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Mon pote le manouche


Mon pote le manouche

J’ai évoqué dans mon dernier billet (qui a été publié alors j’en profite, tant que je gagne, je joue !) mes voisins les manouches. Une aire d’accueil pour les gens du voyage a été aménagée au bord de la forêt, à deux pas de chez moi. Comme la briqueterie où j’ai élu domicile, elle est séparée du village par le chemin de fer.

La mairie, socialiste, a sélectionné les familles invitées à y résider en choisissant celles qui n’étaient pas reparties l’année précédente avec le cuivre des sanitaires du stade sur la pelouse duquel elles avaient séjourné, ou celles dont les enfants étaient scolarisés. Depuis, il y a une dizaine de caravanes. L’été, ils partent aux Saintes-Marie-de-la-Mer.

On peut rire de la bonne conscience de gauche qui fait le tri parmi les nomades mais les communes de droite dans le coin évitent la question et ne construisent pas les aménagements réglementaires – tant pis pour les directives européennes. Du coup, les manouches s’installent où ils peuvent, ce qui n’est pas très bien vu. Rares sont ceux qui aiment voir arriver ces oiseaux de passage. Même mes copains de gauche, purs de tout fantasme raciste, ferment leur porte à double-tour. D’autres seraient prêts à rappeler Pétain pourvu qu’on arrête de les cambrioler.

Evidemment, les « gens du voyage » n’ont pas le monopole du vol de poules. Mais leur sale réputation les précède.

J’en parle à l’occasion avec l’un de mes nouveaux voisins manouches qui passe de temps en temps. J’ai construit une niche pour son chien, depuis on est en affaires. Il a souvent besoin de planches qu’il tente de négocier contre des tickets de manège, une batterie de cuisine ou un sac à main. Inutile de vous dire que le sac, je n’oserais l’offrir qu’à ma grand mère et encore parce qu’elle est morte. Il m’appelle « mon copain ». Salut mon copain, ça va mon copain ?

Un jour où il est venu chercher une planche, je lui parle de mon camion volé, il y a une dizaine d’années.
– Ah bon ? Ah bon ? Un Master aussi, un Master ?
– Non, un Ford Transit, un modèle de 96 que j’avais acheté un an plus tôt, avec les formes des portières un peu courbes, un autoradio et des super enceintes que je venais d’installer – mon premier camion presque neuf après la série de poubelles dans lesquelles j’avais roulé des années.
– Ah bon ? Ah bon ? Il dit tout deux fois mais tellement vite qu’on n’entend qu’une fois et demi.
– Ah ben oui, c’est comme ça, un jour, un jour ça s’ra toi, pis un jour, ça s’ra an aut’. C’est comme ça ! Et ça le fait rire : idiot, filou les deux, difficile à dire.

Je le regarde et je me souviens du gendarme qui, alors que j’étais venu déclarer le vol, m’avait confié : « Les camions, on sait que c’est les gens du voyage. » Je me souviens que les nuits suivantes, je rêvais de meurtres, je me voyais choper les enfoirés qui me l’avaient piqué et aller les torturer dans la forêt. (Je sais, c’est très mal de ne pas avoir plutôt pensé à l’enfance difficile de mes voleurs.) Et puis la galère, racheter un camion, emprunter. Bien sûr, je n’étais pas assuré pour le vol. Mon père m’a bien aidé sur ce coup-là – merci.

Et l’autre en face de moi : « Ben oui, c’est comme ça, un jour, ça s’ra toi pis… »

Et je me souviens aussi de ceux qui m’avaient fait le coup de l’affutage.
Un midi, un freluquet débarque à l’atelier, un manouche endimanché dans un costard avec une mallette. Il fait l’affutage – cela signifie qu’il veut affuter mes outils.
Bon, l’histoire du camion remonte déjà à cinq ans, ma colère est retombée, allez faut que tout le monde bosse. Je lui confie des fers, des mèches. Je lui demande le prix.
– Tu t’inquiètes pas ! Un bon prix !
– D’accord, mais dis-moi comment tu fais ton prix.
Il prend une mèche de 10, en mesure le diamètre (c’est important) et me dit : « 10 mm c’est 2 francs. » Tope là. Il repart avec les outils et me les rapportera affutés le soir.

