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La cité Frugès, une utopie à valoriser?


La cité Frugès, une utopie à valoriser?
Cité Frugès-Le Corbusier, Pessac, Gironde © JEAN-PIERRE MULLER / AFP

Une exposition intitulée « Ouvrage » se tient en ce moment à Pessac dans la Cité Frugès-Le Corbusier. Un nouvel hommage au célèbre architecte, malgré son fascisme militant et son antisémitisme notoire. Pourquoi une telle mansuétude ?


Alors que tout le monde connaît aujourd’hui l’antisémitisme d’un Louis-Ferdinand Céline, au point qu’il n’est plus guère évoqué dans les médias qu’à travers ce prisme, celui de Le Corbusier, bien que fréquemment pointé du doigt, ne semble pas émouvoir outre mesure. Il ne fait pourtant aucun doute que le célèbre architecte a été compromis en son temps avec le fascisme et Vichy, comme le soulignait, en 2019, une tribune parue dans Le Monde, où était citée une phrase extraite de l’un de ses livres, datant de 1941 : « Une lueur de bien : Hitler. » À l’heure où les déboulonnages de statues se multiplient, il apparaît quelque peu étonnant que l’inscription en 2016 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco de l’œuvre architecturale de Le Corbusier, n’ait pas suscité davantage d’élans de réprobation.

Utopie ou dressage ?

Les manifestations culturelles vont d’ailleurs bon train à la cité Frugès de Pessac, l’une des « utopies urbaines réalisées les plus emblématiques au monde », comme la présente le service culturel de la ville, ajoutant que Le Corbusier propose là « une nouvelle approche sociétale en permettant l’accès à la propriété des habitants les plus modestes, ainsi qu’au confort le plus innovant en matière d’équipement et d’aménagement de l’espace de vie à l’échelle de la maison comme à celui du quartier », sans oublier l’apport d’une « nouvelle esthétique qui marquera l’histoire de l’architecture par un nouveau langage artistique de formes et de couleurs libéré de tout décor ».

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Autant dire qu’il s’agit là du portrait d’un révolutionnaire humaniste… Pourtant, nombre de spécialistes contestent cette appréciation régulièrement mise en avant par les sectateurs de l’architecte, voyant au contraire dans ses thèses « une organisation carcérale qui […] crée un corps unique saisi par la technologie du bâtiment moderne, un corps machine dans une vaste machine à habiter », comme l’analysait le professeur d’esthétique Marc Perelman dans Le Monde en 2015. Un avis partagé par le philosophe allemand Ernst Bloch, considérant qu’il y a dans son œuvre une volonté de réduire les hommes « à l’état de termites standardisés », ainsi que par l’historien de l’art Pierre Francastel, parlant à son sujet de « dressage » et de « servitude ».

Panégyrique sans nuances

L’exposition « Ouvrage », mise en place à Pessac depuis le 6 janvier, invite pourtant trois artistes à investir la Maison Frugès pour un hommage, voire un panégyrique destiné à valider l’apport incontestablement positif de Le Corbusier à notre monde moderne. La dimension critique, elle, n’est à l’évidence pas de mise. Chacun faisant référence à ses réalisations iconiques au travers d’allusions au mobilier qu’il a créé, à ses expérimentations constructives et, « bien sûr, à son principal dessein : placer l’humain au cœur de ses projets »…

Pour le sculpteur et plasticien Pierre Labat, Le Corbusier était ainsi avant tout « un grand mécène avec un rêve gigantesque », tandis que la peintre et sculptrice Alice Raymond vante « sa relation à l’environnement », quand bien même ce n’est pas l’espace naturel qui est valorisé dans le projet architectural de Le Corbusier, mais le culte de l’activité physique au moyen d’immenses terrains de sport géométrisés. De son côté, le peintre muraliste Matth Velvet assure que « la cité Frugès semble intemporelle », alors qu’il est communément admis que ses constructions ont subi les outrages du temps et paraissent aujourd’hui bien défraîchies, voire datées.

Avec 8 000 visiteurs par an au sein de la maison Frugès-Le Corbusier, la ville de Pessac entend bien poursuivre la valorisation de cette bâtisse de type gratte-ciel, qu’elle a acquise pour en faire principalement un lieu de médiation architecturale et urbanistique, tout en mettant en place une programmation d’expositions didactiques et artistiques toujours en lien avec le design, l’architecture, l’urbanisme ou l’art contemporain.

Moderne, forcément moderne

Mais la question demeure ? Pourquoi une telle mansuétude à l’égard de celui qui est couramment défini comme le fondateur de l’architecture moderne ? Peut-être, précisément, parce qu’il est « moderne » et que le moderne fait l’objet d’une survalorisation positive conduisant à sa sacralisation. En décidant qu’il coïncidait avec le « Bien », ses promoteurs préfèrent sans doute balayer d’un revers de main tout ce qu’il y aurait de fâcheux à dire sur ses représentants les plus douteux.

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est docteur en lettres modernes, correcteur et journaliste indépendant.

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