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Israël entre en situation pré-révolutionnaire

L'analyse géopolitique de Gil Mihaely


Israël entre en situation pré-révolutionnaire
Le Premier ministre isréaelien Benyamin Netanyahou et le ministre des Finances Bezalel Smotrich, Jérusalem, 23 février 2023 © Ronen Zvulun/AP/SIPA

À Jérusalem, l’exécutif et le législatif sont lancés sur une inquiétante trajectoire. La collision est à craindre.


Chaque jour, Israël se rapproche d’un point de rupture constitutionnel et donc d’une situation révolutionnaire. L’exécutif et la majorité législative sont en conflit ouvert et assumé avec la Cour constitutionnelle, et ce n’est qu’une question de jours ou de semaines avant que cette dernière n’intervienne en déclarant certaines lois inconstitutionnelles ou en déclarant le Premier ministre inapte à de remplir ses fonctions. Il est fort possible que, dans ce cas, l’exécutif rejette la décision de la Cour et que le parlement légifère pour la contourner. Il se produirait à ce moment un phénomène de « clash de légitimités », l’équivalent juridique d’une fusion du cœur d’une centrale nucléaire.

Une « réforme du pouvoir judiciaire » qui est une menace mortelle pour la démocratie

Théoriquement, il s’agirait en réalité d’un « clash de légalités ». Chaque pouvoir, le législatif et le judiciaire, est formellement dans son rôle. L’argument du couple législatif-exécutif est qu’ils sont issus du suffrage universel. Effectivement le gouvernement jouit d’une majorité (64 députés sur 120) parfaitement légale. La Cour, en revanche, avance que son rôle est justement de limiter l’étendue du suffrage universel au nom d’une vision de l’Homme et de la société (« les libertés ») dont elle est la garante. Pour les élus, l’argument est facile : intuitivement il semble évident que dans une démocratie, si on respecte les formes, la majorité l’emporte. Pour la plupart des citoyens des démocraties, c’est l’essence même de la « démocratie ». Il est plus difficile d’expliquer pourquoi la majorité ne peut pas tout faire et encore plus ardu de définir les limites exactes du pouvoir de la majorité. Surtout qu’en Israël (comme presque partout) les juges de la Cour constitutionnelle ne sont pas élus mais nommés.

Israël souffre donc du même mal que d’autres démocraties : le statut et la légitimité des juges. C’est un vrai problème qu’en France on connait sous le nom du « gouvernement des juges ». C’est un problème difficile, car la démocratie occidentale libérale s’est forgée en opposition à deux ennemis. Le premier, que nous connaissons tous, est le tyran, le roi qui transforme le pouvoir en bien détenu par une famille, le dictateur avec ou sans uniforme. Mais il y en a un autre, un peu plus discret mais très gênant : l’excès de démocratie, du peuple quand il est cruel, capricieux ou en colère, bref des passions tristes. C’est pour cette raison que certaines démocraties se sont dotées de deux chambres, pour ralentir le processus et surtout donner à certains une surreprésentation, dans l’espoir de calmer ces passions et permettre de faire baisser la température lors des conflits. Autrement dit, pour empêcher le « peuple » de se faire du mal. C’est aussi pour cette raison que la plupart des démocraties évitent autant que faire se peut le referendum.

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En Israël l’armature constitutionnelle composée des lois fondamentales et de la jurisprudence est fragile et incomplète, et les institutions reflètent de très près la pluralité des courants politiques qui animent la société. Rien n’a été prévu, à part la Cour constitutionnelle, pour empêcher l’emballement du système. C’est pour cette raison que la « réforme du pouvoir judiciaire » qui est en train d’être votée est mortelle pour la démocratie israélienne. Il ne s’agit pas d’améliorer le pouvoir judiciaire – qui en a grandement besoin – mais de le neutraliser avec la possibilité pour une majorité simple (61 sur 120, dont n’importe quel gouvernement bénéficie par définition), de s’assoir sur la décision de la Cour en revotant tout simplement la loi censurée sans l’amender ! Sans parler du fait que le Premier ministre, poursuivi devant un tribunal pour corruption, et qui s’est engagé à ne pas intervenir sur les dossiers susceptibles d’avoir un impact sur son procès, est à la manœuvre derrière cette soi-disant réforme. Un cas flagrant de conflit d’intérêts que la Cour constitutionnelle a laissé se développer ces dernières années, justement par peur d’engager un bras de fer avec les élus…

Triste scénario

Si Israël est dans la panade aujourd’hui, c’est essentiellement pour une raison simple : ce qui s’est passé ces dernières semaines a longtemps été considéré comme inimaginable. Tout comme personne n’a imaginé qu’un juif pouvait assassiner le Premier ministre, personne n’imaginait qu’un juif pouvait assassiner la démocratie israélienne. Fort heureusement, le pire des scénarios n’est pas encore advenu, et, contrairement à Yitzhak Rabin, une démocratie peut ressusciter. Ce que la majorité actuellement au pouvoir défait pourrait un jour, sous une autre majorité, être rétabli. Mais pour l’instant les nuages s’accumulent et l’horizon s’assombrit.

Le président israélien, qui n’est pas le chef de l’exécutif et dont le statut ressemble à celui de la IVe République, a proposé un schéma de sortie négociée de la crise. Pour l’instant, la majorité ne semble pas intéressée par une désescalade. Le processus législatif continue et le moment fatidique approche. Certains appellent à une démission collective de tous les députés de l’opposition, pour priver le parlement israélien de sa légitimité. La présidente de la Cour suprême (et constitutionnelle) a déjà annoncé qu’elle allait démissionner si la loi du contournement est adoptée. Des centaines de milliers de citoyens vont probablement faire grève et des fonctionnaires démissionner. La poudrière est chargée et attend l’étincelle, unique inconnue dans ce triste scenario.

Tout cela fait penser aux Etats-Unis et au compromis qui a permis son existence pendant les huit premières décennies de son histoire. La question de l’esclavage en Amérique du Nord, comme celle de la relation entre le caractère juif et démocratique de l’État d’Israël (et donc les questions : qu’est-ce que c’est que d’être Juif ? qui est Juif ? et qui le détermine ?) n’a pas été tranché au moment de l’Indépendance, car le compromis était impossible. Mais le problème n’a pas disparu. Il s’est même aggravé. Une crise a été évitée à plusieurs reprises (c’était le moment des grands ténors du sénat, Clay, Webster et Calhoun) jusqu’au moment où cela n’était plus possible. On connait la suite de l’histoire aux Etats-Unis.                                                                             




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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