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Quand les minorités agissantes censurent l’art

Qui vit par la morale périra par la morale


Quand les minorités agissantes censurent l’art
Des affiches pour une exposition consacrée à Egon Schiele censurées dans le métro londonien, novembre 2017. (c) Christian LENDL / VIENNA TOURIST BOARD

Des minorités agissantes censurent des œuvres d’art au nom de leur moralité blessée. Si ce rappel à l’ordre a de quoi inquiéter, la responsabilité en incombe aussi aux nombreux artistes qui prétendent édifier les masses par leurs postures moralisatrices.


Couvrez ce sein que je ne saurais voir

Des peintures anciennes sommeillant dans des musées sont brusquement ramenées sur le devant de l’actualité au nom d’une relecture militante. Cette censure à l’œuvre dans des pays démocratiques n’émane pas du pouvoir, comme c’était le cas autrefois, mais des nouvelles minorités agissantes. D’ailleurs, leurs attaques contre l’art ne sont que l’une des menaces pesant sur la liberté d’expression. Ici, on exige le retrait d’une peinture de Waterhouse procurant, paraît-il, aux visiteurs masculins l’occasion regrettable d’apercevoir de jolies poitrines. Là, sur le sexe d’une femme dessiné par Egon Schiele, on demande un bandeau pudique. Balthus, avec son amour des petites filles, est désormais un cas indéfendable. Évidemment, l’abstraction est à l’abri de toute objection, et c’est peut-être justement la preuve de sa faiblesse. Un point de satisfaction cependant : nos prix de vertu n’ont pas encore découvert Rubens ou Boucher.

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S’y ajoutent, à l’autre extrémité de l’éventail politique, des passages à l’acte par des profils plus traditionalistes. Par exemple, en 2009, Ernest Pignon-Ernest avait collé sur la façade de la cathédrale de Montauban, avec le consentement de l’évêque, de grands et magnifiques dessins d’« anges ». Dans leur partie haute, ces anges ont assez classiquement des ailes et sont vêtus de drapés. La partie basse, par contre, est dénudée. On voit qu’il s’agit de femmes bien terrestres. Elles écartent leurs cuisses et montrent leur sexe. Malheureusement, les sexes en question sont vandalisés peu après. La photo d’un crucifix immergé dans l’urine (Piss Christ d’Andres Serrano présenté à Avignon en 2011), le plug anal gonflable érigé place Vendôme à Paris en 2014 (Tree, de Paul McCarthy) et beaucoup d’autres œuvres subissent le même sort. Parfois, les services chargés de la promotion de l’artiste en profitent pour relancer leur campagne de communication.
Quoi qu’on pense des créations en question, on ne peut accepter que des justiciers improvisés passent à l’acte ou exigent la censure. De nombreuses personnalités et associations ont manifesté leur attachement à la liberté artistique. En outre, la loi du 7 juillet 2016 consacre cette liberté et renforce sa protection. C’est à l’évidence une condition indispensable de la création.

Des affiches pour une exposition consacrée à Egon Schiele censurées dans le métro londonien, novembre 2017. (c) Christian LENDL / VIENNA TOURIST BOARD
Des affiches pour une exposition consacrée à Egon Schiele censurées dans le métro londonien, novembre 2017. (c) Christian LENDL / VIENNA TOURIST BOARD

Aussi surprenantes que soient ces attaques au XXIe siècle, elles ne se différencient guère dans leurs résultats de la pudibonderie traditionnelle. Ce qui est nouveau, c’est que les artistes, en de nombreuses situations, fragilisent eux-mêmes cette liberté en se situant sur le terrain moral. Plusieurs évolutions y contribuent.

