Libérez Blondin!


Libérez Blondin!
Antoine Blondin, à Paris, en 1988 (Photo : Jean Ber / Opale / Leemage)
Antoine Blondin, à Paris, en 1988 (Photo : Jean Ber / Opale / Leemage)

Il ne faut laisser dire à personne que 25 ans est le plus bel âge de la mort. La preuve par Antoine Blondin, disparu le 7 juin 1991 à son domicile de la rue Mazarine. Il est aujourd’hui réduit à une légende et c’est toujours ennuyeux pour un écrivain. Une légende dispense de vous lire. Quelques clichés d’une panoplie littéraire pour néo-néo-néohussards continuent à circuler comme des mots de passe bien sympathiques mais, à la longue, ils feraient oublier que Blondin était d’abord un grand écrivain et, de surcroît, un grand écrivain détruit par l’alcool. Il n’a d’ailleurs jamais voulu faire l’apologie de l’ivresse comme il le déclarait lui-même à propos d’Un singe en hiver : « Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour la boisson ni même de lui fournir une justification. À la rigueur, j’admets que j’ai peut-être voulu expliquer certains mécanismes qui induisent des êtres à boire. »

Faire de lui le Socrate vieillissant des bars du 6e arrondissement, le saint buveur qui recherchait les « verres de contact », selon sa jolie expression, c’est refuser de voir d’abord une déchéance dont les témoins furent nombreux et, pour les plus honnêtes d’entre eux, nous laissent une vision beaucoup moins lyrique. Le 21 mai 1993, Michel Déon, qui formait avec Blondin, Nimier et Laurent le noyau historique de ceux que Bernard Frank avait appelés les hussards pour mieux les assassiner, déclarait : « L’homme avili que j’ai croisé ce jour-là rue Mazarine, le presque clochard à demi édenté, au visage déformé par l’alcool, à la démarche titubante et au vin mauvais, ce n’était pas Blondin. » Même son de cloche, sur ces dernières années, de la part de Christian Millau qui se souvient dans son Galop des Hussards : « Je ne m’en sens pas autrement fier mais j’avoue que plusieurs fois, l’apercevant près de la Seine ou à Saint-Germain-des-Prés, pressé de regagner l’un de ses abreuvoirs, j’avais lâchement traversé la rue pour l’éviter. »

Autre exemple de cette fausse postérité qui est celle de Blondin, c’est le succès que rencontra au cinéma l’adaptation par Henri Verneuil en 1961 d’Un singe en hiver, son roman de 1959 qui reçut le prix Interallié. Deux monstres sacrés, Jean-Paul Belmondo et Jean Gabin y jouaient les rôles principaux sur des dialogues de Michel Audiard, propulsant le film dans le panthéon populaire du cinéma français où il siège encore en bonne place aujourd’hui. En soi, la chose est plutôt plaisante, sauf quand on en oublie le livre qui en est à l’origine.

Qu’on me permette une anecdote personnelle à ce sujet. Alors que je feuilletais le roman à une terrasse de bistrot dans la perspective de cet article, mon voisin me demanda très gentiment ce que je lisais. Je lui montrai la couverture du livre, il fronça un instant les sourcils dans un effort de mémoire puis son regard s’illumina et il dit : « Mais c’est pas le film avec Bebel et Gabin, ça ? », avant de fredonner « Nuit de Chine, nuit câline ! », la chanson entonnée par les deux héros en pleine dérive nocturne. Et je m’aperçus alors que moi-même, j’étais inconsciemment obligé, depuis le début de cette relecture, de faire un effort pour ne pas me laisser imposer le visage des acteurs sur celui des personnages afin de redonner au roman sa fraîcheur originelle.

Retrouver Blondin écrivain, et seulement écrivain, n’est donc pas chose aisée. C’est pour cela qu’on est reconnaissant à Alain Cresciucci, déjà auteur d’une biographie de référence de Blondin en 2004 où lui aussi nuançait fortement cette héroïsation factice de l’ivrognerie, de nous donner, pour fêter le quart de siècle dans l’au-delà de celui qui disait comme Hugo, « Je suis un homme qui pense à autre chose », Le Monde (imaginaire) d’Antoine Blondin, un essai vif, documenté, précis sur une œuvre finalement méconnue.[access capability= »lire_inedits »] Cette parution est opportunément accompagnée d’une réédition de quatre livres de Blondin à la Table Ronde, l’éditeur historique de l’auteur, dans la collection de poche de la Petite Vermillon qui fait peau neuve pour l’occasion : L’Europe buissonnière, le premier roman de Blondin paru en 1949 et devenu difficilement trouvable ; Les Enfants du bon dieu (1952), plaisante uchronie où un professeur d’histoire décide de changer le programme et apprend à ses élèves que le traité de Westphalie n’a pas été signé ; L’Humeur vagabonde (1955), sans doute le roman le plus blondinien de l’auteur et Certificats d’études (1977), un recueil de préfaces et d’essais sur de grands écrivains, qui rappelle que Blondin fut aussi un merveilleux lecteur, donc un merveilleux passeur.

