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Comment nous mangerons le désastre




Addiction générale
d’Isabelle Sorente est une méditation profonde, exigeante – et parfois accablante – sur notre situation éthique présente. Les doses de vérité administrées à son lecteur sont parfois presque insupportables. Isabelle Sorente est un écrivain, non une philosophe : sa pensée se dit à la première personne, et elle atteint en chacun de vous la première personne. Elle dit « je », vous dites « je », elle dit « nous ». Et « nous », c’est à l’intérieur du désastre, et comment nous mangerons le désastre. Isabelle Sorente est un oiseau de malheur et de joie.

Cette pensée part de la nuit de l’expérience et suit fidèlement les chemins d’une multiplicité d’intuitions précieuses et nouvelles. Elle pense comme la « chienne de tête » chère à Céline et Muray : la chienne la plus fine, placée à la tête de l’attelage dans les expéditions polaires, celle dont les violents aboiements sauvent la vie des chiens et des hommes – car elle est la seule à flairer sous la glace la présence des crevasses qui menacent de tous les engloutir. Venue de la nuit, cette pensée s’exprime pourtant avec simplicité et clarté, avec l’exactitude et la rigueur rationnelles héritées d’une solide formation scientifique. Sa dense limpidité évoque parfois Simone Weil – mais une Simone Weil passée par le situationnisme et se déclarant, ma foi, athée…

Isabelle Sorente rassemble au fil de son essai (de manière parfois trop allusive) une série de faits contemporains très disparates – faits politiques, économiques, écologiques, faits psychologiques, technologiques, militaires – qui n’ont pas vocation à livrer une description d’ensemble du désastre présent mais fonctionnent comme autant de séances d’électrochocs propédeutiques. Le lecteur est ainsi conduit au vif de la question centrale de l’essai : quelle éthique peut être à la hauteur d’un tel désastre ? Addiction générale parvient à relever le défi et à esquisser les lignes de force d’une telle éthique. Il en invente aussi le langage foncièrement libre, rationnel et rétif à tout moralisme. Cette éthique ignore les prescriptions et les impératifs moraux : elle formule des possibilités éthiques et part en quête des « valeurs rationnelles manquantes » qui nous appellent par-delà bien et mal comme des membres fantômes et dont elle fait résonner le chant envoûtant. Son motif musical majeur : « Manquons sans entraves ! ».

De manière très convaincante, Isabelle Sorente voit dans l’addiction le désastre psychique central du temps présent. Si la dévastation du monde extérieur, de la nature et de l’espace se poursuit inlassablement, c’est d’abord parce que le monde s’effondre en chacun de nous. Si Debord, Baudrillard et Muray nous ont offert des descriptions décisives de « l’effondrement du réel », Addiction générale a le grand mérite de proposer une issue patiente et douloureuse à notre cauchemar. Isabelle Sorente jette une lumière nouvelle sur cette perte généralisée du réel en l’interprétant comme le symptôme d’une « addiction générale ». Sa propre expérience de l’addiction – la boulimie, durant dix ans, qu’elle n’évoque pas dans ce livre –, de sa traversée et de sa délivrance, donne à l’analyse de ses mécanismes et aux issues qu’elle déploie une grande force d’incarnation.

L’enfer de l’addiction, c’est celui de la lente et insoutenable disparition des autres d’abord en nous, puis autour de nous. Plus l’objet ou le produit sur lequel nous avons fixé notre addiction s’installe au centre de notre espace psychique, plus notre sentiment de la réalité des autres se désagrège – et plus le monde, dépeuplé, devient irréel et sans saveur. Notre temporalité s’atrophie elle aussi, alternance accélérée de prise du produit et de manque, répétition toujours plus amère de la déception après chaque prise. Loin de nous délivrer du manque, l’addiction nous livre au contraire à un vide et à un manque toujours plus douloureux et atroces.

L’addiction est dans son essence la perte de la réalité et de la raison par une insensibilisation générale. Elle révèle par défaut la sagesse cachée du mot français « sens », l’unité vivante de ses différentes significations. Car c’est du même mouvement qu’elle assèche et éteint mon monde sensoriel, ma sensualité, mes émotions à fleur de corps et qu’elle dévaste ma sensibilité éthique et mon sens commun – dont Isabelle Sorente note que la langue anglaise le nomme précisément le « point sensible ». Sans les autres, notre corps perd tous ses sens, notre vie tout son sens. Notre liberté vivante et notre faculté d’orientation sont nécessairement détruites.

