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Le bon élève est un crétin comme les autres…

Comment relancer la méritocratie républicaine?


Le bon élève est un crétin comme les autres…
Juliette Chappey et Vincent Claude dans "L'élève Ducobu" de Philippe de Chauveron (2011) © SIPA

Dernier volet des bonnes feuilles de notre chroniqueur sur l’École à deux vitesses. C’est le regard que nous posons sur les élèves qui doit changer. Cessons de nous conforter avec des bonnes notes qui ne signifient plus rien, et détectons les vrais talents. Sinon, nous aurons droit, pour les siècles des siècles, dit-il, à des clones d’Emmanuel Macron.


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Le « bon » élève, tel que le conçoivent dans leur majorité mes collègues, n’est pas un vrai cador des disciplines scolaires : c’est une créature faite d’obéissance, de réflexes scolaires acquis très tôt, et d’un sens poussé de l’imitation et de la reproduction. Ce que nous appelons « bon élève » est un clone de nous-mêmes, enseignants, une resucée de ce que nous fûmes, et un reflet de ce qu’attendent les oligarques au pouvoir : les enseignants ont la plupart du temps été de « bons » élèves, dont le réflexe d’obéissance se perpétue tout au long de leur vie.

Un « bon » élève se reconnaît donc à sa capacité à se taire en dehors des moments où on lui adresse la parole (c’est une libre adaptation pédagogique du principe bourgeois, « à table, les enfants ne parlent pas », et du principe militaire, « silence dans les rangs ! »), à prendre des notes avec une frénésie ostentatoire et à poser sur le maître un regard émerveillé. On lui a appris à faire ses devoirs dans les temps, à les rendre sur une copie bien propre, à construire des paragraphes et des alinéas. Le bon élève joue au prof, et on le récompense pour cette capacité mimétique.

Si de surcroît il a une étincelle factice d’originalité, on le sacrera élève d’élite. Et même s’il échoue à Normale Sup, il se rattrapera à Sciences-Po et à l’ENA. C’est le parcours d’Emmanuel Macron, bon élève remarqué pour sa conformité aux codes et sa superficialité brillante. Sa capacité de surface à la flagornerie est le masque de sa profonde docilité à ses maîtres — avant-hier, les professeurs d’Henri-IV, qui n’aiment rien tant que les « bons » élèves qui ne leur causent ni problèmes ni suées excessives, hier le groupe de Bilderberg, qui en a fait l’un de ses poulains après l’avoir auditionné en 2014 (tout comme Edouard Philippe, reçu en 2016 dans cet aréopage de vrais décideurs), aujourd’hui les maîtres du monde, qui l’ont installé là pour servir leurs appétits — et, accessoirement détruire toutes les lois sociales issues des ordonnances de 1945.

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De là à le désigner comme « Mozart de la finance », il y a un gouffre que les thuriféraires de l’actuel président de la République des bons élèves n’hésitent pas à franchir. Pauvre Mozart !

La sélection des « élites » qu’opèrent les grands lycées napoléoniens trouve son pendant, dans l’enseignement privé, dans quelques établissements réservés aux enfants de la bourgeoisie — Stanislas ou l’Ecole alsacienne, à Paris, qui produisent à la chaîne les successeurs de leurs aînés. Pensez qu’une lumineuse intelligence comme Gabriel Attal sort de l’Alsacienne, où il chahutait à son gré, et s’est retrouvé membre du cabinet de la ministre de la Santé Marisol Touraine, à 23 ans, député à 28, secrétaire d’Etat à l’Education dans la foulée — ça a dû bien le faire rire — et ministre délégué chargé des comptes publics en 2022 — là aussi, il a dû s’esclaffer. Mais il ne s’est pas étonné, ce Mozart de la dissipation était promis à ce destin miraculeux.

