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Au bord du gouffre turc

«Burning Days», de Emin Alper, en salles le 26 avril


Au bord du gouffre turc
Selahatti̇n Paşali et Si̇nan Demi̇rer dans "Burning days" de Emin Alper (2023) © Memento Distribution

Dommage, ce titre, Burning Days : ça sonne franchement plat.  Et d’abord, pourquoi en anglais ? Pour la sortie du film dans nos salles, le distributeur aurait été mieux inspiré de conserver le titre original, en Turc : Kurak Günler. Euphoniquement, ça chauffe beaucoup mieux. Tant pis : ce n’est pas l’essentiel.

Emin Alper, un réalisateur et scénariste talentueux

Burning Days, donc : dernier long métrage d’Emin Alper, 49 ans, figure majeure du Septième art ottoman, et actuel programmateur artistique de la (toute nouvelle) cinémathèque d’Istambul. On lui doit déjà trois films sensationnels : Derrière la colline (2012), Abluka – Suspicions (2015) tourné dans une banlieue misérable de la capitale, A Tale of Three Sisters (2019), drame social situé dans un village montagneux d’Anatolie. Sans compter, en 2020, Alef, une série policière diffusée sur FX Network. Autant dire que Burning Days, dont le réalisateur est cette fois encore le scénariste, aiguisait d’emblée la curiosité. On n’a pas été déçu : tant sur le plan visuel que narratif, c’est une perle.  

Selin Yeninci et Selahatti̇n Paşali

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Une route rectiligne traverse un désert minéral, calciné, au milieu duquel s’ouvre, surprise, un énorme cratère de forme rigoureusement circulaire, aux vertigineuses parois verticales, gouffre géométrique qui semble échappé de l’imaginaire SF. En réalité, ces chaudrons spectaculaires existent bel et bien dans la nature : ce sont ce qu’on appelle des dolines. Sous l’effet de l’assèchement des nappes phréatiques, le sol calcaire se dissout, ce qui provoque de tels effondrements de terrains, aussi soudains qu’imprévisibles. Le prologue du film nous en dévoile un. Fascinant.

Pathologies turques

Propre sur lui, tiré à quatre épingles, Emre (Selahattin Pasali), un jeune, sportif et séduisant procureur, célibataire de son état, vient tout juste d’entrer en fonction dans une bourgade retirée, Yaniklar (mais le nom est fictif), au fin fond de l’Anatolie. Passé les politesses d’usage, le fonctionnaire vertueux ne tarde pas à s’affronter aux notables locaux, lesquels encouragent et patronnent les traditions du cru, en particulier la chasse au sanglier. Celle-ci donne lieu chaque année à des réjouissances populaires, marquées entre autres par le défilé d’une bête sanguinolente dans la rue principale du bled, par des libations sans frein, mais aussi par des coups de feu tirés en l’air, au risque d’un accident. Passant les réserves d’un officier de police gêné aux entournures à l’idée du scandale, Emre réagit avec fermeté, n’hésitant pas à inculper les fauteurs de trouble. Sur cette ambiance surchauffée se greffe une situation de grave pénurie d’eau, les nappes phréatiques étant à sec, si bien que les habitants, munis de bidons en plastique, se voient contraints de former quotidiennement de longues files d’attente pour s’approvisionner aux rares points d’eau disponibles. A l’approche des élections municipales, l’atmosphère est électrique. Mêlé à ces luttes de pouvoir, Murat, un journaliste controversé (Ekin Koç), héritier d’un journal local, enquête sur les exactions des édiles en place. Le climat se détériore. D’autant qu’un nouveau glissement de terrain vient de se produire à la limite de la zone construite, mettant à cran une population crédule, manipulée par l’engeance politicienne, à commencer par le maire et son fils. 


C’est avec un art consommé qu’Alper combine les ressorts multiples d’une intrigue qui, sous les triples oripeaux du thriller, du brûlot écologique et du conte (im)moral, dépeint une société fondamentalement pathologique, en proie aux préjugés, à la corruption, au népotisme. Sur fond de catastrophe environnementale, les motifs du machisme, de l’homophobie, de la violence endémique se cristallisent dans le complot ourdi contre Emre, dont les deux commensaux véreux qui le conviaient à dîner semblent avoir empoisonné son verre de raki dans le dessein de l’impliquer dans le viol consécutif de Pemkez, une petite gitane à demi débile qui, depuis longtemps, sert en toute impunité à éponger la lubricité autochtone. Emre tente de reconstituer en pensée, a posteriori, ce qui s’est réellement passé cette nuit- là, tandis que madame la juge le soupçonne d’avoir été partie prenante du crime, et qu’une rumeur se répand quant à ses mœurs homosexuelles supposées, ainsi que sur celles de Murat…

Fort subtilement, le script laissera jusqu’au bout planer sur le spectateur le doute si les flash-back de l’intègre procureur ne relèvent pas des errements de sa mémoire… D’où un suspense qui vous tient tout à la fois captif de ces impondérables du psychisme, et anxieux de savoir de quelle façon cet imbroglio va trouver son dénouement… Au bord d’une doline ?    


Burning Days. Film de Emin Alper. Avec Ekin Koç, Selahattin Pasali. Turquie, France, Allemagne, Pays-Bas, Grèce, Croatie. Couleur, 2022. Durée : 2h09. Sorti en salles le 26 avril 2023.



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