Vers 20 heures, trois mecs celui du midi plus deux autres, sapés comme des maquereaux, font irruption dans ma cour en Mercedes. Ils en sortent avec mes fers affutés dans un carton et commencent à compter devant moi. L’un des trois prend une mèche et la mesure dans le sens de la longueur. Voilà l’arnaque. Résultat, le prix de l’affutage d’une mèche de 10 millimètres de diamètre a été multiplié par les 25 centimètres de long de ladite mèche. Et passe, d’un seul coup d’un seul de 2 francs à 50 francs.

Je leur dis que non, que ça ne marche pas comme ça.
– Mais si, c’est comme ça qu’on compte!
Ils font le total et me demandent 5000 francs pour le travail – qui vaut au maximum 1000 francs. Je leur dis que je ne payerai pas. Deux heures, ça a duré, le ton montait, le prix baissait. Ils ont vaguement menacé de venir stationner des caravanes dans ma cour, ont fait des allusions à tout mon bois qui pourrait bien brûler si ça se trouve. Ils gueulent, moi aussi. Tout le monde bluffe mais ça peut virer à la baston. À un moment, c’est très chaud, je téléphone à mon voisin d’en face.
– J’ai une embrouille avec les manouches, viens qu’on fasse le poids.
– J’arrive mais fais-moi passer pour un client à toi.
Il ne veut pas que les manouches sachent où il habite. « Et surtout, il rajoute, faut pas qu’ils partent fâchés. » Dans la boite de BTP où travaille son beau-frère, ils ont eu la même arnaque, trois mecs, ils voulaient 400.000 balles, ils sont partis avec un chèque de 50.000, mais comme ils gueulaient que ce n’était pas assez et qu’ils ne voulaient pas partir, les ouvriers les ont virés à coups de lattes. Le mois suivant, une nuit, la taule brulait. Ils ne s’en sont pas remis, la boite a fermé…

Bon, ce soir-là (je suis toujours dans mes souvenirs), le voisin finit par s’amener. Pas une fillette, le gars : plus de 100 kilos, il est charpentier. Avant, il était équarisseur dans un abattoir. Une fois, il a explosé l’avant de son camion contre un sanglier qui traversait la route. Pas moyen de faire un constat, il s’est payé sur la bête. Avec son beau-frère (celui de la boite de BTP qui a fermé depuis) ils ont étalé une bâche sur le carrelage du salon et le bestiau a fini dans les congélateurs. En principe on n’en parle pas trop, mais avec vous ça ne risque rien. C’est qu’on n’a pas le droit, il faut le déclarer aux garde-forestiers, et après, ils se le gardent pour eux, l’animal…

Il arrive, les gominés font encore un peu de cirque et repartent avec un chèque de 1000 francs. Le pire c’est qu’on aurait pu les latter à l’aise, ces harengs saur, mais après, on fait quoi ? On passe nos nuits à veiller ? C’est pas mon cabot qui va monter la garde.
Mais ça va, ils ne sont pas partis fâchés. L’année d’après, l’un des macs me rappelle pour de l’affutage. « Tu rigoles ? », je lui dis. Ils tentent le coup. Des fois qu’ils tomberaient sur un Alzheimer qu’ils pourraient niquer tous les ans.

Bon je m’égare dans mes souvenirs et l’autre qui est là à attendre. Il repart avec sa planche et je le prie de garder ses casseroles. « Merci mon copain. »



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Cyril Bennasar, anarcho-réactionnaire, est menuisier. Il est également écrivain. Son dernier livre est sorti en février 2021 : "L'arnaque antiraciste expliquée à ma soeur, réponse à Rokhaya Diallo" aux Éditions Mordicus.

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