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Vague migratoire: Merkel boit la tasse


Vague migratoire: Merkel boit la tasse
Angela Merkel, Bruxelles, novembre 2017 / Virginia Mayo

La percée de l’AfD et le virage à droite des libéraux ont fait turbuler le système et provoqué une crise politique jamais vue. Si la chancelière veut sauver son quatrième mandat, elle devra modérer son enthousiasme européen et immigrationniste. 


Dans les annales de la science politique, les élections législatives allemandes de septembre 2017 resteront un cas d’école. Celui d’un gouvernement sortant pouvant se prévaloir d’un bilan flatteur avec une situation économique florissante, des finances maîtrisées, un commerce extérieur insolemment bénéficiaire, qui reçoit un désaveu cinglant du corps électoral. À la veille des élections, un sondage indiquait que 78 % des électeurs étaient satisfaits de leur situation matérielle. Et pourtant, les deux partis au pouvoir, la CDU/CSU et le SPD enregistrent chacun leur score le plus bas depuis la création de la RFA en 1949 avec respectivement 33 % et 20,5 % des suffrages. Bien qu’annoncée par une série d’élections régionales favorables, l’entrée au Bundestag, avec 12,6 % des voix et 94 députés du parti Alternative für Deutschland (AfD), une formation alliant un fort euroscepticisme et un rejet radical de la politique d’immigration d’Angela Merkel, a été un choc dans le pays et à l’étranger.

Le joint ne sera pas « jamaïcain »

La composition du nouveau Bundestag ne laisse, arithmétiquement, que deux options à la chancelière pour constituer la majorité de son quatrième mandat : la reconduction de la « grande coalition » avec les sociaux-démocrates, ou la coalition dite « jamaïcaine » formée par les chrétiens-démocrates (les noirs), les libéraux du FDP (les jaunes) et les écologistes (les verts), ces trois couleurs se retrouvant dans le drapeau du pays de Bob Marley et Usain Bolt. Les deux autres partis représentés au parlement, l’AfD et Die Linke (rassemblement de gauchistes et d’ex-communistes de la défunte RDA) sont exclus, pour des raisons politiques et historiques, du cercle des partis aptes à entrer dans un gouvernement fédéral[tooltips content= »Die Linke participe à des gouvernements régionaux, à l’Est et à Berlin, mais n’est pas encore admis dans le club des partis pouvant participer au pouvoir fédéral »]1[/tooltips].

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Sonné par son score calamiteux, le SPD, par la voix de son nouveau patron, l’ancien président du Parlement européen, Martin Schulz, choisit d’essayer de se « refaire » dans l’opposition et de laisser Angela Merkel se débrouiller pour mettre sur pied sa coalition jamaïcaine. Les négociations s’engagent et vont durer six semaines, jusqu’à ce que le FDP, conduit par son jeune et fougueux leader Christian Lindner (42 ans), ne claque la porte, estimant que les propositions de son parti sur la limitation drastique de l’immigration, la rigueur dans la gestion de l’euro (pas d’Europe des transferts !) et les baisses d’impôts étaient traitées par le mépris par la CDU/CSU, alors que les Verts, désireux de revenir au gouvernement après huit ans d’opposition, étaient, eux, prêts à mettre un bémol à leurs exigences (sortie du charbon pour la production d’énergie et poursuite de la politique généreuse d’accueil des réfugiés).

Pendant ce premier round de discussions, Angela Merkel se tient en retrait, laissant ses lieutenants tenter de marier la carpe et le lapin, les Verts europhiles et immigrationnistes et les libéraux « eurovigilants », qui considèrent que le plan Macron de relance de l’UE est de la foutaise, et que la Willkommenkultur[tooltips content= »Culture de l’accueil bienveillant, un concept qui a fait d’Angela Merkel l’héroïne de la gauche immigrationniste européenne »]2[/tooltips] de Merkel 2015 était une erreur à corriger d’urgence.

L’Allemagne en marge de l’Europe ?

Merkel a donc regardé les discussions s’enliser de son balcon de la chancellerie, ce qui lui convenait tout à fait : elle ne pouvait imaginer de passer son quatrième et dernier mandat à jouer à la surveillante générale dans un gouvernement où ses alliés n’auraient cessé de se disputer pour engranger des points pour l’avenir. Autre avantage : l’échec de la « jamaïcaine » fait passer le mistigri chez les sociaux-démocrates. Si ces derniers persistent dans leur refus de reconduire la grande coalition, ils porteront la responsabilité, aux yeux de l’opinion, d’avoir plongé le pays dans une crise politique de longue durée. La Constitution prévoit en effet un délai de deux mois pour la tenue de nouvelles élections et l’autre solution possible, un gouvernement minoritaire avec les Verts, soutenu au cas par cas par le SPD, serait source de marchandages incessants comme dans un vulgaire gouvernement italien, une situation psychologiquement intenable dans la culture politique allemande. Ces deux cas de figure mettraient l’Allemagne aux abonnés absents de la politique européenne et mondiale, alors que des échéances importantes comme la gestion du Brexit, la réponse aux défis posés à tout le continent par le chaos moyen-oriental et le retour offensif de la Russie sur la scène internationale exigeraient, au contraire, que Berlin dispose d’un gouvernement solide et fiable.

