmus ? », raille-t-on à gauche. C’est sans gêne aucune que Maxime, qui a démissionné des Républicains à la création de La Cocarde, s’affiche au côté de Kelly, étudiante en médecine devenue l’égérie photogénique du FN. « Gaulliste » dans la droite ligne du Front mariniste, Kelly s’est fait connaître un jour de janvier 2015 lorsque quelques sites de presse peu sourcilleux de la vie privée ont fait fuiter la photo de son 31 décembre. On y voyait des jeunes de la Droite populaire réveillonner sans complexes ni longue cuiller avec leurs amis du FNJ ! Si l’entente entre Kelly et Maxime paraît parfaite, certains murmurent qu’il n’en va pas de même au sein des sections de La Cocarde, où Républicains, dupont-aignantistes et frontistes en quête de futurs cadres s’efforcent de tirer les marrons du feu sans se brûler. Comment se fait-il que les Républicains et, dans une moindre mesure Debout la France, qui diabolisent le FN, laissent leurs jeunes ouailles batifoler dans la même structure étudiante ? D’après Maxime, « les appareils n’osent rien faire contre La Cocarde de peur de perdre leur base ». L’éclectisme des conférenciers que convie l’embryon de syndicat étudiant illustre son acrobatisme : après le « gaulliste » (en fait, un mégrétiste recyclé) Yvan Blot, Nicolas Dupont-Aignan prendra la parole devant ce parterre de toutes les droites anti-UE.

En ce 9 mars, journée de mobilisation contre la loi El Khomri, Maxime et Kelly se tiennent loin de la mêlée. « La loi travail ? J’avoue ne pas avoir d’opinion là-dessus puisque je ne l’ai pas lue, mais par principe nous sommes contre les blocages » me glisse Maxime avant de moquer la tartufferie de l’Uni « qui s’oppose au projet au seul prétexte qu’il ne va pas assez loin » comme de l’Unef « dont le président négocie en secret avec le gouvernement pour s’assurer une carrière personnelle ». Dans ce confusionnisme à tous les étages, Kelly et Maxime entendent défendre « un État stratège » tout en voulant « libéraliser le marché du travail pour aider les TPE/PME ».

Adversaire convaincue du Front national, la pro-Guaino Sarah exprime fort bien la pensée de la génération post-Maastricht : « Qu’on soit de droite ou de gauche, on a le même ennemi mais on n’est pas d’accord sur bien des choses. Si demain on gouvernait ensemble, qu’est-ce qu’on ferait ? » Une union des deux rives qui a toutes les chances de se produire, selon Simon Olivennes, mais dans une tout autre mouture : d’ici 2017, « un axe Sarkozy-Cambadélis » pourrait assurer la pérennité de l’ordo-libéralisme bruxellois. Le pire n’est jamais incertain.
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J’ai fait un (mauvais) rêve

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(Photo : Paul Townsend - Flickr - cc)
(Photo : Paul Townsend - Flickr - cc)

La nuit dernière, j’ai fait un rêve bizarre. Le genre de rêve qui fout vraiment les jetons. J’étais prisonnier d’un monde total(itair)ement politiquement correct. Une sorte de dystopie orwellienne, en pire. Massacre à la tronçonneuse ou Vendredi 13 à côté, c’est presque un conte pour enfants… Je vous raconte.

C’est le jour de Noël. J’allume la radio et me rends compte que seul France Inter émet, au moment même où Patrick Cohen passe la main à Nicolas Demorand. Bizarre. Du coup je mets en marche ma télé. Toutes les chaînes sont payantes et cryptées, hormis celles du service public, iTélé et Arte. Le journal de 13 h de France 2 est présenté par Noël Mamère, lequel a arrêté la politique après ses 0,3 % à la dernière présidentielle pour se consacrer de nouveau au journalisme.

