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Cet oublié nommé Malraux


Cet oublié nommé Malraux
Andre Malraux à la tête de la manifestation de la "majorité silencieuse", mai 1968. SIPA. 00557216_000042
André Malraux à la tête de la manifestation de la "majorité silencieuse", mai 1968. SIPA. 00557216_000042

Épuisé par la maladie, André Malraux avait, peu de temps avant de mourir, griffonné d’une écriture maladroite, sur une feuille de carnet, ces quelques mots : « Ça devrait être autrement ». Combien d’écrivains auraient pu les écrire ? Combien d’artistes les prononcer ? Fernando Pessoa disait : « La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas. » Jorge Luis Borges : « Je n’écris pas pour une petite élite dont je n’ai cure, ni pour cette entité adulée qu’on surnomme la masse. (…) J’écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps. » Adoucir le cours du temps, opposer la beauté d’un chant à la vieillesse, à la maladie, à la mort, à la méchanceté des hommes et à la vulgarité de leurs plaisirs, c’est ce que Malraux avait en vue lorsqu’il définissait l’art comme un « antidestin ».

L’impossibilité de s’accommoder de la vie et du monde tels qu’ils sont hante tous ses livres. Elle emprunte à Pascal une expression qui sera le titre de son roman le plus célèbre, à Van Gogh une profession de foi qui sert d’exergue à la trilogie de La Métamorphose des dieux: « Je puis bien, dans la vie et dans la peinture, me passer du Bon Dieu. Mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, qui est ma vie : la puissance de créer. » Cette puissance a habité Malraux très jeune. Elle a gouverné sa vie d’écrivain, sa réflexion, ses engagements depuis son lien avec les Annamites en Indochine jusqu’à son action politique à la tête du ministère des Affaires culturelles. Il savait que seules les œuvres de l’esprit et les engagements au service d’une juste cause pouvaient aider l’homme du XXe siècle à tenir face au néant auquel le retrait des dieux l’avait abandonné. Toute sa politique culturelle fut commandée par la conscience de cette déréliction. « Si je peux me dire, en mourant, confia-t-il à une journaliste, qu’il y a cinq cent mille jeunes de plus qui ont vu s’ouvrir, grâce à mon action, une fenêtre par où ils échapperont à la dureté de la technique, à l’agressivité de la publicité, au besoin de faire toujours plus d’argent pour leurs loisirs dont la plupart sont vulgaires ou violents, si je peux me dire cela, je mourrai content, je vous assure. » C’est cette conscience qui fonda en signification son action à la tête du ministère des Affaires culturelles. C’est elle qui en fit le caractère exceptionnel. C’est à côté d’elle que sont passés la plupart de ses successeurs, Jack Lang en tête qui confondit avec une belle démagogie la culture et  les loisirs.

« A ma droite, j’ai et j’aurai toujours André Malraux. »

Lorsqu’en 2012, un grand quotidien demanda aux candidats à l’élection présidentielle quel avait été le meilleur ministre des affaires culturelles de la Vᵉ République, seuls les candidats du centre et de l’extrême droite – contre toute attente –  répondirent : « Incontestablement, André Malraux ». Et les autres candidats ? Celui de la droite qui, élu Président, se mettra à dos les lecteurs de La princesse de Clèves et ceux qui ne l’avaient lu, répondit que chaque ministre avait apporté sa pierre à l’édifice.  Quant au candidat de la gauche, il ne daigna pas répondre. Aujourd’hui, il accorde son haut patronage au colloque organisé par le Cevipof : « La réception de Malraux aujourd’hui ».

« A ma droite, j’ai et j’aurai toujours André Malraux. » Quel Président de la République, après De Gaulle, eût pu parler ainsi de son ministre de la culture ? Roger Stéphane raconta un jour à la radio que, prenant congé du Général à l’Elysée au moment où l’on venait d’annoncer l’arrivée de l’ « ami génial », il retint le bras de l’huissier qui refermait la deuxième porte capitonnée pour écouter le début de l’entretien : « Malraux, enseignez-moi ! ». On est étonné que la fidélité à l’homme du 18 juin, chez nombre de ceux qui se prétendent en être les héritiers, soit si peu fidèle à la nature singulière de cette relation.

