Du temps où le président turc Recep Tayip Erdogan et son parti l’AKP apparaissaient comme des islamo-conservateurs modernistes bon teint, rares étaient ceux qui y percevaient un danger pour l’Europe. Le géopolitologue Alexandre Del Valle est de ceux-là. Au lendemain de sa réélection, il analyse La Stratégie de l’intimidation (Editions de l’Artilleur, 2018) islamiste dont la Turquie d’Erdogan est l’un des acteurs étatiques majeurs. Entretien 1/3.
Daoud Boughezala. Ces dernières années, le président turc Recep Tayyip Erdogan a tenu de grands meetings en Europe lors de ses différentes campagnes électorales. Il s’ingère fréquemment dans les affaires d’Etats comme l’Autriche, l’Allemagne ou la France en fustigeant « l’islamophobie » des sociétés européennes. En agissant ainsi, Erdogan s’adresse-t-il uniquement à la diaspora turque et à son opinion publique ?
Alexandre Del Valle. Sa Stratégie de l’intimidation, à la fois ultra-nationaliste et néo-ottomane, que je décris dans mon dernier livre éponyme et que j’explique depuis qu’Erdogan et son parti islamiste (AKP) sont aux affaires (2002), repose sur deux volets complémentaires : premièrement, intimider les Européens « mécréants », par le victimisme communautaire, la culpabilisation et le thème obsessionnel de la « lutte contre l’islamophobie », que je nomme la « paranoïsation » des communautés musulmanes (et pas seulement de la diaspora turque), puis, deuxièmement, par l’instrumentalisation opportuniste de la cause palestinienne, l’instrumentalisation de la haine envers Israël ayant pour fonction non pas de séduire les seuls « sujets » turcs de la Diaspora (réserve de six millions de voix pour Erdogan) mais aussi les Arabes et l’ensemble des musulmans non-Turcs eux-mêmes de plus en plus encadrés par des mouvances islamistes dont l’action est très efficace en Europe. De ce point de vue, Erdogan veut à la fois pérenniser des électeurs turcs parmi les membres de la diaspora en les incitant à ne pas s’intégrer et en entretenant leur nationalisme et leur réislamisation, puis apparaître comme le leader politico-religieux naturel de tous les musulmans du monde et bien sûr d’Europe, le « néo-sultan » ou Calife à la place du Calife… D’où la stratégie de financements de mosquées turques pro-Erdogan en Europe et d’où la prise de contrôle du Conseil français du culte musulman (CFCM) par un proche d’Erdogan depuis 2017, Ahmet Ogras.
Erdogan veut pérenniser des électeurs turcs parmi les membres de la diaspora en les incitant à ne pas s’intégrer
Pour appliquer cette stratégie, comment Erdogan utilise-t-il l’arme de la culpabilisation?
La culpabilisation est très prisée par Erdogan qui sait à quel point la vieille Europe est complexée et prête à tout pour « expier » ses fautes « racistes » supposées (croisades, colonisation, islamophobie, impérialisme, sionisme, etc), il est activé dans plusieurs directions : dans les années 2002-2008, Erdogan et l’AKP, alors réputés plus « modérés », culpabilisaient les Européens en les sommant d’intégrer en leur sein un pays musulman afin de « prouver » qu’ils ne forment pas un « club » chrétien « hostile à la Turquie » et aux musulmans donc, et « adepte du choc des civilisations ». Pour se faire, Erdogan a alors trouvé des « idiots utiles » comme le socialiste José Luis Zapatero, alors président du Conseil espagnol, et l’ex-secrétaire général des Nations unies Kofi Annan, avec qui a été créé un « Dialogue des civilisations » qui sommait l’Europe d’accepter la Turquie et l’islam afin de combattre « l’islamophobie ». Cette stratégie de culpabilisation-intimidation était déjà en soi très osée de la part d’un pays en voie de réislamisation et de dékémalisation qui venait de prendre la tête du plus grand « club musulman » du monde, l’Organisation de la Coopération islamique (OCI, fondé sur la promotion universelle de la charia et la « défense des musulmans »). L’ex-secrétaire général turc de l’OCI, Ekmeddin Eshanoglu, islamo-nationaliste turc décomplexé, a d’ailleurs appelé à voter en faveur d’Erdogan aux dernières élections…
Zapatero et Kofi Annan ont été les idiots utiles d’Erdogan.
