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Les Etats-Unis convertis au libre-protectionnisme

La démondialisation viendra-t-elle de là où on ne l’attendait pas?


Les Etats-Unis convertis au libre-protectionnisme
© Soleil

Le pays phare du libre-échangisme s’apprête par le biais de la réforme fiscale voulue par Trump à mettre en place une taxation de 20 % sur les biens importés. La démondialisation viendra-t-elle de là où on ne l’attendait pas ?


C’est la dernière ruse de l’Histoire : le retour du protectionnisme dans le pays qui a été l’architecte du libre-échange mondial, pendant près de soixante-dix ans[tooltips content= ‘Qui a procédé des différents « rounds » de négociations commerciales : Kennedy Round, Nixon Round, Tokyo Round et finalement Uruguay Round qui a débouché sur l’accord créant l’OMC en 1994.’]1[/tooltips]. En effet, le projet de réforme fiscale en cours de finalisation au Congrès atteste que le protectionnisme a cessé d’être une tentation de l’autre côté de l’Atlantique.

Le protectionnisme, un retour aux sources

La bureaucratie médiatique se repent aujourd’hui d’avoir pris les discours du président pour de la pure outrance. « Si l’année passée nous a appris quelque chose, c’est à prendre au sérieux les propos de Donald Trump », constatait l’éditorial du Financial Times du 13 décembre. L’homme dément l’axiome énoncé par Charles Pasqua en son temps : « Les promesses n’engagent que ceux qui les entendent. » Il n’est de ce fait que trop prévisible.

Rappelons toutefois, à l’intention des benêts qui peuplent les médias, et de notre lectorat bienveillant, que le protectionnisme américain est un retour aux sources. Les Etats-Unis n’ont cessé d’être protectionnistes tout au long de leur histoire et ce n’est qu’en 1945, assurés qu’ils étaient de leur suprématie, qu’ils ont inversé leur orientation d’origine, en commençant à démanteler leur système douanier, dont les bases avaient été jetées par leur premier secrétaire au Trésor, Alexander Hamilton, en 1791, en opposition à Jefferson, le secrétaire d’État, qui défendait les intérêts des planteurs de coton et de tabac de la Virginie[tooltips content=’Opposition qui a abouti à la guerre de Sécession entre les États du Sud libre-échangistes et esclavagistes, et les États du Nord, protectionnistes et abolitionnistes.’]2[/tooltips].

L’expérience du libre-échange mondial a mis à mal le sentiment de suprématie des élites américaines de New York et de Californie. En dépit d’une position dominante dans l’aéronautique et l’espace, les biens de divertissement[tooltips content=’Les films et la musique sont, avec les droits d’auteur qui les accompagnent, un poste majeur des exportations américaines.’]3[/tooltips], la pharmacie, la construction électrique, la production agricole et alimentaire, le déficit commercial s’est creusé dès la fin des années 1950. Et les « opportunités de la mondialisation » n’ont pas empêché ce déficit d’atteindre en 2016 un chiffre de 500 milliards de dollars – 700 milliards pour les seuls échanges de biens. Cet échec est celui des élites et de leurs représentants attitrés depuis Bush le père. Se souvient-on comment Barack Obama prétendait résoudre le problème commercial ? « Nous allons doubler nos exportations. » Et, certes, les exportations ont passablement augmenté, mais les importations de même. On ne rééquilibre pas un déficit massif en fouettant l’air de sa langue.

Une solution inattendue, la réforme fiscale

Le diagnostic simple du problème a été fait durant la campagne électorale sous la conduite d’un homme d’affaires, Wilbur Ross, qui occupe aujourd’hui les fonctions de secrétaire au commerce extérieur. Relevant que la Chine et le Mexique étaient les premières sources du déséquilibre, il a attiré l’attention sur le paradoxe central : les Etats-Unis importent des produits de leur conception, couronnés par un succès international, voire mondial. L’innovation américaine nourrit ainsi le déficit américain de deux manières : par des importations supplémentaires et par des exportations manquantes ! À quoi cela sert-il d’innover ? À enrichir les innovateurs, mais aussi à creuser le déficit extérieur et à déprimer l’emploi des secteurs concernés…

Cependant, la manière dont l’administration américaine et sa base parlementaire s’y prennent pour installer la protection commerciale est un vrai motif d’étonnement. On aurait pu s’attendre à l’instauration de mesures ciblées. C’est la méthode classique. Le gouvernement choisit de frapper de droits de douane ou de contingentements des biens déterminés en provenance de pays déterminés, au sein d’une nomenclature de plusieurs dizaines de milliers de produits en provenance du monde entier. On aurait pu s’attendre aussi à des tentatives de négociation préalables avec les pays les plus concernés. Mais la mesure majeure se présente comme une mesure fiscale sous la forme d’un droit d’accise (taxe sur la consommation) de 20 % frappant toutes les productions issues de territoires étrangers, exécutées par des entreprises étrangères ou américaines.

