Accueil Édition Abonné Décembre 2017 Après le terrorisme, Manchester uni par le déni

Après le terrorisme, Manchester uni par le déni


Après le terrorisme, Manchester uni par le déni
Manchester, 23 mai 2017 : rassemblement en hommage aux victimes de l'attentat. / Ben Stansall

Six mois après l’attentat islamiste qui a tué 22 spectateurs d’un concert pop, l’ex-bastion industriel du nord de l’Angleterre panse ses plaies. Hipsters, musulmans, retraités et petits Blancs déclassés communient dans un très british unanimisme multiculti. Reportage.


« J’ai passé toute la journée au lit/J’arrête de regarder les infos/Parce que les infos réussissent à nous effrayer », chante Morrissey[tooltips content= »I spent the day in bed/Stop watching the news/Because the news contrives to frighten you« ]1[/tooltips].

Si l’ex-leader des Smiths apparaît las et recru de fatigue dans son dernier clip, peut-être est-ce à cause des polémiques nées de sa réaction à l’attentat de Manchester. Le 22 mai dernier, après qu’un kamikaze d’origine libyenne natif de la ville a tué 22 personnes et blessé 116 autres en se faisant exploser lors d’un concert pour enfants, le chanteur de 58 ans a en effet laissé parler son cœur de Mancunien. « Quand [Theresa May] dit que l’attentat “ne nous brisera pas”, cela signifie que cette tragédie ne la brisera pas elle, et sa politique d’immigration », écrivait-il sur sa page Facebook, non sans attaquer la langue de bois du maire travailliste : « Andy Burnham affirme que l’attentat a été perpétré par un extrémiste. Un extrémiste de quoi ? Un lapin extrémiste ? »

« L’attentat a été un choc mais il a uni la ville. »

En débarquant à Manchester, je m’attendais à entendre de semblables diatribes dans la bouche de prolos au chômage courroucés par la crise et l’immigration. C’est plutôt un nuage de fatalisme qui plane sur la métropole. En voyant étalées en pleine ville des bannières de louange au martyr chiite du VIIe siècle Hussein, j’ai bien failli avaler mes scones de travers !

Une fois mon esprit mis en condition, j’ai été moins désarçonné par les effigies de femmes voilées sur les affiches du tramway et de l’office du tourisme. Welcome to the UK : la communauté prime l’individu. Mais oublions l’ethnocentrisme républicain, quitte à jouer les Usbek et Rica des Lettres persanes, autant donner la parole aux Mancuniens du quotidien.

Première halte aux abords de la Beetham Tower, point culminant de la ville. Entre les cheminées et les friches désaffectées, l’ancienne « Cottonopolis » se rappelle à notre souvenir. Des constructions architecturales contemporaines audacieuses, sinon réussies, côtoient de vieilles bâtisses rouge brique. Liam et Beth m’ont donné rendez-vous dans un pub branché bâti entre les canaux qui servaient à transporter le coton entrant et sortant des fabriques à l’époque où Engels y écrivait La Situation de la classe ouvrière en Angleterre. Le couple de hipsters habite à quelques pas de ce quartier postindustriel où résonnent encore de vieux échos New Wave et Brit Pop. Quinze ans durant, la scène underground locale s’est produite à deux pas de là, dans la mythique boîte The Haçienda, fondée par les membres de New Order, aujourd’hui transformée en résidence de luxe. De Joy Division à Oasis en passant par les Happy Mondays et Stone Roses, la légende du « Madchester » des années 80-90 assure la fierté et la nostalgie des Mancuniens saignés par trois décennies de désindustrialisation. « L’attentat a été un choc. Il a uni la ville. Un imam de la mosquée avait signalé le futur terroriste aux services de police qui n’ont rien fait », se rassure Liam. La thèse du loup solitaire a le mérite d’éviter amalgames et examens de conscience. Ainsi, d’après le chargé de recrutement et sa compagne webdesigner, une infime minorité d’extrémistes musulmans jette l’opprobre sur cette paisible cité multiculturelle. « Certes, il y a des banlieues où on ne se sent plus en Angleterre, mais Manchester est une ville très cosmopolite avec quatre universités et beaucoup de jeunes étudiants étrangers », fait valoir Beth. De son côté, Liam m’avoue regarder l’émission de télévision « My Week as a Muslim » qui met en scène le quotidien d’une femme voilée à Manchester (voir encadré). Chose peu commune dans l’Hexagone, j’observe deux copines, l’une à la tenue affriolante, l’autre au voile islamique plutôt strict, papoter à la même table.

« My Week as a Muslim » : adopte une islamophobe !