Qu’ont répondu les dirigeants européens à ces provocations en série?
Constatant que la stratégie de l’intimidation psychologique fonctionnait avec des Européens omni-repentants, Erdogan et l’AKP ont alors intensifié leur offensive culpabilisatrice à chaque fois que les dirigeants européens ont été divisés ou n’ont pas réagi au « test des réactions » : Erdogan insulta gravement le président Nicolas Sarkozy (« raciste, islamophobe ») puis qualifia son père, ex-légionnaire, de « complice du génocide de millions de musulmans algériens » dont la France « islamophobe » serait éternellement « coupable ». Sarkozy ne fut soutenu ni par ses homologues ni par Bruxelles. Cette offensive logomachique consistait à créer une diversion et inverser les responsabilités face à la loi pénalisant la négation du génocide arménien voulue par le gouvernement Sarkozy. Plutôt satisfait du fait que François Hollande et Emmanuel Macron aient plutôt pris le contre-pied de Nicolas Sarkozy et même d’Angela Merkel en amadouant Erdogan et en laissant ses missionnaires national-islamistes travailler les communautés turques de France, Erdogan s’en est ensuite pris à l’Allemagne d’Angela Merkel, coupable d’avoir accueilli des militants kurdes Outre-Rhin et d’avoir refusé les meetings pro-Erdogan en Allemagne durant la campagne référendaire envisageant de donner les pleins pouvoir au président turc. Bien que Merkel ait peu de temps plus tôt cédé au chantage turc sur les migrants, elle ne fut pas payée de retour et la chancelière fut qualifiée de « nazie ». De leurs côtés, l’Autriche, coupable d’avoir fait fermer des mosquées turques, puis la Suède et la Belgique, qui ont également interdit des réunions électorales d’hommes politiques turcs venus plaider en faveur des pleins pouvoirs à Erdogan, furent à leur tour insultés et menacés dans des discours surréalistes du « reis » turc, ceci au grand bonheur d’une grande partie de la diaspora turque d’Europe qui vote majoritairement pour le néo-sultan et lui voue un culte inquiétant. Face au manque de solidarité et de combativité des Européens sidérés par la violence verbale et les menaces d’Erdogan, le président turc n’a cessé, sur fond de guerre totale contre les Kurdes en Syrie et en Turquie, et de chantage aux migrants clandestins, de fustiger toujours plus violemment l’Europe social-démocrate qualifiée de « raciste », d’« islamophobe », de « génocidaire », de « pro-terroriste » (en raison du soutien aux Kurdes). Adepte de l’accusation-miroir la plus grossière, Erdogan ne s’est pas privé de qualifier l’Allemagne de la très centriste antiraciste et ex-communiste Angela Merkel de « nazie », alors que son parti est lui-même le grand allié en Turquie du parti néo-fasciste MHP au Parlement turc. De la même manière, le « reis » turc dont le gouvernement et les milices islamistes alliées en Turquie ont systématiquement aidé les djihadistes de Daech et plus officiellement encore de légions islamistes pro-Al-Qaïda (en Syrie) puis le Hamas (Gaza), n’a cessé de qualifier les Occidentaux de « complices du terrorisme » en raison de leur soutien aux opposants kurdes supposément liés au PKK (« terroriste selon Ankara) soutenus par les Etats-Unis et l’Union européenne. Ceci est d’ailleurs l’un des thèmes centraux des dernières élections.
