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"L’Inondation" de Francesco Filidei, à l'Opéra-Comique jusqu'au 5 mars 2023


Sous les eaux…
Chloé Briot (La Femme), Jean-Christophe Lanièce (L’Homme) dans "L'inondation", opéra de Francesco Filidei © S. Brion

D’aucuns prétendent que l’opéra en tant que discipline artistique est un genre défunt, une relique du patrimoine, un vieux vice de bourgeois(e), que sais-je. S’il en était besoin, L’inondation prouverait qu’il n’en est rien.


Créé en 2019 à l’Opéra-Comique de Paris, le spectacle associe une partition du compositeur pisan Francesco Filidei, né en 1972, à un livret de Joël Pommerat, star du théâtre s’il en est, à qui l’on doit aussi la mise en scène à présent reprise par une autre grande figure des planches, Valérie Nègre.

Voilà une excellente occasion de commencer par (re)lire L’inondation, ce très court roman d’Evgueni Ivanovitch Zamiatine, disponible depuis des lustres en français, dans une superbe traduction de Barbara Nasaroff.  Né en 1884, Zamiatine était ingénieur naval. Pendant la Grande Guerre, c’est lui qui en Angleterre supervisera la construction des brise-glaces pour l’Empire russe. Lié de bonne heure aux bolcheviks, il avait eu maille à partir avec le régime tsariste dès la révolution de 1905. Au point d’être assigné à résidence, et de devoir se carapater un temps en Finlande, alors même qu’il entamait sa carrière d’écrivain, principalement par la rédaction de nouvelles. En 1911, il est une nouvelle fois contraint à l’exil. Amnistié, il rentre à Saint-Pétersbourg mais la censure s’abat sur son roman « antimilitariste », Au Diable vauvert, et le voilà exilé cette fois en Carélie. La révolution d’Octobre le propulse au rang des personnalités en vue sur la scène intellectuelle. Mais ce « bolchevique » toujours tiré à quatre-épingles, et que Trotski traite de « snob flegmatique », prend vite ses distances avec le Parti : en 1920, son roman Nous autres, quoique assurant à son auteur une enviable notoriété en Europe, sera interdit en URSS. A l’issue d’une violente campagne de presse orchestrée par les autorités, Zamiatine finit par gagner de haute lutte la permission de quitter l’Union Soviétique, et s’installe définitivement à Paris, où il mourra en 1937.

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Au passage, mentionnons qu’on doit à Zamiatine le scénario des Bas-Fonds, le film de Jean Renoir (1936) d’après la pièce du stalinien Maxime Gorki. Quant à L’inondation, en 1994 le cinéaste russe Igor Minaiev en a tiré un film, avec Isabelle Huppert. Entre parenthèses, votre sire n’en pense rien : il ne l’a pas vu. Pour revenir à la nouvelle originale, c’est un petit chef d’œuvre de concision, de litote et d’expressionnisme, écrit dans un style tout à la fois haletant et elliptique : pour parler des pattes d’une mouche, Zamiatine les compare à du fil à coudre noir. La crue qui dévaste le logis du tsigane Trofim et de sa femme Sophia est aussi la métaphore, cruellement satirique, des pulsions qui inondent les protagonistes, et par extension le corps social tout entier de la Russie prolétarienne sous l’emprise du communisme.

En 1929, L’inondation sera le dernier texte publié de Zamiatine, avant l’exil. Résumons : sur l’île de Vassilievski habitent Trofim et Sophia, la quarantaine, sans enfants. Ils recueillent Ganka, 14 ans, orpheline du menuisier qui vient de mourir. Passe l’été, aride. L’automne venu, le fleuve Neva sort de son lit. La famille trouve refuge chez une voisine, car leur logis est inondé. Une nuit, Trofim couche avec Ganka. « Sans réfléchir, soulevée par une vague », tandis que Trofim est à l’usine et que Ganka s’affaire à la vaisselle, Sophia saisit une hache et frappe Ganka à la tempe, avant de faire disparaître le cadavre. La rumeur se répand que l’adolescente «cavaleuse » a fugué. Ganka ne revenant pas –  et pour cause – ,  Trofim trouve un exutoire à sa colère et à sa frustration : « une main brûlante et sèche toucha les jambes de Sophia, elle ouvrit lentement les lèvres, s’ouvrit à son mari toute entière, jusqu’au fond, pour la première fois de sa vie. Il l’étreignit comme s’il voulait se venger sur elle de toute sa haine avide pour l’autre ». Les mois passent. Sophia tombe (enfin !) enceinte. « Elle cessa de dormir la nuit. Du reste il n’y avait presque plus de nuits ; dehors, une eau claire et lourde ondoyait tout le temps derrière la fenêtre, les mouches de l’été bourdonnaient sans arrêt ». Naît un bébé – une fille. Alors Sophia avoue son crime à son mari.

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C’est donc ce pur joyau de la littérature « soviétique » qui se voit adapté pour la scène lyrique contemporaine – Francesco Filidei signe ainsi son deuxième opéra. Le livret de Joël Pommerat décide de transposer le drame dans les années 1970. Le décor d’Eric Soyer développe donc la coupe frontale d’un clapier genre HLM passoire thermique et sonore en béton brut, sur trois étages superposés. Au 3ème, la garçonnière du narrateur/écrivain/policier, dont les didascalies sont chantées par un contre-ténor (excellent Guilhem Terrail). Au 2ème, une petite famille avec enfants qui font du ramdam. Au 1er, le couple, rejoint par la jeune fille, lesquels monteront au second étage quand le premier, inondé, transforme la base du plateau en aquarium géant.  Deux sopranos endossent les rôles féminins : Chloé Briot dans celui de l’épouse trompée, Norma Nahoun campant la jeune fille, personnage que la mise en scène choisit étrangement de dédoubler par une comédienne : symbole de la schizophrénie de la meurtrière ? Sous la baguette du jeune chef autrichien Leonhard Garms (francophone, élevé en Italie, il vit en Sicile) la partition, tendance bruitiste percussif et illustratif (bourdonnements d’insectes, rafales du vent, souffle des vagues) du compositeur transalpin ne manque pas d’intelligence dramaturgique, servie qu’elle est par la vigueur de l’Orchestre de chambre du Luxembourg et par la belle tenue des voix.

Décor d’Eric Soyer Photo: S. Brion

On adhère plus modérément aux partis pris de Pommerat adaptateur: montrer le meurtre en prélude pour en répéter ensuite l’occurrence neutralise d’emblée la tension dramatique ; incorporer à l’intrigue des séquences parlées (en particulier avec les enfants) assignent les enjeux de L’inondation à un naturalisme en déphasage total avec la prose grinçante et hallucinée par quoi Zamiatine diffère radicalement, par exemple d’un Zola. Bref, c’est toujours une joie de constater qu’après Britten (auquel inévitablement on pense parfois au cours de ce spectacle), le genre lyrique garde sa vitalité. En quoi il convient de saluer cette reprise parisienne, qui tournera fin mai à Luxembourg. Reste qu’on a connu Pommerat mieux inspiré par Cendrillon.      

L’Inondation. Opéra en deux actes de Francesco Filidei. Opéra-Comique. Mercredi 1er, vendredi 3 mars, 20h. Dimanche 5 mars 15h. Durée : 2h sans entracte. A l’Opéra comique: opera-comique.com



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