On prend souvent Blondin pour un écrivain mineur. C’est la malédiction de ceux qui donnent l’impression que tout est facile

Il serait bon, en l’occurrence, de commencer par le commencement, c’est-à-dire le premier roman, L’Europe buissonnière. Il fut ressenti comme une véritable provocation dans ces années d’après-guerre où les plaies étaient encore à vif entre résistants et collabos, y compris dans le monde des lettres. Cresciucci nous rappelle que ce roman, qui reçut le prix des Deux-Magots et valut entre autres à son auteur l’amitié de Marcel Aymé, raconte les aventures picaresques de deux jeunes hommes, Muguet et Superniel, de l’effondrement de 1940 aux derniers jours du Reich, et traite avec une radieuse désinvolture les tragédies de la débâcle, du STO et de la Libération. Cela classa d’emblée Blondin très à droite, ce que confirmaient ses articles dans des journaux pour le moins réacs comme La Nation française de Pierre Boutang. Le tout est de savoir, là encore, s’il y a une « politique » de Blondin ou si, au contraire, se dessine dès ce livre une esthétique et une morale très particulières, une manière d’être au monde assez unique dans notre littérature que l’on pourrait appeler le blondinisme, et que Jacques Laurent avait défini en parlant des Enfants du bon dieu comme « l’invention d’une tristesse nouvelle ».

C’est sans doute cette tristesse qui donne à tous les personnages de Blondin cet air de famille. Ils sont des enfants inachevés que les complications familiales ou l’Histoire ont poussé dans une vie adulte dont ils ont du mal à saisir les contours. Ce sont des hommes qui s’en vont pour continuer à rêver. Ils quittent leurs femmes pourtant séduisantes et aimables pour ces maîtresses invincibles que sont un certain goût pour la promenade qui tourne vite à l’errance et pour les rencontres de hasard. Benoît Laborie dans L’Humeur vagabonde, Gabriel Fouquet dans Un singe en hiver, Sébastien Perrin dans Les Enfants du bon dieu ont la tête en fuite. À peine sont-ils tracassés d’avoir oublié leur petite fille dans une pension au bord de la mer que déjà, ils boivent un verre, histoire de continuer à flotter.

Ils sont, sur un mode poli et dégagé, sans hausser le ton ni aller jusqu’au meurtre ou au suicide, les cousins de tous ces hommes seuls qui sont la véritable figure romanesque propre au xxe siècle comme les héros de Simenon ou même le Meursault de Camus, le Roquentin de Sartre, le feu follet de Drieu…

« Immaturité, asocialité, identité incertaine, trois arêtes du rapport au monde », résume à leur propos Alain Cresciucci. L’amitié, qu’on a là aussi voulu voir comme un élément constitutif de la mythologie blondinienne, n’est pas la porte de sortie espérée. Ce n’est pas qu’elle déçoit, c’est qu’elle ne résiste pas plus aux circonstances de la vie que l’amour. Et Monsieur Jadis, le seul livre largement autobiographique que Blondin consacre à l’amitié, celle qu’il éprouva pour Roger Nimier mais aussi pour Albert Vidalie, est avant tout une méditation désespérée sur le temps, la solitude et la mort. L’amitié renvoie in fine à la solitude comme Blondin l’écrit lui-même dans Ma vie entre les lignes à propos de la disparition de Nimier : « Roger Nimier me manque comme au premier jour de sa disparition. Un canton en moi, raisonnable ou futile selon qu’on l’envisage, a essayé de s’insurger contre cette carrière de frère siamois déchiré à laquelle je m’abandonnais. En vain. Si je me retourne vers l’année qui vient de s’écouler, je la traverse sans que rien n’arrête mon attention, mon souvenir. C’est une année qui n’a pas existé. »

Seulement, comme Blondin aime les jeux de mots, la dérision et nous fait toujours sourire à la fin, même si nous avons le cœur serré, on le prend pour un écrivain mineur. C’est la malédiction de ceux qui donnent l’impression que tout est facile : on pardonne cela difficilement, depuis quelque temps déjà, dans la littérature française contemporaine comme dans l’art du même nom où il faut montrer le support, la matière, la pâte, les chevilles, où l’on doit sentir l’effort, la sueur et la souffrance.

Blondin n’est pas de cette école-là. Le blondinisme est aussi, surtout, cette musique sans fausse note qui s’appelle le style. Et il est temps, vingt-cinq ans après la mort d’Antoine Blondin, d’admettre ce qu’on a admis depuis belle lurette pour Nabokov, à savoir que la virtuosité n’a jamais exclu la profondeur, ni le génie.[/access]

 

Le Monde (imaginaire) d’Antoine Blondin, d’Alain Cresciucci (Ed. Pierre-Guillaume de Roux)
L’Europe buissonnière, Les Enfants du bon dieu, L’Humeur vagabonde, Certificats d’études (Ed. La Table Ronde, collection Petite Vermillon, 2016)

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Mai 2016 #35

Article extrait du Magazine Causeur



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