J’apprends ainsi que le pays est gouverné par un Comité de bien-pensance publique dirigé par Edwy Plenel et composé de six hommes et six femmes, mixité oblige. Parmi ses membres figurent Clémentine AutainJean-Louis BiancoAymeric CaronCaroline de HaasEva Joly, Gérard Filoche, Gérard Miller ou encore Alain Juppé. Une goutte de sueur perle sur mon front. J’apprends également que Michel Houellebecq vient d’être retrouvé mort à son domicile. De source officielle, il se serait suicidé d’un coup de poignard dans le dos.

Mamère lance ensuite un reportage sur la prison du Temple, apparemment restaurée, où sont enfermés Eric ZemmourElisabeth BadinterAlain Finkielkraut et Malek Boutih, tous inculpés pour « islamophobie ». Michel Onfray a, lui, été condamné par contumace car il s’est réfugié à Cuba. Par curiosité, je zappe sur iTélé et tombe sur Claude Askolovitch qui regarde dans les yeux la caméra en disant « Pas de stigmatisation, pas d’amalgame ». Un quatrième attentat a eu lieu cette semaine en Belgique. Déprimant.

Je tente ma chance sur France 3 où une naine unijambiste et borgne présente la météo régionale. Vu sa coupe de cheveux et son accoutrement, je me demande si elle n’est pas lesbienne. Mais je n’en suis pas certain. Bon, j’enfile mon manteau et décide de faire un tour au jardin du Luxembourg. En sortant, je croise mon nouveau voisin pakistanais. Un homme charmant, même si l’on a du mal à se comprendre tous les deux.

A chacun son wagon camarade !

J’arrive près de ma station de métro. C’est étrange, car je me rends compte que je n’ai vu aucune déco de Noël dans la rue. Je croise une jeune femme bien roulée en mini-jupe et ne peux m’empêcher — c’est hélas instinctif, voire darwinien — de me retourner. Là, une policière m’interpelle et me fait payer une amende de 22 euros. Elle me rappelle qu’en vertu de la loi du 18 fructose, pardon fructidor, qui vise à lutter contre les manifestations d’oppression masculine, il est désormais interdit de reluquer de façon trop marquée une silhouette féminine. Si mes calculs sont bons, je serai verbalisé à 14 reprises pendant mon rêve.

La rame de métro arrive. Je pénètre dans un wagon particulièrement cosy et parfaitement chauffé. Un détail m’étonne néanmoins : assis sur des fauteuils confortables, tout le monde feuillette Le Nouvel obs ou Libé. Un jeune binoclard aux faux airs de hipster me murmure que je suis obligé de monter dans le wagon d’à côté, car je n’ai rien en main. Comme les regards sont pesants, je ne me fais pas prier et m’exécute. Dans l’autre wagon, pas de fauteuil molletonné, mais des banquettes austères, placées sous un immense panneau : « REACTIONNAIRES ! » Il fait froid. Je m’enquiers de ce qui se passe auprès de mon voisin, lequel m’explique que l’on n’a pas à se plaindre car dans le troisième wagon, réservé aux lecteurs du Figaro et de Causeur, il n’y a même pas de banquettes pour s’assoir !

J’arrive enfin devant le Jardin du Luxembourg. Je ne reconnais pas du tout les alentours ! On se croirait dans le 13e arrondissement. Des tours ont remplacé les immeubles haussmanniens. Je croise une vieille dame que promène son chien et lui pose des questions. J’apprends ainsi qu’en vertu de la loi du 14 prairial sur le vivre ensemble et la mixité sociale, chaque immeuble doit contenir une moitié de locataires « issus de la diversité ». Tout propriétaire d’un logement de plus de 50 m2 doit en outre héberger un migrant pendant un an, trois s’il habite le 16ème arrondissement. C’est la raison pour laquelle on a été obligé de lancer un vaste programme de construction.