L’autonomie de l’art a perdu son support

Tout au long du XIXe siècle et au début du XXe, l’idée d’une autonomie de l’art s’affirme. Les commentateurs et les artistes soulignent que le sujet d’une œuvre n’est pas l’essentiel. La peinture d’histoire est critiquée, de même que le côté jugé anecdotique des pièces de genre. Ce qui paraît décisif, c’est le talent du peintre, son coup de pinceau, son sens de la composition, la richesse de ses matières, etc. Bref, l’art existe d’abord par ses formes. Or, si le sujet s’adresse à l’opinion, vise à instruire ou à édifier, la forme est un domaine à part qui n’a manifestement rien de moral ni de politique. C’est un domaine autonome qui accrédite la notion d’autonomie de l’art et des artistes.
Avec l’art contemporain, les créateurs abandonnent en grande partie la notion même d’objet de l’art. Produire des peintures à suspendre ou des sculptures sur socle paraît désuet. Les conceptuels, en particulier, s’appliquent à livrer des idées qui peuvent très bien ne pas être exécutées et qui, quand elles le sont, sont confiées à des artisans anonymes. Certains vendent à haut prix une simple feuille A4 où figure un mode d’emploi sommaire pour réaliser l’œuvre. D’autres mettent en scène des attitudes ou des interventions. C’est dire que le talent apporté traditionnellement à la forme dans une œuvre artistique est délaissé et, avec lui, ce qui fondait l’autonomie de l’art.
Quand les artistes actuels désirent être sanctuarisés, ce qu’ils demandent n’a plus rien à voir avec la fameuse autonomie à laquelle beaucoup se réfèrent encore. Ce à quoi ils aspirent, en réalité, c’est à une sorte de statut quasi prophétique qui leur permettrait de lancer des injonctions et d’agir sur la société, tout en étant suffisamment respectés et protégés pour ne rien avoir à craindre en retour. On est évidemment loin d’un consensus sur un tel statut d’exception. Au contraire, prétendre moraliser les populations expose à des retours de morale.

Supériorité morale présumée des artistes contre décence ordinaire du public

Certains artistes aiment se dire « subversifs ». C’est un mot qu’on a beaucoup lu et entendu. De quoi s’agit-il ? Dans la plupart des cas, il est question de déranger, voire de choquer le public, en contrariant son sentiment moral habituel ou, pour reprendre le terme d’Orwell, sa décence ordinaire (common decency). L’intervention mise en scène par tel ou tel artiste paraît de prime abord franchement immorale, mais ensuite, une explication affirme, au contraire, une intention morale supérieure ayant échappé aux mécontents. Ces facéties, bien sûr, peuvent être teintées de mépris de classe.

Parmi les innombrables exemples, citons d’abord l’intervention de Maurizio Cattelan en 2004, financée par un groupe de luxe italien. L’artiste pend trois enfants, très haut, à un grand arbre du centre de Milan. Il s’agit de mannequins parfaitement imités, commandés à un sous-traitant digne du musée Grévin. Cependant, les habitants, en se réveillant, croient à un vrai drame et ressentent une affreuse tristesse. Certains essayent de grimper décrocher les enfants. Un homme chute gravement. En découvrant la supercherie, l’affliction se transforme en colère. Finalement, l’explication arrive. L’artiste, impavide, se dit inspiré par l’intention de « susciter la réflexion ».

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En 1996, Hervé Paraponaris expose au musée de Marseille Tout ce que je vous ai volé. Cette installation rassemble les fruits d’un certain nombre de vols réels opérés par ses soins. Des cartels indiquent d’ailleurs la provenance des larcins. Cet événement enthousiasme la critique, notamment Paul Ardenne. Au bout de quelques jours, cependant, des visiteurs reconnaissent des objets leur appartenant et déposent des plaintes aboutissant à des condamnations. Cette œuvre avait pour but, apprend-on, de faire réfléchir le public à la notion d’appropriation, en particulier l’appropriation dans le cadre colonial.

En 2018, Adel Abdessemed présente au MAC Lyon une vidéo intitulée Printemps. On y voit sur plusieurs murs un ensemble de poulets vivants, suspendus par les pattes et brûlant vifs dans d’atroces caquetages (simple effet spécial selon l’auteur). Devant les protestations, le musée retire l’œuvre en dénonçant le « procès parfaitement injuste qui est instruit contre Adel Abdessemed alors que l’artiste est profondément engagé dans la défense de l’animal ».

L’art au service des idées dans l’air du temps

Dans les exemples précédents, l’artiste met en scène une morale, croit-il, supérieure et, en réalité, souvent difficile à saisir. Désormais, on voit, aussi et surtout, se multiplier des événements artistiques construits autour de thèmes ayant le vent en poupe : « décolonialisme », genre, diversité, « intersectionnalité », climat, planète, biodiversité (voir encadré), fin du monde, etc. Attardons-nous un peu, non sur ces thèmes eux-mêmes, qui dépassent le cadre de cet article, mais plutôt sur l’usage qui en est fait par les artistes.

Il peut y avoir, en effet, une grande différence entre servir une cause et s’en servir. Il y a presque une antinomie entre ressentir une inquiétude morale et faire la morale aux autres. Quand Courbet brosse Enterrement à Ornans, il exprime indiscutablement un sentiment sur les mœurs et la condition humaine qui n’est pas étranger à ce que relèvent, avec d’autres moyens, des auteurs comme La Rochefoucauld ou La Bruyère, qualifiés de moralistes. Personne ne s’en plaint, bien au contraire. De même, à notre époque, lorsque Adrian Ghenie peint Bataille de tartes à la crème à la chancellerie du Reich, il a la puissance d’un moraliste.