Les élections ont été convoquées pour couper l’herbe sous le pied d’une opposition laïque renaissante et pour valider définitivement le pouvoir du néo-sultan
Quant aux pleins pouvoirs d’Erdogan, qui ont fait l’objet d’un référendum victorieux notamment grâce à la diaspora turque européenne radicalisée par les structures extérieures de l’AKP et du ministère turc de la religion (Dyanet), ils sont d’ailleurs l’enjeu réel des élections anticipées, ces élections ayant à la fois été convoquées pour couper l’herbe sous le pied d’une opposition laïque renaissante et pour valider définitivement le pouvoir quasi-total du néo-sultan.
Un pouvoir qu’a renforcé la signature d’un accord migratoire avec l’Union européenne qui promet des milliards d’euros à Ankara. Avec un tel revolver migratoire posé sur sa tempe, que peut faire l’UE face à Erdogan ?
Face à une stratégie d’intimidation comme face à toute forme de chantage, il n’y a qu’une seule voie possible : ne pas se laisser intimider et ne pas céder. Si vous cédez une fois au chantage moral ou autre – comme Bruxelles et les chancelleries européennes l’ont fait avec Erdogan depuis les années 2000 lorsque l’Erdogan « modéré » d’alors sommait l’Europe de « prouver » qu’elle n’était pas un méchant club chrétien qui « exclue » la Turquie – vous devez céder ensuite à d’autres demandes de plus en plus radicales. Fort de nos propensions à céder et à culpabiliser, le président turc sait que la « menace migratoire » est l’un des points de vulnérabilité de l’Europe non pas parce que l’immigration-submersion est une fatalité, mais parce que l’Europe prisonnière de sa nouvelle religion multiculturaliste n’ose pas assumer une politique de fermeté franche comme celle de l’Australie. Erdogan a donc averti Bruxelles que l’Europe « en voie de putréfaction » et moins prolifique démographiquement que le peuple turc et les musulmans, comme il a déclaré publiquement, sera « punie » par une submersion migratoire et qu’il ouvrira donc en grand les portes de son pays aux masses de clandestins si l’Europe persiste à ne pas faire aboutir la candidature de la Turquie. Erdogan a également prévenu que si des visas d’entrée continuent d’être imposés aux Turcs par les pays européens, la « punition migratoire » serait tout aussi massive.
En réaction aux menaces d’Erdogan, les Européens pourraient rappeler leurs ambassadeurs à Ankara et bloquer les négociations d’adhésion.
Lorsqu’ils expliquent qu’il est difficile de ne pas céder aux menaces turques, les dirigeants européens qui n’ont pas osé mettre fin aux négociations ubuesques avec la Turquie en vue de l’adhésion à l’UE commettent la même erreur que celle qu’ils commettent depuis des années avec les pays du islamistes du Golfe fournisseurs de pétrole qui financent l’islamisme radical dans nos cités: croire que ces pays ont plus de moyens de pressions sur nous que nous sur eux… En réalité, si les Européens traitaient le problème turc de façon concertée, et s’ils étaient moins complexés, ils pourraient aux aussi montrer à Ankara leur capacité de nuisance : en réaction aux menaces verbales ou militaires d’Erdogan, les Européens pourraient rappeler leurs ambassadeurs à Ankara. Lorsqu’Erdogan menace la Grèce, insulte Merkel ou qualifie l’intégration des Turcs et des musulmans aux pays européens de « crime contre l’Humanité », Bruxelles devrait menacer de bloquer immédiatement les négociations avec la Turquie . Lorsque la Turquie massacre les Kurdes de Syrie, aide aux jihadistes syriens puis envoie des pavillons militaires pour menacer Chypre et la Grèce (membres de l’UE), les pays de l’OTAN et de l’UE pourraient réclamer des sanctions économiques et politiques. Les pays européens qui produisent quantité de voitures énormes en Turquie et donc qui emploient des centaines de milliers de travailleurs turcs pourraient menacer de délocaliser dans d’autres pays moins menaçants. Or il n’en est rien. Aucune réaction, aucune résistance. Erdogan a donc raison de continuer à culpabiliser et intimider des pays divisés, culpabilisables et intimidables ! S’il avait un Trump, un Poutine ou même un autre Erdogan face à lui, adepte des « deals » virils et des rapports de force, le président turc saurait où s’arrêter… d’un point de vue « psycho-stratégique », la faiblesse du Bisounoursland qu’est devenue l’Europe de l’Ouest social-démocrate est « provocatrice », idée centrale de mon dernier ouvrage La stratégie de l’intimidation. D’ailleurs, lorsque les dirigeants autrichiens ont refusé de céder aux chantages d’Erdogan en 2015 – avant même l’arrivée de l’extrême-droite à Vienne – et lorsqu’ils ont fermé des mosquées et centres islamo-nationalistes turcs subversifs, Erdogan a protesté mais il n’y a pas eu de conséquences… le président turc a pris acte du fait que l’interlocuteur n’était pas culpabilisé donc pas intimidable.
