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Alain Finkielkraut : la France résiste au voile


En octobre 1989, trois élèves d’un collège de Creil sont exclues pour avoir refusé d’ôter leur foulard islamique en classe malgré la décision du conseil d’administration. L’affaire met le feu aux poudres. La classe intellectuelle se divise et se déchire. Les uns défendent l’intransigeance du principal et louent sa fermeté, les autres, soutenus par SOS-Racisme, fustigent son inhumanité et condamnent sa fermeture.

Consultés par Lionel Jospin, ministre de l’Éducation, les « Sages » du Conseil d’État préconisent de confier aux chefs d’établissement le soin d’apprécier, au cas par cas, s’il y a exagération, prosélytisme, propagande ou perturbation du bon déroulement des activités d’enseignement. Mais comme cet avis n’est pas clair, les contentieux se multiplient. C’est ainsi qu’en 2003, le chef de l’État, Jacques Chirac, charge Bernard Stasi de présider une commission de réflexion sur le principe de laïcité dans la République. D’abord hostile à une loi d’interdiction, la majorité des membres de la Commission Stasi change d’avis après avoir entendu les intervenants de terrain qui expriment leur inquiétude et leur désarroi devant un phénomène jusqu’alors peu perceptible en France : le communautarisme, qui fait prévaloir l’allégeance à un groupe particulier sur l’appartenance à la République et les convictions propres à ce groupe sur la règle générale. Le 15 mars 2004, conformément à la recommandation de la commission, le Parlement vote une loi interdisant dans les écoles, collèges, lycées publics, le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse.
Nous sommes aujourd’hui tributaires de cette loi de 2004.

Ce n’est pas la première querelle de la laïcité qui éclate en France. La laïcité telle que nous la connaissons est elle-même née d’une querelle. L’école fut le théâtre et l’enjeu d’une bataille acharnée entre cléricaux qui voulaient que les sociétés européennes restent chrétiennes et que l’enseignement demeure confessionnel et laïques qui critiquaient l’emprisonnement de l’esprit par le cléricalisme. « On devient clérical à l’instant précis où l’on incline sa raison et sa conscience sous une autorité extérieure qui s’arroge et à qui on reconnaît un caractère divin », disait Ferdinand Buisson.
C’est, dans le fond, le programme des Lumières tel qu’il a été magnifiquement résumé par Kant : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme de l’état de minorité dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de servir son propre entendement sans la conduite d’un autre. […]  » Sapere aude « , Aie le courage de te servir de ton propre entendement, voilà la devise des Lumières. » Mais ce courage ne vient pas tout seul. La finalité de l’enseignement laïque consiste donc à donner à chacun les moyens de devenir majeur.

Dans la grande querelle du curé et de l’instituteur, deux autorités se font face : l’autorité devant laquelle la pensée s’incline, et l’autorité par laquelle la pensée s’affirme.
Cependant, la querelle de la laïcité qui fait rage aujourd’hui n’est pas une réédition de la querelle du curé et de l’instituteur. Aujourd’hui, tout le monde parle le même idiome, en France et en Occident, et même l’Église ne défend pas la loi de Dieu contre l’ordre humain. Aussi, lorsque le quotidien polonais Gazeta critique la loi française sur le voile, ce n’est pas au nom des valeurs du catholicisme, mais au nom des valeurs de la dissidence. « Comment se peut-il que la France, patrie des droits de l’homme et berceau de la démocratie moderne, pratique cette forme indigne de discrimination ? »[access capability= »lire_inedits »] Et la presse anglo-saxonne fait entendre le même son de cloche. Pour le New York Times comme pour Gazeta, la loi française n’est pas sacrilège, elle est liberticide. Ces journaux n’appartiennent pas du tout au camp de la Réaction. Ils brandissent, contre ce qu’ils considèrent comme un abus d’autorité, l’étendard progressiste de l’autorisation.

