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Le rappel au dogme


Le rappel au dogme
Paris, 14 novembre 2015
France Inter Bataclan attentats 13 novembre
Paris, 14 novembre 2015

On ne raisonne pas une patelle, ce gastéropode marin plus connu sous le nom de « chapeau chinois » et qui, au moindre signe de présence extérieure, se colle à son rocher. Gosse, ça m’amusait beaucoup, cette grosse ventouse réduite à ses fonctions d’autoprotection. J’essayais d’en décoller une quand l’un de mes moniteurs de colonie de vacances, étudiant en biologie, me conseilla plutôt de l’observer – avant le choc et après le choc. Avec France Inter, dont la maison est agrippée aux rives de la Seine, j’ai fait de même.

Pour cela, je me suis concentré sur la période qui va du 12 au 28 novembre 2015, afin d’observer, avec le recul du temps, l’impact des attentats sur le contenu éditorial de la chaîne. J’ai choisi une émission, une seule, ni particulièrement emblématique ni tout à fait marginale, dans la grille des programmes : le 5/7 de France Inter, animé par le tandem Éric Delvaux/Catherine Boullay. Chaque matin, le 5/7 distille à la France qui se lève tôt l’esprit d’Inter. C’est rythmé, bien fichu, varié. À travers une pléiade de séquences et de chroniques aux noms divers, on retrouve les fondamentaux idéologiques de la station – quelques ennemis récurrents : Assad, Poutine, Le Pen –, quelques dadas – le vivre ensemble, l’initiative citoyenne, l’Europe. Mais l’ensemble est plutôt léger et évite d’assommer le prolo.

Le matin du 13 novembre, l’émission fut conforme à ce qu’elle était les autres jours : ni plus ni moins militante que la veille. Un peu d’Europe, un peu de bonne volonté (le recyclage des chaussettes orphelines – si, si), une évocation du prince Albert de Monaco, etc. Évidemment, rien ne laissait présager la tragédie qui aurait lieu le soir même.

Le lendemain étant un samedi, on ne retrouvera l’émission que le lundi 16 novembre. La France est encore sous le choc, et le tandem Delvaux/Boullay a le bon sens de se mettre à l’unisson du pays : reportages sur les manifestations de solidarité du monde entier, invités très sérieux (François Géré, de l’Institut français d’analyse stratégique, le lendemain ce sera Claude Moniquet, un ancien de la DGSE). Pourtant, en étant très attentif, on peut déjà observer les premiers signes du raidissement idéologique. On va coller aux fondamentaux menacés par le réel. Ainsi, dans la chronique « Ailleurs », Franck Mathevon évoque, depuis Londres, les conséquences des attentats qui seraient « un excellent prétexte pour fermer les frontières ».

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Ce n’est que les jours suivants que l’avalanche idéologique va véritablement se déchaîner. Les chroniques se succèdent pour dire, de mille façons, la même chose. Ainsi, dès le 17, dans la chronique « Les histoires du monde », Anthony Bellanger évoquera « les Syriens solidaires de Douma », précisant que Douma est une ville martyrisée par le régime de Bachar. Le 19, Claire Chaudière s’intéresse aux réfugiés syriens à Paris, « [leurs] peurs que ça se retourne contre [eux] » et que les frontières soient « encore plus hermétiques [sic] ». On évoque Mohammad en termes rassurants : « un jeune web designer aux yeux bleu clair ». Le 20, « les mosquées de France sont à l’unisson » pour professer un islam « de paix et de tolérance », mais on ne craint pas la contradiction en dénonçant, dans le même sujet « certains prédicateurs nocifs ». Le 23, tout un sujet est consacré à l’initiative du CRAN (Conseil représentatif des associations noires), qui lance un site de statistiques ethniques. On interviewe le doux « Jawad, étudiant en sociologie ». Le site, apprend-on, a décerné « un prix Nadine Morano » à Yves Calvi, coupable de n’avoir invité « aucune personne issue de la diversité en septembre ». Le même jour, Colombe Brossel, adjointe au maire de Paris, évoque à l’antenne « la volonté de vivre ensemble » des Parisiens. Éric Delvaux s’inquiète alors à haute voix : « Depuis les attentats, des tabous sont en train de tomber. » Puis on apprend qu’en Iran la jeunesse se révolte (depuis le temps qu’on nous l’annonce, ce printemps démocratique iranien), alors qu’en Grande-Bretagne les actes islamophobes augmentent de 300 %. Le lendemain, le 24, c’est Pierre Perret qui est à l’honneur : Éric Delvaux évoque son texte « qui prône la diversité et la tolérance », Anthony Bellanger raconte l’histoire de cette famille juive syrienne à laquelle « une famille palestinienne a offert gîte et couvert », tandis que les autorités israéliennes, décidément mal intentionnées, refusaient un visa à Gilda, la mère convertie à l’islam. Le 25, un sujet est consacré à « ces Hongrois qui viennent en aide aux réfugiés » et à une association qui « refuse de faire l’amalgame entre migrants et terrorisme ». Le message est ainsi répété à l’envi : pas d’amalgame, ce n’est pas de l’islam que vient le danger, etc.

Et puis, subitement, plus rien. Le 26, le 27, le 28, c’est le calme plat. La crise a cessé. On est passé d’un symptôme aigu à une sorte de décompensation silencieuse. Par la suite, les préoccupations idéologiques réapparaîtront, mais pas sous cette forme maniaque. Du moins, jusqu’aux attentats suivants.

Que s’est-il passé pendant la période de notre étude ? On peut interpréter cette étrange séquence sous un angle politique, sociologique et même économique. Les attentats, qui furent des démentis sauvages au discours de France Inter, mettaient en péril la crédibilité de la radio, dont on rappellera qu’elle est aussi un gagne-pain pour ceux qui y travaillent.

Mais je serais plutôt tenté par une autre explication, paradoxale. En effet, alors que je réécoutais les séquences de ces 5/7 postattentats, m’est revenue en mémoire la formule énigmatique de Régis Debray : « clos donc ouvert »[1. Régis Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, Gallimard, 1981]. On peut la paraphraser ainsi : plus un groupe est soumis à des forces centrifuges, plus il se barricade. Ainsi, les attentats avaient obligé chacun, en son for intérieur, à se poser des questions. À y répondre, individuellement. La cohésion, les lieux communs du groupe étaient menacés. Inconsciemment, l’équipe a senti un danger mortel. Un danger qui ne venait pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. De chacun. D’où la surenchère, l’affirmation frénétique, maniaque, irrépressible du credo. Les collaborateurs du 5/7 de France Inter se sont d’autant plus emmurés dans leurs « certitudes » communes qu’elles étaient, pour chacun d’entre eux, ébranlées. Ensemble, ils ont ânonné postulats et articles de foi – pour se donner comme une contenance. Ce qui a terrorisé ce média, ce ne sont pas les kalachnikovs, c’est le doute et la force de dispersion qu’il porte avec lui.

J’ajouterai : si, comme un seul homme, France Inter a refusé le débat avec Causeur et ses lecteurs, c’est que, justement, les équipes ne forment plus « un seul homme ».

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