Oswald Spengler était un visionnaire
Auprès d’Oswald Spengler, il n’y a guère de Nostradamus qui tienne. Toutes ses prévisions se sont révélées exactes. Mieux encore, son déterminisme historique, sa méthode « morphologique », fournissent les clefs pour décrypter notre époque grisonnante, gagnée par l’entropie. Qui aurait pu prédire, comme lui il y a un siècle dans Le Déclin de l’Occident, que le but ultime de notre civilisation était « la constitution d’une pure transcendance numérique, la domination complète sur l’apparence et la substitution à celle-ci d’un langage figuré auquel le symbole faustien de l’espace infini donne une nécessité intérieure » ?
Mais Spengler nous éclaire aussi sur le nouveau « spectre qui hante l’Europe » : l’islam, dont il démontre le caractère protestant et « réformé ». Pour y parvenir, il emprunte à la minéralogie, qu’il avait étudiée en disciple de Goethe, le concept de pseudomorphose :
« J’appelle pseudomorphose historique, écrit Spengler, les cas dans lesquels une vieille culture étrangère couvre le sol avec une telle puissance qu’elle empêche une jeune culture de respirer… Au lieu de l’élan en hauteur, seule la sève de la haine nourrit des branches gigantesques contre la force lointaine. Tel est le cas de la culture arabe. »
Spengler range la culture arabe ou « magique » au rang des huit hautes cultures qu’il passe en revue, avec entre autres « la faustienne » (Occident depuis l’an 1000) ou « l’apollinienne » (antiquité gréco-romaine)… La culture arabo-magique englobe selon lui toutes les religions du paysage araméen, y compris le judaïsme et le christianisme primitifs, et c’est pourquoi, dit-il, seul « un pieux musulman serait en mesure d’approcher un peu la mentalité de Jésus. » Dans ce « paysage araméen », Mahomet survient pour libérer la culture arabe enchaînée par la pseudomorphose et « cette délivrance de l’humanité magique est sans exemple dans l’Histoire… L’Islam doit être considéré comme le puritanisme du groupe total des religions magiques précédentes… C’est dans ce sens plus profond, et non pas seulement dans sa fureur guerrière, qu’est l’énigme de son fabuleux succès. » L’éminent essayiste Hichem Djaït estime, malgré des réserves, que la vision de Spengler « a le mérite d’expliquer bien des choses sur le renouvellement de l’Orient perso-arabo-araméen à la fin du premier millénaire avant J.C. […] et sur une continuité que l’Islam a vivifiée. »
Le « moi » n’existe pas en islam
L’éclairage de Spengler, révèle la parenté intérieure de l’Islam et du protestantisme anglo-saxon : « Le Paradis perdu » de Milton, mainte sourate du Coran, … – tout cela est une seule et même chose : l’enthousiasme d’un esprit terre à terre, l’ardeur froide, la mystique desséchée, l’extase pédante. La doctrine de l’Islam avec son rationalisme dur, est aussi triste et fielleuse que celle du catéchisme de Westminster en 1643. » On en trouve maintes illustrations chez les romanciers victoriens, tel ce savoureux dialogue qui ouvre Le Moulin sur la Floss de George Eliott au cours duquel Bessy apostrophe son mari : « Ces beaux draps de Hollande, je me repentirais de les avoir achetés, si ce n’était qu’ils doivent servir à envelopper nos corps. Si vous deviez mourir demain, Monsieur Tulliver, ils sont supérieurement calandrés et tout prêts, avec une odeur de lavande que ce serait un plaisir de s’en servir. » Ce souci du linceul, entretenu par les mères dans les foyers les plus modestes ou les moins pratiquants ne surprendra pas quiconque a grandi dans une famille musulmane. Je discutais récemment avec un jeune musulman parisien, voisin de HLM, lorsque, consultant ma montre, je m’excusais machinalement d’avoir à interrompre notre conversation pour un rendez-vous : « Pourquoi t’excuses-tu ? me dit-il en souriant. Un jour, nous serons bien obligés de nous quitter définitivement. » La réponse me sidéra. Ce garçon né en France, qui avait l’âge d’être mon fils, me rappelait simplement à la mort inéluctable, comme s’il était un fervent disciple de Luther, ou même de Pascal, sans jamais en avoir entendu parler. De façon plus explicite, cela donne le message que le président de « Baraka City », association dissoute récemment, M. Sihamedi, s’est plu à diffuser sur les réseaux sociaux : « Mourir en martyr est la plus belle chose dans la vie d’un croyant … C’est ce qui nous diffère d’eux : aimer la mort comme ils aiment la vie. » Spengler y revient dans son dernier livre de 1933, ses fulgurantes Années décisives : « Ils ne tiennent pas à une vie dont la longueur est l’unique valeur. Si nous déposons le glaive, ils le relèveront. »
Dans Le Déclin de l’Occident, chaque « haute culture » se caractérise par un symbole primaire, désigné comme « image cosmique ». Le dôme, la coupole, la crypte pour la culture arabo-magique, l’arabesque (le Logos caché dans l’enchevêtrement des lettres), ou la forme intérieure des « Mille et une nuits ». L’esprit faustien d’Occident, c’est l’espace illimité, la forme musicale de la fugue, la perspective en peinture ou encore le calcul infinitésimal : « Tandis que l’homme faustien est un moi, l’homme magique [arabe] n’est qu’une partie d’un nous pneumatique qui descend d’en haut sur tous les participants, membre d’un consensus qui exclut l’erreur en tant qu’émanation du divin… Sa vérité diffère de la nôtre. » Le « moi » n’existe pas en Islam, pas plus que le sacrement de pénitence ou de confession.
