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Les Germains ne sont plus nos cousins


Les Germains ne sont plus nos cousins

merkel sarkozy france allemagne Nous, Français, avons toujours une Allemagne de retard. Je ne parle pas des spécialistes, ceux dont le métier, la passion ou l’intérêt économique exigent une connaissance fine et approfondie de l’évolution politique, économique et sociale du plus grand et du plus puissant de nos voisins immédiats. Ceux-là forment un club informel d’initiés qui se lamentent régulièrement, lorsqu’il se rencontrent, du peu d’écho que reçoit, dans le grand public et dans les sphères dirigeantes, leur expertise de la « chose allemande ».
Depuis que les Allemands sont passés du statut d’ennemis héréditaires à celui d’amis prioritaires – c’est-à-dire depuis la signature du traité de l’Élysée, le 22 janvier 1963 −, l’intérêt que les citoyens de ces deux pays se portent mutuellement n’a cessé de décroître. Il est bien loin le temps des jumelages euphoriques entre les villes et les villages de part et d’autre du Rhin, avec fanfares et majorettes, des camps de vacances organisés par l’Office franco-allemand de la jeunesse, où la notion de « couple franco-allemand » ne se limitait pas à son usage métaphorique, où les intérêts des deux nations et des deux peuples semblaient converger pour l’éternité. Les générations ayant connu les deux guerres mondiales étaient encore de ce monde, veillant scrupuleusement à la préservation de cette alliance miraculeuse, placée sous le haut patronage du projet de « paix perpétuelle » d’Emmanuel Kant et du « contrat social » de Jean-Jacques Rousseau.
Un pacte fondé sur les seuls bons sentiments aurait eu peu de chances de perdurer. Mais il se trouve que, pendant un quart de siècle, de 1963 à 1989, l’alliance franco-allemande a coïncidé avec les intérêts géostratégiques et économiques des deux nations. L’Allemagne avait besoin du soutien de la France pour réintégrer la famille des nations civilisées, et la France d’une Allemagne occidentale bien ancrée dans le camp des démocraties prospères pour ne pas se trouver directement confrontée à l’impérialisme soviétique. À la France le leadership politique de l’Europe démocratique, à l’Allemagne la prééminence économique, reconquise en moins de deux décennies grâce au plan Marshall et aux qualités industrieuses et commerciales de son peuple. Cette configuration résista même à la rupture gaullienne avec l’atlantisme de la IVe République, atlantisme qui demeure, jusqu’à aujourd’hui, le fondement majeur de la politique extérieure de l’Allemagne.
Tout cela marchait si bien que les peuples, de part et d’autre du Rhin, déléguèrent à leurs dirigeants le soin de gérer cette relation au jour le jour, dans une scénographie publique de l’amitié retrouvée (Giscard et Schmidt dînant en famille dans leurs domiciles personnels respectifs[1. On raconte que Giscard, venu dîner avec Anne-Aymone dans le modeste pavillon d’Helmut Schmidt et de son épouse Loki, dans la banlieue de Hambourg, s’est exclamé, en arrivant : « Vous vivez vraiment ici ? »], Mitterrand prenant la main d’Helmut Kohl devant l’ossuaire de Douaumont). L’étatisme français et le fédéralisme décentralisé allemand étaient alors complémentaires pour mener à bien de grands projets industriels à l’échelle européenne : Airbus et Arianespace en sont les plus beaux fleurons. Le destin commun de la France et de l’Allemagne consistait à conduire l’Europe sur le chemin d’une union vertueuse et exemplaire pour l’ensemble de la planète : une grande puissance fondée sur le soft power, guérie à jamais de la peste nationaliste qui l’avait conduite, à deux reprises au cours du siècle dernier, jusqu’au fond de l’abîme (et nous avec elle).
En Allemagne, on saluait, avant le 9 novembre 1989, l’avènement prochain de l’ère post-nationale dont Jürgen Habermas s’était proclamé le théoricien majeur. Étendus à l’échelle européenne, le « patriotisme constitutionnel » et le « capitalisme rhénan »[2.  Dans les années 1980, le « capitalisme rhénan » était présenté comme un modèle de gestion humaine et consensuelle de l’économie sociale de marché, opposé au capitalisme sauvage anglo-saxon.] expérimentés en République fédérale allaient inéluctablement s’imposer comme la forme ultime et indépassable de l’organisation des sociétés humaines.
