Accueil Culture Morgan Sportès: « La vraie littérature s’écrit face à la mort »

Morgan Sportès: « La vraie littérature s’écrit face à la mort »

Entretien avec l'écrivain Morgan Sportès


Morgan Sportès: « La vraie littérature s’écrit face à la mort »
Morgan Sportès. SIPA./BALTEL. Numéro de reportage : 00626225_000030

De Morgan Sportès je n’ai longtemps connu que L’Appât et Ils ont tué Pierre Overney. Grâce au film de Tavernier (et à la plastique de Marie Gillain…), la trajectoire de ces lumpenprolétaires devenus assassins par appât par gain m’a poursuivi d’années en années. Quant à Overney, l’assassinat de cet ouvrier mao de chez Renault, l’infiltration de la Gauche prolétarienne par les services, la collusion entre pouvoir pompidolien et Parti communiste ne pouvaient que fasciner un admirateur de Von Salomon. Avec son nouveau roman Si je t’oublie, Sportès m’a initié à un nouveau genre, intimiste, sombre et bouleversant. Cette histoire d’amour et de mort n’a rien de spectaculaire. Elle met en scène des émotions que tout un chacun, dans sa petitesse d’homme ordinaire peut éprouver.  C’est ainsi qu’un livre réussit à nous toucher. Entretien avec son auteur.


Daoud Boughezala. Si je t’oublie est le roman d’un amour et d’un deuil impossibles. Votre narrateur à moitié juif retrouve son amour de jeunesse Aude, fille de SS français, atteinte d’un cancer foudroyant. Il l’épouse le jour de sa mort alors qu’elle se sait condamnée.  A l’image de la génération 68, vos deux héros sont-ils de grands enfants hantés par les fantômes de leurs parents ?

Morgan Sportès. Si je t’oublie est d’abord une œuvre d’art, de par sa forme, c’est-à-dire son style et sa construction très élaborés. J’ai écrit une sorte de requiem à la mémoire d’une bien aimée. On a trop tendance à réduire aujourd’hui les romans à leur « story ». Il est vrai que la plupart des auteurs qui se publient ces derniers temps, et des critiques ou jurés qui en jugent, ne sont que ce que Balzac appelait des « faiseurs », des marchands d’histoires. Le Marché a fini de modeler les esprits… Au demeurant mon roman charrie aussi des contenus. Un récit. Celui de deux enfants du vingtième siècle qui – chacun est fils de son Temps, disait Hegel – portent l’héritage de la seconde guerre mondiale. Lui : son père était juif et sa mère catholique laquelle, sombrant dans la folie et la nuit psychiatrique, vira à l’antisémitisme ; elle : son père, Français, s’engagea à vingt ans (puceau qui plus est) dans la SS, Sturmbrigade Frankreich, fut envoyé sur le front de l’Est début 1943, et pris de peur, avant d’arriver à destination, déserta, fut arrêté et déporté à Dachau. Nous sommes donc dans la complexité de l’Histoire réelle et de ses ironies. Cet esprit de « complexité » se porte mal aujourd’hui. Depuis le succès de mon livre Tout, Tout de suite (prix Interallié 2011) je suis interdit d’antenne sur Radio France et France Télévision, entre autres. On ne m’a pas pardonné Tout, Tout de suite !

Pardon de passer d’un drame l’autre, mais un avortement tragique se déroule rue Boutebrie, en plein quartier latin. Le thème de l’inceste est très présent dans ce roman dont l’action s’étend notamment de la France à la Thaïlande. Pourquoi consacrer une telle place à l’Œdipe ?

Nous sommes tous structurés par l’Œdipe, et les artistes (les artistes authentiques j’entends) plus que les autres. Car l’art, l’écriture se nourrissent de cette nécessité de conserver avec la mère, l’enfance, l’imaginaire et sa magie, un lien ombilical. Ça n’est pas le cas bien sûr des journalistes, -s ur lesquels ironisait Balzac, déjà évoqué – qui ont dû, profession oblige, renoncer à ce lien. Nizan disait que les hommes ne sont pas comme ces crabes dont les membres amputés repoussent ! Aude fut en effet victime d’un inceste qui obsède le narrateur. Mais ce qui empêcha leur amour d’être heureux, s’appelle Littérature. La Littérature s’accommode mal d’une vie de famille, elle demande silence et solitude, disait Proust. Mais Aude aimait la littérature. Elle était la première à lire le manuscrit de mes romans. Je ne lui ai pas fait d’enfant. Elle m’a donné des livres. D’autres verront là-dedans un sacrifice, j’y vois moi une richesse, dans la grande misère de notre pauvre société marchande spectaculaire chaque jour plus vulgaire.

