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On compte les morts et on oublie nos vieux


On compte les morts et on oublie nos vieux
Le président Macron visite un Ehpad, Paris, mars 2020. Feature Reference: AP22435597_000014. Authors: Ludovic Marin/AP/SIPA

Le comptage des morts du Covid-19 est éminemment politique. Une manière de se polariser sur l’épidémie à l’exclusion d’autres fléaux. Et d’oublier nos vieux encore vivants ?


Nous comptons nos morts. Depuis un mois, nous avons droit au décompte macabre des victimes du coronavirus, chaque soir égrené par la bouche d’un officiel, et chaque matin, chaque midi, chaque heure par tous les journaux qui ne parlent plus que de cela. Nous sommes quotidiennement hantés, obsédés par le spectre de cette mort.

Dénombrer les trépassés

Avant cela, remarquez, nous nous étions déjà un peu préparés. Nous avions eu droit au décompte des femmes tombées sous les coups de leur conjoint.  Et avant encore, avec une fréquence moindre, heureusement, au chiffre saisonnier des morts sur la route. Ces chiffres, plus grands, plus petits, font chaque fois leur office : quels qu’ils soient, le dénombrement des trépassés nous stupéfie, nous frappe à l’imagination, et paraît-il au cœur. Nous serions donc devenus particulièrement conscients, soucieux de la mort des autres – et de la nôtre.

Le président Macron vient d’autoriser les visites aux agonisants. Il était plus que temps

Pourtant une chose devrait nous étonner : ces chiffres sont toujours choisis, sélectionnés, représentatifs d’une catégorie unique et singulière. Pourquoi après tout compter les épouses battues à mort, par exemple, et pas les enfants ? ou les maris (il y en a) ?  Pourquoi dénombrer les morts par accident de la route, et pas celui des cancers du sein ? Pourquoi celui des décès entraînés par le coronavirus, et pas celui des suicides ? On ne peut pas tout faire à la fois, sans doute. Mais ces chiffres, qui sont autant de slogans pour quelque cause entendue d’avance, n’en sont pas moins chaque fois l’arbre qui cache une immense forêt.

Jadis les parents d’un mort…

Car en réalité, nous ignorons la mort. Dans les années quarante, cinquante encore, on trépassait volontiers chez soi. La famille tendait un drap noir sur la façade de la maison. Les parents, les amis, les voisins rendaient visite aux proches éplorés ; on se relayait pour veiller le cher disparu, comme on s’était relayés pour veiller le malade. On buvait du café ; on évoquait la vie du défunt ; on médisait peut-être un peu… et puis on observait le corps, la dépouille, les progrès de l’état cadavérique ; on se prenait à méditer, enfin, sur la vie et sur la mort, qui vous prend comme ça un jour ou l’autre, on réalisait qu’elle surviendrait bien un jour pour nous aussi ; on s’habituait à l’idée et à la chose. La mort devenait familière. Nous étions instruits de notre destin. Sans compter qu’on avait encore un peu de religion, un peu de sens du sacré ; et le surnaturel est la sphère idéale pour appréhender ce qui nous dépasse.

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Mais les choses ont bien changé. Rares sont ceux désormais qui ont la chance de mourir à la maison, dans des lieux et près de ceux qu’ils ont longtemps connus sinon véritablement aimés. On succombe à l’hôpital où tout le monde est pressé de vous dépêcher avant que l’heure fatale ne sonne, tant on se persuade qu’on pourra toujours la retarder – ou tant elle nous fait peur. Et on rend son dernier soupir entouré d’inconnus en uniforme blanc, tout pleins de cette sollicitude médicale qui ignore tout du sens mystérieux de notre existence ; ou tout seul, bercé par le bruit des machines qui assistent et mesurent votre agonie avec exactitude.

Esprit, es-tu las ?

Les proches du défunt peuvent encore compter sur leur famille et leurs amis pour trouver un peu de consolation, de soutien ; mais ils ne reçoivent plus guère la visite de leurs voisins. Qu’importe les voisins ? direz-vous. Pourtant ces gens qui, sans être indifférents, sont nécessairement moins affectés que vous, faisaient souffler dans votre demeure le vent de la vie qui continue, heureusement. Ce n’est pas négligeable lorsqu’on est frappé par le deuil. Ils socialisaient la mort. Nous en étions socialement instruits.

Désormais, nous ne nous intéressons plus qu’à nos défunts bien à nous, à ceux qui nous touchent de plus près. Et l’espérance de vie s’étant considérablement allongée, il peut se passer un temps presque infini avant que nous nous trouvions nez à nez avec un cadavre. Notre confrontation à la mort est de plus en tardive. Nous ne côtoyons plus guère la grande faucheuse, nous ne la connaissons plus. Elle nous effraie d’autant plus. Sans compter que déspiritualisée, ne reste plus que l’horreur matérielle d’une inutile dépouille.