J’apprends également que le calendrier grégorien ayant été jugé discriminant à l’égard des autres religions, le calendrier républicain a été rétabli. La vieille dame me révèle par ailleurs que, pour les mêmes raisons, Noël a été remplacé par la Fête de la Diversité. Je lui demande pourquoi certaines personnes portent un bracelet électronique dans la rue. Elle m’explique que seuls les mâles blancs, hétéros et chrétiens ou athées ont l’obligation d’en porter. Je ne comprends pas non plus pourquoi les couloirs de bus sont saturés alors que les voies classiques roulent parfaitement. La vieille dame me confie qu’en raison des embouteillages dans Paris, les voies réservées au bus et aux taxis ont été ouvertes aux femmes et aux minorités ethniques au nom de la discrimination positive. Mais que du coup, ce sont ces voies qui sont désormais saturées. Je note au passage qu’on roule maintenant à gauche dans la capitale.

Le grand roque du vocabulaire

Dans le Jardin du Luxembourg, je m’approche de l’endroit où pullulent des joueurs d’échecs, l’une de mes passions. Et là, je pige que dalle. J’interpelle un joueur.
– Excusez-moi, mais vous savez que ce ne sont pas les noirs qui commencent la partie normalement…
– De quelle planète venez-vous monsieur ? La Commissaire à l’Egalité réelle a modifié les règles il y a longtemps. En vertu de la loi du 3 ventôse, ce sont les pièces « de couleurs », et non les « noirs » comme vous dîtes trivialement, qui commencent la partie…
– Et le roi ?
– Vous voulez parler du « tyran » ? On ne dit plus le « roi », symbole de l’oppression. De même, les « pions » s’appellent désormais les « surveillants » et doivent protéger la « dame » à la place du « tyran »…

Je m’enfuis et cours pendant de longues minutes, une cavalcade seulement interrompue par les amendes de 22 euros que je dois débourser, ici ou là. J’ai l’impression de vivre un cauchemar ce qui, ironie de l’histoire, est le cas. Je passe devant la vitrine d’une librairie où est mis en exergue un best-seller d’Agatha Christie intitulé A la fin, il ne reste plus personne. J’entre intrigué et confesse au vendeur que je ne savais pas que la romancière anglaise avait écrit ce livre. Mon interlocuteur m’informe qu’il s’agit en fait de la version rebaptisée des Dix petits nègres. Stupéfait, j’apprends également que Tintin au Congo se vend sous le manteau et que la version originale des Mémoires du général de Gaulle est interdite, tout comme Les Aventures de Babar, suspecté de défendre en creux (comme dirait l’autre) des idées colonialistes.
– C’est une blague ?
– Sûrement pas, les blagues sont interdites en public !
– Quoi ?
– Le Comité a remarqué que la plupart des histoires drôles étaient tendancieuses, car trop souvent à caractère homophobe, sexiste, antisémite ou raciste… Seules les blagues Carambar et les charades sont autorisées.
– Et dans votre monde, on a le droit de baiser au moins ?
– Cela dépend ?
– Comment ça cela dépend ?
– La sexualité est encadrée par la loi du 11 prairial. En vertu de l’égalité femme-homme, la durée de la fellation ne doit excéder celle du cunnilingus. Il n’y a que trois positions autorisées, les autres étant jugées potentiellement dégradantes pour les femmes : le « missionnaire », la « balançoire » et « l’herboriste ». La « levrette » est passible d’une peine d’intérêt général. Quand à la s…
– C’est bon, j’ai compris.

Je sors du magasin abasourdi et suis aussitôt abordé par un homme hirsute, vêtu d’un imperméable beige. Il me demande de le suivre jusqu’à une petite ruelle. Là, il entrouvre furtivement son imper et me propose un CD de Michel Sardou, un livre de Sacha Guitry et un DVD de La Petite maison dans la prairie. Sardou et Guitry, je vois à peu près pourquoi, mais La Petite maison dans la prairie ? Le clone de Columbo m’explique que cette série est prohibée car elle contient des passages controversés sur les Indiens d’Amérique.