Sur le modèle du reportage « Dans la peau d’un noir », programmé en 2007 sur Canal +, la chaîne de télévision britannique Channel 4 a diffusé cet automne « My Week as a Muslim ». Son concept est simple : pendant une semaine, une Anglaise islamophobe vit le quotidien d’une femme voilée de Manchester en se faisant passer pour musulmane. Katie, l’infirmière de 42 ans, joue le rôle du cobaye. Ainsi est-elle probablement la seule Anglaise à n’avoir jamais goûté de cuisine asiatique dans un pays qui a adopté le curry ! Habitant Winsford, « une des villes les plus blanches d’Angleterre » d’après la voix off, la bizuth pataude confesse renâcler à s’asseoir dans le bus à côté d’une femme voilée. Son hôte Saima, professeur de 48 ans née à Manchester de parents pakistanais, l’accueille avec transports, lui faisant découvrir les us et coutumes d’une famille musulmane britannique membre de la classe cultivée. Jour après jour, Saima esquisse inconsciemment la carte du séparatisme islamique : de l’achat de foulards à l’organisation de rencontres entre musulmans en passant par le salon de thé hallal pour femmes, tout est prétexte à se regrouper. Au point que les deux femmes ont une conversation à front renversé : Saima, présentée comme antiraciste, exprime en toute franchise son refus du métissage. À Katie qui défend la possibilité d’un amour mixte, sa nouvelle amie répond : « Dans la culture musulmane, les mariages doivent se faire entre musulmans. La question est de savoir ce qu’on a de commun comme foi. C’est normal de vouloir épouser un coreligionnaire ! »

Ironie de l’émission, l’attentat de Manchester est survenu pendant le tournage. Du pain bénit pour la production qui, après l’avoir laissée s’apitoyer sur une sœur en niqab effrayée à l’idée de sortir, emmène Katie se balader encapuchonnée dans sa petite ville. Résultat : des piliers de pub à l’humour gaulois la houspillent de loin. Certaines scènes dégoulinantes de pathos en deviennent des monuments d’humour involontaire, tel ce moment où Saima éclate en pleurs après l’annonce de l’attentat puis lâche le fameux sophisme : « C’est un acte criminel. Ça n’a rien à voir avec l’islam ! » que Katie ne peut qu’approuver.

Métamorphosée par sa semaine d’immersion, cette dernière se prête de bonne grâce au jeu de la contrition. Dans l’esprit de la production, aveux publics, confession et autocritique doivent sans doute permettre aux working class heroes blancs de s’identifier à la pauvre Katie, désormais islamophile. Comme on disait sous l’Inquisition, faute avouée…

« Cela arrive partout dans le monde. Ici, il y a beaucoup de minorités ethniques, mais Manchester en a vu d’autres. »

Si un radicalisme inquiète Beth, c’est plutôt la « démagogie pro-Brexit » des faubourgs désindustrialisés où des petits Blancs « prennent les immigrés comme boucs émissaires » des coupes dans les services publics opérées par les conservateurs au gouvernement. Sur la place centrale de Piccadilly Gardens, de nombreux sans-abri font la manche en excipant de leur condition passée. Mon attention se fixe sur un jeune rouquin aux incisives de vieillard. Plutôt que de demander l’aumône, Jamie vend ses poèmes. Avec son accent gallois, cet ancien ouvrier du bâtiment me raconte avoir perdu toit et emploi il y a deux ans et demi à la mort des grands-parents qui l’hébergeaient avec son épouse dans leur HLM. Handicapée du dos, sa femme n’est pas en mesure de travailler. Faute de logement, le couple ne touche aucune aide sociale, mais Jamie porte dignement sa croix. Et pas simplement en pendentif. L’attentat ? « Cela arrive partout dans le monde. Ici, il y a beaucoup de minorités ethniques, mais Manchester en a vu d’autres. »

Jamie, ouvrier au chômage devenu SDF, Piccadilly Gardens, novembre 2017 / Daoud Boughezala
Jamie, ouvrier au chômage devenu SDF, Piccadilly Gardens, novembre 2017 / Daoud Boughezala

Habib n’en disconvient pas. Ce chauffeur de taxi est arrivé il y a une quinzaine années d’Afghanistan « quand Tony Blair a ouvert les vannes de l’immigration ». D’origine mi-persane mi-pachtoune, ce « musulman, ni sunnite ni chiite » entre deux âges adhère à des théories légèrement complotistes. « Avant le 11-Septembre, les talibans pouvaient voyager partout, en Arabie saoudite et aux États-Unis, vous trouvez ça normal ? » me questionne-t-il avant de me livrer sa version du vivre-ensemble dans cette ville aux 64 mosquées. « Il n’y a pas de racisme à Manchester, contrairement à des villes comme Bradford qui ont vraiment accueilli trop d’immigrés. Ça crée des ghettos et des émeutes entre les groupes. » Et le terroriste du 22 mai ? Un jeune « pas vraiment musulman », sans doute « manipulé » par qui vous savez…