Si je t’oublie m’a rappelé une phrase que prononce Charles Denner dans L’homme qui aimait les femmes. Alors qu’une de ses maîtresses doit faire punir son fils pour retrouver son amant, il se demande si l’on peut jamais prendre du plaisir sans faire souffrir quelqu’un d’autre. Est-ce aussi la leçon des amours ratées de vos deux héros ?

Si nos amours furent ratées (j’entends par là : si mes livres sont mauvais) c’est à la Postérité (s’il en existe encore une) de le dire, pas à mes contemporains. L’Amour est une illusion, un malentendu. « Il n’y a pas d’amour heureux » disait l’autre. Pour les funérailles d’Aude, j’ai fait jouer, dans la chapelle ardente du Père Lachaise, la mort d’Yseult de Wagner. Les hauts parleurs du magnéto grésillaient ; dehors grondait une tondeuse à gazon qui ratissait les pelouses du cimetière. C’était une grande dodécacophonie. Et comme la parfaite forme musicale, ironique et ultramoderne, de nos sociétés amputées de toute harmonie, si l’harmonie n’a jamais existé. C’est sans doute le message que Schoenberg nous a laissé. Je vous l’ai dit, mon roman est un requiem mais dont chaque note s’est brisée…

De l’hôpital au crématorium en passant par la morgue, vous n’épargnez aucun détail morbide à votre lecteur. A notre époque hygiéniste qui voudrait expurger la mort de toute douleur, trépasse-t-on davantage « dans la dignité », comme le veut l’expression consacrée ?

Je décris la fin d’Aude, de son agonie jusqu’à ses funérailles (où « le fils du juif conduit la fille du nazi jusqu’aux portes du four crématoire ») avec une méticulosité hyperréaliste. Une façon de montrer dans toute son obscénité le grande claque que la Mort, c’est-à-dire le Réel, nous envoie dans la gueule, nous arrachant à nos illusions. Bien sûr, de nos jours, tout est fait pour occulter la mort (Régis Debray, qui a beaucoup aimé mon livre et m’a envoyé à ce propos une lettre magnifique) a évoqué cette très contemporaine tartufferie dans un de ses derniers ouvrages L’Angle mort (Cerf 2018). « Si Je t’oublie, m’a-t-il écrit, est à sortir du lot et du flot de la rentrée ». La vraie littérature s’écrit face à la mort. On y retrempe ses mots. La mort seule leur redonne leur poids de sens ! Mais comment faire entendre ça aux nouvelles générations nées « les deux pieds dans le spectacle » comme disait Guy Debord.

L’ombre de Claude Lévi-Strauss plane au-dessus de Si je t’oublie. Vous avez également connu Guy Debord quelques années avant son suicide. Quel était le rapport à la mort de ces deux personnalités si différentes ?

J’ai rencontré une fois, très longuement, Claude Lévi-Strauss qui m’avait écrit une belle lettre au sujet de mon roman La dérive des Continents, en 1984. Il avait tenu à me voir. Depuis, je lui ai envoyé chacun de mes livres et, jusqu’à sa mort, il m’en a toujours écrit. Il était un total athée : selon lui, l’humanité, vouée au néant, apparue sur une planète elle-même vouée au néant, ne laissera nulle trace de ses constructions intellectuelles illusoires, RIEN. C’est le mot qui conclut sa vaste fresque des Mythologiques. Une mot qui défrisa quelque peu le bondieusard Levinas : RIEN. Les idées de Lévi-Strauss hantent mon livre bien sûr : la mise en doute surtout, du sujet cartésien. Arrivé au terme de mon existence (j’ai 72 ans !), et face au cadavre de la bien-aimée, Aude, j’ai eu le sentiment que le Moi arrogant de mes vingt ans qui croyait diriger sa vie comme un attelage de chevaux, n’était qu’une foutaise. Que nous sommes les jouets de forces obscures qui nous mènent par le bout du nez. Les « structures ». Qu’en fin de compte, comme disait Simone de Beauvoir, on est tous « floués », in fine. Pour ce qui est de Debord qui, lui aussi, a lu tous mes livres, et avec lequel j’ai beaucoup bu, et causé, son suicide – et la façon surtout dont il l’a mis en scène – m’a quelque peu gêné. C’était comme s’il avait spectacularisé sa mort ! L’abus d’alcool a fini par assombrir son intelligence brillante. A la fin, avec sa gueule couperosée et ses lunettes aux verres épais comme des culs de bouteille, il me faisait songer, penché sur son verre de picrate, à une Pythonisse cherchant dans une boule de cristal l’espoir d’on ne sait quelle improbable Révolution. Sic transit gloria mundi

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est journaliste.

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