Chaque culture (tournée vers l’intérieur) dégénère toujours à l’extérieur en « civilisation », et Spengler a répondu par avance à tous les contempteurs du « colonialisme » : « L’impérialisme est un stade si nécessaire de la civilisation qu’il prend un peuple au collet et l’oblige au rôle du maître quand il ne voudrait pas le jouer ».
L’époque tardive que nous vivons d’après Spengler, est écartelée non pas dans une fumeuse « tenaille identitaire », mais bien entre deux nihilismes : l’un est haine de ceux qui par leur présence établie, entravent et « empoisonnent la culture à naître dans le sein du paysage, l’autre est dégoût de sa propre culture dont l’apogée finit par être fastidieux ».
Notre nihilisme
Les exemples du mépris de soi-même, plus ou moins conscients, constituent la trame du feuilletonisme fastidieux de l’actualité : « Vous n’aurez pas ma haine » est le nouveau credo de ce nihilisme des vaincus. On n’en finirait pas d’en relever les exemples. Bernard Kalaora, anthropologue de l’EHESS, publiait en 2018 sur son blog le témoignage de son agression au couteau par un jeune fanatique marocain, qui a poignardé huit personnes dans le quartier de la Chapelle : « … Je m’en sors vraisemblablement grâce à son Dieu Allah avec quelques points de suture… J’en veux encore plus aux pouvoirs publics qu’à ce jeune mineur qui dans sa haine s’en est pris indifféremment à tous les passants quels que soient le genre et l’origine. Il a aussi blessé deux jeunes maghrébins eux-mêmes réfugiés qui m’ont conduit pour me secourir dans le café le plus proche et qui malgré leurs blessures aux bras se sont enfuis de peur d’aller à l’hôpital et de se voir reconduire dans leur pays. Voilà la belle France de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui entretient la haine et qui ose parler d’accueil des réfugiés. » Ce nihilisme encore, c’est un courant de vie exténué comme la jeune Clémence, 21 ans, proclamant ces jours-ci sur « Loopsider », propriété des banquiers d’affaires, sa détermination à se faire stériliser. C’est encore Jean-Michel Aphatie promettant, hypothèse d’école, de raser le château de Versailles si on lui en laisse le loisir, pour qu’enfin la France en rabatte de sa superbe et d’une gloire éhontée… C’est surtout, au plus haut niveau, le président Macron endossant le cilice du « privilège blanc », ou récusant le « mâle blanc », devenu importun en banlieue, devant un Jean-Louis Borloo déconfit et pris sans vert.
Quant à l’autre nihilisme, qu’Olivier Roy lui-même a qualifié de « générationnel », il se décline dans une gradation qui va des incivilités jusqu’à l’assaut terroriste, en passant par la guérilla permanente, l’incendie d’écoles, de médiathèques, de gymnases ou le jihad du pauvre, les agressions, estafilades à la minute, viols.
Ce bref aperçu ne saurait donner une image du génie de Spengler qui est à la fois poète, peintre à fresque, philosophe et prophète. Il faut se laisser immerger dans Le Déclin de l’Occident comme on le ferait dans La recherche du temps perdu ou Les Pensées de Pascal. Son maître-livre abonde en analogies fulgurantes sur l’art, l’architecture, la mentalité religieuse. On y trouve même une critique des médias et du conditionnement de masse qui préfigure celle de La Société du Spectacle. Il y a souvent chez Guy Debord des accents spengleriens, comme lorsqu’il s’adresse en 1985 à son ami Mezioud Ouldamer, préoccupé par « la question des immigrés » : « Il faut envisager le pire, lui écrit-il, et combattre pour le meilleur. La France est assurément regrettable. Mais les regrets sont vains ».
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