J’arrive enfin au seuil de ma porte, où règne une odeur appétissante de cheese nan. Mais aucun bruit. Parce que le bruit et les odeurs, plus un voisin pakistanais, ça sort illico du cadre du politiquement correct. Je mets le journal de 20 heures, présenté par Bruno Masure. J’apprends qu’une technicienne de surface en surcharge pondérale non-voyante et malentendante a été « l’auteure » (sic) d’un homicide envers son mari, un ancien exploitant agricole demandeur d’emploi et issu de la minorité visible. Traduire : une femme de ménage obèse, sourde et aveugle a étranglé son mari, un paysan maghrébin au chômage.

Avant de clôturer son journal sur un dicton (« A la Saint-Valentin, elle me tient la main. Vivement la Sainte-Marguerite »), Bruno Masure évoque le titre de champion de France de foot remporté par l’OM. Les nouvelles règles, qui stipulent qu’au nom de l’égalité les matchs nuls valent 3 points et les victoires 1 seul point, ont semble-t-il avantagé le club marseillais.

C’est à y perdre son gaulois…

Je zappe sur iTélé. J’entends à peine Olivier Ravanello dire « Pas de stigmatisation, pas d’amalgame » que je bascule sur France 5, où je découvre une pub avec la poupée Barbie, habillée en plombier, à côté de Ken, vêtu d’un simple tablier de cuisine… Sur France 4, un dessin animé. Astérix « l’Européen » (anciennement Astérix « le Gaulois ») dévore un sanglier avec son ami Obélix, qui a étrangement la peau noire. J’ignore quelle loi est à l’origine de cette teinture. Je jette un œil au programme : après Astérix, France 4 doit diffuser Blanche-Neige et les sept personnes de petite taille, suivi de La Belle et le SDF.

Sur Arte, je tombe sur une speakerine bègue qui annonce une soirée James Bond : tous les 007 seront diffusés successivement, sauf deux. Je me dis qu’il faudrait au moins deux jours entiers pour les voir tous, mais je comprends vite mon erreur. Expurgé de ses scènes jugées violentes et sexistes, la durée de chaque James Bond n’excède guère dix minutes. Les diamants sont éternels, où les méchants sont joués par un couple d’homosexuels, n’est pas diffusé. Tout comme Vivre et laisser mourir, où Roger Moore combat un homme de couleur, Mr Big. Un cliché honteusement raciste.

Sur France 3, une fois n’est pas coutume, pas d’énième rediffusion du Père Noël est une ordure, mais un pot-pourri des meilleurs spectacles de Guy Bedos et Stéphane Guillon. Du coup, je repasse sur France 2 où David Pujadas anime « Des paroles et des actes », émission qui a pour thème : « Comment combattre le terrorisme ». Pour analyser et trouver des réponses à ce délicat problème, l’animateur, pardon le journaliste a invité Joey Starr, l’ex-footballeur Vikash Dhorasoo, le psychotérapeuthe Christophe André et le moine bouddhiste Matthieu Ricard. Karim Rissouli fait son apparition pour évoquer le débat qui a eu lieu en début d’émission entre Edwy Plenel et Alain Finkielkraut, lequel avait obtenu une permission temporaire de sortie. Rissouli explique que les réseaux sociaux ont été bien davantage convaincus par le président du Comité de bien-pensance publique que par le « pseudo philosophe », selon ses termes.

La soirée se poursuit avec l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché », diffusée désormais quatre fois par jour sur le service public. Un nouveau concept. L’animateur précise que pour respecter la pluralité des opinions, il y aura désormais un invité plutôt centriste, voire de droite, parmi la dizaine de personnalités autour de la table. Le téléphone sonne tout d’un coup. Je me réveille d’un bond, en nage. Tout ceci n’était en fait qu’un interminable cauchemar ! Que ça fait du bien, parfois, de retrouver le monde réel…

Pourquoi pédagogues et médias ont éradiqué le scepticisme

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La Procession du cheval de Troie par Tiepolo.
La Procession du cheval de Troie par Giambattista Tiepolo.

