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Quand Joseph Kessel explore la jungle des désirs

Le désœuvrement dans la littérature (2)


Quand Joseph Kessel explore la jungle des désirs
Catherine Deneuve et Pierre Clément, "Belle de jour" de Luis Buñuel, 1967 © SIPA

En 1928 sortait Belle de Jour de Joseph Kessel


Dans Belle de Jour, publié en 1928, Joseph Kessel a imaginé une très belle héroïne de fiction, habitée par un masochisme féminin troublant. Le livre a été porté à l’écran en 1967 par Luis Buňuel, sur un scénario de Jean-Claude Carrière. Catherine Deneuve est devenue pour toujours Séverine, jeune femme oisive, amoureuse de son beau chirurgien de mari. Dans un univers ouaté, la tragédie s’annonce, avec une Séverine portée aux plus vifs excès de la chair et même de la luxure, jusqu’au dénouement fatal qui la fera redevenir ce qu’elle est vraiment, c’est-à-dire une « enfant perdue » dans la jungle des désirs.

La naissance d’un fantasme

Un traumatisme initial ? Séverine, alors qu’elle avait huit ans, a été violée par un plombier venu faire une réparation. Elle a peut-être mis de côté cet événement, mais il est toujours là, en elle, comme refoulé. Son éducation en Angleterre est lisse, comme son mariage. Cela fait deux ans qu’elle vit avec Pierre, lorsque la lassitude physique se fait sentir, et surtout l’ennui comme un poids qui l’oppresse. « Mais une attente subsistait en elle… », écrit Kessel. Une attente… Une de ses proches relations, Renée, lui raconte alors qu’une certaine « Henriette, notre ami Henriette, lui confie-t-elle, va régulièrement dans une maison de rendez-vous ». Renée lui dresse un tableau horrible de ce « métier », et cette description produit dans l’âme de Séverine une grande émotion. Bouleversée, elle en parle à son mari, ressentant « un besoin organique comme la faim, d’entendre parler de ces choses qu’elle se refusait à imaginer ».

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Séverine, pour ainsi dire, prend son courage à deux mains. Elle essaie de sortir du brouillard mental où elle se trouve. Elle tente d’obtenir un contact humain intime, avec l’homme-monstre qu’elle désire. « Il sentait le tabac grossier, la graisse, la force », écrit Kessel. Voilà à quoi correspond le fantasme originel de la frigide Séverine, et pourquoi elle va se rendre dans une maison de rendez-vous, pour y « travailler », dans l’espoir de rencontrer de tels individus, affiliés à ce « peuple noueux, animal, exigeant, auquel elle devait appartenir ». L’obsession de Séverine est là, reposant sur une transgression fondamentale vis-à-vis de son mari, dont elle continue à être amoureuse et qui ne sera, dans toute cette histoire, qu’un jouet entre ses mains.


Un feu d’artifices

Le roman de Kessel nous raconte tout un pan de la vie de Séverine, pensionnaire à demi cloîtrée dans la maison de rendez-vous de Mme Anaïs. C’est une prostitution de luxe, en quelque sorte, qui n’existe plus aujourd’hui. Les clients sont plutôt riches et parfois hauts en couleur. Les premiers jours, Séverine sombre dans une certaine apathie, novice qu’elle est dans la réalisation de son fantasme : « Séverine se sentait condamnée à faire ce qu’on attendait d’elle. » Après sa première passe, elle tombe dans un état de choc psychologique. Sa sensibilité, trop longtemps retenue, éclate comme un feu d’artifices. Cependant, bien vite, une phase de dépression succède à ce triomphe sur elle-même : « La joie qu’elle avait eue par son abaissement s’était évanouie dès que l’avait touchée celui qui la lui avait donnée. Il l’avait prise morte. » Kessel se livre à une rigoureuse analyse du caractère masochiste de Séverine, dont l’étonnante liberté ne va pas sans danger pour elle. Certaines phrases de l’écrivain rappellent un peu le roman de Pauline Réage, Histoire d’O : « Séverine eût voulu se faire la servante de Pierre, écrit un Kessel précieux, pourtant elle ne put se résoudre à l’accueillir dans son lit quand, ému de tant de chaleur, il montra le désir qu’il avait d’elle. » Un même désœuvrement licencieux court dans ces deux romans, où les jeunes héroïnes ont choisi lucidement, ou non, de subir le viol.

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La quête du repos essentiel

Le Dr Jacques Lacan voyait dans le masochisme une tentative de troubler le partenaire, de lui faire porter l’angoisse du rapport sexuel. Le masochiste, au fond, cherche un sens à sa vie, à travers l’autre. Il cherche Dieu, mais Dieu ne répond pas. Séverine est une contemplative, une femme en quête du repos essentiel, celui que donne le Très-Haut le jour du shabbat. Séverine implore silencieusement, mais en vain, faute sans doute de persévérance, puis s’abandonne à la faute même et à la honte qui en découle et dont elle a soif. Kessel le sous-entend : Séverine est une moniale abandonnée, qui aurait pu trouver dans la réclusion absolue une forme de salut.   

Joseph Kessel, Belle de Jour. Éd. Gallimard, 1928. Disponible en « Folio ».

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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