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De la stupidité à l’indifférence


1. Le gène de la stupidité

Les Lois fondamentales de la stupidité humaine : tel est le titre de l’essai le plus jouissif paru depuis bien longtemps[1. Les Lois fondamentales de la stupidité humaine, Carlo M. Cipolla, PUF, 72 pages, 7 euros.]. Qu’il date de 1976 n’enlève rien à sa saveur. Qu’il ait été publié en édition limitée par les « Mad Millers » (les Meuniers fous) intrigue. Que son auteur, Carlo M. Cippola, un historien de l’économie, ait attendu un quart de siècle pour en livrer une version italienne témoigne d’un détachement allègre, l’auteur étant parfaitement conscient que, si l’érudition est la source de la sagesse universelle, elle est aussi souvent source de malentendus entre amis.

Maintenant que l’auteur est décédé et que son livre est devenu un best-seller universel, il est temps de le découvrir en français, puisque les Presses universitaires de France nous en donnent l’occasion. Après avoir précisé que ce livre s’adresse non aux gens stupides, mais à ceux qui ont parfois affaire avec eux.[access capability= »lire_inedits »]

Carlo M. Cipolla a voulu savoir non seulement pourquoi l’humanité est dans le pétrin, mais pourquoi elle doit supporter un lot quotidien d’épreuves, d’ennuis et de tracas bien supérieur à celui qu’endurent nos amis les animaux. Sa réponse est lumineuse : la cause en est un groupe d’individus génétiquement prédisposés à la stupidité et, de ce fait, bien plus malfaisant que la Mafia, le complexe militaro-industriel ou l’Internationale communiste.

La première loi fondamentale de la stupidité humaine affirme sans ambiguïté que « chacun sous-estime toujours inévitablement le nombre d’individus stupides existant dans le monde ». Toute estimation chiffrée, estime Cippola, serait en-deçà de la réalité, mais chacun peut vérifier par lui-même, jour après jour, avec une monotonie imparable, qu’il est harcelé par des individus stupides surgissant à l’improviste, dans les lieux les plus inattendus et aux moments les plus improbables.

Carlo M. Cipolla est réfractaire à l’égalitarisme contemporain. Après des années d’observation et d’expérimentation, il est arrivé à la conclusion que les hommes ne sont pas égaux : les uns sont stupides, les autres non. On appartient au groupe des stupides comme on appartient à un groupe sanguin : l’homme stupide naît stupide par la volonté de la Providence. « Je suis certain, écrit-il, que la stupidité est la chose la mieux partagée du monde et qu’elle est uniformément répartie selon une proportion constante. » D’où la deuxième loi fondamentale qui postule que la probabilité que tel individu soit stupide est indépendante de toutes les autres caractéristiques de cet individu.

La troisième loi fondamentale nous éclaire sur ce qu’est la stupidité : est stupide celui qui entraîne une perte pour un autre individu ou pour un groupe d’autres individus, tout en n’en tirant lui-même aucun bénéfice et en s’infligeant éventuellement des pertes. Ne confondons surtout pas stupidité et crétinerie. Le crétin ne nuit qu’à lui-même, alors que l’individu stupide cause d’innombrables ennuis à autrui, sans en tirer aucun gain personnel en contrepartie. La société dans son ensemble s’en trouve donc appauvrie. Contrairement aux escrocs ou aux crétins à tendance intelligente, qui à des degrés divers accroissent le bien-être commun par des transferts de richesse, l’individu stupide, dont l’action n’obéit à aucune rationalité, même pas à une rationalité immorale, nous pourrit la vie. L’auteur se propose donc, dans son essai, de « neutraliser l’une des plus puissantes forces obscures qui entravent le bien-être et le bonheur de l’humanité ». La forme d’humour qu’il déploie pour parvenir à cet objectif est un modèle de cynisme que n’auraient pas désavoué Swift ou Schopenhauer. Il répond, en outre, en tous points, au mode de pensée scientifique dans ce qu’il a de plus grotesque.

Fallait-il vraiment mettre ce Traité de la stupidité humaine entre toutes les mains ? L’auteur voulait qu’il fût réservé à quelques happy few. Il n’avait pas tort : la stupidité est incurable. Et, parfois, contagieuse.

2. Les vertus de l’indifférence

Ma curiosité s’émousse au fil des années. Cioran me disait que c’était un symptôme alarmant. Dans certains pays d’Amérique latine, précisait-il, la coutume est d’annoncer un décès par la formule rituelle : untel est devenu indifférent. Je dois être mort depuis bien longtemps, car je n’ai cessé de louer les vertus de l’indifférence.

Être mort n’a d’ailleurs pas que des inconvénients. Cela permet de réduire les dépenses. Et puis, on peut toujours faire écrire sur sa tombe, en latin si possible, et comme l’auteur des Voyages de Gulliver : « Ici repose le corps de Jonathan Swift… où l’indignation sauvage ne peut plus déchirer son corps.» Vivant, il parlait des hommes comme de la pire espèce d’odieuse vermine de la Terre. Cette odieuse vermine, je sais que je la regretterai, y compris sous ses formes les plus stupides. Plus la mort pointe le bout de son nez, plus on s’y attache. J’aurai passé ma vie à chercher ce dont je n’avais pas besoin et à avoir besoin de ce que je ne cherchais pas.

3. L’illusion d’aimer

Dans un couple, il est préférable qu’un des deux soit fidèle − et, autant que faire se peut, l’autre. La fidélité m’est totalement étrangère, mais il m’est arrivé de la feindre (jamais longtemps, je vous rassure) pour me donner l’illusion d’aimer pour de vrai. Mais, dans le fond, je suis comme Woody Allen : je ne considère une fille comme parfaite que lorsqu’elle me rejette. Hélas, cela ne m’est pas arrivé souvent.

La jeune fille est un papillon quand je l’aime et une guêpe dont j’attends la piqûre quand je me détourne d’elle. Je serais bien démuni sans les innombrables idées fausses que je nourris à son sujet. Mais j’ai la faiblesse de ne tenir à mes idées que lorsque je sais qu’elles sont fausses ou exagérées. Autrement, la vie m’apparaîtrait encore plus ennuyeuse qu’elle ne l’est.[/access]

Mai 2012 . N°47

Article extrait du Magazine Causeur



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