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Double peine: l’Angleterre exporte ses prisonniers

L'expulsion des délinquants étrangers au terme de leur peine est largement appliquée


Double peine: l’Angleterre exporte ses prisonniers
La prison de Maidstone dans le Kent, qui accueille exclusivement des détenus étrangers ©London News Pictures/RE/REX/SIPA

En Grande-Bretagne, l’expulsion des délinquants étrangers au terme de leur peine est appliquée depuis plus de dix ans. Gouvernements travaillistes et conservateurs se sont même engagés à construire des prisons dans les pays d’origine des condamnés. Enquête.


Le débat sur la « double-peine » – c’est-à-dire l’expulsion des délinquants étrangers au terme de leur peine –, qui agite régulièrement la France, est tranché depuis plusieurs années au Royaume-Uni où le renvoi des criminels et délinquants étrangers vers leur pays d’origine contribue à vider les prisons surchargées de Sa Majesté.

Fin 2017, on comptait 9 349 étrangers sur une population carcérale de 84 373 prisonniers. Le gouvernement britannique ne fait pas de différence parmi eux entre les criminels étrangers en situation régulière et les clandestins. Tous sont désignés par l’appellation « Foreign National Offenders » (FNO). Les FNOs viennent de 150 pays, mais plus de la moitié sont originaires de Pologne, de République d’Irlande, de Jamaïque, de Roumanie, de Lituanie, d’Albanie, du Pakistan, d’Inde et de Somalie. Les prisons Maidstone et Huntercombe accueillent uniquement des FNOs. Des prisonniers étrangers sont également détenus dans d’autres prisons du royaume[tooltips content= »Cheryl Cates, « Immigration Enforcement », Prison Operations and Removals Team, 25 novembre 2016 ; Lucy Slade, Foreign National Prisoners : Best Practice in Prison and Resettlement, 2015. »]1[/tooltips].

Une centaine d’expulsions par semaine

Selon le porte-parole du Home Office (le ministère de l’Intérieur britannique), entre 2010 et 2018, 41 000 détenus étrangers ont été expulsés du Royaume-Uni avec un pic en 2016-2017 culminant à 6 346 personnes[tooltips content= »Lizzie Dearden, « Hundreds of Foreign Nationals Disappear after Serving Prison Sentences for Crimes Including Rape and Robbery », The Independent, 5 mars 2018. »]2[/tooltips]. Actuellement, les expulsions sont menées au rythme d’une centaine par semaine. Près d’un tiers des expulsés sont originaires d’Inde, du Pakistan et de Roumanie.

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Pour l’organisation britannique Corporate Watch, le serrage de vis a commencé sous les gouvernements travaillistes de Tony Blair et de Gordon Brown avec l’adoption de la loi sur les frontières (UK Borders Act) de 2007, qui stipule que tous les détenus étrangers, qui ont été condamnés à une peine d’emprisonnement de douze mois ou plus sont « automatiquement » expulsés du territoire national tandis que « tous » les détenus qui ne sont pas citoyens britanniques pourront être expédiés vers leur pays d’origine. Avant le vote de cette loi, la plupart des criminels étrangers étaient libérés après avoir purgé leur peine. Aujourd’hui, ils sont transférés dans des centres de rétention, gérés par des sociétés privées pour le service de l’immigration, jusqu’à leur expulsion vers leur pays d’origine.

Des pénitenciers à l’étranger

Cette politique a été poursuivie par les conservateurs. David Cameron (Premier ministre de 2010 à 2016) estimait tout à fait normal que « les criminels étrangers qui enfreignent les lois soient correctement punis, mais [que] cela ne devrait pas se faire au détriment du contribuable britannique qui travaille dur »[tooltips content= »Joe Churcher, « UK to Build Prison in Jamaica for Foreign Criminals », The Independent, 30 septembre 2015. »]3[/tooltips]. Le coût pour maintenir une personne en prison a été évalué à 35 000 livres par an (soit environ 40 000 euros). Le gouvernement Cameron a signé des accords de transferts de prisonniers avec plusieurs États dont bon nombre de ressortissants sont détenus dans les prisons britanniques, comme l’Albanie (2013), le Nigéria (2014), le Rwanda (2010) et la Libye. Au total, on compte aujourd’hui plus de 100 accords bilatéraux de ce type. L’actuelle Première ministre conservatrice Theresa May suit la même ligne. Le consentement du prisonnier est nécessaire, à l’exception des transferts vers des pays de l’Union européenne, l’Albanie et le Nigéria.

Les Britanniques se sont également engagés à construire des pénitenciers à l’étranger pour accueillir les criminels condamnés : après un premier projet de 25 millions de livres en Jamaïque en 2015, 700 000 livres vont être investies dans la construction d’une annexe à la sinistre prison de Kirikiri à Lagos, où sont actuellement entassés plus de 5 000 prisonniers alors que la capacité d’accueil est de 1 000 personnes, qui sera spécialement affectée à l’accueil des détenus transférés[tooltips content= »Peter Stubley, « UK to Spend £700,000 Building New Wing on Notorious Nigerian Prison to House Foreign Criminals », The Independent, 8 mars 2018. »]4[/tooltips]. En raison des conditions carcérales jugées déplorables au Nigéria, l’accord de 2014 n’a jamais été appliqué.

Accusés de « colonialisme carcéral »

Cette politique suscite bien sûr nombre de critiques contradictoires. Ainsi, le gouvernement britannique a-t-il été accusé de « colonialisme carcéral[tooltips content= »« Carceral Colonialism : Britain’s Plan to Build a Prison Wing in Nigeria », Corporatewatch.org, 17 avril 2018. »]5[/tooltips] » à propos des opérations menées en Jamaïque et au Nigéria. La première a d’ailleurs échoué après avoir donné lieu à une mini-crise diplomatique. Quant à l’annexe de la prison de Kirikiri, elle ne fournira qu’une centaine de places supplémentaires, alors que plusieurs centaines d’individus sont concernés. Il faut noter qu’à l’horizon 2050, la population nigériane sera supérieure à celle des États-Unis, passant, selon les Nations unies, de plus de 180 millions à plus de 300 millions d’habitants. En revanche, à l’intérieur du pays, les autorités britanniques sont accusées de laxisme, notamment par la presse : en effet, plus de 500 prisonniers qui, au terme de leur peine purgée pour des crimes violents, étaient voués à l’expulsion ont finalement été libérés avant de disparaître des écrans radars. Ils ne peuvent toujours pas être localisés[tooltips content= »Cf. The Independent, 5 mars 2018. »]6[/tooltips].

L’expulsion des criminels étrangers bénéficie en tout cas d’un large soutien populaire et celui-ci ne risque pas de faiblir dans la phase d’incertitude créée par l’approche du Brexit. En cas de « hard Brexit », le Royaume-Uni pourrait se libérer des contraintes imposées par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), les expulsions étant souvent condamnées comme des violations du droit à la vie privée et familiale des individus concernés.

Octobre 2018 - Causeur #61

Article extrait du Magazine Causeur




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