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Gainsbourg, la vie comic-strip


Gainsbourg, la vie comic-strip

Serge-Gainsbourg

Toutes les « vies » ne font pas de belles histoires. Celle de Serge Gainsbourg, né Lucien Ginzburg quelque part à la fin des années 1920, offre tous les ingrédients d’une superbe aventure intime et lyrique : des drames personnels qui ne seront jamais complètement digérés (le port de l’étoile jaune sous l’Occupation, une carrière de peintre ratée), des femmes « étoiles filantes » qui passèrent fugitivement dans son paysage et le quittèrent systématiquement, des chansons culte ancrées dans la poésie française pour dix siècles entre Villon et Vian, des fulgurances médiatiques exubérantes et drolatiques (depuis ce Pascal cramé en direct à « 7/7 » pour se plaindre du fisc, jusqu’à ce délicat et mutin « I want to fuck you » lâché sur un plateau de télé à une chanteuse américaine dont l’histoire a oublié le nom), un sens raffiné de l’autodestruction entre éthylo-suicide et smoking-rage-kamikaze, etc. Tout cela est archi-connu, et la biographie de référence écrite par Gilles Verlant documente en détail ce destin génial et météorique [1. Gilles Verlant, Gainsbourg, Albin Michel, 1992.].

Mais Gainsbourg fait partie du patrimoine national – il est un monument comme la Tour Eiffel, le Zouave du Pont de l’Alma ou le Mont Saint-Michel, c’est-à-dire qu’il appartient à tous et à chacun. Il est tout aussi permis d’aller faire un graffiti sur le mur d’enceinte de son hôtel particulier de la rue de Verneuil que d’annexer son truculent « personnage » à son propre imaginaire. C’est ce qu’a décidé de faire le très talentueux dessinateur de bande-dessinée Joann Sfar, à travers un drame onirique qualifié avec justesse de « conte », Gainsbourg, vie héroïque. Ce long-métrage biographique (les zaméricains disent biopic, c’est plus chic !) prend le parti de la fantaisie et de l’esthétisme afin de nous faire toucher du doigt l’univers de l’homme à tête de chou. Joann Sfar ne filme pas, il dessine littéralement Gainsbourg avec sa caméra, et nous offre un film certes outrageusement « storyboardé » (on sent que rien n’a été improvisé), mais rendant grâce à la fragilité hyper-sensible de ce peintre raté qui a été contraint de faire entrer ses propres images dans ses chansons.

Au commencement était l’étoile jaune

Sfar commence sa fable tragique en nous rappelant que Serge Gainsbourg était juif et que – petit garçon sous l’Occupation – il a dû porter l’étoile jaune dans les rues de Paris. Sfar dépeint un gosse espiègle qui se passionnait pour la peinture, alors que son père – en bon Russe – le contraignait à apprendre à jouer du Chopin. Une valeur sûre en temps de crise. Sfar sait nous montrer avec beaucoup d’humour le jeune Lucien – interprété par un garçonnet bluffant, Kacey Mottet – tomber amoureux et déployer ses embryonnaires talents de tombeur – à dix ans – pour séduire sa toute « première » femme de rêve, un modèle qui pose nue à son cour de dessin. Lucien, bien que traqué par les Allemands, comme l’ensemble des siens, sait déjà qu’au-delà de sa rencontre avec l’art (sans savoir véritablement à quelle « Muse » se vouer…), le destin de sa vie sera de souffrir par les femmes.

Le reflet dans le miroir et le « Dybbouk » envahissant

Gainsbourg n’aime pas sa gueule. Mais alors là pas du tout. Et ce reflet dans le miroir – nez de concours façon expo « Le juif et la France » plus oreilles ultra décollées – l’envahit totalement. Il se trouve laid, et donc incapable de séduire. Sfar pose d’entrée de jeu cette problématique apparemment futile, qui éclaire en vérité beaucoup de la biographie de l’artiste. Rien de superficiel dans cette détestation de sa supposée « sale gueule », mais une profonde angoisse de ne pas « rimer » avec ses semblables. Très tôt, Sfar greffe donc à Gainsbourg un double, un mauvais génie, une sorte de « Dybbouk », cet esprit jumeau qui habite – selon la mythologie juive – le corps d’un individu. Un « Dybbouk » cauchemardesque, prenant la forme d’une sinistre marionnette aux traits gainsbouriens exacerbés. Les oreilles. Le nez. Les poches sous les yeux. Triangle équilatéral. L’image d’un Gainsbourg « tel qu’il se voyait » aux pires heures de sa détestation de lui-même. Un mauvais démon le ramenant toujours à ses pulsions de mort… autodestruction et haine des autres (passant tour à tour par le cynisme ou le mépris de son art).

