
André Malraux, à propos des camps d’extermination nazis, avait dit que c’était Satan qui avait reparu sur terre. Son terrible constat pourrait s’appliquer au Goulag de la Kolyma, région du grand Est sibérien, aux confins de la Russie, où le froid peut atteindre -60°C.
Crématoire blanc
L’auteur du roman Adieu Kolyma, Antoine Sénanque (notre photo), nous décrit avec précision les conditions de vie des prisonniers et des prisonnières, qu’ils soient politiques ou de droit commun. La souffrance et la mort s’y côtoient dans l’indifférence de Dieu. Le froid rend la situation insupportable, et pourtant, il arrive qu’on finisse par sortir de ce que les rescapés appellent « le crématoire blanc ». Des rescapés détruits à tout jamais. Comme le résume l’auteur avec cette phrase définitive : « La Kolyma n’a ni volonté, ni sentiment. Elle est le lieu du rien. »
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Plusieurs personnages vont se retrouver dans ce cercle dantesque. Leurs destins sont liés, et comme dans une tragédie, le crime et la vengeance sont de puissants moteurs. L’héroïne se nomme Sylla Bach, elle est « née de mort inconnue ». Cette orpheline a choisi le nom de Bach par passion pour la musique. Cette femme d’environ quarante ans, de petite taille, aux yeux noirs et aux cheveux bruns qu’elle tresse en natte, a passé neuf ans à la Kolyma, de quoi effacer en elle toute trace de bonté. Elle est aussi froide que le sol gelé qui refuse les cadavres. Elle est devenue « la tueuse de chiennes », entendez qu’elle tue d’une balle dans la nuque les hommes ou les femmes devenus des « balances », des « vendus », des collabos qui frayent avec l’administration du camp. À la Kolyma, elle croise les frères Vadas, originaires de la Transylvanie, chefs d’un redoutable clan mafieux, à la tête d’un réseau de prostitution ainsi que d’importantes mines d’or de la région. L’avenir de Sylla dépend désormais des deux frères. Au Goulag, même si l’amour n’est plus qu’un mot vide de sens, elle va faire la rencontre d’une infirmière prénommée Kassia. Une histoire sensuelle se noue entre elles, quasi mystique. Au cours du récit, on apprend que Kassia est veuve d’un soldat fusillé pour trahison et qu’elle a accouché en prison d’un fils rapidement emporté par la fièvre. « Il n’avait pas eu droit à une tombe, raconte Antoine Sénanque. Il était resté six mois collé avec les cadavres des autres enfants, bûches humaines entassées dehors contre le mur de la crèche en attendant le dégel. La glace avait formé un caveau transparent autour de son corps. » L’auteur ajoute que sa mère avait le droit de venir le voir. La cruauté est sans limite.
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Budapest, 1956
Tous ces personnages, plus quelques autres, dont le vieux Varlam, tanneur bolchevick, lui aussi rescapé du Goulag, qui a recueilli Sylla dans un orphelinat, se retrouvent en 1956 dans Budapest ravagée par la répression soviétique. L’insurrection menée par des hommes libres s’achève dans un bain de sang. Budapest est humide et grise. Les staliniens vont pourtant s’évertuer à évoquer, poings levés, le fameux Grand Soir. Sylla, la criminelle tatouée, condamnée à survivre, continue d’aimer à distance Kassia, menacée par les frères Vadas qui sont persuadés que « la tueuse de chiennes » les a trahis. Le dénouement de cette intrigue complexe et documentée a pour cadre la ville de Madagan, cœur du territoire contrôlé par l’ange déchu nommé Satan. Elle fait face à l’impavide mer d’Okhotsk qui se moque pas mal de l’abjection des hommes.
Après avoir refermé Adieu Kolyma, on s’interroge : est-il encore possible de croire en l’homme, comme l’affirmait Soljenitsyne, ou est-il à peu près certain que son rachat est devenu impossible, comme le pensait Chalamov, auteur des Récits de la Kolyma ?
Pour éviter de répondre, on coupait la langue des traitres au goulag de la Kolyma.
Antoine Sénanque, Adieu Kolyma, Grasset. 400 pages.
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