Ce choix s’explique par les arcanes de la politique américaine. Le Parti républicain qui soutient l’offensive protectionniste ne veut pas d’une aggravation trop forte du déficit budgétaire, qui se profile du fait de l’accroissement massif des dépenses militaires et de l’allègement des impôts des riches, qui n’en demandaient peut-être pas tant. D’où cette mesure fiscale, supposée rapporter gros, accompagnée d’autres mesures, dont celle qui taxe les transferts financiers entre les banques internationales entre les deux côtés de l’Atlantique : les mauvais esprits y verront une mauvaise manière faite aux banques qui sont les soutiens indéfectibles du Parti démocrate !

Premièrement, les Etats-Unis souffrent d’une compétitivité insuffisante qui résulte d’un investissement dramatiquement bas dans les secteurs manufacturiers. Cet investissement se situe au niveau le plus bas depuis trente ans – l’âge moyen des usines est de vingt-cinq ans et celui des outillages de neuf ans. Le propos, éclairant, dément au passage les louanges de la compétitivité américaine prodiguées durant les années fastes d’avant la crise. La raison de ce sous-investissement n’est à chercher ni dans la main-d’œuvre, qui est l’une des meilleures du monde, ni dans la matière grise, locale ou d’importation, ni dans les impôts qui frappent l’activité locale, mais dans les rachats d’actions que ne cessent d’opérer les entreprises cotées pour enrichir les actionnaires. Ce serait cette pratique et non le libre-échange qui déprime l’investissement et l’emploi correspondant[tooltips content=’Rana Foroohar « America First, International Trade last », Financial Times.’]4[/tooltips]. Mais autant on peut souscrire à l’incrimination de la pratique prédatrice des rachats d’actions, autant il semble incongru de s’appuyer sur elle pour écarter l’impact négatif du libre-échange inconditionnel. Car ce sont les mêmes acteurs, les grands actionnaires des marchés boursiers, qui ont dicté le libre-échange d’un côté, et les rachats d’actions de l’autre côté ! Et rien n’empêche de se battre sur les deux terrains, celui de la moralisation financière et celui de la moralisation du commerce international.

Deuxièmement, l’infraction aux règles du libre-échange inscrites dans le traité de l’OMC ou dans les traités bilatéraux. Le piquant est que cette infraction est commise par la nation qui a imposé l’OMC et pris la tête de nombreuses négociations d’ouverture des échanges. Les Européens, qui ont suivi les Américains comme leur ombre, sont aujourd’hui pris à revers. Dans une lettre adressée à Washington par cinq ministres des Finances européens[tooltips content=’Allemagne, France, Italie, Espagne, Royaume-Uni.’]5[/tooltips], ils marquent leur désapprobation des mesures en cours d’examen, tout en reconnaissant au passage – hommage du vice à la vertu ? – que « la fiscalité est l’un des piliers essentiels de la souveraineté » ! On croit comprendre que les ministres ne savent trop sur quel pied danser face à des pouvoirs publics qui agissent en rupture avec l’expérience néolibérale.

Troisième et dernier argument : la protection commerciale porte atteinte à l’efficacité économique en rompant les « supply chains » qui font qu’un bien achevé sur un territoire combine des éléments produits sur d’autres territoires, jusqu’à 10 ou 12. L’argument a déjà été avancé en 2009, durant le laps de temps de quelques mois durant lequel le débat sur le commerce mondial a semblé possible. La consigne avait été donnée de dire que le retour aux schémas anciens relevait de l’impossible. Ne cherchons pas midi à quatorze heures : ceci revient à dire que les formidables patrons, capables de délocaliser, sont symétriquement incapables de relocaliser. Pauvres apôtres du libre-échange…

Le temps des certitudes est révolu

La prudence s’impose : le texte américain n’est pas finalisé et nous ignorons les effets exacts qu’il produirait s’il venait à être appliqué. Nous ignorons encore les mesures de rétorsion éventuelles des pays qui en subiraient le contrecoup. Nous ignorons enfin si des voies de recours seront exercées par les partenaires commerciaux des Etats-Unis. Il semble cependant que le temps des certitudes soit révolu. L’Amérique, apparemment prospère, cède à la tentation protectionniste rejetée au lendemain de la grande récession de 2009. Elle pourrait ainsi ouvrir la voie à une « démondialisation » qui n’est pas à l’agenda de nos élites.

Janvier 2018 - #53

Article extrait du Magazine Causeur




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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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