Accueil Monde L’Europe ne se décrète pas: ce n’est pas le projet qui fait le peuple

L’Europe ne se décrète pas: ce n’est pas le projet qui fait le peuple

Si elle se construit sans les peuples, l'Europe est vouée à s'effondrer


L’Europe ne se décrète pas: ce n’est pas le projet qui fait le peuple
Affiches de campagne de La République en Marche, mai 2019. ©ALLILI MOURAD/SIPA / 00908964_000001

Les pro-européens les plus convaincus semblent persuadés de l’adhésion des peuples à leur projet unioniste. Mais une ambition étatique, quelle qu’elle soit, doit reposer sur une conscience (trans)nationale commune si elle espère tenir debout. L’Europe n’est pas un mot magique. 


La séquence électorale touche à sa fin et avec elle son lot d’arguments éculés, censés éveiller la conscience européenne sommeillant en chaque citoyen du vieux continent. Les plus paresseux auront ferraillé deux semaines durant sur le thème « l’Europe, c’est la paix » tandis que d’autres, plus offensifs, tentent in extremis le chantage au portefeuille à l’image d’un Bruno Le Maire invitant les Français à penser à leur épargne à l’occasion du vote du 26 mai prochain. Dans la dernière ligne droite, tous les arguments sont bons, y compris les moins glorieux.

L’Europe, un corps froid

Au-delà des prises de position partisanes sans grand intérêt, pro et anti-européens semblent au fond s’accorder sur le diagnostic : l’Union européenne (UE) telle que nous la connaissons s’apparente à un organe technocratique de coordination interétatique tirant sa légitimité, non pas de l’assentiment des peuples, mais d’un corpus juridique institué par les traités d’adhésion successivement ratifiés par les Etats membres. Si le constat fait aujourd’hui consensus, c’est naturellement sur les solutions que les débats divergent.

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Pour les uns, il s’agit de revenir à l’Europe dite originelle, celle des Etats qui se mettent ensemble pour construire des projets librement décidés et dont ils déterminent les contours de manière souveraine (Airbus, Ariane…), pour les autres, bien au contraire, il s’agit de rester attaché à la promesse non tenue d’une convergence économique de la zone euro et ainsi transformer l’union monétaire en une union politique européenne volontariste et effective. Dans tous les cas, c’est bien la question de l’introduction (ou de la réintroduction) d’une substance démocratique au cœur du projet européen qui est en jeu. Seuls diffèrent les moyens pour y parvenir.

Pas de projet sans peuple

Les pro-européens les plus sincères postulent que l’Union européenne obtiendra la puissance politique et le soutien des peuples à condition de créer des compétences et un budget qui permettent de réaliser des programmes démocratiquement légitimes contre la tendance des Etats membres à diverger du point de vue économique et social. Pareille trajectoire, censée renforcer le pouvoir réel des citoyens européens, aboutirait alors nécessairement à une forme d’adhésion populaire, ouvrant la voie à une conscience européenne partagée. Or, ce raisonnement, s’il parait séduisant au regard du creusement réel des inégalités entre pays membres, relève du vœu pieux pour au moins deux raisons.

La première est que l’éventualité d’une telle réalisation demeure pour le moins hypothétique pour ne pas dire impossible. Si un nombre croissant d’experts partagent en effet l’idée que doter la zone euro d’un budget de convergence permettrait de renforcer la capacité de résistance des Etats face à une crise, ses dix-neuf membres ne s’expriment pas à l’unisson sur le sujet… Au moins huit pays, situés pour la plupart dans la moitié nord de l’Europe, sont à cet égard vent debout contre tous types de propositions en la matière. Pour eux, l’Union économique et monétaire doit continuer à rimer avec discipline budgétaire et refus des transferts financiers entre Etats. Hors de question de payer la note des pays du sud, ces « cigales » de l’Europe qui dépenseraient l’argent public sans compter…

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La seconde tient au fait que l’articulation « budget commun – pouvoir politique – adhésion des peuples » est tout sauf évidente. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la situation nationale où l’espace commun se délite en dépit d’institutions démocratiques plutôt robustes et d’un budget voté chaque année au parlement (bien que les multiples transferts de compétences vers l’UE n’arrange rien à l’affaire). La construction ex-nihilo d’un espace démocratique, incarné par des institutions et un budget, n’annonce pas forcément l’émergence d’une communauté une et indivisible d’individus ayant le sentiment de partager un avenir et un référentiel commun. Les tentatives américaines en Orient, entre désastre irakien et afghan, sont là pour nous le rappeler quasi-quotidiennement. Soutenir une telle assertion relève essentiellement d’un acte de foi (marxiste) en un déterminisme économique supposé préparer la nouvelle donne politique. Rien d’étonnant à ce que ce type de proposition soit avant tout porté par des économistes qui tendent à gommer de leurs analyses l’importance du fait culturel.

Européens de tous les pays…

Si certains pro-européens affirment avec raison qu’un « fédéralisme de projets » ne peut en aucun cas instituer un ordre politique, il en va de même de la convergence budgétaire qui à elle seule ne peut susciter un « désir d’Europe » pour reprendre le slogan freudien d’une liste à la traîne dans les sondages.

Nous voilà donc, une fois de plus, renvoyés au mystère du fondement des communautés humaines, question abyssale que nous ne trancherons évidemment pas ici. Ce qui parait à peu près sûr néanmoins, c’est que les hommes sentent dans leur cœur une appartenance à un même peuple lorsqu’ils partagent des intérêts et des idées, mais aussi un socle d’affections, de souvenirs et d’espérances. Autrefois, les nations s’en remettaient à la désignation d’un ennemi commun, réel ou symbolique, pour souder le peuple intérieur, l’Union européenne ne peut de toute évidence se payer ce luxe tant les enjeux diplomatiques et géostratégiques diffèrent entre pays membres.

Reste donc la possibilité de définir positivement l’identité européenne, en travaillant par exemple à la construction et la diffusion du roman transnational européen. Fidèle à la lecture gramsciste de l’Histoire, la victoire sur les consciences et les esprits doit constituer le point de départ de toute prétention politique. Telle est la tâche à laquelle les pro-européens convaincus devraient s’atteler sans attendre ; créer les conditions culturelles d’une véritable communauté de destin entre un Français, un Grec et disons, un Letton. Bon courage.

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