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Les vrais-semblants de Mehdi Belhaj Kacem


Les vrais-semblants de Mehdi Belhaj Kacem

Qu’est-ce que l’ironie ? C’est la question que pose Mehdi Belhaj Kacem dans Ironie et vérité, le deuxième tome de L’esprit du nihilisme, imposante entreprise philosophique en cinq tomes à laquelle il travaille depuis quelques années.

L’ironie est d’abord, selon lui, « le trait anthropologique et « psychologique » dominant du nihilisme démocratique occidental. » « La jeunesse est rigolarde et dépressive, morne et jouisseuse », écrit-t-il. Très justement, il estime que l’ironie de masse contemporaine est « profondément mélancolique, et même dépressive. » Il rejoint là, ironiquement, des vérités énoncées également par deux infâmes réactionnaires qu’il honnit : Houellebecq et Beigbeder, qui avaient déjà pressenti dans nos overdoses de second degré sans issue la dernière marche précédant le suicide.

Mehdi Belhaj Kacem s’en prend à raison au « type d’énonciation obligatoire qu’est l’autodérision imprescriptiblement préalable à la dérision de tout ce qui existe », à l’ironie transformée en « l’impératif catégorique ». Il écrit encore : « Nous faisons semblant de faire semblant d’être dupes, nous « jouons » les dupes d’un air « dégagé », et c’est ainsi que nous le sommes vraiment. »

Simultanément, Ironie et vérité comporte un éloge de « la grande ironie », celle de Kierkegaard, des romantiques allemands et de la grande veine de l’ironie française, celle de Marivaux et Diderot avant tout. « Esprit français, défendons-nous », écrit-il en une sentence que les « innommables lecteurs réactionnaires de Causeur » apprécieront.

Refusant de s’en tenir à la dénonciation pure et simple de l’ironie contemporaine, il note avec acuité que « tout le monde est spontanément porté à saisir sa vérité propre, hors même de tout regard extérieur, par l’ironie et l’autodérision. » Il soutient, en dernier lieu, que « la vérité, de toujours, est elle-même de structure ironique, […] la structure de l’ironie étant celle qui ne force pas la vérité à s’avouer, mais la laisse à sa caractéristique ontologique majeure, qui est son indécidabilité. »

Cette dernière thèse, probablement la plus importante aux yeux de l’auteur, m’est demeurée hélas, au terme de la lecture de son opuscule, parfaitement incompréhensible. Car s’il est l’héritier de Lacan, Deleuze, Derrida et Badiou pour le meilleur, il l’est aussi pour le pire : par ses difficultés à s’arracher à la jouissance d’être incompréhensible, par laquelle il gâche des talents de pensée et d’écriture exceptionnels.

Presque tous ses textes, dont certains sont splendides (notamment, dans Society, ceux sur le coup de foudre et la pornographie), sont écrits comme au fil de l’inconscient. Il s’engage dans des questionnements passionnants, mais laisse chacun en suspens, l’abandonne presque toujours en cours de route. Il procède en intriquant et en traitant simultanément une telle multiplicité de questions qu’il est naturellement impossible de le suivre. Ces questions, qui comportent déjà leur difficulté intrinsèque, pourraient aisément être abordées de manière successive, pour épargner au lecteur une difficulté, elle, parfaitement artificielle.

En outre, les démonstrations de Mehdi Belhaj Kacem sont trop souvent interrompues par des règlements de compte personnels avec tel ou tel philosophe contemporain, dans lesquels toute rigueur philosophique est abdiquée. Dans Ironie et vérité, c’est le cas notamment avec Baudrillard et Tiqqun, dans des pages très piteuses où la confusion atteint son sommet et où l’auteur prétend réfuter des thèses qu’il n’est pas même capable (ou du moins le feint-il) d’exposer de manière cohérente et fidèle.

Mehdi Belhaj Kacem se refuse par ailleurs presque toujours à définir rigoureusement ses concepts avant d’en user. Il estime peut-être que tout ce qui est, même vaguement, linéaire, est par là même nécessairement réactionnaire et haïssable. Cela me semble faux. Enfin, je trouve dommageable à sa pensée son recours très fréquent à l’argument d’autorité (du genre : Lacan l’a dit, donc c’est vrai), quel que soit le coefficient d’ironie dont cet usage peut être affecté, ainsi que sa tendance à céder plus qu’à son tour au « prestige de la belle formule », incompréhensible de préférence.

En dépit de tout cela, il y a beaucoup de belles pages dans Ironie et vérité, sur Socrate par exemple, ou sur la pièce tardive de Marivaux Les acteurs de bonne foi. Hélas, Mehdi Belhaj Kacem réserve pour finir à l’ironie le même sort qu’à ses autres concepts. Il en propose plusieurs définitions manifestement (ironiquement ?) contradictoires entre elles, en laissant à la perspicacité du lecteur le soin de les articuler elle-même – c’est-à-dire de faire son boulot dialectique à sa place. Son ouvrage ne propose ainsi aucun critère distinctif permettant de discerner pourquoi la « grande ironie » est grande, et vraie, et pourquoi « l’ironie de masse » ne l’est pas. Si ce qu’il nomme « l’indiscernable » ou « l’indécidable » de la vérité, ce sont cette confusion et cette overdose de paradoxes, je ne peux que m’inscrire en faux contre son concept de vérité.

Mehdi Belhaj Kacem est l’un des êtres les plus doués de sa génération. Son talent mérite beaucoup mieux. Puisse-t-il guérir promptement de ses overdoses d’abysses, briller moins afin d’éclairer davantage le vulgaire – ses frères mortels.

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