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Entre liberté et égalité, il faut choisir !


Entre liberté et égalité, il faut choisir !

francois lenglet impots

La campagne présidentielle a familiarisé le public avec sa compétence souriante. Son expertise économique impitoyable face à des politiciens souvent agacés dont il débusque la vacuité rhétorique lui a valu le titre de « meilleur journaliste de la campagne ». Auteur, entre autres, de Qui va payer la crise ?[1. Qui va payer la crise ?, Fayard, 2012.], chef du service France à France 2, François Lenglet livre à Causeur son analyse des inégalités et des faiblesses du capitalisme français. Diagnostic et traitement.

Causeur. La gauche est, au moins sur le plan rhétorique, en guerre contre « les riches ». Mais les pauvres seraient-ils moins pauvres si les riches étaient moins riches ?

François Lenglet. Avant de répondre à cette question, il faut bien comprendre que « pauvreté » et « richesse » sont des concepts relatifs – et définis comme tels statistiquement puisque le seuil de pauvreté correspond à un certain pourcentage du revenu moyen. Dans ce cadre conceptuel, il ne peut pas exister de société sans pauvres puisque riches et pauvres se tiennent par la barbichette.

Dans ces conditions, la mesure de la richesse et de la pauvreté évolue dans le temps. Les pauvres d’aujourd’hui sont-ils plus riches que ceux d’hier ?

Sans aucun doute ! Il y a quarante ans, le seuil de pauvreté se situait aux alentours de 470 euros, alors qu’il est aujourd’hui de 960 euros – en euros constants, bien sûr. Malgré leurs difficultés bien réelles, en termes de confort et de niveau de vie, les pauvres d’aujourd’hui sont sensiblement plus riches que les pauvres des années 1970.[access capability= »lire_inedits »]

Mais si les inégalités se sont autant creusées que ce qu’on répète sur tous les tons, cela signifie-t-il que la richesse des riches a augmenté plus vite que celle des pauvres ?

L’accroissement des inégalités est peut-être moins important que ce que pensent beaucoup de gens, mais il est réel et mesurable. La part du patrimoine détenue par les 1 % les plus riches est plus importante qu’il y a trente ans, et significativement plus importante qu’il y a cinquante ans. À l’inverse, la part du patrimoine détenue par la moitié des Français les plus pauvres est plus faible. La tendance est encore plus nette pour ce qui concerne les revenus puisque le patrimoine connaît une certaine inertie, sa plus grande partie étant transmise et non créée. Il est vrai cependant que ces écarts sont plus faibles en France qu’en Allemagne, dans les pays anglo-saxons et, bien sûr, dans les pays émergents.

Sans doute, mais il existe aussi une passion française de l’égalité qui n’a pas d’équivalent dans ces pays. Au-delà des réalités mesurables dont vous parlez, nous sommes là dans le domaine du sentiment subjectif, pour ne pas dire du ressentiment…

Sans doute y a-t-il aujourd’hui plus de ressentiment contre les riches. Cela s’explique en partie par le fait qu’aujourd’hui les plus pauvres sont plus jeunes. Auparavant, les pauvres étaient des vieux, souvent à la charge de leur famille. Ils avaient donc moins d’attentes par rapport à la société. Aujourd’hui, faute de qualification, de maîtrise des codes culturels ou de réseaux, des jeunes sont bloqués dès le début de leur vie active. D’où une frustration compréhensible qui alimente la « chasse aux riches ».

Quelle est l’origine de ce blocage de la société ?

La première cause tient bel et bien à la mondialisation, c’est-à-dire au processus par lequel la circulation des biens, des personnes, des capitaux et des idées par-delà les frontières s’est accélérée à un rythme sans précédent dès la fin des années 1970 et le début des années 1980. Ce processus a réduit les écarts de revenus entre pays, mais les a accrus à l’intérieur de chaque pays. En effet, l’ouverture des frontières a offert des opportunités beaucoup plus importantes − et donc des revenus beaucoup plus élevés − aux individus qualifiés tout en mettant en concurrence les travailleurs peu ou pas qualifiés des pays industrialisés avec ceux des pays émergents. Cela s’est traduit par une pression à la baisse sur leurs salaires et l’affaissement des classes moyennes européennes. Le continuum entre la classe moyenne et les riches qui caractérisait les décennies d’après-guerre n’existe plus. Aujourd’hui, ce sont deux mondes complètement séparés.

L’argument des défenseurs de la « mondialisation heureuse » est que, si certains ont davantage tiré profit du système que d’autres, il a bénéficié à tous…

Les tenants de la mondialisation ne voient qu’une partie du film. En réalité, le processus que j’ai évoqué fait que la dynamique interne de la société est cassée. Le cœur du problème, c’est  la mobilité sociale ! Quand les gens ont l’espoir que, si eux ne profitent pas de la croissance, il en ira différemment pour leurs enfants, la pauvreté est vécue de manière très différente. Or aujourd’hui le réseau, le capital social − en somme tout ce dont on hérite − ont aujourd’hui un poids bien plus grand que les acquis, notamment les diplômes et les compétences, ne parviennent plus à compenser. Du coup, les premières années de la vie professionnelle d’un individu sont déterminantes pour la carrière. Par exemple, pour un jeune qui démarre avec un stage de six mois dans une grande entreprise internationalisée – difficile à décrocher par le seul mérite personnel –, un bon diplôme et des parents qui savent l’aiguiller, la suite est un peu moins difficile.

