L’Amérique profonde du Sud et du Midwest vit une humiliation morale. Au nombre de morts du Covid-19 dans le pays s’ajoutent la tragédie du chômage et le refus du confinement. Du Texas au Dakota, les citoyens brandissent la Bible et la Constitution pour défendre leurs libertés. Reportage
« Nous sommes le deuxième plus grand Paris du monde. » C’est un slogan qui revient souvent dans la capitale mondiale des conserves Campbell’s, géant de la soupe à la tomate et des baked beans, sur lesquelles des dizaines de millions d’Américains se sont rués au début de la crise du Covid-19, dévalisant les supermarchés Walmart. Dans le nord du Texas, on adore dire ça. Du policier au caissier de supermarché, on vous affirme forcément que Paris, Texas – immortalisé par le film de Wim Wenders, dont aucune scène n’a été tournée sur place – a quelque chose de la capitale française. On vous tient ce discours à la station-service, à votre motel, au pied de la réplique de la tour Eiffel coiffée d’un chapeau de cow-boy. On est fier à Paris, capitale de la soupe, 25 000 habitants, d’être l’illustre homonyme de la capitale du parfum. Fier d’être un Parisian en santiags, comme la statue de Jésus du cimetière municipal.
L’épreuve de la crise
Mais Paris déprime en ce moment. Entre deux orages de printemps, le comté de Lamar, dont Paris est la capitale, le second plus pauvre du Texas, déborde de gens en galère. Les colonnes de fumée des fourneaux de Campbell’s, poussées par les vents tumultueux d’une région plus habituée aux tornades qu’aux urgences sanitaires, sont trompeuses. Et si l’autre grande usine du coin, celle des couches-culottes Huggies, tourne à plein régime, la queue devant les banques alimentaires locales s’allonge. Avec officiellement 20 % de pauvres et des salariés qui jonglent souvent avec trois emplois, la perte d’un salaire est une catastrophe en l’absence d’assurance sociale fédérale dans ce comté oublié des touristes.
Au Downtown Food Pantry (littéralement le « garde-manger du centre-ville », une expression qui désigne des banques alimentaires privées souvent gérées par des paroisses locales), de nouveaux visages sont apparus ces dernières semaines. « Nous sommes une des rares structures à ne demander ni pièce d’identité ni nom de famille. Les bénéficiaires viennent juste au bureau déclarer sur l’honneur qu’ils ont des besoins de nourriture et de produits de première nécessité », explique Allan Hubbard, tandis que trois bénévoles chargent des voitures à l’aide de chariots de supermarchés, comme dans un drive-in. « Ce que nous avons remarqué, c’est que les gens qui venaient régulièrement ont été remplacés par d’autres. Les premiers étaient dans une telle panade financière qu’ils disposent maintenant d’aides plus importantes de la part de l’État du Texas. Les seconds découvrent la crise ou pour certains, qui avaient connu celle de 2008, ils la redécouvrent. » Dans la queue, beaucoup d’hommes seuls, souvent âgés. Quelques jeunes femmes aussi, venues dans des voitures hors d’âge, avec souvent un ou deux enfants assis à l’arrière. Et des écriteaux un peu partout : « Portez un masque ou couvrez-vous le visage ! Respectez six pieds de distance ! » Une bénéficiaire ose à peine nous parler : « Je travaillais à l’hôpital local, le Titus Regional Medical Center, comme employée administrative. Avec d’autres collègues, on a été virés. Le centre ne peut plus accueillir les opérations non essentielles… Pour réserver des lits à des cas potentiels de coronavirus. En attendant, comme je n’avais que ça comme emploi et que j’ai deux crédits à rembourser, je viens ici. »
Sous sa casquette de la National Rifle Association, Allan Hubbard refuse pourtant d’imaginer que l’Amérique (et en particulier le Texas) s’écroule économiquement. Il a voté Trump et revotera Trump. « Il a fait du bien à l’économie, et malgré ses provocations et son côté trash, c’est sans doute celui qui la fera le mieux redémarrer. »
En panne sèche
