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Travail de deuil

"My Father’s Son", un film de Qiu Sheng, mercredi prochain au cinéma


Travail de deuil
"My Father’s Son" Film de Qiu Sheng © New Story

Aux obsèques de son père, Qiao perd ses moyens. Le frère cadet du défunt a mis autoritairement dans les mains du frêle garçon de 18 ans un panégyrique rédigé d’avance, qui reste en travers de la gorge du garçon : devant l’assistance venue sur son trente-et-un assister malgré la pluie battante à la cérémonie de crémation, dans un décorum cossu envahi de couronnes de fleurs blanches, il n’arrive tout simplement pas à lire son texte :  Qiao prend ses jambes à son cou, s’enfuit, s’échappe hors de la ville.  Recherché par sa famille, il sera évidemment rattrapé au bout de quelques jours, et ramené au bercail par sa belle-mère. Voilà pour le prologue.

Nous sommes à Hangzhou, métropole dont l’arrière-plan des gratte-ciels, du réseau viaire et fluvial, et la modernité minérale témoignent, s’il le fallait, à tout le moins pour l’œil du spectateur occidental, de la fantastique mutation de l’Empire du Milieu, tout particulièrement dans l’apparence futuriste de ses métropoles en essor accéléré.

Progrès de l’IA

Production franco-chinoise, deuxième long métrage (après Suburban Birds en 2018, pas sorti en salles) du cinéaste Qiu Sheng, lui-même natif de Hangzhou où se situe l’action, My Father’s Son, dans une première partie, distille les indices par quoi la relation filiale entre le défunt entrepreneur et son fils se révèle en porte-à-faux radical avec l’éloge funèbre dicté à l’adolescent : comme un démenti insistant à la réalité que le film nous dévoile de proche en proche, les fallacieuses sentences du discours viendront d’ailleurs, en sous-titre, ironiquement ponctuer les séquences du film, d’un bout à l’autre. C’est sans prévenir que le scénario bifurque ainsi vers l’enfance douloureuse de Qiao, dans une série de flashbacks révélant peu à peu quel homme contradictoirement aimant et protecteur, mais également instable, intrusif, violent fut ce géniteur, mari jaloux, agressif et destructeur, attentif à faire de son fils à tout prix un champion de boxe à son exemple, ce avant que frappé d’addiction au jeu, à l’alcool et aux stéroïdes, ce pater imperiosus ambigu ne soit atteint d’un cancer sans rémission.

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Dans une ultime, énigmatique et soudaine bifurcation, My Father’s Son se téléporte contre toute attente dans le futur proche où dans un environnement aseptisé de tours, l’Intelligence artificielle a fait des pas de géants : maintenant adulte, chaussé de lunettes de vue, habitant un logis high-tech immaculé où poussent des bonzaïs géants, en couple désormais avec une jeune femme enceinte de ses œuvres, Qiao, devenu ingénieur au sein du laboratoire ANOTHER MIND, a modélisé un ring numérique capable de simuler un match de boxe où il affronte le fantôme de son papa généré par l’IA. « J’ai de mauvais gènes », dira-t-il devant le praticien qui évalue le risque que son enfant naisse trisomique, tandis que ce Frankenstein du 3ème type semble échapper à son contrôle…  

Précautions

À l’élément aquatique est associé, revenant comme un leitmotiv symbolique tout au long de ce parcours introspectif où le cinéaste a probablement mis beaucoup de lui-même, une vertu purificatrice, voire rédemptrice : ayant récupéré l’urne contenant les cendres de son père, on verra Quiao, par exemple, étreindre une Diane de rencontre au milieu du flot…

Est-ce un film chinois pour l’exportation ? « Mon père monta sa société en réponse aux appels du Parti et de son époque » : cette citation de l’éloge funèbre évoque en creux, dans un savoureux euphémisme, l’histoire récente de la Chine, dont le père de Qiao, « né en 1972 », est la projection allégorique. Ce que dans son épure, sa retenue, son esthétique très maîtrisées se garde pourtant de souligner My Father’s Son, c’est la dimension immensément tragique de la Révolution culturelle, l’horreur inexpiable qu’a été de part en part la dictature du Grand timonier. On soupçonne qu’une auto-censure bien pesée, et sous contrôle, permette à présent, sous l’alibi du film d’auteur, de présenter en filigrane le portrait narcissiquement flatteur d’une Chine n’ayant rien à envier à l’Occident en matière de style de vie, de design, de développement urbain – une Chine entrepreneuriale, sophistiquée, de bon goût, technologiquement à la pointe. Bref, le travail de deuil autorise de faire son deuil d’un passé globalement plus traumatique qu’un lancinant uppercut paternel, passé dont la mémoire et ses séquelles paraissent surgir ici enrobées de beaucoup de précautions sémantiques.


My Father’s Son. Film de Qiu Sheng. Chine, France, couleur, 2024. Durée : 1h41

En salles le 23 juillet 2025




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