Vous avez entendu parler de Timeo Danaeos et dona ferentes ? Non ? Rassurez-vous, vous n’avez rien raté. Ce n’est pas le couple de trans néerlando-ibériques qui est certain de remporter le prochain concours Eurovision de la chanson. Ce n’est pas non plus un duo de claquettes. L’air de rien, c’est une phrase. Une formule. Une sentence, carrément. Son tort, c’est qu’elle est en latin, une langue morte jadis parlée par quelques castes réactionnaires du Vieux Continent. Du coup, on est dispensé de l’apprendre. On est même fortement encouragé à l’ignorer.

Nous n’en étions pas encore conscients dans notre enfance, mais les écoliers d’aujourd’hui, et surtout leurs pédagogues, le savent : il n’est pas utile de connaître le latin ni son alter ego pédérastique, le grec ancien. C’est superfétatoire, limite nocif. Pourquoi les jeunes gens se chargeraient-ils d’un fardeau plus lourd encore que leurs rucksacks remplis de tablettes, d’écouteurs, de chargeurs et de manuels scolaires obsolètes depuis le jour de leur parution ? Le grec moderne, passe encore : il permet de commander le gyros aux indigènes ruinés du Sud-Est européen. Mais essayez, pour voir, de commander le même gyros en grec ancien !

A quoi bon s’encombrer ?

Où caser un tel bric-à-brac ? Apprendre le grec et le latin au XXIe siècle, c’est comme reconstruire les relais de poste quand on a des autoroutes. Remonter un atelier de dentellière. Ressortir le Rolleiflex de grand-papa pour diffuser les photos de la teuf sur Instagram. Vous imaginez le sparadrap ? Des langues qui charrient deux mille ans de lois, de poèmes, de mémoires, de sagesses, de préceptes de gouvernement et de maximes de vie ? Autant s’embarquer sur le train fantôme ! C’est un défilé d’ombres dans une odeur de tissus moisis !

Parmi ces ombres désaffectées croupit entre autres le sinistre prêtre troyen Laocoon, l’auteur du fameux Timeo Danaeos et dona ferentes cité dans l’Enéide. Un ronchon sectaire qui avait osé dire « Je redoute les Grecs, même porteurs de cadeaux ». Quel racisme ! Quelle intolérance ! Vous imaginez quelqu’un dire aujourd’hui : « Je me méfie des Albanais kosovars, même quand ils jouent bien au foot » ? Ou : « Gare aux immigrés arabes, même quand ils veulent travailler » ? Pire encore : « Je refuse le prêt d’un juif, même à intérêt nul » ? Il serait immédiatement puni. Le monde moderne a des lois pour ça. En Suisse, c’est l’article 261bis : il suffit de le brandir, sans même l’appliquer, pour que tout le monde se taise.

Au temps de la guerre de Troie, ces lois salutaires n’existaient pas encore. Laocoon a donc pu laisser libre cours à sa haine des Grecs en voyant le cheval de bois qu’ils avaient laissé devant les portes de Troie en se retirant. Hargne gratuite, bien entendu, et du reste personne ne l’a écouté. Les Troyens ont fait rentrer le bel objet dans leurs murs et les Grecs en sont sortis dès la nuit tombée pour les massacrer. Comme pour justifier, a posteriori, l’ignoble xénophobie de Laocoon !

Les vertus de l’éducation classique

Cet exemple nous permet de comprendre combien les pédagogues modernes ont eu raison de couper les nouvelles générations de toute influence classique. Dans cette école du scepticisme et de la méfiance, on devenait vieux avant l’heure. On apprenait à tout rejeter a priori, pour n’accepter les innovations qu’au compte-gouttes, à tâtons, comme un chat de gouttière à qui l’on tend du lard.