C’est que l’Amérique vit un double choc, une sorte de défaite morale. En un mois, 22 millions d’emplois ont disparu après des records de croissance et d’embauche ces trois dernières années. Une chute vertigineuse que l’on ne doit ni à un conflit ni à l’éclatement d’une bulle immobilière. Mais à un virus venu de Chine, pays qui fabrique ces télés géantes à 250 $ dont s’équipent les Américains à Best Buy. Une humiliation pour la première puissance mondiale. L’Amérique qui ferme : impensable. « Même pendant la Seconde Guerre mondiale, les gens continuaient de manger des glaces, d’aller au cinéma. L’Amérique ne ferme jamais ! Bah, si… La voilà close », se désespère Jeffrey Miller, un routier rencontré dans un motel crasseux de Wichita, capitale économique du Kansas, et qui se lamente : « Ce sera notre Vietnam social. » En termes de morts, ils y sont presque. 58 000 soldats tués contre 47 750 décès du Covid-19 à l’heure où nous écrivons cet article. L’exemple a été pris en une d’USA Today, quotidien dépolitisé peu enclin à verser dans la provocation. Voilà que le pays entier regarde, scotché devant Fox News ou CNN, des palettes de masques chirurgicaux made in China arriver dans des gros porteurs russes. Comme s’il fallait poignarder le cœur patriotique des Américains en les rabaissant encore d’un cran dans leur orgueil national. Le long des Interstates, ces autoroutes fédérales construites sous Eisenhower, pour la plupart décapées de leur goudron, on peut admirer des panneaux lumineux à la gloire des États-Unis : « God bless America ! Stay safe ! » avec le numéro vert 211, qui relie à une cellule d’écoute et d’orientation, en anglais et en espagnol, depuis le début de l’épidémie.
Résister au ralentissement
C’est peu de dire que l’Américain de la « Bible Belt » et de la « Corn Belt », en gros celui du Sud et du Midwest profond – ce qui exclut le Minnesota et l’Illinois démocrates – est entré en résistance. La quarantaine, il n’en veut pas, pas plus qu’il ne consent à ce qu’on lui interdise d’aller boire ses Bud light au bar. L’incompréhension est beaucoup plus forte dans ces états à la densité démographique très faible. Comme si le virus n’attaquait que les mégalopoles de la côte est et les grands centres urbains de la côte ouest.
Ce n’est pas un cliché de parler de grands espaces : ils sont partout. Y compris au Club Omaha, dans le Nebraska, la plus grande boîte de strip-tease du Midwest. Son patron, Shane Adam Harrington, gaillard aux biceps tatoués et roulant en pick-up, avait décidé de braver l’interdiction d’ouvrir les portes de son établissement de 1 000 m2. « J’avais respecté les consignes : du gel hydroalcoolique, des lingettes désinfectantes et pas plus de dix clients, enfin de membres. Deux mètres entre chacun. On n’approche pas les filles. Le lendemain, six flics ont débarqué ici et je peux vous dire que ceux-là ne respectaient pas vraiment la distanciation sociale. C’était un vendredi et plutôt que d’aller en garde à vue, ce qui aurait pourri mon week-end, j’ai préféré signer le papier de convocation au tribunal. » Résultat : il a dû licencier, à l’américaine, c’est-à-dire sans indemnités, une quarantaine de danseuses. En bon samaritain, il en loge cependant quelques-unes dans des motels du coin ou même chez lui. Parmi elles, Jane, une jeune étudiante de 21 ans, fan de Bernie Sanders, qui arrive à toucher, les bons soirs, jusqu’à 1 000 dollars de pourboire, « de quoi, dit-elle, payer l’université à 10 000 $ le semestre et mon assurance santé à 3 000 $ par an sans avoir à travailler jour et nuit comme caissière. » Liberté d’entreprendre, refus d’être à la botte des décisions d’un gouverneur, d’un maire ou d’un shérif de comté qui « piétine notre Constitution » : les convictions de Shane Adam Harrington pourraient le faire passer pour un trumpiste de la première heure, un de ceux qui manifestent bruyamment et avec une arme à feu devant les capitoles des États pour réclamer la réouverture immédiate de tous les commerces. Mais Shane est démocrate et va voter Biden : « Trump a pris du retard… Il a fait n’importe quoi. Et sa façon de parler aux femmes ? Et notamment à la sienne », glisse-t-il tout en serrant sa compagne danseuse, une Américaine d’origine guatémaltèque de vingt ans sa cadette qui se dénude tous les soirs dans son club. Avant de nous quitter, il tient à se raviser un peu : « Bon, c’est vrai que si nous avions eu Hillary Clinton comme présidente, l’ensemble des États-Unis aurait sans doute été fermé jusqu’en décembre au moins. »