Ce blocage de l’ascenseur social est-il une particularité française ?

Non, c’est une réalité que l’on observe chez tous nos voisins et, plus largement, dans tous les vieux pays industrialisés. En revanche, toutes les sociétés ne le ressentent pas de la même façon. Les Britanniques sont plus tolérants à l’égard de cette pérennisation des hiérarchies de la naissance, alors que les Français en souffrent davantage que d’autres peuples. Et à juste titre !

À juste titre, moralement, sans doute. L’ennui, c’est qu’à trop se plaindre de l’injustice, y compris quand elle est bien réelle, on risque de se complaire dans un statut victimaire au lieu de se donner les moyens de changer la donne…

Mais la question morale ne peut pas être évacuée d’un trait de plume ! En matière d’inégalités, l’existence d’un seuil de tolérance sociale est parfaitement légitime. Ce seuil varie selon les époques et les pays. Avec la crise, il s’est abaissé de façon spectaculaire, et comment en irait-il autrement ? Quand les gens connaissent des difficultés, les privilèges dont jouit une minorité semblent beaucoup plus injustes, voire scandaleux. Il y a encore dix ans, la presse économique célébrait ceux qui se goinfraient de millions en nous expliquant que c’était formidable. Aujourd’hui, même les plus libéraux des éditorialistes n’oseraient pas écrire ce genre de choses.

Ce qui aggrave les choses, en France, c’est qu’on a le sentiment que la réussite est totalement déconnectée du mérite. Des patrons qui coulent leur boîte peuvent partir avec des retraites mirifiques, comme si nos élites n’étaient pas comptables de leurs erreurs. N’y a-t-il pas là un défaut de structure, un péché originel du néo-capitalisme français dans lequel l’ancienne noblesse d’État s’est retrouvée aux commandes de l’économie privée ?

C’est tout à fait juste ! C’est un phénomène spécifiquement français qui tient effectivement à la collusion entre la haute administration et la sphère économique para-étatique, composée de très grandes entreprises publiques, en particulier après 1981. Grâce aux passerelles existant entre ces deux mondes, les « technos » formés à l’ENA pouvaient aller et venir entre ces grosses boîtes (qui sont devenues celles du CAC 40) et les cabinets ministériels. Ce mélange des genres a eu des effets déplorables, puisque tous ces gens – qui bien sûr se connaissaient – bénéficiaient à la fois de la sécurité de l’emploi du secteur public et des rémunérations en vigueur dans le privé.

En somme, notre classe dirigeante s’est habituée au train de vie du capitalisme sans en connaître le risque. Et cela, avant même les privatisations !

Exact ! Dans les années 1980, a commencé un mouvement mondial de privatisations qui a également touché la France. Certains individus en ont profité pour quitter la fonction publique. Autrement dit, ils ont su, à plusieurs reprises, prendre l’ascenseur au bon moment. Petit à petit, les intelligences et les leviers de pouvoir se sont déplacés en dehors de l’État. Les organisateurs et les bénéficiaires de ce transfert – qui étaient souvent les mêmes – se sont enrichis à cette occasion. Dans l’imaginaire collectif, le grand capital à la française reste parasité par ces réseaux.

En ce cas, les entrepreneurs qui bossent, prennent des risques, créent des emplois et se font insulter par la gauche sont-ils des personnages de fiction ?

Évidemment pas ! Cette espèce de nomenklatura privée qui vient du public ne représente  qu’une fraction des entrepreneurs français. Seulement, c’est la plus visible ! La majorité des chefs d’entreprise que je rencontre perçoivent des rémunérations bien plus raisonnables et leur statut social dépend directement de leur réussite économique. Dans les petites entreprises, les écarts de salaire sont de l’ordre de 1 à 5, de 1 à 10 ou de 1 à 20 maximum : cela paraît déjà beaucoup mais, en comparaison avec ce qui est pratiqué dans les très grandes entreprises, ce n’est pas énorme.

La confusion entre ces deux catégories de patrons ou de cadres dirigeants – les uns ayant réussi par leur travail et les autres, en grande partie, par leur appartenance à un milieu social privilégié –, explique sans doute la haine des riches dont se plaignent Depardieu et d’autres. Est-ce le symptôme d’un malaise profond ?

Il s’agit certainement de la pathologie d’une société en crise. C’est le pauvre, ou celui qui se ressent comme tel, qui raye la voiture du riche. Dans la période récente, la meilleure illustration de ce symptôme, c’est l’affaire de la tranche d’imposition à 75 % ! La plupart des Français comprennent bien que, d’un point de vue budgétaire, c’est inefficace et, par ailleurs, que c’est une incitation à ne pas augmenter ses revenus, donc à créer moins de richesses. Mais ce raisonnement économique ne tient pas face à la puissance du mauvais génie qui leur souffle : « Il y en a trop pour lui et pas assez pour moi ! »[/access]

Retrouvez la seconde partie de l’entretien ici

*Photo : Droits Réservés.

Janvier 2013 . N°55

Article extrait du Magazine Causeur



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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