D’Aristocrates et grands bourgeois (Plon, 1994) à Singulière noblesse (Fayard, 2015) ou Enquête sur la noblesse (Perrin, 2019), cela fait plus de trente ans qu’Éric Mension-Rigau, professeur d’histoire à la Sorbonne (Paris IV), travaille – à la croisée de l’histoire, de la sociologie et de l’ethnologie – sur la noblesse française depuis la Révolution. Au point que, dorénavant, lorsque d’aucuns posent la question de savoir « quoi lire » à ce propos, la réponse tombe, invariable: « Mension-Rigau. »
Il préface Cinq années de résistance, les mémoires de guerre de Gabriel de Choiseul, duc de Praslin (1879-1966), engagé dans la Résistance dès le 22 juin 1940.
Causeur. Vous êtes obsédé par le temps long de l’histoire. La noblesse est-elle l’observatoire le plus pertinent pour l’étudier ?
Éric Mension-Rigau. Les nobles ont une perception dynastique du temps. Comment n’éveilleraient-ils pas l’attention et la curiosité de l’historien hanté par le refus de l’oubli et le rêve fou de triompher de la fuite du temps grâce à l’écriture ? À la brièveté décevante d’une vie d’homme, ils opposent, tels les Guermantes de Proust, une continuité qui défie le temps. Comme l’a souligné Georges Duby, la naissance de la féodalité a entraîné l’essor d’une idéologie lignagère. À partir de l’an mille, quand les seigneurs commencent à transmettre leurs fonctions à leurs descendants, se constitue une classe d’héritiers, se référant à des ancêtres connus, à une « race » où se perpétue un patrimoine. Ainsi est né le trait identitaire de tout noble : la conscience d’être le maillon d’une chaîne de vies successives et solidaires dont il faut éviter la rupture.
Combien de personnes, aujourd’hui en France, peuvent se réclamer de la noblesse ?
Le rôle historique de la noblesse (rayonnement, impact culturel, visibilité) n’a jamais été proportionnel à sa faible réalité numérique, inhérente à son statut. À la fin de l’Ancien Régime, la noblesse représentait 0,5% de la population française, soit 120 000 individus et 9 000 lignages, pour 26 millions d’habitants – ce qui faisait d’elle, en proportion, l’une des moins nombreuses d’Europe. À titre de comparaison, les nobles, au xviiie siècle, correspondent à 15% de la population en Pologne et 7% en Espagne. Aujourd’hui, en France, la noblesse représente 0,2% de la population, à peine plus de 3 000 lignages, soit environ 100 000 individus pour 60 millions d’habitants. J’aime dire que je suis l’historien de la marginalité…
Ce « phénomène de survivance » irrite et fascine à la fois. La Révolution n’aurait-elle servi à rien ?
La Révolution marque bien sûr une rupture majeure dans l’histoire de la noblesse en lui enlevant définitivement tout privilège. La noblesse retrouve une existence juridique en 1814, qu’elle perd en 1848. Il n’empêche qu’elle continue à incarner une permanence : il y a encore 315 familles nobles dont la filiation prouvée est antérieure à 1400. La continuité familiale ne relève pas du hasard. Elle résulte d’un double effort de connaissance de la tradition et d’ajustement aux mutations sociétales, interdisant de céder sans résistance aux changements éphémères – mais requérant l’audace que réclame toute adaptation. L’orgueil du nom, qui postule l’instinct de continuité, ne se révèle fructueux que s’il commande l’émulation transgénérationnelle et stimule l’activité créatrice.
A lire aussi: En Russie, un retour de la monarchie n’est pas à exclure
À l’inverse, si les descendants d’une vieille famille se révèlent incapables d’honorer les valeurs et les obligations qu’on attend d’eux…
Ils suscitent légitimement la réprobation et le mépris : ce sont les fameux « fin de race ». Il est évident que les descendants de la noblesse se condamnent s’ils ne se soucient que de ce qui meurt, se détournent de ce qui est en train de naître et restent dans l’attente messianique d’un temps révolu.