Ce beau projet s’est fracassé le jour où, sans prévenir, l’un de ses anti-modèles, l’empire soviétique, a brusquement pris congé de l’Histoire.[access capability= »lire_inedits »] Une nouvelle Allemagne s’est révélée : celle qui, dans le secret de son âme tourmentée, rêvait de retrouver son unité nationale. Pour avoir été l’un de ceux qui, avant la chute du mur de Berlin, avaient signalé la persistance souterraine de cette aspiration à la réunification partagée à l’Est comme à l’Ouest, j’ai pu mesurer le scepticisme des élites françaises face à cette analyse – à la notable exception de Jean-Pierre Chevènement. Les plus indulgents de mes contradicteurs mettaient sur le compte de ma généalogie juive allemande et du traumatisme induit par l’attitude des nazis vis-à-vis des miens ce procès d’intention à leurs yeux infondé. Il faut néanmoins reconnaître, à leur décharge, que la plupart de leurs interlocuteurs allemands étaient passés maîtres dans l’art du déni de cette aspiration.
Pour les Allemands, la fin de la division du pays, donc du châtiment collectif pour les crimes du nazisme, valait amnistie générale, et permettait de lever toutes les inhibitions qui interdisaient à leur pays de se comporter comme n’importe quel autre pays du monde, en défenseur intransigeant des intérêts nationaux. Aussi longtemps qu’Helmut Kohl resta au pouvoir, il s’attacha à démontrer que l’Allemagne réunifiée n’était pas différente de celle à laquelle ses partenaires étaient habitués. Elle était, selon lui, seulement un peu plus grande, et trop occupée à intégrer en son sein les « nouveaux Länder » de l’Est, dévastés par quatre décennies de communisme totalitaire, pour se lancer dans un projet hégémonique continental.
La preuve ? Il consentit, en dépit de l’opposition viscérale de son peuple, à l’abandon du deutschmark, symbole du miracle économique allemand, et à la création d’une monnaie unique européenne. Il veilla, néanmoins, à ce que l’euro soit géré « à l’allemande » avec comme dogme la stabilité monétaire et des règles draconiennes empêchant la Banque centrale européenne de jouer un rôle équivalent à celui de la FED aux États-Unis ou des banques centrales des grandes puissances économiques mondiales. Ces règles interdisaient à la BCE de garantir, en dernier ressort, la dette des pays de l’Eurozone en difficulté, et d’organiser les transferts des pays riches vers les pays pauvres. On allait pouvoir constater, quelques années plus tard, les dégâts provoqués par cette chimère économico-politique : une monnaie unique sans tutelle politique dotée d’une incontestable légitimité démocratique.
La vraie rupture survient en 1998 avec l’arrivée au pouvoir du social-démocrate Gerhard Schröder. Il est le premier chancelier allemand né après la guerre : à la différence d’Helmut Kohl, il n’a pas personnellement connu le nazisme, même comme enfant et adolescent. Originaire de Hanovre, il n’a pas non plus le tropisme rhénan de son prédécesseur, né non loin de la frontière française. Familier de la grande industrie − il siège au conseil d’administration de Volkswagen en qualité de ministre président du Land de Basse-Saxe −, il regarde plus vers l’Angleterre sociale-libérale de Tony Blair que vers la France socialiste de Lionel Jospin. Les relations entre l’« austère qui se marre » et un chancelier allemand bon vivant, marié quatre fois et amoureux de la Toscane, rendez-vous estival obligé de la gauche caviar germanique, sont d’ailleurs exécrables. Pendant que la France s’offre les 35 heures et consacre les surplus d’une conjoncture favorable (la « cagnotte » de DSK) à des hausses des salaires et de prestations sociales, Schröder emploie son énergie au rétablissement d’une compétitivité allemande mise à mal par les coûts exorbitants de la réunification. Avec son allié et complice vert Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères, il brise le tabou de l’abstinence allemande dans les opérations militaires