Gabriel Attal à Bordeaux, janvier 2021 © UGO AMEZ/SIPA

Le bon élève est donc recruté dans des formations exigeantes, il réussit « naturellement » le concours d’entrée à telle ou telle grande école, et fait profiter la nation, ultérieurement, de son excellence…

On pourrait poser la question de l’utilité nationale de ces jeunes gens qui nous ont coûté si cher à chouchouter. Combien de Polytechniciens quittent la France qui les a formés pour s’encanailler avec les traders de la City ou de Wall Street ? Combien de Normaliens entrent dans des cabinets ministériels, où ils croiseront des énarques si dépourvus d’audace et d’imagination qu’on en fera peut-être des présidents de la République ? Si le système scolaire était réellement élitiste, assisterions-nous au spectacle pitoyable qu’offrent les éminences toutes passées par le même moule ? Nous ne sommes pas du tout dans l’élitisme, surtout pas dans l’élitisme républicain, mais dans la perpétuation des privilèges d’une caste arrogante et globalement dépourvue de talent.

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À noter que, comme le souligne l’historien Pierre Vermeren (in Marianne n°1360, 6-12 avril 2023), la réindustrialisation de la France « va être rude, en contexte de libre-échangisme idéologique, face aux résistances des marchands, des importateurs et des financiers, le tout avec une pénurie d’ingénieurs : la seule rénucléarisation d’EDF va assécher le marché des ingénieurs pour des années. Les dizaines de milliers d’étudiants brillants orientés de manière pavlovienne vers les métiers de la finance, de la communication et du droit vont cruellement faire défaut. » Enfants du peuple capables de faire des maths, vous voici prévenus !

C’est que le « bon » élève n’atteint pas cette distinction, comme disait Bourdieu, par son génie intrinsèque, mais par sa maîtrise précoce des codes.

Codes familiaux, codes pédagogiques. Code linguistique aussi : le bon élève s’exprime bien, il a appris ça tout petit en écoutant, à l’arrière de la voiture, les discussions de ses parents ou le flux de France Culture. Il est souvent bilingue, car on l’a envoyé en séjour linguistique dès cinq ans. Il a de jolies références historiques et géographiques, car on l’a baladé dans la France entière au gré de vacances « culturelles » destinées à enrichir le capital du petit ou de la petite. Et on lui a offert des livres à Noël… Il arrive en Maternelle avec un capital dormant inestimable, qui s’accroîtra dans les années à venir.

En même temps, le système scolaire de collège unique (appliqué aussi dans le privé sous contrat) nivèle nécessairement les niveaux. Ce qui différencie au final les déshérités de leurs camarades nantis, c’est le capital social. Les programmes qui depuis trente ans ont privilégié le savoir-vivre ou le savoir-être au détriment des savoirs tout court ont cristallisé cette différence : si l’on n’offre pas davantage aux enfants acculturés, on les relègue d’emblée en seconde division.

Mes collègues qui déplorent, dans les divers dispositifs destinés à faire entrer des élèves atypiques dans le saint des saints pédagogique, le mélange des genres et la mauvaise graine susceptible de contaminer leurs chers « bons » élèves, me rappellent ces procédures d’Ancien Régime qui réservaient, dans l’armée, les fonctions d’officiers aux enfants issus de l’aristocratie. Il a suffi d’un Bonaparte (de noblesse douteuse), nommé dans l’artillerie, corps peu prestigieux, pour que le système se renverse cul par-dessus tête. Se promener sur les boulevards des maréchaux, à Paris, c’est égrener la liste des enfants de rien et de personne, parvenus au faîte des honneurs par leurs qualités propres et leur audace. Murat, Ney, Lannes, Soult ou Masséna ont taillé en pièces les aristocrates passés à l’ennemi. Des cancres doués ! Des gens de rien qui osaient tout !

Nous avons rétabli, avec les « lycées d’élite », les prépas, les grandes écoles, la « voie royale » en pleine République. Mais justement, sommes-nous bien encore en République ?

À noter que Napoléon n’avait pas de préjugés. Quand il tombait sur un enfant de la noblesse pourvu des qualités idoines, il en faisait aussi un maréchal, Davout par exemple, ou Brune. Mais statistiquement, on comprend bien que le peuple, le peuple ignorant, les gens de peu, les gens de rien, produisent malgré eux la majorité des enfants aux capacités réelles, dont le non-emploi est aujourd’hui le cancer de la France.