Cet intérêt persistant pour la noblesse signifie-t-il, comme l’a dit un jour le président Macron, que le peuple français n’aurait pas voulu la mort du roi ?
La visibilité sociale durable de la noblesse dans la société française contemporaine peut agacer car elle rappelle le souvenir de la société d’ordres et du privilège de l’inégalité. Mais, depuis deux siècles, la noblesse a prouvé sa compatibilité avec la République, la démocratie et la société égalitaire. Elle n’existe plus civilement, mais elle demeure présente au sein des classes socioprofessionnelles supérieures, maintient sa tradition de service en occupant des postes dans la haute fonction publique, agit dans le monde des affaires en étant parfois à sa tête. Les bouleversements politiques et sociaux n’empêchent pas l’inertie des imaginaires. Les princes et princesses peuplent toujours les fictions enfantines et les médias enregistrent des records d’audience à chaque mariage dans une famille royale. Emmanuel Macron a-t-il voulu dire que le peuple français reste sensible à cette autorité de la tradition que les dynasties toujours régnantes ont la charge de donner en spectacle en paraissant immuables dans leurs fonctions et dans leurs rites – même si elles veillent à adapter leur image aux attentes de la société contemporaine ? On peut le penser.
Longtemps surreprésentée dans l’armée, le service de Dieu et au Quai d’Orsay, la noblesse préfère aujourd’hui le monde des affaires. Les « lieux de pouvoir » ont-ils changé ?
L’entrée massive de la noblesse, hommes et femmes, dans le monde du travail depuis le milieu du xxe siècle illustre particulièrement bien son adaptabilité. Aujourd’hui les nobles passent par les grandes écoles de commerce et s’engagent dans le monde de l’entreprise qui est devenu leur lieu de combat, leur champ de bataille. Certains ont de belles carrières professionnelles, très rémunératrices. L’objectif est constant : pérenniser le statut social, en restant en concurrence avec les nouvelles élites à mesure qu’elles apparaissent sur la scène de l’histoire.
Que devient alors l’élite aristocratique lorsqu’elle se mêle aux autres élites ?
Le risque évident est la perte de sa spécificité car la similitude des carrières encourage le frottement social : le noble qui réussit professionnellement finit inévitablement par frayer avec des gens très friqués qui ne partagent pas ses valeurs. Il les retrouve dans des manifestations mondaines, des villégiatures de sport d’hiver ou de bord de mer. Pour éviter que leur intégration aux nouvelles élites s’assortisse d’une rupture radicale avec leurs valeurs ancestrales, les nobles les plus traditionnels ont la prudence d’établir une frontière étanche entre leurs vies professionnelle et privée.
Dans une société toujours plus individualiste, obsédée du selfie, du « moi-je », de « la dictature du nous » comme disait Philip Roth, l’adversité n’a-t-elle pas gagné en puissance contre une classe qui, au contraire, a toujours affirmé la prééminence du groupe sur l’individu et reste attachée à une conception clanique de la famille ? La « permanence » est-elle menacée par l’acculturation ?
Certes la connaissance des traditions et la conscience lignagère s’affaiblissent, les valeurs familiales traditionnelles paraissent en désaccord avec l’idéologie dominante qui glorifie l’individu libéré de toute entrave et dénonce toute transmission comme aliénante. Mais les jeunes générations ont conscience que croire qu’on peut se faire seul, sans mémoire de lien intergénérationnel, campé sur les seules valeurs de la liberté, se révèle souvent un leurre. Les enracinements et les repères, la cohésion et la robustesse de la fratrie, le large réseau de liens sociaux et de solidarités restent, dans notre société qui meurt de l’individualisme, une grande force.
La galanterie fait partie du savoir-vivre codifié par la noblesse. Perdure-t-elle à l’heure des néoféministes qui perçoivent la galanterie comme une agression sexiste ?