Descendant du taxi, je rejoins la banlieue résidentielle de Stockport. Tony, chef d’une petite entreprise de plomberie, m’y attend. La boule à zéro, ce fils de militaire irlandais installé à Manchester depuis cinq ans n’avait jamais voté avant l’an dernier. « J’ai soutenu le Brexit pour qu’on recouvre notre souveraineté, aussi bien sur l’immigration qu’en matière de politique commerciale. On va souffrir, mais c’est nécessaire », m’expose-t-il tandis que je renverse le contenu de mon verre sur son jeans. Lui trouve du bon au souverainiste Nigel Farage, « bien que son parti compte beaucoup de droitards qui ne veulent aucun étranger ». Sa sœur, mariée à un Azerbaïdjanais dont la famille entière travaille dans l’industrie, l’encourage dans son équanimité. « Nous roulons tous dans le même train. C’est la concentration des richesses et la montée des inégalités qui nourrissent la colère et le radicalisme. Il ne faut pas blâmer les femmes voilées », me chapitre-t-il, confiant cependant s’être senti très mal à l’aise quand, à l’occasion d’un voyage, il a découvert les ghettos ethniques de Marseille.

Une abeille, symbole du ralliement

Un matin, une petite vieille excentrique m’aborde en chantonnant dans le tramway. Mary, 70 ans, se rend dans le lieu le plus emblématique de la ville, le stade d’Old Trafford, pour une séance de dédicaces des anciennes gloires de Manchester United, son équipe favorite. L’infirmière à la retraite m’embarque dans son périple. Cette fan des Red Devils n’est pas à un paradoxe près : vêtue en maillot et baskets, avec pin’s de Paul Pogba, elle fustige en même temps « l’argent-roi » : « 90 millions de livres pour le transfert de Pogba, c’est beaucoup trop ! » Malgré son côté midinette, Mary regrette la mainmise « des Arabes pleins d’argent » sur le football mancunien. D’un côté, plus de 1 milliard d’euros ont été déboursés par l’Abu Dhabi United Group, propriétaire du club rival Manchester City, pour bâtir une équipe digne de l’immense « Etihad Stadium », de l’autre des millions de cachets publicitaires de la compagnie aérienne Emirates arrosent United, propriété d’un fonds américain. L’orpheline de la gauche, qui « manifestait à dix ans » avec ses parents, finance aujourd’hui le parti libéral-démocrate, « le seul sans argent », avec son modeste pécule.

Mary arbore avec fierté sur son sac à main l’abeille symbole de Manchester, une « bee » devenue accessoire de mode au lendemain de l’attentat. L’insecte butineur est l’un des signes de ralliement de tous les Mancuniens, bien plus consensuel que le poppy, l’équivalent de notre bleuet du 11-Novembre, que seuls certains mâles blancs portent au veston. Comme tous mes autres interlocuteurs, la septuagénaire ne songerait pas un instant à réviser le modèle multiculturaliste britannique qui lui paraît aussi naturel que l’air qu’on respire. Mais je ne suis pas au bout de mes surprises.

« On a tous des amis musulmans »

Pour corser la fin de mon séjour, j’ai prévu de rencontrer un infréquentable, le hooligan repenti Tommy Robinson. Fondateur de l’English Defence League, défenseur des juifs, des homosexuels et des sikhs contre l’islamisation du royaume, Robinson n’en a pas moins gardé une réputation sulfureuse, comme dit la presse de gauche. Aujourd’hui auteur de pamphlets anti-islam, il dédicace son dernier livre dans une grande arène. Quadrillé par la police, l’événement a attiré une foule d’antifas brailleurs : « Robinson nazi ! Va en enfer ! » Me frayant un chemin parmi les dizaines de curieux venus voir l’ex-hooligan, j’aperçois de nombreux cheveux ras, « mais l’assistance va bien au-delà de la droite de la droite », me répond un jeune tiré à quatre épingles. Venu avec sa copine, il cache mal l’embarras que lui causent mes questions. « On a tous des amis musulmans », plaide-t-il sans développer outre mesure sa conception de la cité.

Là est peut-être la conclusion la plus déroutante de mon enquête. Dans ce foyer postindustriel en pleine tertiarisation, patrie des idéologies libérale et marxiste durant ces deux derniers siècles, les contestataires peinent à proposer un système alternatif au British way of life.

Au pays de Sa Très Tolérante Majesté, le multiculturalisme rassemble des sujets d’origines ethniques, religieuses et sociales radicalement différentes derrière un patriotisme aux antipodes de l’assimilationnisme français. Malgré le Brexit, la montée du populisme anti-immigration et le harcèlement terroriste de Daech, le multiculturalisme hérité de la politique coloniale britannique a encore de beaux jours devant lui. Morrissey peut rester au lit.

 

Décembre 2017 - #52

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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