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Immigration : faut-il annoncer la couleur ?


Immigration : faut-il annoncer la couleur ?

Hugues Lagrange

Race ou classe : dans le débat sur l’immigration, les banlieues et l’insécurité, chacun est prié de choisir son camp – si possible le bon. On vous parle délinquance, échec scolaire ? Répondez immédiatement : chômage, pauvreté, ghettoïsation ! Évoquer les origines ethniques des populations concernées, mentionner leur religion, leur culture et leur vie avant leur installation en France, c’est prendre le risque d’être accusé de racisme. On vous soupçonnera de vouloir dédouaner l’Etat et le pays d’accueil et de rendre l’immigré responsable de sa misère. Or, si chez Agatha Christie, le coupable, c’est toujours le majordome, dans le débat public, c’est toujours le grand méchant Blanc. Le grand mérite du Déni des cultures, le dernier ouvrage du sociologue Hugues Lagrange, est de s’attaquer à cette vision binaire et idéologique de la réalité.

Lagrange n’y va pas par quatre chemins : « Les émeutes urbaines, constate-t-il, […] ont surtout mobilisé les enfants des grandes familles isolées par la ségrégation urbaine. […] Elles ont d’abord impliqué des adolescents masculins qui cumulent plus de difficultés scolaires que les filles. Ces réalités sont l’expression d’arrangements familiaux et de rapports entre les sexes qui tranchent radicalement avec l’évolution des mœurs en Europe  […]. »  Mais ces réalités sont occultées par des pouvoirs publics, de gauche comme de droite, qui hésitent entre « l’affirmation d’une indifférence […] à la confession, à la couleur de la peau et à la culture d’origine et des actions ostentatoires pour refouler les « nouveaux barbares » « .[access capability= »lire_inedits »]

Fort de nombreuses statistiques et d’une connaissance approfondie des cités qui entourent Mantes-la-Jolie, Lagrange concentre son attention sur les immigrés arrivés du Sahel ces vingt dernières années. Pour eux, l’émigration s’est doublée d’un choc des cultures – au sens anthropologique du terme. Lagrange montre l’importance de facteurs tels que la polygamie, la taille des fratries, les relations intergénérationnelles horizontales (qui assurent l’autorité du grand frère), la différence d’âge entre mari et femme. Ces éléments produisent un genre particulier de domination masculine écrasante qui, à la différence du machisme, fait de la pureté de la femme la base de l’honneur de l’homme et du groupe. Contrairement aux idées reçues, les pères ne sont pas absents et ne manquent pas d’autorité. En revanche, ils sont distants et leurs femmes, souvent jeunes, souffrent d’un déficit d’autorité sur les garçons, notamment l’aîné.

Huit ans, l’âge de la dernière chance ?

Ces caractéristiques anthropologiques issues des sociétés sahéliennes réduisent très fortement les chances des enfants de réussir à l’école. Or, l’échec scolaire est la raison principale des conduites transgressives pendant l’adolescence. Les frustrations accentuent à leur tour la pression exercée sur les filles tandis que l’islamisme cautionne et sanctuarise les dérives de ce néo-traditionalisme.

À en croire Lagrange, ce qui n’a pas été fait avant l’entrée en CE2 est presque impossible à rattraper – 8 ans, l’âge de la dernière chance ? Dire cela, c’est ouvrir une boîte de Pandore idéologique et politique et rejeter la « responsabilité » sur les familles qui s’avèrent incapables de donner aux enfants les outils de base nécessaires à un parcours scolaire normal, non pas par désintérêt ou manque de moyens, mais en raison de la structure même de certaines familles d’origine africaine. Au moment de la scolarisation, les enfants souffrent de problèmes d’attention et de concentration, de difficultés à maîtriser des repères temporels, donc à assimiler les temps grammaticaux. Ces carences sont bien trop lourdes pour que l’Ecole puisse les combler efficacement.

Pour rendre justice à l’analyse de Lagrange, il faut préciser que, pour lui, la dimension culturelle ne remplace ni ne diminue le poids des facteurs socio-économiques. Les deux sont tout simplement inséparables : ce qui compte, c’est la rencontre de la culture d’origine et de celle de la société d’accueil, mais aussi les conditions économiques et matérielles de cette dernière. La culture des quartiers étudiés par Lagrange est, en réalité, tout aussi éloignée des traditions françaises que de celles du pays d’origine. Dans un environnement compétitif et méritocratique, les garçons nés en France ou arrivés très jeunes se bricolent une identité qui n’est ni d’ici ni de là-bas.

Pour Lagrange, la prise en compte des facteurs ethnoculturels dans les difficultés des immigrés doit permettre de comprendre l’échec des « politiques de la ville » mais aussi de suggérer de nouvelles pistes. Il s’agit de s’appuyer sur les handicaps, par exemple en utilisant les « ghettos ethniques » comme des sas de décompression.

L’intégration des immigrés – surtout quand ils sont issus de cultures qui se conjuguent difficilement avec la culture dominante française – ne peut pas, dit-il, être pensée en termes de réussite individuelle. Leur seule chance de s’en tirer est la communauté. Or les classes moyennes « de souche » n’ont pas repris le chemin des cités abandonnées par leurs parents à partir de la fin des années 1970. La seule possibilité pour que s’instaure cette mixité sociale recherchée et introuvable, c’est que les membres de la communauté qui réussissent restent soit dans la cité, soit à proximité : ces classes moyennes qui auraient « un pied dedans, un pied dehors » feraient office de locomotives pour les autres. Ainsi, une moindre diversité ethnique pourrait-elle aller de pair avec une plus grande diversité sociale.

Si le diagnostic est passionnant, les conclusions de Lagrange ont de quoi laisser sceptique. En effet, il interpelle le roman français en proposant des modalités du « vivre ensemble » radicalement différentes de celles que nous connaissons. Il entend rompre avec notre conception, issue de la Déclaration des droits de l’homme, de l’individu comme être sans histoire, sans origine et sans religion, au profit d’une prise en compte des gens tels qu’ils s’inscrivent dans le tissu socioculturel. Ce sont, selon lui, toutes ces différences qu’il faudrait patiemment assembler dans une France « patchwork ». Vaste programme auquel on n’est pas obligé d’adhérer. [/access]

Novembre 2010 · N° 29

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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