Nombre de traits de notre singularité nationale puisent leurs racines dans les contenus culturels de l’héritage nobiliaire. C’est le cas de la fièvre généalogiste qui traverse la société française depuis les années 1970, de l’élégance raffinée et discrète, à la française, à laquelle les grandes marques du luxe font référence, et aussi de la culture du respect de la femme, porté par l’esprit chevaleresque et l’idéal courtois, qui bannit la vulgarité, promeut la délicatesse, l’attention et le tact dans les attitudes et les conduites. N’en déplaise aux féministes implacables qui érigent l’homme en ennemi potentiel, cette tradition de commerce heureux entre les sexes se maintient dans la noblesse…
A lire aussi: Prince Jean d’Orléans: «L’épopée napoléonienne a contribué à forger notre conscience nationale»
Dans plusieurs de vos livres, vous décrivez la religion comme un « verrou » de la tenue morale et sociale, marquant les balises nécessaires à la bonne éducation…
Historiquement la noblesse s’est distinguée non seulement par la carrière des armes mais aussi par la défense de la religion, ce qu’elle n’a cessé de faire depuis ses débuts : dons à des abbayes, construction ou restauration d’églises, soutien à des œuvres charitables, fondation de l’Œuvre des campagnes qui depuis presque deux siècles aide le clergé rural… Aujourd’hui, alors que seulement 2% des Français vont encore à la messe tous les dimanches, la noblesse reste majoritairement habitée par la parole de Dieu et le besoin de croire. Elle participe pleinement au « catholicisme d’adhésion » qui s’affirme dans les grandes villes et chez les élites en remplacement d’un « catholicisme de convention » qui, lui, s’est effondré. Beaucoup de familles s’engagent aussi pour s’opposer à tout ce qui ébranle la conception traditionnelle de la famille. En témoigne leur soutien aux mouvements qui ont marqué, depuis 2012-2013, le réveil identitaire des catholiques pratiquants, en particulier « la Manif pour tous ».
Vous est-il arrivé de vous sentir « prisonnier » de la sympathie que vous éprouvez pour votre sujet d’étude ?
Non. Je procède toujours à une vérification des informations que je recueille lors des entretiens, je confronte qualitativement les réponses, je m’efforce de lire les intentions derrière les mots, les gestes et les attitudes en interprétant les détails ténus ou les anecdotes minuscules puisés dans les témoignages. Certes, mon analyse peut sembler tributaire de l’image que les nobles veulent donner d’eux-mêmes, mais j’en dresse une synthèse critique en en soulignant aussi les contradictions, les ambitions déçues, les efforts inaccomplis.
Qui était Gabriel de Choiseul, duc de Praslin, le « héros » du récit que vous préfacez dans Cinq années de résistance (Tallandier) ?
Gabriel de Choiseul, huitième duc de Praslin, naît en 1879 et meurt en 1966. Ancien élève de l’école militaire de Saint-Cyr, ancien combattant de la Grande Guerre pendant laquelle il a été grièvement blessé, très actif dans l’entre-deux-guerres au sein de l’Action française, il juge inacceptables, dès le 22 juin 1940, les conditions d’armistice dictées par l’Allemagne. Il rompt avec Maurras et s’engage dans la Résistance avec ses trois fils, convaincu que l’avenir est avec le général de Gaulle. Dans son château de Septfonds, près de Périgueux en Dordogne, il écoute la BBC, cache des armes, abrite des parachutistes anglais et participe à des opérations de sabotage. Edmond Michelet lui confie l’organisation du mouvement « Combat » en Périgord. Ce récit, rédigé par l’un des premiers résistants de l’intérieur, qui est aussi l’héritier d’une lignée aristocratique comptant cinq maréchaux, souligne combien la Résistance fut l’affaire d’hommes venus de tous les partis, de toutes les confessions, de toutes les origines sociales.
À lire: Gabriel de Choiseul, duc de Praslin, Cinq années de résistance (préf. de Éric Mension-Rigau), Tallandier, 2021.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !