Les cartes postales de l’été de Pascal Louvrier (3)

Ayant achevé un livre sur André Malraux, je sais que seul l’art peut tenir en respect la mort, et même la surmonter parfois. Avant de quitter Paris, et après avoir écrit un article sur Claude Simon pour Causeur de juillet-août, j’ai cherché sa tombe au cimetière de Montmartre. Il faisait très chaud et les chats ne m’ont pas aidé. Les arbres n’étaient pas des acacias, l’arbre préféré de Simon depuis l’enfance passée dans la maison familiale située à Salses-le-Château, en plein cœur du pays catalan, l’été. Avec la patience d’un horloger suisse, j’ai fini par la trouver. Le temps a oblitéré nom, prénom et dates qui encadrent une vie, ainsi que celui de sa compagne, Réa. À peine peut-on deviner son patronyme. La sépulture est grise, piquée de mousse, jamais entretenue. Elle ressemble à celle de Georges Bataille, dans le cimetière de Vézelay. Elle est aussi hideuse. Claude Simon, amarré par paresse au Nouveau Roman, a pourtant écrit de superbes livres. Son œuvre, grâce à Philippe Sollers, est éditée dans la Bibliothèque de la Pléiade, elle fut couronnée par le prix Nobel, en 1985. L’essentiel a vaincu la mort, le reste n’est que poussière. À condition qu’il y ait encore quelques intercesseurs pour la faire découvrir à des lecteurs curieux et exigeants. Car le style de Simon est l’un des plus puissants de la littérature du XXème siècle.
Dans un roman de Claude Simon, on retrouve souvent les mêmes morceaux d’un puzzle à reconstituer, écrits différemment, avec quelques variantes, quelques détails complémentaires, le tout servi par une écriture ample, des phrases ductiles, dynamisées par les participes présents et les métaphores audacieuses. Ça ressemble à un acacia. J’ai donc décidé de relire ce roman portant le nom de cet arbre révéré par Simon, né en 1913 et mort il y a tout juste vingt ans, un 6 juillet. Voici les dernières lignes de L’Acacia (1989), écrites par un homme de plus de soixante-dix ans : « La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L’une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond des ténèbres (…) ». Ça continue ainsi sur plusieurs lignes, jusqu’au mot final : « Immobilité ». Le roman est alors achevé. On ne touche plus à rien. La postérité le retient. L’arbre symbolise l’œuvre qui se déploie grâce au tronc strié, gorgé de sève surabondante.
A lire aussi: Frédéric Beigbeder: «Liberté, égalité, légèreté!»
L’ouverture du roman décrit trois femmes en deuil qui crapahutent dans la boue. Elles sont accompagnées d’un jeune garçon. C’est l’histoire de Claude Simon contraint de suivre sa mère, et ses tantes, à la recherche de la tombe de son mari mort à la Grande Guerre. Elle s’entête, et cet entêtement dévaste l’enfance de son fils. C’est le point de départ, la naissance de l’écrivain et sa scène fondatrice, sans cesse revisitée, comme dans un cauchemar, sans nom, sans visage, juste des silhouettes maigres erratiques. Puis en 1940, ayant survécu à la débâcle, un jeune homme tente de retrouver ses repères dans une société bouleversée par la défaite militaire. Claude Simon, sans jamais se nommer, raconte sa propre expérience de soldat à cheval lancé contre l’aviation. Un assaut anachronique, presque sacrificiel. Entre ces deux tableaux – Simon est un peintre contrarié – la reconstitution familiale et l’exhumation des origines de ses ancêtres. Un lien infrangible : la guerre.
La guerre, oui. Celle d’Espagne où l’on croise le jeune Simon, trafiquant d’armes dans les rues de Barcelone, résistant aux franquistes, répétition générale de la déflagration de 1939, soulignant le naufrage moral des démocraties. La captivité ensuite du soldat, puis son évasion, qui connaît la faim, la saleté, la peur, ce retour à l’élémentaire, voire l’animalité, avec l’expérience de la mort pleine de fureur et de bruit – influence de Faulkner sur Simon. Pas de noms propres, j’insiste, mais des périphrases. Claude Simon ne raconte pas, il décrit l’homme au milieu du chaos, solitaire et abandonné. C’est ensuite le ressourcement vital avec la visite au bordel du coin et la chaleur des corps prostitués. Eros coûte que coûte pour résister aux desseins de Thanatos – Simon va plus loin, dans Les Géorgiques (1981), en imaginant la jouissance de sa mère au moment de sa conception.
Grâce à l’écriture, devant l’acacia, le travail de reconstitution s’opère. Le résultat est entre nos mains, il est vertigineux, unique, impossible à résumer, au fond.
Claude Simon n’a jamais retrouvé la tombe de son père qu’il n’aura pas vraiment connu – Simon est né en 1913, son père est mort l’année suivante. Je suis devant celle de l’écrivain, les nuages sont menaçants dans le ciel délavé. Cette bribe de phrase, à partir de laquelle tout commence, me revient soudain : « (…) depuis qu’encore enfant il avait été traîné dans un paysage d’apocalypse à la recherche d’un introuvable squelette (…) ».
Claude Simon, L’Acacia, Les Éditions de Minuit. 400 pages


