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Céline contre les robots


Céline contre les robots

Frédéric Mitterrand n’est pas Gaston Gallimard, c’est dire si on a de la chance. S’il avait été Gallimard, il est probable que Céline n’aurait jamais pu être édité après guerre. Il s’était réfugié au Danemark, appliquant le principe de précaution avant l’heure, car il avait pressenti la promptitude des Cours de justice à fusiller les écrivains et les journalistes collabos. Cela coutait moins cher économiquement que de fusiller des patrons qui avaient travaillé avec les nazis mais c’était très rentable symboliquement pour que la nation se refasse une virginité intellectuelle et morale.

« Après mûre réflexion, et non sous le coup de l’émotion, j’ai décidé de ne pas faire figurer Céline dans les célébrations nationales », a donc annoncé Frédéric Mitterrand. On croit rêver, vraiment. Celui dont l’oncle avait une bibliothèque excellente où l’on pouvait lire Chardonne et Morand, deux des plus grands stylistes du siècle dernier qui s’ils n’ont pas le génie de Céline ont comme lui collaboré avec l’occupant, se permet aujourd’hui de gifler un cadavre.
C’est amusant de la part de Frédéric Mitterrand, en plus, de bien préciser que ce n’est pas « sous le coup de l’émotion ». On mesure à quel point ce ne devrait pas être l’affaire d’un ministre que parler de littérature y compris d’un ministre de la Culture qu’on dit cultivé. « L’émotion », justement, c’est le cœur, le réacteur nucléaire du génie ou de l’inspiration célinienne.
On l’écoute, Céline ? « « Au commencement était le Verbe. » Non ! Au commencement était l’émotion. Le Verbe est venu ensuite pour remplacer l’émotion, comme le trot remplace le galop, alors que la loi naturelle du cheval est le galop ; on lui fait avoir le trot. On a sorti l’homme de la poésie émotive pour le faire entrer dans la dialectique, c’est-à-dire le bafouillage, n’est-ce pas ? »

Et c’est sûr que ça bafouille pas mal, en ce moment. Ca bafouille sur l’économie, la crise, la Tunisie, la sécurité, l’immigration. Ca bafouille et ça cafouille. Alors se refaire une virginité, encore et toujours, et s’appuyer sur l’indignation de Serge Klarsfeld, l’inattaquable Serge Klarsfeld car chasseur de nazis. Autant on a pu l’admirer à l’époque où sa femme Beate giflait publiquement en 68 le chancelier Kiesinger, ancien membre du Parti nazi, où lui-même se faisait arrêter en Syrie alors qu’il traquait Alois Brunner, autant quand il confond Céline avec Barbie et veut normaliser l’histoire littéraire, on se demande si la principale menace pour la communauté juive est un écrivain mort il y a cinquante ans. J’avais cru comprendre qu’il y avait plus urgent, moi, ces derniers temps. Il écrit pour le Hamas, Céline ? Il a donné son avis récent sur le droit à exister de l’Etat d’Israël ? On l’aurait vu déjeuner avec Tariq Ramadan ?
En plus, je trouve extrêmement insultant que le « cas » Céline soit réglé par des gens qui ne l’ont manifestement pas lu. Quand Delanoë déclare par exemple « Céline est un excellent écrivain mais un parfait salaud », Delanoë dit au moins trois bêtises, ce qui est un exploit quand on fait une phrase de moins de dix mots.

Première bêtise : « Excellent écrivain ». Mais, non, Céline n’est pas un excellent écrivain. Quelqu’un qui a lu à quinze ans Voyage au bout de la nuit et suivi les pérégrinations de Bardamu dans la guerre de 14, l’Afrique noire colonisée, l’Amérique taylorisée et pour finir la banlieue parisienne noyée dans la misère des années trente, il lui vient à peu près tous les adjectifs possibles à l’esprit, génial, bouleversant, déchirant, obscène, illisible, scandaleux mais pas « excellent ». Aucun critique, d’ailleurs, au moment de la publication ni après n’a eu l’idée de dire que Céline était excellent.

