Out one, objet mythique


Out one, objet mythique

Out one Jacques Rivette

Un passage se situant à la fin du film (huitième épisode) exprime parfaitement la teneur de ce projet extravagant que demeure toujours, 45 ans après, Out one. Il s’agit d’un dialogue entre Bulle Ogier et Bernadette Lafont. Ce qu’elles se disent n’a que peu d’importance mais à leur manière de reprendre toujours les mêmes phrases (« pourquoi tu me regardes comme ça ? », « tu devrais te coucher et dormir »), on a l’impression que la scène est reprise en boucle, comme si le metteur en scène avait collé bout à bout des rushs sans parvenir à savoir quelle prise garder. Ce moment un peu déstabilisant du film se révèle assez caractéristique de l’ambition du cinéaste : privilégier la répétition plutôt que la finition, faire disparaître le grand organisateur qu’est le metteur en scène (pourquoi choisir tel moment plutôt qu’un autre ?), mettre au cœur du film l’imprévu et le hasard, installer le spectateur au cœur de la durée puisque, rappelons-le, Out one dure, dans sa version originale… 12h40 !

Après le sublime L’amour fou en 1968, récit d’un couple se délitant sur fond de représentations théâtrales, Rivette décide de prolonger l’expérience et d’aller plus loin dans l’improvisation. Lorsqu’il débute le tournage, il n’a pas de scénario, juste un vague canevas lointainement inspiré de L’histoire des treize de Balzac. Deux compagnies de théâtre, dans le Paris du début des années 70, tentent de monter parallèlement deux pièces d’Eschyle. Comme d’habitude chez Rivette, à l’origine il y a le théâtre. Moins la représentation finale, que l’on ne verra jamais, que le travail avec les comédiens et la recherche d’une certaine harmonie collective.

Dans Out one, ces deux troupes reflètent parfaitement un certain air du temps en ce sens qu’on n’entendra quasiment jamais les mots d’Eschyle mais qu’on assistera, en revanche, à de longues répétitions très inspirées par le Living Theatre : des exercices sur les voix, les chants, la gestuelle et le travail sur les corps. S’inscrivant dans cette tradition libertaire d’un théâtre jouant essentiellement sur les postures et l’improvisation, Rivette filme en liberté ce travail de groupe et les « analyses » qui viennent ensuite. Les metteurs en scène de ces troupes (Michèle Moretti et Michael Lonsdale) se fondent dans le collectif et cherchent à faire disparaître leur mainmise sur les pièces en cours. En mettant au cœur de son film ces répétitions, Rivette montre qu’il est moins intéressé par un produit « fini » que par le mystère de la création, les méthodes collectives de l’élaboration d’une œuvre d’art. Et même lorsqu’il abandonnera le groupe pour la relation privilégiée d’un peintre à son modèle (La belle noiseuse), il préférera à un hypothétique résultat final – que le spectateur ne verra pas – de longues séances de travail et d’esquisses.

Cette « méthode » peut sembler, sur le papier, assez amateur et potentiellement ennuyeuse. Or c’est l’inverse qui se produit, donnant un sentiment inédit de liberté, doublé d’un esprit ludique réjouissant. Car si le jeu du comédien est au cœur d’Out one, le jeu de société en constitue également le carburant.

On pourrait d’abord s’amuser à énumérer tous les jeux auxquels les personnages s’adonnent : jeu d’échecs (lors d’une scène hilarante entre Juliet Berto et Jacques Doniol-Valcroze), jeu de cartes (Lonsdale apprend à Léaud une patience), marelle, jeu de rôles et jeu de l’oie à ciel ouvert dans un Paris devenu un grand plateau où se croisent et s’évitent de mystérieux personnages.

De L’histoire des treize, Rivette retient la thématique de la société secrète fomentant un complot, une conspiration pouvant mettre à mal le Pouvoir. Colin (Jean-Pierre Léaud), qui incarne un prétendu sourd-muet offrant aux clients des cafés la possibilité de connaître leur avenir, est persuadé qu’il est tombé sur une mystérieuse société secrète inspirée des treize. Il va consulter un éminent spécialiste balzacien (Éric Rohmer) et cherche à déchiffrer des énigmes qui évoquent aussi bien les jeux et la fantaisie de Lewis Carroll que les serials de Feuillade. En parallèle, une jeune cleptomane (la géniale Juliet Berto) semble suivre les mêmes traces de cette confrérie qu’elle a découverte en volant des lettres.

Ces liens qui se tissent à distance entre tous les personnages participent au même mouvement : c’est moins l’existence de cette société qui importe ou celle de Pierre, un deus ex machina qu’on ne verra jamais ; que de se plonger dans un grand jeu collectif fondé sur les mêmes règles. Car, là encore, les rencontres se font à base d’improvisations. Les comédiens n’ont jamais de texte à réciter mais improvisent selon les situations. Certains ont d’ailleurs reconnu avoir été mal à l’aise, comme Bernadette Lafont qui se met parfois complètement en retrait alors que d’autres se montrent sous un jour totalement différent, à l’instar de l’immense Michael Lonsdale qui n’a jamais été aussi libre et exubérant.

Out one est avant tout une utopie : celle d’un monde réinventé sur de nouvelles règles (ludiques et libertaires) et où le collectif prend le pas sur l’individu. Mais c’est déjà aussi un film sur le reflux des utopies puisqu’il tend à montrer que ce beau mouvement tend à se déliter : peu à peu, les répétitions des pièces se réduisent, les comédiens jettent l’éponge, disparaissent… De la même manière, l’existence de ce groupe secret pourrait n’être qu’une chimère ou le vague souvenir d’un projet aujourd’hui révolu (Mai 68 ?).

Quant au metteur en scène disparu, on réalise soudain que c’est lui qui semble tirer les fils et organiser le hasard. A ce titre, j’ai jeté un coup d’œil à Out one : spectre, la version « courte » (quand même 4h20 !) du film. Rivette ne s’est pas contenté de « couper » dans son film : il l’a remonté de manière totalement différente, un peu à la manière de Robbe-Grillet faisant N. a pris les dés en remontant son Eden et après. Encore une manière de jouer sur le caractère aléatoire de son cinéma (pourquoi privilégier tel ordonnancement plutôt qu’un autre ?) mais de montrer également que derrière tout ça, il y a quelqu’un pour « organiser » ce « chaos ».

Out one est à l’image d’un des plans les plus célèbres du film (Bulle Ogier contemplant son image se reflétant à l’infini entre deux miroirs) : un jeu vertigineux aux mille reflets, le projet fou d’abolir la frontière entre l’art et la vie pour réinventer à chaque instant un nouvel art de vivre.

Out one (1971) de Jacques Rivette avec Juliet Berto, Jean-Pierre Léaud, Michael Lonsdale, Bernadette Lafont, Bulle Ogier, Françoise Fabian, Jean Bouise, Jacques Doniol-Valcroze, Barbet Schroeder. Eric Rohmer (Éditions Carlotta Films). En salles.



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est cinéphile. Il tient le blog Le journal cinéma du docteur Orlof

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