Notre imagination, qui se souvient confusément tout de même que le sujet nous concerne un peu, pour satisfaire son naturel appétit se rabat sur les faits divers, sur les films policiers, les films d’horreur – comme sur les chiffres abstraits des morts à la mode du jour. Ces morts-là pourtant nous fascinent plus qu’ils ne nous instruisent : non seulement ils restent abstraits, mais la cause de leur trépas est si singulière qu’elle a peu de chance d’être un jour la nôtre. Nous aimons nous faire peur, mais nous gardons prudemment nos distances. Notre naturel anéantissement recule ainsi dans un horizon toujours plus lointain, toujours plus imaginaire. Pour un peu nous nous prenons à nous croire éternels. Les journaux les plus sérieux évoquent la promesse transhumaniste d’une victoire définitive sur la mort, sans rire – et sans même en envisager les nombreux, les insurmontables inconvénients. C’est dire si nous nageons en plein fantasme.

Mort au tournant

Le mot lui-même devient difficile à prononcer : on lui préfère non pas la métaphore traditionnelle, si bien motivée en définitive, de la disparition, mais la périphrase à consonance administrative “fin de vie” qui fait l’économie de la carrière qui commence. Enfin l’euthanasie, en attendant la vie éternelle, sonne résolument une première victoire : une mort quand je veux, si je veux, en quelque sorte. Nous prétendons nous assurer du contrôle total de notre existence ; avec la mort, qui on le sait ne prévient pas toujours, c’est le hasard de notre finitude que nous révoquons, pour atteindre à la toute puissance sur nous-mêmes. La grande faucheuse n’est plus qu’une sorte de mythe qui, quand il vient à se réaliser, nous apparaît comme un véritable scandale. Quoi ? En 2020, nous mourons toujours ? Et à plusieurs encore ?

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Aussi, compter les morts comme nous le faisons en ce moment, c’est vraiment jouer à se faire peur. C’est en même temps la fascination pour cet horizon lointain que nous savons au fond de nous inéluctable, et le refus indigné du trépas. C’est la tentation du frisson, sans raison. Sans raison, car si nous comparions ces morts avec d’autres, ceux du coronavirus avec les six cent mille décès français annuels, avec les trente mille Français qui succombèrent à la grippe de Hong-Kong en trois mois, avec les cinquante millions d’hommes qui ne résistèrent pas à la grippe espagnole à travers le monde – et même avec les vingt mille victimes de la grippe en neuf semaines à peine en France il y a deux ans ; si nous faisions l’observation que dans une population ultra-vieillissante, quand quatre-vingt-dix pour cent des victimes du virus ont plus de soixante-cinq ans et que parmi les dix pour cent restant encore quatre-vingts pour cent souffrent d’autres pathologies graves ; si nous faisions sincèrement et précisément ces comparaisons nous serions peut-être forcés de comprendre que ce qui nous arrive après tout n’a rien de très extraordinaire, rien que d’assez naturel, et nous serions forcés d’avoir moins peur. Au lieu de quoi, nous comptons seulement une catégorie de morts et, persuadés que la mort est un scandale, nous offrons nos libertés en holocauste sur l’autel de la peur. Quand on clame que la vie n’a pas de prix, on est prêt à tout, même à se faire esclave.

Et nos vieux ?

Nous nous effarons qu’en 2020 une épidémie puisse encore nous frapper et faire tomber les plus fragiles d’entre nous. Mais pendant que nous comptons gravement nos morts, nous dédaignons de nous intéresser à la manière dont crèvent nos vieux. Nous n’avons d’yeux que pour le “combien ?”, et restons obstinément aveugles au “comment ?”. Personne ne semble se demander si nous les avons humainement accompagnés dans leurs derniers instants. Le président Macron vient d’autoriser les visites aux agonisants. Il était plus que temps. Mais l’année risque d’être longue, et il n’y a pas que le coronavirus qui tue. Peut-être pourrait-on autoriser tous nos vieux, et pas seulement ceux qui vivent leurs derniers instants, à voir tranquillement leurs enfants, avant qu’ils ne se laissent glisser par désespoir vers la mort : les voir pas seulement pour leur dire adieu, mais pour qu’ils ne perdent pas l’envie de vivre. Surtout quand on songe que quelques tests suffiraient dans la plupart des cas à rendre la chose possible sans danger.



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est professeur de lettres dans un lycée de province.

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