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Sâdeq Hedâyat: cauchemar persan

Chroniques des lettres oubliées : «La Chouette aveugle» de Sâdeq Hedâyat


Sâdeq Hedâyat: cauchemar persan
L'écrivain iranien Sadegh Hedayat (1903-1951). DR.

« Le Kafka iranien », nous dit la presse. Avec ces deux mots, l’imagination du lecteur est titillée : angoisse, noirceur, confusion, exotisme, orientalisme… Une bonne technique de vente, peut-être, mais une comparaison ô combien insuffisante pour décrire le monde uniquement glauque et hypnotisant de Sâdeq Hedâyat.

La Chouette aveugle (1936) fut l’un des premiers romans iraniens, la littérature persane étant, jusqu’alors, dominée par la poésie, sa tradition ancestrale. Un livre, deux nouveautés : l’une à l’échelle nationale, dans le genre, et l’autre, aux quatre coins du globe, en tant que pionnier du modernisme. Et bien qu’André Breton le citât comme une influence majeure sur le surréalisme, la vie de son auteur, elle, fut une tragédie absurdiste.

Repêché dans la Marne

Né dans l’aristocratie iranienne à Téhéran, en 1903, Sâdeq Hedâyat grandit avec un père haut-placé au gouvernement, ainsi qu’une sœur ayant épousé un général des armées, et une autre, l’un des premiers ministres du Chah. Autant dire que son ascension vers les plus hautes strates du pouvoir était non seulement tracée, mais attendue. L’on crut bon de l’inscrire au collège Saint-Louis de Téhéran, puis de l’envoyer en Belgique et à Paris, dans l’espoir que le mâle de la lignée y acquière un goût pour la diplomatie, et, pour la forme, un diplôme d’architecture.

Or, ce qu’il y trouva, c’est d’abord un profond désespoir, un état de marginal, et l’opium – mais aussi, une passion pour la littérature européenne. Maupassant, Rilke, Hesse, Tchékhov, et, bien sûr, Kafka, berceront ou hanteront ses jours, à mesure que sa présence aux cours se faisait plus rare. En 1927, jugeant la société comme absurde, et sa vie comme dépourvue de sens, il se jeta dans la Marne, ce qui eût mis fin à notre histoire si les quelques pêcheurs des environs ne l’avaient pas attrapé avec leur prochaine grillade.

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De retour en Iran, Hedâyat végéta quelques années dans des postes bureaucratiques, publiant en parallèle des nouvelles à faible tirage. Il fréquenta tantôt des cercles communistes, tantôt des cercles ésotérico-politiques, dans un contexte de nationalisme axé sur le Zoroastrisme et la culture persane préislamique, avant de se replier dans son écriture, et dans un mal-être toujours plus étouffant. Mais le moment charnière de son écriture survint au cours d’un long séjour en Inde, en 1936-37. Fasciné par cette culture ancienne qu’il jugeait authentique et pleine de sagesse, à l’opposé de son Iran occidentalisé, il puisa l’inspiration pour plusieurs nouvelles, riches en folklore et en mysticisme, et surtout, pour son roman-phare. Or, la parution de La Chouette aveugle ne lui valut que le mépris et le scandale dans son pays natal. Entretemps, son opiomanie s’intensifia, et, consumé par la désillusion et l’absurde, il retourna à Paris, et se suicida dans son appartement rue Championnet, en 1951, laissant une œuvre trop tardivement redécouverte.

Les meilleures lectures sont celles où l’on en sait le moins possible sur ce qui nous attend. Mais, chronique littéraire oblige, la plume s’efforcera de conjuguer, d’une part, son appréciation pour l’originalité, les thèmes et le style du roman, et de l’autre, une certaine retenue. Car, à l’image d’une chouette, il ne faut pas trop éclairer ce livre, au risque qu’il s’envole.

Psychose et digressions noires

La Chouette aveugle est composée de deux parties. Dans la première, plus courte, nous assisons à une scène cauchemardesque, racontée du point de vue d’un narrateur en pleine psychose. Ouvrant avec un événement invraisemblable, les pages se tournent et s’enfoncent dans un glauque toujours plus suffocant. Même le lecteur le plus clairvoyant ne saurait prévoir ce qui l’attend plus loin, car il est retenu prisonnier par un narrateur instable. Est-ce une pure rêverie ? Des hallucinations dans le monde réel ? Ou des visions concrètes ? Mystère… Bien entendu, il s’agit là d’un élément fondateur du surréalisme employé si souvent par la cohorte européenne – Buñuel, Dalí, Breton, Magritte… – sauf que chez Hedâyat, l’incertitude se mêle à une horreur et à une violence particulièrement crues, mais non moins captivantes. Plusieurs symboles et personnages reparaissent au fil de cette section, sans que le lecteur puisse en comprendre le sens, mais leurs récurrences ne font qu’attiser son envie de les déchiffrer.

La « résolution » de cette scène clôture la première partie, et ouvre la seconde. Celle-ci, plus longue, est écrite sous forme du cahier du narrateur qui, l’instant d’après, est saisi par l’urgence de coucher sa vie sur le papier, et de cracher le venin qui le ronge.

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Peu à peu, il détaille sa vie d’extrême misère et de solitude, la torture psychologique infligée par ses proches, ses délires sous opium, son désir de mort et ses obsessions diverses, entremêlés de digressions noires. Un récit non-linéaire dont la lecture intrigue et déroute. Cependant, plus on avance dans cette section, mieux l’on comprend les événements et symbolismes de la première partie. Un puzzle morbide, assemblé en sautant d’un coin à l’autre. C’est à la dernière page que nous comprenons tout, et que nous voyons enfin, dans sa totalité, l’horreur pressentie depuis le début.

Le passage d’un narrateur à la première personne à sa propre écriture manuscrite signale un changement de ton et de style, permettant à l’auteur de déployer sa palette. En effet, dans la première partie, nous lisons les pensées internes du personnage, des pensées confuses, nerveuses, certes, mais exprimées, pour ainsi dire, avec fluidité ; tandis que dans la seconde, l’on sent les tremblements de sa main sur le papier, la difficulté qu’il éprouve pour trouver les mots justes, et en même temps, la catharsis dans ses aveux-fleuve.

Cette impression est largement due à l’usage de la ponctuation. Bien plus qu’un simple outil, elle représente, dans un texte, musique ou dissonance, respiration ou asphyxie. Justement, Hedâyat emploie très peu de points ou de phrases complètes, préférant le tiret pour entrecouper des événements de pensées, des souvenirs de sensations, et le passé du présent, de cauchemars, de folie… L’usage de la répétition, aussi : certaines formulations et expressions reparaissent constamment, mais toujours dans des contextes différents, de façon à créer un mélange fascinant d’imprévu et de déjà-vu.

Qui eût cru que les toussotements d’un esprit tuberculeux pouvaient contenir autant de poésie ? Et qu’en regardant jusqu’au fond d’un homme aussi singulier, l’on pourrait reconnaître, même de loin, ses propres noirceurs ?

Finalement, malgré leurs différences, Hedâyat resta fidèle au mot de Kafka : « La littérature est la hache qui brise en nous la mer gelée. »

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Originaire de Montréal, Jacques Chambray détient une licence en science politique de l’Université de Montréal. À paraître : "Le Regard fuyant", premier roman.

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