extérieures engagées par les alliés occidentaux, en ex-Yougoslavie puis en Afghanistan. Avec lui, la retenue et la modestie, qui étaient la marque de la politique extérieure allemande depuis 1945, ne sont plus de mise. Les intérêts économiques et géopolitiques de Berlin s’imposent sans bruit ni fureur, mais avec une redoutable efficacité : vassalisation économique des pays d’Europe centrale et orientale, partenariat énergétique avec la Russie de Vladimir Poutine[3. Poutine ne se montra pas ingrat envers Schröder, en lui offrant la présidence grassement rémunérée du consortium germano-russe en charge de la construction du gazoduc Nord Stream, acheminant directement le gaz russe en Allemagne sans traverser de pays tiers.], défense intransigeante des intérêts allemands dans les instances de l’UE. La vie politique démocratique est ainsi faite qu’il est rare que des dirigeants ayant eu le courage d’engager des réformes indispensables, mais impopulaires, restent suffisamment longtemps en fonction pour recueillir les fruits de leur audace[4. À la notable exception de feu Margaret Thatcher, sauvée d’une défaite électorale par la guerre des Malouines.].
L’arrivée au pouvoir, en 2005, d’Angela Merkel, à la tête d’une coalition CDU-CSU-libéraux, n’a pas entraîné un retour à la politique « carolingienne » privilégiant l’entente franco-allemande, de son mentor Helmut Kohl, ce « père politique » qu’elle a tué sans états d’âme pour s’imposer à la tête du parti chrétien-démocrate. Avec elle, le lieu symbolique du pouvoir allemand se déplace encore plus à l’Est, dans les plaines venteuses du Mecklembourg. Cette fille de pasteur protestant incarne le retour de la Prusse au plus haut sommet du pouvoir allemand.
Cela signifie, entre autres, que les sentiments n’ont pour elle aucune place dans la gestion des relations entre les États : Angela Merkel mène les combats politiques avec la bonne conscience d’airain de celle qui est sûre de son bon droit. Le primat du juridique sur le politique, qui fait passer le respect de la lettre des traités avant la gestion politique des crises, est pour elle un dogme inébranlable, défendu avec d’autant plus d’intransigeance que les traités européens (de Maastricht, puis de Lisbonne) conviennent tout à fait, pour l’instant, aux Allemands et aux pays qui se sont placés dans leur orbite. Elle cache à peine sa conviction que les difficultés dans lesquelles se débattent aujourd’hui les pays dits du « Club Med » sont la conséquence d’une gestion irresponsable des dirigeants de ces pays, et que la méthode allemande d’assainissement des finances publiques est la seule voie pour sortir de la crise des dettes souveraines. Elle n’est pas avare de leçons de morale domestique, enjoignant les Grecs, Espagnols, Chypriotes et autres cigales à « ne pas dépenser plus qu’ils ne produisent ».
Du temps où l’Allemagne se souciait encore de présenter un visage aimable à ses partenaires, la chancelière se moquait de l’aphorisme d’un obscur poète de l’époque bismarckienne qui proclamait : « Am deutschen Wesen soll die Welt genesen » (« L’être allemand doit guérir le monde »). Ce mot d’ordre est de retour, et peu importe si le patient doit mourir guéri. C’est cette Allemagne-là, et pas celle d’hier, avec laquelle il nous faut vivre aujourd’hui. Il ne semble pas que nos éminents dirigeants aient encore pris la mesure de ce que cela implique. On n’improvise pas, au jour le jour, une « nouvelle politique allemande » de la France, surtout si elle implique la gestion raisonnée d’un conflit d’intérêts majeur et durable. Et l’on aurait bien tort d’espérer qu’une alternance du pouvoir à Berlin soit de nature à changer radicalement la donne. Le challenger social-démocrate d’Angela Merkel, Peer Steinbrück, est un disciple de Gerhard Schröder, et son éventuelle accession à la chancellerie (bien improbable au vu de l’état actuel de l’opinion publique) ne transformera pas cette nouvelle Allemagne qui surveille et punit en hégémon bienveillant et compatissant.[/access]

*Photo : France diplomatie.

Mai 2013 #2

Article extrait du Magazine Causeur



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