Un ange d'Ernest Pigon-Ernest, présenté dans le cadre de l'exposition "Ingres et les modernes", vandalisé à Montauban, juillet 2009. D.R.
Un ange d’Ernest Pigon-Ernest, présenté dans le cadre de l’exposition « Ingres et les modernes », vandalisé à Montauban, juillet 2009. D.R.

Cependant, quand tant d’artistes et de curateurs se mettent à la remorque des thèmes dans l’air du temps, ils prennent manifestement deux risques. Le premier concerne l’intérêt des œuvres produites : quelqu’un faisant la morale est presque toujours ennuyeux et normatif. S’y ajoute souvent la possibilité d’adopter un peu vite des idées reçues (voir encadré), en négligeant l’information et le recul critique nécessaires.

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Le second risque affecte le statut même des artistes. Lorsqu’ils agissent en militants, rien ne les distingue plus de simples militants, si ce n’est le fait d’être accueillis par des institutions. Cependant, le militant subventionné devrait-il être plus respectable que le militant ordinaire qui assume sa condition ? Un exemple intéressant nous est apporté le 12 octobre dernier. Ce jour-là, des manifestants d’Extinction Rébellion occupent la place du Châtelet, à Paris. Dans le même temps, le Centquatre (centre culturel de la Ville de Paris) accueille une exposition inspirée par la collapsologie. On y va de Smartphone fossilisé en fossile d’Homo stupidus stupidus. Comment ne pas faire un rapprochement entre ces deux événements et ne pas s’interroger sur leurs statuts respectifs [tooltips content= »Le rapprochement s’impose d’autant plus que les militants d’Extinction Rébellion (qui ont bloqué le centre de la capitale durant dix jours) ont bénéficié de la plus grande mansuétude des autorités parisiennes et des responsables du théâtre du Châtelet (EL) »](1)[/tooltips] ?

Tous ces événements montrent qu’il est d’autant plus difficile de défendre l’art contre les assauts du moralisme que les artistes eux-mêmes se font militants et moralisateurs.

Carole Talon-Hugon, L’Art sous contrôle, PUF, 2019.
Stéphanie Lemoine, « L’art contemporain face à la fin du monde », Le Journal des arts, 15 novembre 2019.

L’art de moraliser vertement

La FIAC a organisé, du 18 au 20 octobre dernier, des débats sur l’art contemporain. Les thématiques principales de ces « conversations rooms » ont été l’écologie, l’environnement, la protection des océans, la question migratoire et la décolonisation des arts (six débats sur neuf). L’un d’eux, animé par Laure Adler, journaliste à France Inter, associait Hans-Ulrich Obrist, responsable de la Fondation Cartier, et Fabrice Hyber, enfant chéri des centres d’art français.

« L’art doit être le cri de toutes les urgences ! » déclare d’entrée de jeu Hans-Ulrich Obrist. Cela signifie, comprend-on vite, que l’art doit se mettre au service des belles causes contemporaines et c’est à cela que s’exerce le talent de ce curateur. En particulier, la Fondation Cartier présente jusqu’au 5 janvier 2020 l’exposition « Nous les arbres », intéressante au demeurant (on y voit notamment d’époustouflantes peintures de Luiz Zerbini). Les organisateurs affichent dès l’entrée leur dévotion naïve pour les arbres qui, croient-ils, « comptent parmi les plus anciens êtres vivants de la planète ». Le parcours tout uniment « met en lumière la beauté et la richesse des arbres aujourd’hui menacés ». Cependant, cette vision irénique d’une forêt par essence positive est-elle raisonnable dans un pays où elle ne cesse de progresser, envahissant et stérilisant le milieu rural ?

Plus surprenant, Fabrice Hyber, protagoniste de ce débat à la FIAC et de l’exposition « Nous les arbres », « achète des paysages » en Vendée pour les transformer en forêt. Cet artiste est pourtant fils d’un petit agriculteur, éleveur de moutons dans cette région. On aurait pu attendre de lui qu’il ait plus de compassion pour le monde paysan et surtout qu’il comprenne cette chose simple : la croissance forestière diminue la surface agricole. En plantant sa forêt, il supprime, sans même s’en rendre compte, la possibilité d’existence d’une ou plusieurs exploitations familiales comme celle qui lui a permis de grandir.

On le voit, en se raccrochant à des thèmes d’actualité, les artistes et les curateurs peuvent, certes, s’inscrire puissamment dans le présent. Cependant, ils prennent aussi le risque de chercher un succès facile et de tomber dans les idées reçues.

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Décembre 2019 - Causeur #74

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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