Pour comprendre cela, il faut rappeler que la modernité réside non seulement dans le passage de l’hétéronomie à l’autonomie mais également dans le passage de l’absolu au relatif, du fanatisme au scepticisme. Au sortir des Guerres de religion, l’homme européen prend le pouvoir sur son destin et, faisant le deuil de l’absolu, il reconnaît simultanément sa faillibilité, sa finitude. La laïcité est fille de cet orgueil et de cette modestie, de l’audacieuse émancipation et de la sage tolérance. Une sagesse à l’œuvre chez Benjamin Constant, l’un des plus grands penseurs libéraux, lorsqu’il écrit : « Que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargeons d’être heureux ». Il y a priorité du Juste sur le Bien car désormais, de son Bien chacun est juge. Ce n’est pas à une instance surplombante, Eglise ou Etat, de le fixer et de l’imposer. Dans le respect des règles de droit, nous voulons mener notre vie comme nous l’entendons, comme ça nous chante, à la lumière de nos propres choix de conscience. Aucune conception du Bien ne doit prévaloir, aucune croyance ne doit régner.
D’où le fait que, dans nos sociétés, le vivre-ensemble soit le contraire d’un vivre ensemble ; ce n’est pas un vivre à l’unisson, fusionnel ou communautaire, mais un vivre à distance, indépendant, chacun selon ses convictions, ses envies, ses aspirations, libre des autres et en paix avec eux. Telle est la liberté des Modernes, « cette paisible jouissance de l’indépendance privée » comme dit encore Benjamin Constant.

C’est cette liberté des Modernes qu’invoquent tous les défenseurs du voile, en France comme à l’étranger. Je me souviendrai toujours des propos tenus par un jeune manifestant musulman interrogé dans le cadre d’un reportage durant les semaines précédant le vote de la loi : « Nous ne revendiquons aucun privilège, nous voulons que l’école soit à l’image de la société telle qu’elle est. » Il n’invoquait pas le Ciel. Il n’était pas un confident du Très-Haut mais un porte-parole du monde réel. Il ne voulait pas soumettre l’école à une vérité transcendante, il contestait la transcendance indue de l’école, son privilège d’extraterritorialité, et demandait qu’elle soit absorbée dans l’immanence du social. Ferdinand Buisson lui aurait rétorqué qu’il ne revient pas à l’école d’être à l’image de la société mais de la tenir à distance. Il aurait pu se référer non seulement à Kant mais également à Pascal, penseur chrétien de la distinction des ordres. La vie humaine, nous dit Pascal, n’est pas d’un seul tenant. Elle se déploie sur trois registres : l’ordre de la chair, l’ordre de l’esprit et l’ordre de la charité. La charité est située au sommet de l’échelle, elle témoigne de Dieu et porte son empreinte. Mais si le principe religieux reste le principe suprême, il n’est plus hégémonique et englobant, il oriente les âmes et ne gouverne plus les intelligences. Pascal, et c’est en cela qu’il est éminemment laïque, proclame la séparation des ordres. « Tout l’éclat des grandeurs de chair n’a point de lustre pour des gens qui sont dans les recherches de l’esprit et la grandeur des gens d’esprit est invisible au roi, au riche, au capitaine, à tous les gens de chair. » Pascal reconnaît l’indépendance de l’ordre spécifiquement spirituel. Il circonscrit le territoire de l’esprit. Et ce territoire, écrit Péguy au moment où se crée l’école républicaine, est celui de l’instituteur : « Ce n’est pas un président du conseil, ce n’est pas une majorité qu’il faut que l’instituteur dans sa commune représente. Il est le seul et inestimable représentant des poètes et des artistes, des philosophes et de tous les hommes qui ont fait et qui maintiennent l’humanité. Il doit assurer la représentation de la culture. »