Merkel a négocié sans consulter ses partenaires un véritable accord de dupes avec la Turquie.
En matière migratoire, la politique du fait accomplit ne suffit pas. Pourrait-on nouer des partenariats avec les pays de transit des migrants ?
L’idée de s’entendre avec les pays qui ont accueilli de nombreux réfugiés syriens, afghans et autres candidats à l’asile ou clandestins et qui risquent de les laisser passer chez nous en l’absence de coordination n’est pas mauvaise en soi. Tout dépend du « prix à payer » car tout à un prix en négociation. Payer « à la source » (pays de provenance des migrants) pour entretenir des camps humanitaires et de rétention où les dossiers des primo-demandeurs d’asile, clandestins ou autres migrants économiques qui arrivent en masse peuvent être étudiés sur place, est logique : l’Australie le fait en Papouasie et auprès de pays d’Asie d’où arrivent nombre de migrants. Cette coopération a permis à l’Australie avec la campagne « no way » de stopper les drames humains en mer puisque ce blocage à la source grâce aux accords avec les pays de départ a réduit à néant l’appel d’air initial. L’Australie n’est plus submergée comme avant et plus personne ou presque n’entre illégalement dans ce pays sans visa légal ou demande d’asile en bonne et due forme. Les ONG immigrationnistes complices des passeurs (trafiquants d’être humains) comme celles qui culpabilisent nos dirigeants européens n’y font pas la loi. L’Etat a repris ses droits et prérogatives régaliennes. Le problème est plutôt qu’Angela Merkel a négocié sans consulter ses partenaires un véritable accord de dupes qui fait que nous payons la Turquie pour reprendre un immigré clandestin et nous en renvoyer un « labellisé (fameux accord « un pour un »)… le tout pour 7 milliards d’euros, en plus des milliards au titre de la « pré-adhésion » déjà donnés à un pays candidats qui viole les valeurs et règles de l’Union.
Aussi critiquable soit-il, cet « accord de dupes » a néanmoins tari les flux de migrants de la Turquie vers l’Europe…
Certes, depuis l’accord de 2015, on constate que l’appel d’air migratoire illégal a été stoppé en provenance de la Turquie, ce qui a multiplié les flux de la Libye vers l’Italie, sachant que la folie stratégique de la guerre anti-Kadhafi en Libye en 2011 a créé un chaos en Afrique qui empêche toute coopération efficace entre les pays méditerranéens de l’Union et la Libye, d’où arrivent peu de vrais réfugiés mais une majorité de Tunisiens migrants économiques ou autres Nigériens acheminés par des trafiquants-passeurs qui aliment ainsi avec la complicité des ONG pro-migrants et autres Aquarius les réseaux criminels et des mafias en Europe (dont la mafia nigérienne qui se partage le marché européen de la prostitution avec les clans albanais…). La seule solution est donc une politique européenne d’immigration coordonnée et la mise à disposition de l’Agence européenne Frontex chargé de la défense des frontières extérieures de l’Union d’un corps armé européen qui empêche les flux illégaux et démantèle les réseaux de passeurs aujourd’hui protégés par les ONG immigrationnistes hélas subventionnés par nombre de collectivités territoriales, partis politiques et agences officielles en violation des lois qui répriment les flux migratoires illégaux.
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