Deuxième bêtise « Céline est un parfait salaud ». Delanoë fait sans doute allusion aux Pamphlets antisémites. S’il les a lus, il est hors la loi. On rappellera en effet que Bagatelles pour un massacre, L’Ecole des cadavres et Les beaux draps ne sont pas publiés parce que la veuve de Céline ne le veut pas. Donc, soit Monsieur Delanoë a payé très cher ses exemplaires chez un bouquiniste, soit il les a téléchargés sur un site négationniste. Le problème, quand on interdit, et étant donné le climat, il y a de fortes chances qu’on continue à interdire même après la mort de Lucette Almanzor, c’est qu’on rend attirant, et de façon bien malsaine, ce qu’on voudrait cacher.

J’ai lu, comme à peu près tous les amateurs de Céline, ces pamphlets. Ils sont évidemment monstrueux. Le monstrueux est un défaut en morale, pas en littérature. À ce compte-là, pourquoi ne pas en finir aussi avec Sade ? Sade état-il un parfait salaud ? Sade et Céline ont-ils fusillé en masse, fait partir des trains pour des destinations dont on ne revient pas ? Allons plus loin : leurs écrits sont-ils directement responsables en quoi que ce soit de la Shoah, même de loin ?
Parce que c’est ça, quand même, qui est sous-entendu par Klarsfeld, Mitterrand, Delanoë. La disqualification définitive, du genre les dignitaires nazis à Wannsee se passant le pamphlet d’un écrivain français avec plein de points d’exclamation et y pêchant l’idée de la solution finale…

On respire un coup et on continue l’exégèse des propos delanoesques : « Un excellent écrivain MAIS un parfait salaud. » Conjonction de coordination exprimant l’opposition et indiquant au passage que Delanoë sait des écrivains à peu près autant de choses que des ouvriers : sa phrase sous-entend en effet qu‘un excellent écrivain est un type bien ou devrait être un type bien. Ça se saurait. Pour ne prendre que Céline, par exemple, il était érotomane, lâche, geignard, voyeur, avare, jaloux, mauvais ami, et bien sûr, antisémite comme le montre sa correspondance complète éditée récemment en Pléiade.

Oui, les œuvres complètes de Céline sont en Pléiade et Henri Godard chargé de leur édition doit se demander dans quel monde il s’est réveillé depuis quelques jours. On pourrait s’amuser à ce petit jeu avec à peu près l’ensemble du Lagarde et Michard qui eux, ne résumaient pas un écrivain à ses petites manies et ses grandes perversions et qu’au bout du compte, ce qui reste, c’est le texte. C’est-à-dire la seule chose que l’on ait à juger et, apparemment, la seule chose qui ne soit pas, du tout mais alors pas du tout, des compétences de Klarsfeld, Mitterrand et Delanoë.

On ne dit pas, monsieur Delanoë « Excellent écrivain mais parfait salaud », à la limite on dit « Excellent écrivain ET parfait salaud » parce qu’il n’y a pas de lien de cause à effet entre la correction politique et le talent littéraire. Sinon ma bibliothèque serait aux trois quarts vide et il est hors de question que je me passe de Bloy, de Barbey, de Villiers de l’Isle Adam, de Toulet, de Drieu, de Brasillach, de Cocteau, de Jouhandeau, de Perret et de Céline comme de l’autre côté, je n’ai pas envie non plus de me passer de Hourra L’Oural d’Aragon et de son ode surréaliste au Guépéou : « Vive le Guépéou contre le pape et les poux ! »

Il y a longtemps, en plus que les grands céliniens ont réglé ce problème des Pamphlets quand ils veulent montrer la portée de cette œuvre majeure qui reçoit aujourd’hui les postillons d’indignés qui n’ont décidément que ça à faire. Ils prennent tout, dans sa globalité, ils n’éludent pas. Les Pamphlets sont la part maudite d’une œuvre, le bloc d’abîme qu’il ne faut pas refuser de contempler. Et Philippe Muray fut un des premiers à envisager Céline de cette manière, comme une totalité scandaleuse. Exclure ministériellement Céline de ces commémorations non seulement est une belle lâcheté politique mais aussi un contresens littéraire. C’est presque pire.

Et comme Céline l’antisémite l’écrit dans une lettre à son ami juif Elie Faure, le grand historien de l’art : « Je ne vois dans le réel qu’une effroyable, cosmique, fastidieuse méchanceté – une pullulation de dingues rabâcheurs de haine, de menaces, de slogans énormément ennuyeux. C’est ça une décadence ? »
Oui, la Ferdine, c’est ça, une décadence…



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