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Le refuge du sacré
Shane n’a qu’un mot à la bouche, comme la plupart de ses compatriotes en ce moment, quelles que soient leur église ou leur tendance politique : « Constitution ! » Décidément, il y a deux livres à lire pour comprendre l’Amérique : la Bible et la Constitution. D’ailleurs, quand Donald Trump, il y a quelques semaines, confiait en conférence de presse qu’il ne porterait pas de masque, l’Amérique profonde applaudissait. « Rien, absolument rien dans la Constitution ne m’oblige à porter un masque », m’a ainsi confié Christopher, membre d’une milice armée anti-islam basée au Texas. On ne lui retirera jamais son fusil semi-automatique AR-15. Pas plus qu’on ne lui mettra un bout de tissu sur le nez et des élastiques derrière les oreilles, même si sa propre mère se remet d’un cancer. « Sur quelle base peuvent-ils m’arrêter ? »
La défiance, sinon le mépris à l’égard de règles, même temporaires, n’avait pas été prévue par les Pères fondateurs de l’Amérique. Ce credo fonctionne pourtant à plein régime dans des territoires éloignés des côtes, qui ont toujours dédaigné les ordres de Washington DC. Plus au nord, le Dakota du Sud (la population de Marseille sur un territoire deux fois plus grand que la Hongrie) a refusé la quarantaine absolue. Territoire de liberté ! Même Sioux Falls, sa plus grande ville, qui concentre plus de 80 % des malades du Coronavirus de l’État (la faute au foyer infectieux qui s’est déclaré dans un abattoir porcin) a refusé une quarantaine stricte. Bars, casinos, finançant les écoles publiques du Dakota du Sud fermées jusqu’à la rentrée, salons de coiffure et de tatouages restent ouverts. L’Amérique entière des médias s’est précipitée dans le coin. Nous aussi. « Merci de soutenir les commerces locaux », s’empresse de dire Mary Perrault, serveuse au Hi Ho Tavern, un bar miteux qui compte encore ses habitués dans le quartier de Whittier, le plus pauvre de cette ville de 16 000 habitants s’étendant sur un territoire deux fois plus grand que la capitale française. Au Thirsty Duck, un bar casino de bord d’autoroute, le serveur se marre quand on lui demande si on peut embarquer sa bière et fumer en terrasse : « C’est encore un pays libre ! » Les habitués débarquent sur leur Harley-Davidson, d’où dépassent souvent, à l’arrière des selles, des bannières étoilées. Ici, on compte les clients : pas plus de dix personnes à l’intérieur du troquet. Dans d’autres endroits, c’est au bon vouloir du propriétaire : peu de chances que le département de la police locale envoie une patrouille vous mettre les menottes. Les autochtones applaudissent davantage la serveuse restée au bar que l’infirmière qui fait les trois-huit à l’hôpital de Sioux Falls. À peine si on ne considère pas comme des héros locaux ceux qui servent de la bière plutôt que des médicaments.
On en oublierait presque la réalité d’un pays qui fonctionne encore un peu au ralenti grâce à ceux-là mêmes à qui Donald Trump a suspendu, pour trois mois, l’obtention des green cards. Hors du Dakota du Sud, une armée de Mexicains fait tourner le pays sur une roue : femmes de ménage, réceptionnistes, pompistes, caissiers à Walmart, mécaniciens automobiles. L’image de l’Américain infaillible en a pris un coup. Là où on attendait de la dignité, de la responsabilité, les petits-enfants des soldats du débarquement de Normandie se sont battus, sous les caméras du monde entier, pour des rouleaux de papier toilette. Ça ne sent pas bon, en ce moment, dans cette Amérique en panne de héros. Et de solutions.
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