La mélancolie des baby-boomers


La mélancolie des baby-boomers

cinéma Le Champo

Ce temple du noir et blanc résiste au jeunisme et à l’oubli par une programmation exigeante, comme la qualifierait un chroniqueur de France Culture. La cinéphilie des après-midi a les cheveux blancs et le pas hésitant. Certaines salles ressemblent à l’antichambre des maisons de retraite, je m’y rends toujours avec plaisir et un soupçon de transgression. La cohabitation avec les anciens me fascine car, derrière leur bonne humeur feinte, leur volonté de ne pas sombrer, passe dans leur regard ce voile d’amertume qui veut dire : « Tout ça pour ça ! » La vieillesse ne pousse guère à l’optimisme. Chacun ressasse ses propres errements. Les reproches se charrient à la pelle. L’heure des bilans a sonné et le solde de tout compte prend des allures de réquisitoire. Celui qui n’a pas raté sa vie est soit un menteur, soit un innocent. Je regarde donc cette salle de cinéma composée de vieux spectateurs qui regardent défiler leur jeunesse des années 60 sur grand écran. Nous sommes en pleine Nouvelle vague, en pleine confusion des temps. Je ne serais pas étonné de voir Jean-Claude Brialy s’installer à mes côtés, dans un fauteuil rouge. Un Brialy jeune, poseur, un blouson en suédine sur l’épaule, le verbe haut, la distinction exagérément soulignée, parfait condensé entre le minet du Drugstore et l’intello du Luco. Sartre et Mini Cooper. Craven A et yéyé. Twist à la Sorbonne !

En 2015, le Champo a encore exhumé quelques pépites comme ces courts-métrages produits par Pierre Braunberger. L’inlassable découvreur de talents sans qui les jeunes Turcs des Cahiers du cinéma n’auraient, peut-être, jamais pris la caméra. Braunberger, fondateur des Films de la Pléiade et des Films du Jeudi, patron également du Cinéma du Panthéon a aidé tous ces réalisateurs en herbe (Reichenbach, Rivette, Varda, Resnais, Doniol-Valcroze, Godard, Truffaut, Rouch, etc.) à prendre la lumière. Ces quatre œuvres (deux documentaires et deux fictions) restaurées et numérisées avaient été réunies sous le titre générique « Jeunesses des sixties ». Elles brillaient par leur subtilité et leur sauvagerie. Les cinéastes des années 60 avaient tous les dons : saisir l’ennui, la transformation de la société, le désœuvrement des adolescents et le basculement inéluctable vers une modernité suspecte.

Le monde changeait et ils le filmaient. Pendant 1 heure et 18 minutes, la bêtise de la télévision et la comédie de la politique disparaissaient, par magie, de votre esprit. Vous ressortiez du Champo avec une vision plus nuancée des années 60, moins dogmatique. Le premier documentaire, L’amour existe, signé Maurice Pialat et datant de 1961, a obtenu le Prix Louis Lumière et le Lion de Saint Marc au festival de Venise. Sur une musique de Georges Delerue, la banlieue grise, au pavé luisant et aux mornes espérances, exhalait un délicieux parfum d’antan. C’était beau et nous ne le savions même pas. Pialat saisit cet instant de notre histoire où la ceinture rouge s’urbanise à tous crins. Le rêve vertical s’empare des classes moyennes. L’HLM enterre la guinguette, l’eau courante et l’électricité à tous les étages pendant que de nouveaux bidonvilles s’installent au pied des immeubles. La périphérie et ses promoteurs ont toujours eu horreur du vide. A la mémoire du rock, de François Reichenbach, change de décor. Eddy Mitchell, Vince Taylor et Johnny sont les nouveaux dieux d’une jeunesse à bout de souffle. Coincés entre des parents jugulaire, jugulaire et un monde du travail peu reluisant, les gamins tentent d’échapper à un destin tout tracé en dansant, en criant, en jouant des poings, le temps d’un concert, défouloir d’un soir. Suivaient deux films admirables de 25 mn et 20 mn : Les veuves de quinze ans de Jean Rouch et Tous les garçons s’appellent Patrick de Jean-Luc Godard. De l’émancipation sexuelle des filles de bonne famille aux conséquences de la drague dans les allées du Luxembourg. C’était du cinéma intelligent, sombre et enivrant.

Le Champo – 51, rue des Ecoles 75 005 PARIS – Métro : Odéon – St-Michel – www.lechampo.com

*Photo : Wikimedia Commons.



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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