Ce texte est d’autant plus émouvant qu’il témoigne d’un monde enseveli. Certes, les enseignants défendent jalousement leur indépendance et ne manquent pas une occasion de montrer qu’ils ne sont pas les représentants du gouvernement. Mais combien sont-ils à se vivre encore comme les représentants des poètes et des artistes ? Bien sûr, le public a changé. Dans un livre-enquête publié à l’aube de notre siècle et intitulé Et pourtant ils lisent, le sociologue Christian Baudelot constate que « la pratique de la lecture n’est plus parmi les jeunes l’objet d’une valorisation et de légitimation aussi forte qu’il y a trente ans » : « Finis les ermitages et les isolements, les nouveaux moyens de communication, télévision, presse, magazine, téléphone portable, ordinateur, console de jeux, engendrent et forment peu à peu l’esprit à de nouvelles catégories mentales de perception et de réception. »
Mais au diable la nostalgie ! Le sociologue refuse de se désoler de la disparition de cette lecture monastique et révérencieuse. Que cette pratique soit devenue une activité ordinaire est une bonne nouvelle pour une société qui met son point d’honneur à ne s’agenouiller devant rien et à ne prescrire aucun modèle. Le sociologue demande donc aux enseignants qui pratiquent encore la culture comme culte un ultime effort pour entrer enfin dans l’âge séculier.

Et le sociologue a été entendu. Dans un monde régi par la distinction des ordres, l’enfant ou l’adolescent était la même personne que l’élève mais ne se confondait pas avec lui. Une métamorphose subtile s’opérait dans la classe. L’enfant se séparait de ses humeurs, de ses affects, de ses besoins immédiats. Il se détachait de ses appartenances, il n’était plus rivé à lui-même et à son environnement, il devenait autre et c’est de cet autre, exclusivement, que s’occupait le maître. Les psychologues et les pédagogues refusent depuis longtemps cette distinction. Dans les années 1920, le philosophe Alain leur répondait déjà que « l’école n’est pas une famille plus grande ». L’enfant n’est pas l’enfant du maître, mais son élève.
À l’époque d’Alain, c’est la blouse qui faisait de l’enfant un élève et signifiait que, pour être instruit, il fallait s’abstraire de soi-même. Je n’ai pas porté la blouse, sinon dans le primaire, mais j’ai bénéficié de cette distinction. À présent, elle s’estompe. Il n’y a plus ni élève, ni enfant : nous sommes entrés dans l’ère du « jeune ». Toujours le même et toujours lui-même, à la maison, dans la rue, dans la cour de récréation, dans la classe ou sur Facebook, le « jeune » est un individu, certes en devenir, mais déjà sûr de ses choix, maître de la hiérarchie de ses buts personnels. La liberté des Modernes que Benjamin Constant, d’accord en cela avec Kant, réservait à l’adulte, revient de droit au « jeune ».
C’est à ce moment précis que la laïcité libérale se retourne contre la laïcité républicaine et que l’école change de mandat. Il ne lui incombe plus de représenter la culture et d’y conduire les élèves, mais de former les jeunes et – voici le mot-clé – de s’ouvrir sur la vie. On ne dit plus avec Alain : « L’école est un lieu admirable où les bruits extérieurs ne pénètrent point. J’aime ces murs nus. » On se félicite, avec le sociologue François Dubet, de voir que « les murs de ces sanctuaires s’effritent devant la force des demandes sociales et des revendications individualistes ». Les murs s’effritent : la vie force les portes du temple, le pluralisme démocratique met la transcendance républicaine à la raison, la société, avec ses besoins, ses modes, ses marques et ses emblèmes, déboule à l’école.

Reste à comprendre un paradoxe : au moment où triomphe la laïcité libérale dont se réclament les défenseurs du voile, le voile est interdit. Pourquoi le voile est-il resté à la porte de l’école ouverte et dé-sanctuarisée ? Pourquoi la vie et pas le voile ? Peut-être les motifs profonds qui ont inspiré cette soustraction ont-ils beaucoup à nous dire sur le « Nous » que nous formons.

La suite demain…[/access]

Cet article est issu de Causeur magazine n ° 41.

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Novembre 2011 . N°41

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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