Angela Merkel a trouvé un allié solide pour son plan de retour forcé du SPD dans le giron gouvernemental : le président de la République Frank-Walter Steinmeier, SPD et ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement Merkel, qui, sans avoir de pouvoir réel, exerce une magistrature d’influence et qui a d’emblée appelé ses anciens camarades à revenir à la table des négociations après la rupture des discussions pour la « Jamaïque ». À l’heure où nous écrivons ces lignes (fin novembre 2017) le virage à 180° du SPD commence à s’amorcer, et l’issue la plus probable de cette folle séquence est celle de la reconduction de la GroKo, l’acronyme allemand de l’alliance de la droite modérée et de la gauche sociale-démocrate. Il est peu probable que les Verts viennent s’ajouter à cet attelage, malgré les offres de service qu’ils persistent à présenter à Angela Merkel : leur appoint ne sera plus nécessaire pour constituer une majorité et leur présence au gouvernement déporterait par trop vers la gauche l’équilibre de l’exécutif.

Merkel peut-elle réunifier l’Allemagne ?

Tout le problème est là : en décidant d’ouvrir grand les portes de l’Allemagne au flot de réfugiés et migrants économiques forçant les portes de l’Europe en 2015, Angela Merkel a déstabilisé la famille politique dont elle est issue, la droite et le centre droit, dont une partie importante des électeurs et sympathisants redoutent le choc culturel produit par une arrivée massive et peu contrôlée de populations culturellement très éloignées du mode de vie et de pensée allemands. Le « wir schaffen das ! » (« nous allons y arriver ! ») crânement lancé par la chancelière au lendemain de la déferlante migratoire de juillet 2015 n’a pas convaincu les inquiets. Cette inquiétude s’est muée en angoisse lorsque le terrorisme islamiste, qui avait jusque-là épargné l’Allemagne, a frappé à plusieurs reprises outre-Rhin, avec des attentats à l’arme blanche dans des trains et surtout l’attentat au camion fou du marché de Noël à Berlin. Bien que n’étant pas en lien direct avec l’accueil des réfugiés, les agressions sexistes perpétrées par des immigrés arabes lors du réveillon du 1er janvier 2016 à Cologne ont été inscrites a posteriori au passif de la politique « généreuse » de la chancelière.

Ce désaveu populaire est particulièrement sensible dans les Länder de l’ex-RDA, où le rejet d’une société multiculturelle, donc de l’immigration extra-européenne, est particulièrement fort, à l’image de ce qui se passe dans tous les pays entrés dans l’UE après la chute du communisme. Dans cette partie de l’Allemagne, la mémoire collective n’a pas intégré, comme à l’Ouest, l’impératif de repentance de la nation tout entière pour expier les crimes du nazisme. Le seul succès posthume du communisme en Prusse, en Saxe et en Thuringe est d’avoir ancré dans la conscience collective la certitude que la nouvelle Allemagne issue des ruines de 1945 n’était en rien comptable des crimes nazis, notamment de la Shoah, puisque ses nouveaux dirigeants étaient des communistes anciennement exilés chez Staline ou des rescapés des camps de prisonniers politiques. Cela permettait à la RDA de soutenir sans complexe les terroristes palestiniens, d’accueillir en grande pompe Yasser Arafat à Berlin-Est et même de servir de base logistique aux attentats de l’OLP ou de la Libye de Kadhafi contre les soldats américains à Berlin-Ouest. En matière de mémoire, donc, la réunification allemande est loin d’être réalisée, car il semble que les nouvelles générations des Länder de l’Est aient fait leur la doxa de leurs parents dans ce domaine.

Quelle place dans l’histoire ?

Angela Merkel, elle-même issue de la RDA, n’a pourtant pas pris la mesure de cette fracture et l’a payé cher aux élections. De même, elle a négligé l’un des principes qui avait force de loi dans sa famille politique, la CDU, depuis 1949 : faire en sorte qu’aucun parti politique pérenne ne puisse surgir à sa droite. Elle y était parvenue jusqu’à très récemment, en réussissant à circonscrire, puis à réduire, les poussées électorales de partis populistes ou ouvertement néonazis, comme les Républicains de Franz Schönhuber ou le NPD. Ces partis ont connu quelques succès lors d’élections locales, mais n’ont jamais pu franchir la porte du Bundestag. Pour réaliser ce containment, les chrétiens-démocrates possédaient une arme efficace : la CSU, la composante bavaroise de la famille, hégémonique en Bavière. Très conservatrice sur le plan économique et sociétal, elle a longtemps été incarnée par le très populaire (et passablement populiste) Franz Josef Strauss. La « gauchisation » de la CDU sous le règne d’Angela Merkel, symbolisée par les deux décisions phares de la chancelière, l’abandon du nucléaire après la catastrophe de Fukushima en 2011 et la porte ouverte aux migrants en 2015, a complètement déstabilisé la CSU, dont les électeurs ont plus massivement voté AfD que dans les autres Länder de l’ouest de l’Allemagne. La CSU, qui craint désormais de perdre sa majorité absolue lors des élections régionales de l’automne 2018, va faire pression pour que la nouvelle coalition gouvernementale change de cap dans deux domaines : d’une part avec une politique migratoire plus stricte excluant le regroupement familial ; d’autre part en refusant un gouvernement de la zone euro où l’Allemagne pourrait se retrouver minoritaire face aux pays du « Club Med » soupçonnés de vouloir se servir dans la cassette germanique.

Voilà donc l’équation que la chancelière aura à résoudre dans les semaines et les mois qui viennent. Si elle parvient à trouver la solution et à sortir par le haut d’une situation pour le moins critique, sa place dans l’histoire des grands dirigeants allemands sera assurée. Quant à Emmanuel Macron, il a pour l’instant évité le pire, le blocage par le FDP de son plan européen, mais il risque de se retrouver face à une autre Merkel, sans doute plus rigide, car moins libre de forcer la main à son peuple.

Décembre 2017 - #52

Article extrait du Magazine Causeur



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