D’art en art, de bar en bar, de femme en femme

Comme on ne peut pas passer sa vie entière à se lamenter sur sa sale gueule, il convient aussi d’écrire des chansons. Sfar décrit avec beaucoup de délicatesse ce « passage » douloureux – chez Serge – des arts graphiques à la chanson. Prenant conscience qu’il a manifestement plus de talent pour écrire des ritournelles que pour badigeonner des toiles, Lucien Ginzburg se mue en Gainsbourg, et hante les cabarets parisiens avec ses premières chansons, Le poinçonneur des Lilas ou encore La jambe de bois. Sa première femme, qui avait cru épouser un artiste-peintre juif russe fidèle et sobre, le quitte. Plusieurs stars du music-hall des années 1950 s’intéressent à son univers… il est chanté par les Frères Jacques, il échange avec Vian, et un beau jour la sublime Juliette Gréco le convoque. Sfar fait de cette rencontre au sommet un moment-clé. Serge, se raccrochant déjà au whisky comme à une bouée de sauvetage, est plus timide qu’un jeune communiant. Avant de chanter La Javanaise à Gréco, il brise un verre en cristal et lui marche sur les pieds. Un moment magique que la comédienne Anna Mouglalis magnifie de son charme crépusculaire… Les femmes de la vie du chanteur sont diversement convaincantes dans ce film, et si la Bardot de Lætitia Casta peut faire sourire, la Jane Birkin interprétée par Lucy Gordon crève l’écran de mimétisme et d’émotion. Notamment dans une déchirante scène au cours de laquelle Gainsbourg fait travailler Jane sur Le canari sur le balcon, chanson tragique évoquant le suicide. Peu après la fin du tournage Lucy Gordon mettra fin à ses jours.

Vie héroïque de l’anti-héros

Le film de Joann Sfar a l’élégance d’éviter l’écueil moraliste ; le parcours de Lucien Ginzburg n’est pas le support d’un discours faisant l’apologie romantique de son auto-destruction (il faut souffrir pour créer, etc.) ou d’une litanie morale condamnant sa vie dissolue, sa passion immodérée des femmes et son goût de la provoc. Le long-métrage de Sfar montre surtout que Serge a construit sa vie comme l’une de ses chansons, en y mettant le même sens du tragique, le même humour et le même sens plastique des détails. L’anti-héros, avec sa gueule de méchant de péplum (dans le genre Judas ou centurion sadique), devient le premier rôle d’une vie aussi héroïque et mouvementée que celle de n’importe quel grand poète du XIXe siècle. Une vie qui fait œuvre, et se termine en apogée par la naissance du fils de Gainsbourg, Lucien… Sfar nous épargnant le récit nécessairement banal de la mort du chanteur.

Gainsbourg « comic-strip »

S’il y a une chose que Lucien Ginzburg détestait c’est bien la chanson… L’auteur de La Javanaise a toujours insisté – avec théâtralité – sur le fait que la chanson était un « art mineur » et il a traîné un complexe persistant de n’être qu’un artiste de music-hall. On devine ce qui a pu intéresser Sfar dans cette dimension du personnage, plus névrotique que jamais… la bande-dessinée – où excelle Sfar – étant aussi considérée – à tort – par certains idiots comme un art marginal, secondaire et populaire qui ne serait pas vraiment la rencontre naturelle des arts plastiques et de la littérature… Le Gainsbourg « comic-strip » de Joann Sfar nous dit ainsi que les arts populaires ne relèvent pas toujours de la « sous-culture », et façonnent puissamment nos imaginaires. Comme les « contes » qui aident les enfants à grandir.



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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