Accueil Culture Il me semble que Félicien Marceau est à Capri

Il me semble que Félicien Marceau est à Capri


Comme bon nombre des meilleurs écrivains français, Félicien Marceau était belge. L’académicien, mort cette semaine à 98 ans, avait connu les années sombres dans son pays d’origine. Catholique comme Hergé à la même époque, il n’avait pas forcément choisi le bon camp quand il a travaillé jusqu’en 42 pour une radio nationale qui n’avait plus de nationale que le nom, étant donné les bruits de bottes que l’on pouvait entendre sur les pavés de la Grand Place, les éructations des rexistes de Degrelle et le silence assourdissant du roi qui montrait moins beaucoup moins de courage que ses cousins hollandais ou danois. La Belgique ne pardonna pas à Louis Carette, qui était son vrai nom, cet engagement, et le condamna à une lourde peine de prison.

Mais Carette était déjà devenu Félicien Marceau. Son goût pour les masques, la mobilité, l’évasion, tout cela hérité de sa passion pour Casanova, sans doute… Et comme Casanova, il avait l’art de l’esquive élégante. Hors de question de payer toute une vie des erreurs de jeunesse. On peut comprendre quand on voit comment certains n’ont rien payé du tout en faisant bien pire.
Du coup, on pouvait le trouver, dans ces années là, à skier dans le nord de l’Italie et à développer une sorte de morale insulaire pour personnes déplacées. On en a un écho plaisant dans un de ses premiers romans, Capri, petite île.
Félicien Marceau connut le succès public à plusieurs reprises et notamment grâce au théâtre, en 1956, avec sa pièce L’Oeuf qui est finalement une variante camusienne sur le sentiment de l’absurde s’emparant d’un homme ordinaire qui ne comprend plus rien à un monde clos sur lui-même et ne s’en sort que par le meurtre.

A lire le sujet de cette pièce, on en oublierait presque que si Félicien Marceau savait être sarcastique et noir, il était aussi un écrivain solaire, doué pour le bonheur. Des romans comme Bergère légère, Les élans du cœur, Les passions partagées ou ses mémoires Les Années courtes ont assuré des journées de lectures aux jeunes gens qui ne se fiaient qu’aux impulsions de leur goût et ne demandaient pas leurs papiers idéologiques à l’auteur dès qu’ils ouvraient un de ses livres. Aussi il n’est pas rare dans les bibliothèques de ces aimables subversifs, de trouver les romans de Marceau à côté de ceux de Nimier, Déon, Laurent, Blondin, Perret et tous les suspects habituels…

Oui, tous sont de droite, parfois très à droite. Et alors ? L’époque a de plus en plus de mal à admettre que la littérature est une zone franche, une manière de plage ensoleillée où l’on va éviter la guerre civile et se baigner entre gens de bonne compagnie. Et puis, n’est-ce pas, quand toutes les idéologies sombrent, et elles sombrent souvent, ce qui reste au bout du compte, c’est le style. Le style, Félicien Marceau n’en manquait pas. Le style mais aussi la légèreté, l’impression de facilité dans l’art de dérouler les phrases et de raconter une histoire, c’est aussi pour cela bien plus que pour des engagements douteux, que certains écrivains sont secrètement détestés.

Félicien Marceau, finalement, ne croyait que dans la littérature comme seule réalité du monde. Pour le montrer, il a écrit le meilleur livre qui soit sur Balzac, Balzac et son monde. Un essai conçu comme un bottin mondain des personnages, un who’s who de la Comédie humaine. Il le publie en 1970. La date à son importance. Dans ces années où après l’existentialisme, le nouveau roman et le structuralisme prennent leurs envols grisailleux, Marceau réaffirme la prééminence du personnage, autant dire du sujet.

Surtout, dans Balzac et son monde, il laisse entendre quelque chose de scandaleux : pour le vrai lecteur d’un grand écrivain, les personnages qu’il fréquente toute une vie ont finalement pour lui plus d’importance que son voisin de palier. Et, pour prendre Balzac comme exemple, il apparaît évident que nous sommes un certain nombre à ne pas nous remettre de la façon dont le marquis d’Ajuda-Pinto quitte madame de Beauséant alors que l’on doit se forcer pour compatir au divorce de son coiffeur.

Félicien Marceau a aussi laissé deux romans qui sont de magnifique témoignages sur ces mêmes années 70, cette dernière décennie du monde d’avant. Il y a d’abord Creezy qui obtint le prix Goncourt en 1969. Dans des appartements avec des poufs blancs et des lampes de chevet orange, un homme politique ambitieux retrouvait sa maîtresse, un mannequin sublime. Comme il tenait sa fortune et ses relations d’une épouse de la vieille bourgeoisie, il affrontait un dilemme. On ne vous raconte pas la fin mais il faut savoir que si l’univers de Marceau est sensuel, il n’est pas romantique pour autant. Ensuite, il faut lire Le corps de mon ennemi. Une histoire de vengeance. Un petit gars d’abord accepté par les notables avant d’être victime de leurs magouilles et de se retrouver en prison. Il revient pour se venger. Cela se passe dans une grande ville imaginaire du Nord, connue pour ses filatures. A l’époque, il y avait encore des filatures, des ouvriers, de la lutte des classes, des R16, des grèves, des femmes qui s’habillaient le soir pour dîner et des élections municipales, avec leurs nervis patronaux, qui avaient de petits airs de guerres civiles. Le corps de mon ennemi sort l’année où Marceau est élu à l’Académie Française, 1975, ce qui est amusant car il y a du Horace Mac Coy, voire du Jim Thompson dans ce roman-jeu de massacre au rythme américain.

Creezy et Le corps de mon ennemi ont donné deux films, eux aussi typiques des années 70. Il s’agit de La race des seigneurs de Pierre Granier-Deferre avec Delon et Sydne Rome, belle comme une couverture de Play-Boy sous Giscard. Le corps de mon ennemi est tourné avec Belmondo par Henri Verneuil sur des dialogues de Michel Audiard. C’étaient typiquement ce qu’on appelait les films du dimanche soir et il nous semble bien que c’est la première fois que nous avons vu, écrit au générique, le nom de Félicien Marceau, que c’est de cette manière, ausssi, que nous avons eu envie de lire l’écrivain qui inventait de telles histoires. Comme quoi, regarder la télé menait encore à tout en ce temps-là, même à Félicien Marceau.



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