L’appartenance à un autre monde

Depuis longtemps Malraux fut en butte aux malentendus, à la médisance, aux jugements à l’emporte-pièce. Il semble désormais abandonné à l’oubli. « Malraux pilleur de temples », répètent ses détracteurs, se dispensant ainsi de le lire et de l’étudier. « L’accusation, explique Raoul Jennar dans « Comment Malraux est devenu Malraux », est à réexaminer à l’aune d’une époque où des voyageurs, reviennent d’Asie avec des vestiges et des objets d’art qu’ils collectionnent ou vendent ». Le temple de Banteay Srei n’était ni classé, ni répertorié. Il s’agissait d’une propriété abandonnée, juridiquement non protégée. D’une res derelicta disent les juristes. Jean Lacouture fit remarquer dans sa biographie paru en 1973 que dès que les Malraux embarquèrent à Marseille pour l’Indochine le contact avec la société coloniale à bord de L’Angkor fut mauvais. Aussi peut-on se demander si sa condamnation ne vint pas sanctionner son appartenance à un autre monde. « Je suis ailleurs », disait Victor Hugo, l’« ailleurs » étant le monde de l’art dont s’obséda toute sa vie celui qui mourra en laissant derrière lui ces mots désespérés que nous citions : « Ça devrait être autrement ».

Sa participation à l’aventure du RPF n’explique pas tout. Son approche singulière de l’art, non plus, qui fut souvent considérée comme une mise en cause de la démarche de l’historien. La stupidité alors ? C’est une piste. Dans le catalogue de la rétrospective consacrée à Georges Braque en 2013 au Grand-Palais, l’éloge funèbre que prononça André Malraux en 1963 lors des funérailles nationales du peintre fut passé sous silence dans l’anthologie des textes sur le peintre. Le commissaire général de l’exposition est même allé jusqu’à écrire : « Son statut d’artiste officiel de la France gaullienne (le premier à bénéficier de son vivant d’une exposition au musée du Louvre qu’il venait de décorer) redoublé par les obsèques célébrés en grande pompe par le ministre de la Culture, André Malraux, lui avait indiscutablement porté ombrage auprès de la génération montante contestataire ».  Indiscutablement ? Diable ! Braque avait-il vraiment quelque chose à dire à un jeune artiste qui, au début des années 1970, devait exposer  son urine sous les verrières du Grand Palais ?

Sortira-t-on un jour de toute cette comédie ? C’est la question que l’on peut se poser  en déplorant avec Henri Godard la désaffection dont l’écrivain est aujourd’hui l’objet. « On entend guère, écrit-il dans la préface au beau livre de Jean-Claude Larrat, « Sans oublier Malraux », de jeunes lecteurs faire part de l’enthousiasme qui avait saisi leurs aînés lorsqu’ils avaient découvert « La Condition humaine » et « L’Espoir ». La question se pose aujourd’hui de savoir si Malraux n’est pas en train de glisser du côté de ces auteurs à qui on se contente de donner quelques coups de chapeau. » Cet enthousiasme n’était-il pas déjà de l’ordre d’un certain malentendu ? Il faut relire les pages éclairantes que Jankélévitch a consacrées à la « méconnaissance ».  Partager les idées politiques de Malraux, c’était certes communier avec lui dans un combat pour la justice, pas nécessairement être ouvert à ses interrogations les plus profondes.

Aussi la grande nouveauté, en ce quarantième anniversaire, est-elle le tirage spécial dans la collection de la bibliothèque de la Pléiade d’un volume intitulé La Condition humaine et autres écrits. Les textes réunis par le Professeur Henri Godard sont tirés des six tomes des œuvres complètes de la prestigieuse collection. Ce rassemblement de textes choisis pour leur appartenance à des domaines différents est un véritable manifeste. Il affirme, contre toute les lectures partielles de l’œuvre, la nécessité d’une lecture exhaustive. Qui veut en effet accompagner Malraux dans ses interrogations, en mesurer la richesse et la profondeur, qui veut comprendre ce que fut le foyer ardent de sa vie, ne doit négliger aucun de ses sujets de réflexion, aucun de ses engagements.

 

Jérôme Serri publie Les couleurs de la France, en collaboration avec Michel Pastoureau et Pascal Ory, aux éditions Hoebeke.

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Ancien collaborateur parlementaire, Jérôme Serri est journaliste et essayiste. Il a publié Les Couleurs de la France avec Michel Pastoureau et Pascal Ory (éditions Hoëbeke/Gallimard), Roland Barthes, le texte et l'image (éditions Paris Musées), et participé à la rédaction du Dictionnaire André Malraux (éditions du CNRS).

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