Nos sentiments ne savent plus s’exprimer désormais qu’à travers des explosions de sentimentalité hystériques, sans conséquence et sans lendemain. La contemplation du désert de glace qu’est devenue notre âme nous horrifie et fait grandir chaque jour en nous le dégoût de nous-mêmes, l’hallucination d’une urgence perpétuelle, une fébrilité agressive et stérile et le sentiment enfin d’une fatalité mystérieuse dont il est confortable de nous tenir pour la victime parfaitement impuissante et innocente.

Selon Isabelle Sorente, le seul remède à mon désastre intime est alors l’exercice impitoyable de ma compassion. Elle n’est pas un noble impératif moral mais ma première nécessité vitale pour recouvrer ma liberté. Me mettre à la place des autres est le « mouvement élémentaire » de mon âme et seule sa mise en exercice patiente peut remédier à son atrophie. Seule la compassion peut rouvrir dans mon âme la place imaginaire des autres, la joie liée au sentiment durable que les autres sont aussi réels, précieux, fragiles et faillibles que moi-même.

Je dois être absolument libre de choisir dans le secret de mon âme (qu’Isabelle Sorente nomme « anonymat ») et en dehors de toute contrainte morale, les autres vers lesquels ma compassion va voyager. Peu à peu, l’espace des autres s’ouvrira, gagnera en profondeur et en consistance. Enfin, ma compassion osera s’aventurer vers les êtres qui me paraissent les plus à ma dissemblance, considérer qu’ils sont aussi réels, charnels et précieux que moi : les vieilles putes et les grands patrons, les policiers et les pédophiles, les exciseurs et les journalistes, les nazis et les traders, les prisonniers et les bêtes, toutes les bêtes. Je n’aurai plus peur de toucher et d’être touché par les « intouchables ».

Mais le point essentiel est que je ne suis précisément pas ces autres. « Sauf pour le fœtus et l’amibe, la fusion n’est pas la vie, elle n’est pas l’amour de la vie. » La compassion telle qu’Isabelle Sorente en déploie les mouvements libérateurs est vouée à contrecarrer la mièvrerie sentimentale comme tout fantasme fusionnel. L’addiction ne se définit pas tant par ses objets – l’alcool, le tabac, les drogues, la nourriture, le travail, Internet, les jeux, la sexualité – que par son mode de rapport obsessionnel, son attachement fusionnel, exclusif et en définitive férocement haineux à son objet même. Dans les rapports amicaux ou amoureux de « l’addict », Isabelle Sorente repère avec profondeur la fixation morbide sur un Autre unique, « inaccessible, désiré, détestable, fatalement décevant » qui a pour seul but de faire disparaître la pluralité vivante de tous les autres.

A la longue liste des addictions, Isabelle Sorente en ajoute une nouvelle : l’addiction aux chiffres et au calcul. Il ne s’agit pas là d’une métaphore mais d’une addiction au sens plein, d’autant plus dangereuse que nous en méconnaissons le caractère pathologique. Nous nous imaginons responsables, rationnels, sérieux et pragmatiques en manipulant dans une ivresse masturbatoire nos sacrosaintes « données chiffrées ». Drapés dans le manteau d’innocence de notre pseudoscience, nous ignorons « toute pensée complexe et toute finesse mathématique. » Nous fermons suicidairement et criminellement les yeux sur toutes les dimensions inquantifiables et pourtant essentielles de l’existence, auxquelles seules notre boiteuse humanité et notre raison sobre peuvent nous donner accès.

Mais la compassion n’est pas la seule « valeur rationnelle manquante » ouvrant à la communauté post-junkie qui vient. Isabelle Sorente nous donne aussi à entendre l’appel des autres valeurs-fantômes aspirées dans son sillage : la sobriété, l’anonymat, la patience, le détachement, l’incertitude, la faillibilité, la culpabilité – non la culpabilité complaisante, sentimentale et stérile des « addicts » mais celle qui est féconde, durable et créatrice, parce qu’elle est réelle et conséquente. L’amour fou, en somme, du manque et de l’inassouvissement.

Dans les années 1960, une célèbre expérience de Stanley Milgram avait mis en évidence que seulement quatre personnes sur dix se refusaient à torturer à mort un autre homme avec des décharges électriques lorsqu’une autorité pseudo-scientifique leur en intimait l’ordre. Cinquante ans plus tard, révélés par un sinistre jeu télévisé, les progrès de l’humanité sont stupéfiants. La moitié des justes a déserté : nous ne sommes plus que deux sur dix. Une autre expérience évoquée par Isabelle Sorente a en revanche montré que, lorsque des macaques sont mis en situation de ne pouvoir se nourrir qu’en envoyant des décharges électriques à leurs congénères, il ne s’en trouve pas un seul qui y consente et ne se laisse mourir de faim.

La dignité humaine continuera-t-elle longtemps à s’humilier devant le sublime amour des macaques ?

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