L’éducation classique est l’antithèse exacte de l’esprit d’ouverture qui marque l’époque actuelle. Malheureusement, il en subsiste beaucoup de traces dans toute la culture commune. « Chat échaudé craint l’eau froide », disent les grands-mères par chez nous. Encore un proverbe qui vante la méfiance et le repli sur soi. Il serait urgent d’éplucher les traditions populaires, ou ce qu’il en reste, pour en extirper la graine de racisme. Pour le moment, il faut encore faire avec. Les crédits alloués aux centres de recherche tautologique et aux facultés de déconstruction sont ridiculement insuffisants pour la besogne. On estime en effet que plus de 99,9 % des idées non filtrées par la science moderne reposent à des degrés divers sur un discours réactionnaire.

Heureusement, les citoyens des pays développés commencent déjà, en moins de deux générations, à ressentir les bienfaits d’une éducation basée non plus sur le passé et le repli, mais sur l’avenir et l’ouverture. Les vieux réflexes de scepticisme sont pratiquement déracinés au sein de la population. Nous le devons en premier lieu au remarquable travail des médias, qui se hâtent de dénoncer comme « complotiste » ou « extrémiste » toute personne prétendant faire usage de ses facultés logiques. Les facultés logiques — reposant, par exemple, sur le principe de non-contradiction, l’analogie ou la mise en rapport des causes et des conséquences — sont un héritage pernicieux et camouflé de l’ère classique. L’élimination de ces mauvaises herbes coriaces demandera encore quelques décennies. Si elles s’accrochent dans les bas-fonds sociaux, on constate déjà leur quasi-disparition au sein des couches les mieux éduquées. Les exemples de l’actualité récente le démontrent brillamment.

Nous n’avons même pas besoin de nous attarder sur le phénomène migratoire en Europe, dont l’acceptation est exactement proportionnée au niveau de revenu et au statut social. Moins l’Européen a de chances d’être concrètement en contact avec ces migrants, et plus il les accepte. En revanche, moins il est instruit, et plus il les soupçonne d’apporter le chaos social, l’appauvrissement et la violence.

L’accueil peu curieux fait aux « Panama papers »

Prenons un exemple plus frais : les « Panama papers ». C’est une révélation inouïe, aussi inattendue et spectaculaire que la découverte d’une planète habitée : les riches trichent ! Ils se moquent des lois et des frontières nationales ! Quel choc ! On est si abasourdi qu’on remarque à peine que les seuls riches vertueux au monde, d’après ces listes, sont les citoyens américains. On ne lit même pas la signature des institutions qui nous ont apporté la nouvelle, et qui sont financées par M. George Soros, l’un des plus redoutables spéculateurs financiers de la planète. Timeo Soros et virtutes ferentem (« Je crains Soros, même drapé de vertus »), aurait dit un journaliste ferré d’éducation classique. Puis il se serait aussitôt demandé où est le cheval de Troie dans l’affaire et ce qu’il cache dans son ventre.

Heureusement, les journalistes d’éducation classique ont été pratiquement exterminés. Les journalistes modernes et ouverts, eux, n’y ont vu aucune malice. Au contraire : ils ont couru avec enthousiasme après le bâton que papa Soros leur a lancé. Et maintenant, ils le lui rapportent et le re-rapportent sans se lasser, en bavant de joie et en frétillant de la queue. Et voici que les bâtons s’entassent au pied du lanceur : ici un chef de gouvernement islandais ; là un ministre espagnol ; là-bas encore une ministre belge. Et d’amener au poteau de la honte des avocats de renom soudain devenus véreux et infréquentables ; et d’applaudir l’adoption précipitée de nouvelles lois de flicage financier…

Mais le plus gros bâton que nos journalistes modernes ont rapporté à leur maître, c’est la nouvelle campagne de dénigrement contre le tsar russe. Il n’est même pas nommé dans l’affaire ? Qu’importe : on le mouillera par amalgame. Par osmose ! « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! » : le plus fort accuse, mais ne s’embarrasse pas de preuves

Cet article a été originalement publié dans ANTIPRESSE n°20.

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