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Peut-être vous rappelez-vous Billy Elliot, le très joli film de Stephen Daldry. Dans le dernier quart du film, le héros, fils de mineur (en grève, nous sommes sous l’ère Thatcher) est convoqué pour une audition devant le jury de la Royal Ballet School — le saint des saints de la danse outre-Manche, la grande école par excellence. Audition peu convaincante, à la limite du grotesque, tant les prérequis de la discipline ne sont pas maîtrisés. Mais interrogé par ces maîtres impitoyables sur ce qu’il ressent quand il danse, le jeune Billy explique laborieusement : « C’est comme si je disparaissais… Un changement dans mon corps… Comme si je prenais feu… Le feu… L’oiseau… Comme l’électricité… »

C’est sur cette déclaration qu’il est finalement pris dans l’une des écoles de danse les plus exigeantes au monde. Car, comme on lui fait remarquer, le reste, la technique, on lui apprendra. On est là pour ça. Mais il est essentiel qu’il ait le feu sacré.

En vérité je le dis à ceux de mes collègues qui ne souhaitent que de « bons » élèves : il est des cancres plus valeureux que bien des élèves admirablement formatés. Parce qu’ils ne sont pas bons, certes, ils n’existent pas encore, ils sont en projection vers le futur. Et ils seront meilleurs que les autres, pourvu que vous leur appreniez arabesques, assemblés, battements et sauts de chat. Ou, si vous préférez, pourvu que vous leur appreniez les bases qu’on ne leur a jamais enseignées, qu’ils n’avaient aucune chance d’acquérir à travers leur environnement familial, les bases sans lesquelles ils ne pourraient progresser, mais qu’ils assimileront, pourvu que vous preniez le temps de les leur enseigner. Il est des cancres qui sont de vraies élites en puissance — mieux parfois que ceux qui sont nés avec une cuillère en argent dans la bouche et une distinction « naturelle », c’est-à-dire héritée.

Parmi les enfants de l’oligarchie se glissent un certain nombre d’enfants d’enseignants, malgré le statut dévalué de cette fonction. S’ils n’ont pas tous les codes sociaux, ils ont les codes pédagogiques. Et puis c’est bien le moins que l’on doit à leurs géniteurs, qui font le sale boulot pour maintenir au pouvoir une caste à laquelle ils n’accèderont jamais.

Nous nous privons ainsi des forces vives qui pourraient ressusciter ce « vieux pays », comme disait De Gaulle. D’autant que les pseudo-élites sélectionnées ne planent pas bien haut : les « bons élèves » sont malheureusement des crétins comme les autres. Mais ils détiennent les clés du pouvoir. Il n’y a qu’à les observer pour saisir à quel point, en politique aussi, le niveau a baissé.

Les forces vives du peuple, confinées dans des lycées professionnels méprisées, dans des filières bouchées, dans des options pédagogiques dont suintent le mépris sous prétexte de sollicitude, sont riches de destins empêchés, comme autrefois on les empêchait en les jetant dans la mine à huit ans. La désindustrialisation de la France nous contraint à passer par la case du non-emploi, ou de l’emploi précaire, de l’ubérisation tous azimuts, pour contenir les ambitions déçues et la colère de ces classes non laborieuses et qui pourraient bien à nouveau devenir dangereuses. Nous sommes en 1788, avec une minorité crispée sur d’arrogants privilèges. Elle devrait se méfier : après la nuit du 4 août, qui vit l’abolition des privilèges, on dressa la guillotine sur la place de la révolution. Il est de l’intérêt des gouvernants de se remettre en cause. Quitte à redistribuer le pouvoir.

Loin de moi l’idée de prétendre que tous les cancres sont des Hauts Potentiels Intellectuels ignorés par des enseignants jaloux. Mais ils sont nombreux à frapper à la porte de l’ascenseur social — définitivement en panne. Aidons-les à prendre l’escalier.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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